La traduction et l’illusion romanesque, dans Jan Karski, un roman de Yannick Haenel

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Jan Karski, Yannick Haenel

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Le propos de cet article est de considérer l’utilisation de la traduction dans un roman de Yannick Haenel portant le nom d’un Résistant polonais de la Deuxième Guerre mondiale. Dans cette œuvre hybride, mêlant la synthèse de documents historiques et autobiographiques à la pure fiction, le romancier étaye sa stratégie fictionnelle sur plusieurs opérations traductives dont il n’est pas l’auteur, comme pour renforcer leur apparente authenticité historique. Cette démarche s’inscrit dans un devoir de mémoire, que Haenel estime nécessaire pour pallier la disparition des témoins de la Shoah.

Jan Karksi – de son vrai nom Jan Kozielewski – était un officier polonais chargé par le gouvernement polonais en exil de plusieurs missions officielles. En 1942, il accepta de s’introduire dans le ghetto de Varsovie, puis dans un camp d’extermination, afin de transmettre documents et rapports à son gouvernement ainsi qu’aux dirigeants Alliés, dont le président Roosevelt.

Le roman est organisé en trois parties. Dans la première, Haenel commente la traduction des sous–titres du témoignage de Karski, recueilli dans le film documentaire Shoah et transcrit dans un ouvrage publié (LANZMANN, 1997) ; dans la deuxième, il propose une synthèse de l’autobiographie de Karski (traduite de l’anglais, 2004), et dans la dernière, il décrit la rencontre entre Karski et Roosevelt.

Par l’intermédiaire de la traduction, l’auteur opère une véritable greffe du réel dans son propos littéraire. Il propose de faire entendre la parole de Karksi en lui prêtant sa propre voix d’auteur francophone, tout en rappelant la présence de langues sources (polonais, anglais, russe) dont le lecteur ne perçoit plus que des fragments. Et ce sont ces fragments, traduits ou non, qui donnent au roman une unité d’apparence historique.

1. Une approche paradoxale de la traduction

Le lecteur du roman se trouve d’emblée face à un paradoxe : la question de la traduction est au cœur du livre, puisque l’auteur travaille à partir d’œuvres traduites, et se place lui-même en position de traducteur fragmentaire. Pourtant, son travail semble abolir la notion même de traduction. L’opération traductive est en effet réduite à un simple calque servant à affirmer le recouvrement de la langue de départ, un dispositif permettant à l’auteur de s’approprier «  l’étrangeté » de son personnage et de son vécu historique. A ce paradoxe vient s’ajouter le traitement par l’auteur de traductions publiées à qui il donne valeur de textes sources.

1.1. Les sources : autobiographie de Karski et transcription des sous-titres de Shoah

Les conditions d’écriture de l’autobiographie de Karski, lors de son premier séjour américain, sont confuses. Dans l’édition française de 2004, l’introduction révèle que l’ambassade de Pologne :

[…] mit à sa disposition une dactylo éprouvée, connaissant parfaitement l’anglais et maîtrisant la traduction du polonais en anglais. Chaque jour, Karski lui dictait son texte polonais qu’elle traduisait… (Karski, 2004, XV-XVI).

Le texte aurait donc été traduit du polonais vers l’anglais par une traductrice réduite au rang de « dactylo éprouvée »i – une expression qui renvoie à une conception de la traduction comme processus mécanique, au même titre que la dactylographie. Mais de nombreuses références historiques font état du très bon niveau d’anglais de Karski, qui aurait assuré «  la correction du texte définitif et adressé à sa hiérarchie un long mémorandum dans lequel il s’affirmait l’auteur plein et entier du livre »ii.

Pour Haenel, la traduction est réduite à ce processus de substitution. Il fait ainsi parler Karski :

Vers dix heures, Krystyna arrivait […] je lui dictais mes phrases en polonais, qu’elle transcrivait directement en anglais. Chaque phrase, je la disais en polonais, Krystyna aussitôt en improvisait à voix haute une traduction, qu’on ajustait tous les deux. A force de m’entretenir avec des officiels, j’avais fait des progrès considérables en anglais : je m’efforçais donc de rédiger directement dans cette langue, ce qui nous facilitait le travail (Haenel, 2009, 140–141)

Yannick Haenel reproduit la même confusion en commentant les sous–titres de Shoah. Au début de son chapitre 1, il décrit Karski dans l’interview filmée : « Il a la soixantaine et s’exprime en anglais ; il est grand, maigre […] Le premier mot qu’il prononce est : « Now » (Maintenant) (Haenel, 2009, 13).

Le lecteur a donc l’illusion que l’on peut passer quasi automatiquement de l’anglais au français. Haenel semble convaincu de la réversibilité des énonciations, attribuant plus loin à Karski un niveau de langue qui est dû, en réalité, au registre choisi par les traducteurs des sous–titres (Odette Audebeau–Cadier et Irith Leker, en collaboration avec Claude Lanzmann).

Haenel parle en effet de la « solennité livresque » de Jan Karski (Haenel, 2009, 17). Or, si l’on compare la transcription de l’interview en anglais avec les sous–titres français publiés par Lanzmann dans la collection Folio de Gallimard, l’oralité a disparu pour faire place à une langue du récitiii. On y trouve également des interprétations très subjectives des propos de Karski, comme dans la phrase « I understand this film is for historical record, so I will try to do it », qui a été traduite par : « Je comprends ce film. C’est un témoignage pour l’Histoire, je vais donc essayer … » (Lanzmann, 2010, 240).

