DANJOU Chantal et HECQ Dominique, Journal Off-Beat

Texte

Deux femmes écrivent, deux femmes s’écrivent. Elles se ressemblent : âge à peu près similaire, longues carrières dans la littérature, poètes, universitaires. Elles habitent à deux pôles opposés de la terre : l’une dans le Var, l’autre en Australie, à Melbourne. Elles ont toutes deux fait l’expérience multiple de la maternité. Le journal est le fruit de leur rencontre et de leur amitié, et se construit sous une forme épistolaire décalée : un échange de mails entre deux équinoxes, mais présenté en deux blocs par chaque écrivain. Dominique Hecq choisit la présentation classique de la datation linéaire, tandis que Chantal Danjou regroupe ses observations en dix « flâneries », elles-mêmes fragmentées et dotées de sous-titres poétiques. Cependant, à aucun moment nous ne lisons les courriels échangés. Seulement, parfois, des extraits cités par l’une ou l’autre des diaristes pour les commenter. Chaque bloc correspond également à une approche différente : l’une (Dominique Hecq) intimiste, nous donnant à voir (à partager) le quotidien de la femme écrivant, ses interrogations et analyses sur l’écriture et ce qu’elle en fait, sur la situation intérieure et régionale de son pays d’adoption, sur la langue d’expression qu’elle a choisie. L’autre (Chantal Danjou) en surplomb d’elle-même et de son amie, engagée dans une perspective tourbillonnante qui fait sans cesse éclater la notion de flânerie et y retourne dans un circuit de plus en plus resserré entre les lieux et le corps.

Leur propos est multiple : « repousser les frontières des conversations », « transgresser les frontières de genre littéraire et de pensée », « dépeindre le processus de la création littéraire ». Mais aussi réfléchir sur la proximité de leur pratique de la marche et de l’écriture – «  Writing/walking », « hors du canon réifié des marcheurs-écrivains  masculins », comme il est précisé dans l’introduction.

Journal sur la poétique à l’œuvre, articulé sur la rupture des rythmes imposés, c’est aussi un journal en deux langues, qui pulsent autour du globe, dépassant la notion de traduction pour explorer celle de « langues tramées ». Car Dominique Hecq, d’origine belge, rompue à l’art de la traduction, écrit et publie en anglais. Mais sa langue maternelle affleure parfois, investit son écriture d’un décalage intrinsèque. Elle s’en étonne, s’y heurte, s’y confronte. Et comme en écho, Chantal Danjou tente parfois l’aventure de l’anglais. Ce langage noué, tissé, tramé, est un langage vécu de l’intérieur, déployé dans le processus de sa re-création, dans les déplacements de deux corps féminins déjà traversés d’enfants, de deux sujets écrivant en miroir.

Les lieux aussi sont importants : lieux partagés ou lieux étrangers (comme les territoires aborigènes), ils sont en contraste avec l’intérieur où ces corps féminins sont socialement, traditionnellement, et parfois violemment relégués. C’est donc un journal « extime » dépassant la définition de Michel Tournier (‘un mouvement centrifuge et de conquêtes’ « engendrant une ‘écriture du dehors’ »), explorant une forme alternative fondée sur le décalage : journal décalé dans son rythme structurel, “Off-beat”, écrit Dominique Hecq “: not coinciding with the beat; informal, unusual, off-centre, ex-centric, outside the beaten track.”

Au sens étymologique, décaler, c’est enlever la cale. Il y a donc une volonté de libération dans ce journal à deux mains reflétant la condition de femme écrivant. « Woman ou who/man en soi ». Une volonté de se libérer d’une forme de patriarcat, de modèle masculin forçant à l’immobilité, voire au retrait. Dé-caler veut dire ici se lancer dans le vide, fréquenter l’inconnu, s’unir pour une aventure angoissante, fonder «  la main autre qui fait écrire différemment, qui fait venir le dialogue des limbes. », déclare Chantal Danjou. « Journal à deux mains. Ou à quatre. À huit si on choisit de dissocier l’écrivain de la mère. Mais en mêlant les poignes de l’une et de l’autre. »

Or ce qui est donné à lire ici est foisonnant. « Multivocal. Inter- and intra-subjective. Polygeneric », et également « cross-cultural » écrit Dominique Hecq. Ce va-et-vient entre les continents est fondé sur la volonté farouche, parfois désespérée, d’éclairer. To « Limn » écrit Dominique Hecq, « from lumine via Old French luminer and Latin luminare: to make light ; depict or describe in painting or words ; suffuse or highlight something with a bright colour or light. »

Eclairer c’est-à-dire donner à voir le monde depuis l’intérieur, comme un tableau de Vermeer, tout en se décalant du seuil, frôler le vide, s’envoler, créer de vertigineux déplacements d’une langue à l’autre. S’élever à cette altérité magnifique : non pas écrire pour soi mais faire de soi un miroir pour l’autre. Montrer comment se construisent des fondations littéraires, quels échos elles engendrent dans le corps et autour de soi. Les analyses très fouillées de Dominique Hecq au cœur de la psychanalyse, comme autant de pistes pour conjurer l’angoisse, les explorations de Chantal Danjou dans la nomination littéraire, les extraits de leurs poésies mêlées à leurs observations, sont autant d’illuminations pour révéler le monde autrement, faisant fi des distances tout en les mettant à la portée très vive de nos perceptions.

Le journal se termine juste avant le confinement mondial dû à l’épidémie de Covid. La menace pèse, il y a un ralentissement à l’œuvre. « Nous sommes en pot », écrit Chantal Danjou, inquiète du retour de la cale sous l’horizon. « See you on the other side of uncertainty! » déclare Dominique Hecq. Aujourd’hui que le danger est écarté, l’empreinte reste vive. Mais ce journal-témoignage, mêlant renversement, reformulations, rematérialisation à la mesure du vécu féminin apporte une incroyable espérance pour triompher du chaos, dans, pour et avec la littérature dans ce qu’elle a de plus contemporain.

Citer cet article

Référence électronique

Maïca Sanconie, « DANJOU Chantal et HECQ Dominique, Journal Off-Beat », La main de Thôt [En ligne], 11 | 2024, mis en ligne le 03 janvier 2024, consulté le 13 octobre 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1216

Auteur

Maïca Sanconie

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