En réalité, il ne s’agit pas de « comprendre » le film mais de « comprendre qu’il est destiné à servir de témoignage – ou de document – historique ». Les propos de Karski sous-titrés en français ne peuvent donc constituer une source verbatim, et c’est pourtant sur eux que Yannick Haenel fonde ses commentaires et son récit fictionnel.

L’écart qu’il instaure ainsi avec la réalité relève d’un piège que Claude Lanzmann a soigneusement évité, précisant dans l’avant–propos de la transcription de son film, que :

[…] les sous–titres, […], doivent épouser étroitement la parole, mais ne sont jamais toute la parole. Le nombre de signes autorisé peut se modifier considérablement d’un sous–titre à l’autre selon que le locuteur est apaisé ou s’emporte. […] Le visage de celui qui parle, sa mimique, ses gestes, l’image en un mot est le support naturel du sous–titre. Le meilleur sous–titre satisfait ainsi à la fois celui qui […], n’en saisissant que quelques mots, a pourtant grâce à lui l’illusion de la comprendre tout entière. Autrement dit, se fait oublier » (Lanzmann, 2010, 5-16)

L’interprétation de Haenel repose donc sur une double méprise : Karski ne s’exprimait pas comme un héros romanesque mais comme un acteur de l’histoire mondiale, et son niveau d’anglais était tout à fait convenable, en dépit de son accent polonais. Cette méprise induit Haenel en erreur lorsqu’il cite un texte source : « Dans son anglais d’émigrant polonais, dans son anglais international, Jan Karski dit exactement : « Then they gave me the messages ». Les sous-titres traduisent par : « Alors ils me délivrèrent leurs messages ».

Haenel va s’attacher au sens religieux du verbe « délivrer » pour investir Karski d’une dimension sacrée : « Lorsqu’il prononce cette phrase, Jan Karski devient le messager » (Haenel, 2009, 17). En outre, la curieuse mention d’« anglais international » trahit également une approche naïve de la langue étrangère, aussi bien qu’une erreur d’appréciation, pour ne pas dire une dépréciation, du personnage réel. En réalité, Karski, diplomate de formation et professeur à Georgetown University, avait un excellent niveau d’anglais. Il semble donc que c’est sa connaissance approximative de cette langue qui fausse la perception de Haenel, ce que confirme sa réflexion sur l’utilisation du passé simple – temps choisi par les sous–titreurs ainsi que par le traducteur de l’autobiographie de Karski dans les éditions françaises. Haenel déclare que Karski  «  commence à parler au passé, au passé simple même – comme dans un livre » (Haenel, 2009, 24).

L’expression « comme dans un livre » reprend la notion de « solennité livresque » déjà évoquée au début du roman par Haenel. Ainsi, subtilement, la traduction se fond dans la langue de l’auteur qui la commente, et veut justifier – ou fortifier  – son entreprise romanesque. En réalité, les sous–titreurs ont délibérément fait le choix de la forme littéraire du passé simple pour donner à la parole de Karski le ton du récit, choisissant une forme brève également avantageuse en matière de nombres de signes à inclure sur l’écran de projection. Dans le texte source, le temps généralement utilisé est un prétérit, comme dans la phrase : « A few days later we established contact », traduit par « Quelques jours plus tard, nous reprîmes contact… » (Lanzmann, 2010, 248)iv.

Mais, ignorant délibérément le processus traductif, Haenel déclare que Karski :

[…] reprend son récit avec ce passé simple auquel il a recours lorsqu’il veut éloigner la vision : "Nous quittâmes la maison. Nous quittâmes le ghetto". On repense à cette manière qu’il avait eue de raconter tout à l’heure son entrée dans le ghetto : « Nous passâmes sans la moindre difficulté. Ainsi boucle–t–il son séjour en "enfer", comme il dit (Haenel, 2009, 32)

Karski, en s’exprimant au prétérit, indiquait simplement par l’aspect accompli que ces actions sont terminées. Haenel se livre ici à une transposition temporelle, afin d’organiser le réel sur le mode de la tragédie, et d’amplifier la charge de souffrance contenue dans le témoignage de Karski.

La stratégie du romancier repose en effet sur l’effacement de la complexité de toute opération traductive. Ainsi il se limite à de simples calques de l’anglais, notamment lorsqu’il propose ses traductions entre parenthèses après la citation en langue source, comme dans la phrase : « Il dit : "Well" (Bien) » (Haenel 2009, 27) ou, plus loin :

[…] brusquement il se jette dans le récit : "Naked bodies on the street!" ("Des corps nus dans la rue !") La phrase est sortie comme un spasme. Pas de verbe, une vision brute. Pas non plus de description des lieux. On est précipités directement dans le ghetto, attrapés par ces corps. Claude Lanzmann l’interrompt tout de suite : "Des cadavres ?" Jan Karski, sans même le regarder, répond : "Des cadavres". Il poursuit le récit… (Haenel, 2009, 27)

Visiblement, Haenel s’efforce avant tout de souligner la brutalité de la situation. Ainsi, quelques lignes plus bas, il déclare que Karski : « … reprend brutalement sa description : "Street full. Full" (Les rues pleines. Pleines) » (Haenel 2009, 28). C’est donc bien pour souligner le caractère sommaire de ces citations que Haenel les isole de leur contexte. Il cherche à livrer une vision dramatique, simplifiée, de ce témoin de l’extermination des Juifs, et s’approprie la langue étrangère pour donner les apparences de la vérité.

Enfin, il y a une ambiguïté dans le traitement de sous–titres, dont il a pris des extraits pour illustrer son propos tout en laissant le lecteur penser qu’il les a traités dans leur intégralité. Selon Lanzmann, il n’en commente que la moitié. v Ensuite, il mêle la description des images filmées à ces traductions, là aussi pour créer des représentations dramatiques que nous aborderons un peu plus loin.

1.2. L’indistinction entre les langues

En juxtaposant des bribes du texte source et du texte cible, Haenel reconstruit un autre récit vraisemblable, mais non véridique. Dès les premières pages, son texte est déjà un roman où le héros n’est plus que l’empreinte du personnage réel, vidé de sa complexité. Pour que la parole auctoriale se coule dans cette empreinte, Haenel utilise des phrases d’un anglais très simple, pour ne pas dire élémentaire, en inversant l’ordre des langues. Ainsi, il fait souvent apparaître un élément de dialogue en anglais avant de le traduire, comme : « Comprenez–vous ? Comprenez–vous ?» ("Do you understand ?") (Haenel, 2009, 20).

Parfois, Haenel ne donne pas de traductions. Ainsi lorsque Karski s’introduit dans un camp d’extermination, Haenel commente :

Le SS se tourne vers la foule […] Soudain, avec un grand rire, il sort son revolver et tire dans la foule. On entend un cri. Il remet son arme dans son étui et hurle : « Alle Jüden, raus, raus » (Haenel, 2009, 103)

Il est curieux que cet ordre allemand ne soit pas traduit, alors que Haenel émaille son récit de traductions de mots anglais aussi simples que well  ou now. Peut–être est–ce pour associer les propos douloureux de Karski à la brutalité du nazi. Car cette phrase en allemand, terrible dans sa signification, est aussi redoutable dans la férocité de son expressionvi.

La traduction est utilisée pour soutenir une opération de brouillage des langues, une sorte de babélisation d’où la parole auctoriale émergerait fortifiée de ces effets de réel. Car manifestement, l’auteur se soucie davantage de l’effet produit que de la fidélité aux propos du locuteur. Andréa Lauterwein, dans un article du Monde de février 2010, remarque également que la traduction du vers de Celan, mis par Haenel en exergue du roman, est fautivevii. Le vers « Niemandzugt für den Zeugen » signifiant « Personne ne témoigne pour le témoin » et non, comme le traduit Haenel « Qui témoigne pour le témoin ? » (Haenel, 2009, n. pag.)viii.

Comme la secrétaire polonaise dans la chambre d’hôtel new–yorkais, Haenel fait mine de recueillir la parole de Karski pour la traduire lui–même, ce qui peut expliquer son besoin de replacer les sous–titres dans une description commentée du film, donnant l’illusion que les phrases citées sont entières. De plus, le romancier passe indifféremment de la citation entre guillemets à la forme indirecte, brouillant encore les repères de lecture.

Le lecteur finit par ne plus distinguer la parole du locuteur de celle du narrateur. Ce perpétuel jeu d’équivalences conduit également Haenel à abolir les distinctions entre les langues. Il choisit tout ce qui peut produire un effet de miroir, effaçant ainsi les distinctions entre le personnage historique et le personnage fictif.

2. Le greffage des mots étrangers

Exception faite des toponymes, Haenel ne cite jamais de mots polonais, mais il insère volontiers des citations en d’autres langues, comme le russe. Il ne précise pas non plus quelles sont les langues que Karski maîtrise, se contentant de le suggérer. Les mots étrangers sont autant d’ornements non traduits qui ont pour but de faire résonner tout un contexte historique dans son récit fictionnel. Ainsi, l’auteur entretient constamment une confusion entre les noms propres et les mots étrangers, comme lorsqu’il décrit un des interrogatoires de Karski par la Gestapo : « Le SS est un junker d’origine prussienne » (Haenel, 2009, 75).

Non seulement Haenel ne traduit pas junker, mais il rajoute une indication qui ne se trouve pas dans l’autobiographie de Karski : « Il a été formé, très jeune, dans une de ces Ordensburg, l’une de ces écoles où se recrute l’élite du nazisme » (Haenel, 2009, 75). L’intégration de ces deux noms en langue allemande (junker et Ordensburg) confère au texte un vague effet de réel, pouvant s’interpréter comme un écho des noms qui circulaient dans l’Allemagne nazie. Le romancier utilise le même processus un peu plus loin : « Là, le junker offre à Karski un verre de cognac et des cigarettes… […] évoque son admiration pour Baldur von Schirach, le chef de la jeunesse nazie […]. S’enflamme en évoquant la future Pax Germanica » (Haenel, 2009, 75).

Haenel répète volontiers des mots étrangers tout au long du roman, comme Blitzkrieg, – désignant la guerre éclair menée par les nazis pour occuper la Pologne. En revanche, les titres d’œuvres sont donnés tantôt dans leur traduction, tantôt dans leurs langues d’origine, comme autant de preuves historiques de la vérité du narrateur – des preuves écrites, à l’instar des noms de lieuxix.

2.1. Approche onomastique

Cette oscillation entre les deux langues s’appuie sur l’utilisation récurrente de toponymes étrangers, introduits dans le récit dans leur dimension visuelle. Dans la première partie, commentant l’interview filmée, Haenel écrit même toponymes et anthroponymes en lettres majuscules (tels qu’ils apparaissent dans le film) : « Les mots "NEW YORK" s’affichent à l’écran » (Haenel, 2009,18) ; « sur l’écran, au début de l’entretien, il y avait écrit "JAN KARSKI (USA)" (Haenel, 2009 : 22) ; « le mot "WASHINGTON" s’affiche à l’écran » ; « Brusquement les mots "LA RHUR" apparaissent » (Haenel, 2009, 22).

Dans la deuxième partie du roman, Haenel utilise à plusieurs reprises le nom d’Oświęcim pour désigner Auschwitz, et explique que : « Oświęcim est le nom polonais d’Auschwitz » (Haenel, 2009, 35). Or, les deux noms ne recouvrent pas la même réalité, le toponyme polonais ayant été germanisé quelques mois après le passage de Karski (en 1939) dans ce qui était alors une ville de garnisonx. La résonance étrangère ainsi créée se double d’une observation anachronique révélant la distance de l’auteur avec l’époque qu’il décrit, comme dans la phrase :

Commence une scène étonnante, qui a lieu à trois kilomètres avant Tarnopol, une ville de Pologne orientale située au sud–est du pays, tout en bas de la carte, dans le coin entre la Tchécoslovaquie et l’URSS (Haenel, 2009, 38).

L’auteur décrit ici non un pays mais une carte – révélant sa posture de narrateur hétérodiégétique soucieux d’étayer son propos de vérités géopolitiques. Il se plaît donc à insérer des références étrangères qui restent relativement illisibles pour un lecteur français non averti, comme : « Jan Karski l’ignore, mais on est en Ukraine, au sud–est de Kiev, et ce camp […] est celui de Kozielsznyna » (Haenel, 2009, 41) ou « Pour sa première mission, Jan Karski est chargé d’aller à Poznan […] Poznan fait partie des territoires qui ont été incorporés au Reich » (Haenel, 2009, 56). Dans la partie fictive du roman, Haenel énumère également les noms des ghettos de façon artificielle (il est peu probable que Karski soit hanté par des noms) :

Vers deux ou trois heures du matin, ça commence ; les noms arrivent sur mes lèvres – ils déferlent. D’abord le nom des ghettos : celui de Lodz, celui de Cracovie, de Varsovie, de Lublin, celui de Kielce, de Radom, de Czestochowa, de Bialystok […] j’entends les bruits de l’hiver 1942, celui des trains qui roulent en direction d’Auschwitz6Birkenau, de Majdanek, de Treblinka, de Sobibor, de Belzec, de Chelmno (Haenel, 2009, 120–121)

Haenel utilise le même procédé avec des noms de lieux américains :

Le soir, je parlais en public à Galveston, Oklahoma City, New Orleans, Charlotte, Rochester, Indianapolis, Toledo, dans bien d’autres villes encore (Haenel, 2009, 146 ).

Il ne donne pas le nom français de la Nouvelle6Orléans, choisissant d’incruster de l’anglicité dans le texte français. En revanche, il insiste pour préciser un élément qui a fait l’objet d’une polémique ultérieure à l’autobiographie de Karski, en faisant référence au camp d’extermination où Karski s’était introduit en 1942. Karski aurait confondu le nom de Belzec, avec celui d’Izbica Lubelska. Haenel reprend cette explication dans sa troisième partie comme pour dissiper toute opacité sur le témoignage de son narrateur maintenant homodiégétiquexi. En fait, l’introduction de ces paroles en langues étrangères renforce l’aspect métalinguistique du texte, et fusionne peu à peu les noms réels et les noms imaginaires.

Dans la troisième partie de son roman, l’auteur imagine que la mémoire de Karski est essentiellement auditive :

Aujourd’hui, pour ne plus entendre les cris des Juifs qu’on amène à la mort, pour ne plus entendre le nom des ghettos et celui des camps qui s’impriment dans ma tête […] il m’arrive de réciter les paroles que les deux hommes du ghetto de Varsovie m’ont confiées. Je me les récite à voix basse, comme une prière ; je prononce chaque phrase avec lenteur. (Haenel, 2009, 120)

Le lecteur peut à juste titre se demander pourquoi ce sont les noms des ghettos que redoutent le personnage, et si ce n’est pas plutôt la vision distanciée que l’auteur entretient avec l’histoire qui fait ainsi défiler les noms personnalisant la persécution et l’extermination des Juifs. Il semble plutôt que Haenel représente sa vision contemporaine de la Shoah et s’associe au lectorat d’aujourd’hui, pour qui ces noms sont devenus familiers. En outre, il étaye ainsi le fondement de son entreprise, qui est d’ériger la parole fictive de son personnage en parole politique, dénonçant la réception de son message par les gouvernements Alliés.

Karski n’est alors plus un témoin mais un personnage, c’est-à-dire une création du romancier faisant, selon les termes d’Albert Thibaudet, « vivre le possible » et non « revivre le réel ». C’est donc bien la traduction qui a participé de la création de cette illusion romanesque. Les mots étrangers sont, en quelque sorte, le résidu matériel d’une mémoire collective peuplée de noms et d’échos recueillis par des documents historiques : interviews, livres des témoins, cartes géographiques.

2.2. L’indistinction des voix

Haenel s’emploie tout au long du roman à ôter leurs titres aux autres personnages réels afin d’instaurer une interchangeabilité des rôles. Dans son autobiographie, Karski précise que l’entrevue avec les deux leaders juifs du ghetto de Varsovie avait été organisée « sur l’ordre du délégué polonais de Londres et du commandant de l’Armée de l’intérieur » (Karski 2010, 274). Les références à cette hiérarchie sont gommées dans le récit de Haenel, qui installe tout un dispositif narratif pour que la voix de Karski se confonde avec celle des deux représentants juifs.

Haenel isole ainsi les protagonistes de leur contexte, s’attachant à solliciter les perceptions et les émotions du lecteur plutôt que de rendre compte de faits exacts. Peu à peu, il met en place la scène finale de l’entrevue de Karski avec Roosevelt, où l’auteur pourra alors faire passer ses propres idées par la voix de Karski. L’essentiel étant pour Haenel de rendre réel (audible ?) ce personnage disparu, il multiplie les occurrences du verbe dire (au nombre de soixante-dix-neuf dans la première partie, longue de vingt pages), introduisant des discours en langue source et en langue cible qui préparent l’entrevue imaginaire entre Karski et Roosevelt. Comme cette rencontre se déroule en anglais, l’organisation prétendument multilingue du roman va permettre à l’auteur d’inventer la traduction de cette autobiographie imaginaire. Il va commencer par utiliser le nom complet de Roosevelt pour donner de l’homme d’Etat une représentation grotesque, s’attachant à décrire la façon dont la bouche de Roosevelt articule ces mots :

puis il ouvrait la bouche qui se tordait alors vers la gauche. A la faveur du bâillement, des mots en sortaient : « I understand. » Est–ce que ces mos venaient pour maquiller le bâillement ? Il me semble que chez Roosevelt, la parole était si proche du bâillement que parler, c’était comme bâiller. Au fond, Franklin Delano Roosevelt s’exprimait en bâillant. (Haenel, 2009, 126)

Dans ce paragraphe, les sons et les langues deviennent indistincts, ne laissant que la vision de la bouche ouverte et une sorte de témoignage vibratoire, un ensemble de timbres qui ne font sens que dans le nom du personnage. Le nom complet de Roosevelt est ici à opposer au nom de gloire de Karski : « On me présentait maintenant comme une sorte de héros : j’étais devenu « The man who tried to stop the Holocaust »xii – l’homme qui a tenté d’arrêter l’extermination » (Haenel, 2009 : 146). La dernière partie du roman construit l’affrontement entre ces deux figures héroïques, l’un étant une parodie de l’homme politique le plus puissant du monde, l’autre une sorte d’Hercule moderne tentant de contenir les forces du mal.

Roosevelt est réduit, dans le récit, à cette bouche qui avale, bâille et profère quelques sons très frustes. Il y a ainsi quatre occurrences du mot bouche en une page : « la bouche de travers […] il s’est essuyé la bouche… […] Roosevelt s’est avancé, la lèvre humide… » (Haenel, 2009, 124), et :

Roosevelt s’est mis à ouvrir lentement la bouche. […] sa bouche s’est un peu tordue, il écrasait un bâillement. Plus je précisais les attentes des Juifs du ghetto de Varsovie, et par conséquent de tous les ghettos d’Europe, et de tous les Juifs en train d’être exterminés, plus Roosevelt écrasait des bâillements. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, je me préparais à entendre une parole […] – mais non, encore un bâillement. (Haenel, 2009, 125)

Dans ce portrait, la bouche de Roosevelt devient la parodie d’une bouche d’oracle, dont Haenel se fait l’interprète via le personnage de Karski. L’auteur a d’ailleurs utilisé le même processus au début du roman, pour accentuer l’effet de réel de son résumé de l’interview de Karski. Il déclarait : « La bouche de JK grimace… » (Haenel, 2009, 15) ; « Sa bouche parle » (Haenel, 2009, 16) ; « …il se met à transmettre les paroles des deux hommes, comme si c’était eux qui parlaient par sa bouche. » (Haenel, 2009, 17) « … des paroles […] prononcées par Jan Karski comme elles sont sorties de la bouche des deux hommes au milieu de l’année 1942, prononcées au présent, directement… » (Haenel, 2009,18).

La bouche de Karski, comme celle de Roosevelt, se tord pour laisser passer des sons autres que des paroles : « Jan Karski grimace, sa bouche se tord … » (Haenel, 2009, 30) ; « il mime les bruits, et les reproduit, maladroitement, avec sa bouche » (Haenel, 2009, 31). Haenel donne à voir un Karski hanté par ce qu’il décrit, et le fige lui aussi dans une pose grotesque, où le corps est réduit à une bouche d’où provient l’innommable : « il prend une pose de stupeur, bouche ouverte, yeux écarquillés » (Haenel, 2009, 33) ; « Un tic nerveux apparaît au coin de sa bouche » (Haenel, 2009, 34). Ces descriptions rappellent la bouche humide de Roosevelt et ses bâillements, et témoignent de la décision de l’auteur de déplacer ces protagonistes dans des rôles fictionnels. Dans ce cas, la parole de Karski ne lui appartient plus. Elle n’est que l’écho d’une souffrance collective, que tente de nier (ou d’avaler ?) les bâillements indifférents de l’ogre Roosevelt.

3. L’origine de la parole

Cette stratégie narrative participe d’un montage contrapuntique du roman où les voix se répondent et se confondent, quel que soit le langage utilisé. Ainsi la voix de Roosevelt, de plus en plus indistincte puisque réduite à un grognement, se mêle à celles des leaders juifs de Varsovie. Les corps aussi se confondent, et parfois même sont déshumanisés, réduits à de simples caisses de résonnance pour une mémoire auditive censée porter au lecteur les voix du passé.

Lorsque le régiment de Karski est arrêté par les Russes peu après l’invasion de la Pologne, Haenel résume le passage en accordant une attention particulière à la désincarnation de la voix et à son inintelligibilité. Il mentionne ainsi les « paroles du haut–parleur » (Haenel, 2009, 39)  et des « Protestations, bousculades vite rabrouées par le haut–parleur qui rappelle tout le monde à l’ordre » (Haenel, 2009, 40)

Ces paroles (elles aussi associées à la brutalité) sont en réalité le premier message qu’entend Karski dans le livre de Haenel. Emis par une entité désincarnée, cet ordre presse les officiers polonais de se rallier aux Russes. Le récit passe donc de l’incohérent du vacarme à la voix mystérieuse provenant du haut–parleur et annonçant la défaite. Haenel s’attache à transmettre non pas le sens de ce message mais le son, « l’intonation chantante » d’une langue étrangère non traduitexiii. La sonorité de la langue étrangère, quelle qu’elle soit, est en effet la matière première de ce roman fondé sur la circulation de la parole du passé.

3.1. La parole brisée

Ces allusions constantes à des voix multiples plus ou moins désincarnées mettent en scène une parole brisée, que l’écriture tente de réunifier. L’utilisation de fragments traduits juxtaposés à leurs énoncés en langue source participe de cet éclatement du récit. Le héros n’a souvent plus de mots pour s’exprimer, comme l’affirme l’auteur à plusieurs reprises :

il ne voulait pas retourner, même par le langage, à l’intérieur du ghetto ; il n’avait plus de mots…  (Haenel, 2009, 27)

Sa parole s’est brisée d’entrée de jeu parce que, précisément, ce qu’il a à dire ne peut se dire qu’à travers une parole brisée. (Haenel, 2009, 14)

Plusieurs fois, Jan Karski répète, avec une voix brisée … (Haenel, 2009, 20)

A la mesure des corps dont elle provient, cette parole brisée ne fait plus sens. Elle n’est plus que douleur. C’est pourquoi Haenel fait de Karski non plus un messager, mais un acteur jouant le rôle du messager comme un robot, lui faisant déclarer lors de ses conférences en Amérique :

quelque chose de désespérant s’accrochait maintenant à mes paroles. Chaque jour, les mêmes entretiens, chaque jour, la même incrédulité, la même gêne sur les visages, et moi réutilisant les mêmes mots, reprenant les intonations qui avaient servi la veille, comme un acteur. (Haenel, 2009, 132).

Dans le roman de Haenel, le personnage Karski n’est plus maître de sa parole ni de son destin, allant jusqu’à déclarer à propos de son interview dans Shoah :

ça s’est fait sans que je le veuille : la parole des deux Juifs du ghetto de Varsovie est sortie de moi, et grâce à Claude Lanzmann, le monde a entendu enfin cette parole, la même que vous entendez en lisant ces lignes. (Haenel, 2009, 179) (Je souligne)

C’est dans ce « même » que me semble reposer la conception de la traduction par l’auteur. La langue de l’autre fusionne avec celle du romancier, elle lui est équivalente. Haenel veut redonner vie à Karski en sollicitant toutes les voix susceptibles de faire entendre sa parole, et lui donner, a posteriori, le caractère sacré de la parole d’un Juste devant les nations. Il imagine ainsi une rencontre entre Karski et Elie Wiesel, où son personnage déclare :

si j’avais repris la parole, ce n’était peut-être pas pour témoigner, ni pour que la mémoire l’emporte sur l’oubli : j’avais repris la parole au nom d’une chose bien plus immense que la mémoire, et qu’on appelle la résurrection. J’ai parlé parce que j’ai pensé que ma parole redonnerait vie aux morts. Parler, c’est faire en sorte que tout ce qui est mort devienne vivant, c’est rallumer le feu à partir de la cendre. (Haenel, 2009, 182)

Mais si l’intention de Haenel est de donner à Karski une dimension héroïque, voire messianique, pour assurer la continuité de la transmission de son témoignage, il échoue toutefois à l’historiciser. En raison, justement, de sa posture d’écrivain et non de témoin, il entre en contradiction avec la nature même de témoignage. Ainsi Primo Levi déclare–t–il à propos de son livre Si c’est un homme :

Même si on ne le veut pas, un portrait écrit ne reproduit pas la personne et il faut tenir compte de facteurs complexes comme l’insuffisance de notre mémoire, notre tendance à l’idéalisation inconsciente dans le bien ou dans le mal, à l’idéalisation consciente également, car quelquefois on prend une personne et on veut en faire un personnage, n’est-ce pas ?... On y arrive dans certains cas. Pourtant, je me souviens m’être efforcé de ne pas le faire dans Si c’est un homme. En revanche, j’ai largement cédé à la tentation dans les récits de Lilith ; j’étais devenu un écrivain. Celui qui a écrit Si c’est un homme n’était pas un écrivain, au sens habituel du terme, c’est–à–dire qu’il ne se proposait pas un succès littéraire, il n’avait ni l’illusion ni l’ambition de faire un bel ouvrage. (Levi, 2010, 25-26)

3.2. Le témoin

La fonction de témoin se dérobe donc à l’entreprise de fiction, mais mon hypothèse est que la traduction est ici au service de l’écrivain qui veut témoigner pour le témoin. C’est pourquoi Haenel renonce délibérément à une vérité factuelle qu’il lui aurait été facile de vérifier et de respecter. Il s’attache plutôt à faire acte de fiction en interprétant une histoire véritable pour écrire un récit de fiction, défini par Genette comme une « pure simulation », ou selon Barthes, construit sur le modèle du récit historique «  en posant  le référent pour réel » (BARTHES, 1993, 172). L’insertion de traductions intervient alors comme « notation » réelle et parcellaire. Elle entretient, pour reprendre un propos de Barthes, « l’illusion référentielle », produisant l’effet de réel. Elle permet de tisser une toile sonore révélant les dysfonctions du langage – ses bruissements, ses bredouillements, sa difficulté à être à la mesure de l’horreur rapportée – et l’impossibilité d’opposer le récit fictif au récit historique.

Or, c’est l’articulation de ce récit énoncé qui justement pose problème. La parole de l’énonçant étant celle du témoin avant d’être celle du personnage historique, l’auteur s’interroge à plusieurs reprises sur la nature de l’identité de témoin. Il déclare : « Est-ce la souffrance qui fait le témoin ? Plutôt la parole, l’usage de la parole » (Haenel, 2009, 31). Non seulement cette question permet à l’auteur d’absorber la nature étrangère de son héros, et de s’approprier son discours, mais elle l’autorise. L’auteur devient le témoin du témoin, l’observateur de sa souffrance. Il en rend compte, longuement, décrivant toutes les expressions de Karski dans son interview par Lanzmann, entreprenant une sorte de morcellement du corps du témoin : « La bouche parle, on entend sa voix mais ce sont ses yeux qui savent. Le témoin, est-ce celui qui parle ? C’est d’abord celui qui a vu » (Haenel, 2009, 16).

Le morcellement corporel correspond au morcellement des langues dans le roman, et au morcellement des propos de Karski rapportés et commentés par Haenel. Il a pour but de composer la figure d’un double qui cesse très vite de ressembler à son modèle. Il fait ainsi dire à son personnage fictif, s’exprimant à propos de ses étudiants américains :

Ils comprenaient mon silence, mais selon eux, j’étais un ‘’ témoin ‘’, l’un de ceux dont je leur parlais dans mes cours : pas un survivant, mais quelqu’un qui avait vu quelque chose qu’on ne peut pas voir, et qui doit le faire entendre. (Haenel, 2009, 174)

Ici, le propos littéraire soutient, encore une fois, la confusion des perceptions entre voir et dire, voir et entendre, entendre et répéter. Il semble étayer la posture de témoin indirect qu’endosse l’auteur du roman, proportionnel à l’effacement du vrai Jan Karski.

Dans la postface de son entretien avec Primo Levi publié dans Devoir de mémoire, l’historien Federico Cereja mentionne un récit de Levi intitulé « Dans le parc », où le héros, un « autobiographe », devient peu à peu transparent. Un jour, dit Cereja : « il s’aperçut qu’il voyait la chaise où il était assis et l’herbe sous ses pieds » ; il « comprit que son heure était venue, que sa mémoire était éteinte et son témoignage accompli » ; et il « s’assit sous un chêne en attendant que son esprit et sa chair se résolvent en vent et en lumière » (Levi, 2010, 80-81).

Le texte de Haenel efface lui aussi la qualité de témoignage historique rigoureux donné par Karski, pour faire le réduire à l’archétype du héros amer, dont on sollicite les récits : « Les étudiants se sont mis à raconter entre eux mon histoire, ils voulaient que je parle de ce qu’ils appelaient mes "aventures"» (Haenel, 2009, 173).

Ces stratégies intra-textuelles permettent de donner des indices de fictionnalité. La transmission du véritable témoignage de Karski tient autant de l’oralité (le dialogue dans l’interview filmée) que de l’écrit (les livres, les articles de presse) et du visuel (les images du film, les descriptions de Karski). C’est en fait l’art de rapporter le témoignage qui est fictif, comme l’a affirmé Lanzmann dans son avant-propos.

Conclusion

Le roman Jan Karski repose donc sur une question fondamentale : « qui parle ? » Quelles sont les relations entre personnage et narrateur, auteur et personnage ? L’imitation et la restitution de la réalité sont par définition infidèles, comme le sont les traductions et pseudo-traductions dans ce roman.

« Contrairement à la représentation dramatique », dit Charlotte Lacoste, « aucun récit ne peut « montrer » ou « imiter » l’histoire qu’il raconte »xiv. C’est pourquoi Haenel nourrit son récit d’une multitude de voix qui participent d’une poétique pour la littérature d'après les camps, reposant sur l'idée d'un dialogue étroit entre les fictions et le corpus des témoignages. Et c’est pourquoi dans ce roman, la voix narrative veut manifestement transmettre une expérience esthétique.

Loin de la posture ancillaire de l’historien au service du témoignage qu’il rapporte, ou du traducteur au service du texte qu’il interprète, Yannick Haenel a « fabriqué » un récit-simulacre en adoptant un point de vue subjectif et une écriture singulière. « La littérature », dit Paul Valéry :

Parfois reproduit absolument certaines choses – telles le dialogue, un discours, un mot dit véritablement. Là, elle répète et fixe. A côté, elle décrit – opération complexe, comportant abréviations, probabilité, degrés de liberté, approximations. Enfin, elle décrit les esprits aussi par des procédés qui sont assez conformes quand il y a parole intérieure – hasardeux pour les images, faux et absurdes quant à la suite, aux émotions, au voltigement des réflexes (VALERY, cité par GENETTE, 1969, 68).

C’est donc dans cette littérarité que s’inscrit le récit de Haenel. Il reconstruit un passé sonore, privilégiant les approches sensorielles pour interpréter un témoignage historique. Sa démarche se fait interprétative, dans le sens que donne George Steiner  à l’interprétation : « en ce qu’elle donne à la parole une vie qui déborde l’instant et le lieu où elle a été prononcée ou transcrite » (Steiner, 1991, 37).

Le paradoxe de Haenel est de concevoir la traduction comme un processus mécanique, et la langue anglaise dans ce qu’elle a de plus standardisée. Il a pris dans le texte étranger des mots qui sont autant de greffons, à l’instar des parties d’un végétal qu’on greffe sur un autre végétal pour obtenir de nouveaux spécimens. La parole du témoin étant irremplaçable, le roman de Haenel est en réalité le récit de sa rencontre avec ce témoignage, plutôt qu’une œuvre censée en garder la mémoire.

Note de fin

i Dans la troisième partie de son roman, Haenel précise le nom de cette secrétaire : « L’ambassade de Pologne m’avait loué une chambre à Manhattan, et avait mis à ma disposition une dactylo, Krystina Sokolowska, qui parlait aussi bien l’anglais que le polonais » (Haenel, 2009, 135).

ii Cécile Gervais et Jean–Louis Panné, in Introduction : « Au 30 juin 1944, le livre était achevé. Jan Karski assura la correction du texte définitif passé auparavant entre les mains du ‘’ rewriter ‘’. Il adressa alors au ministre Klot un long mémorandum dans lequel il s’affirmait l’auteur plein et entier du livre » (Karski, 2004, XIX-XX)

iii La transcription de l’interview de Karski filmée dans Shoah se trouve sur le site www.HolocaustResearchProject.org. Autre exemple de la littérarité attribuée aux propos de Karski dans les sous–titres français : “They realised, I think…they realized from the beginning that I don’t know, that I don’t understand this problem” est traduit par : « Ils avaient, je crois, perçu d’emblée mon ignorance et ma méconnaissance de la question. » (Lanzmann, 2010, 241)

iv Ou bien « So we walked the streets. » traduit par « Nous allâmes par les rues » (Lanzmann, 2010, 249)

v C. Lanzmann, in « " Jan Karski " de Yannick Haenel : un faux roman », Marianne, samedi 23 janvier 2010, http://www.marianne2.fr/Jan–Karski–de–Yannick–Haenel–un–faux–roman_a184324.html  : « Lorsque je reçus, en juin, à sa parution, le Jan Karski, sous-titré " roman ", de Yannick Haenel, avec une dédicace qui m'assurait de son admiration, je le feuilletai rapidement, assez pour être surpris par l'étrangeté de sa construction en trois chapitres : le premier, à Shoah entièrement consacré, paraphrase tout ce que j'ai gardé dans le film des deux journées de tournage avec Karski chez lui à Washington en 1978, mais aussi cite, sans en avoir jamais demandé l'autorisation, des passages verbatim du texte de Shoah, publié sous le même titre dans la collection Folio (Gallimard encore), longs parfois de 15 lignes, l'ensemble des citations équivalant à la moitié des interventions de Karski dans le film ».

vi Les paroles du SS ne sont pas traduites dans l’autobiographie de Karski. Haenel reproduirait donc d’autant plus phonétiquement le récit originel. Voir Karski, 2010, 296.

vii Voir Andréa LAUTERWEIN, 2010.

viii Dans un courriel adressé à Pierre Assouline pour la République des Livres, Yaenel justifie sa traduction : « J’ai choisi volontairement de traduire par : “Qui témoigne pour le témoin ?”, à l’interrogatif, parce que le “Niemand” de Celan n’a pas le sens d’une interdiction. Au contraire, ce “Niemand” est à entendre comme une désolation, un regret, qu’on pourrait transcrire par : il n’y a donc personne pour témoigner en faveur du témoin ? Ce regret est un appel, d’où l’interrogation que j’emploie dans ma traduction : “Qui témoigne pour le témoin ?” Je ne vois pas en quoi ce serait un contresens ; il s’agit, tout au plus, d’une inflexion du sens, comme Paul Celan lui–même en faisait dans ses traductions magnifiques de René Char. Ce genre d’inflexion est l’expression de la conscience historique avec laquelle on traduit : en 2010, réfléchissant sur la transmission du témoignage, je choisis d’entendre, dans les vers de Paul Celan, non pas une fermeture (comme si la question était réglée), mais ce qui, dans le regret, relance la question sur le mode de l’attente […] Ce “Personne” n’a en aucune façon le sens d’une interdiction, mais celui d’un regret, d’un appel désespéré, d’une attente pour l’avenir. C’est pourquoi, en exergue d’un livre qui a pour sujet l’expérience de Jan Karski, c’est-à-dire d’un messager devenant témoin, j’ai traduit “Niemand” par “Qui” à la forme interrogative », ASSOULINE, 2010.

ix Voir ainsi : à propos d’un film projeté à Londres : « Un film prosoviétique, Mission à Moscou, venait de remporter un gros succès. » (Haenel, 2009 : 133) ; et « Et puis, un matin, j’ai lu dans le journal que la guerre était finie. Je n’en revenais pas : "VICTORY IN EUROPE DAY", c’était écrit en gros titres » (Haenel, 2009, 149-150)

x Voir GERVAIS-FRANCELLE, Note 3, p. 336, in KARSKI, 2010.

xi « Il m’est arrivé quelque chose qui échappe à la compréhension facile, une chose que je dois raconter parce qu’elle éclaire mon parcours d’une lumière qui, peut-être, éclairera le vôtre. C’est en rapport avec le camp d’Izbica Lubelska, celui que, dans mon livre, je confonds avec Belzec. A l’époque où je me suis infiltré dans ce camp, je ne pouvais savoir s’il s’agissait oui ou non de Belzec. Les renseignements de la Résistance étaient souvent approximatifs. Nous les tenions des cheminots, qui nous informaient comme ils pouvaient. Mon guide était l’un des gardiens ukrainiens du camp, il était sous le contrôle de la Gestapo, mais vendait en même temps ses services à la Résistance polonaise. Il m’a dit que c’était Belzec, alors je l’ai cru. C’était en 1942, et nous ignorions tous où se trouvaient ces camps que les nazis cachaient au milieu des forêts. Cette erreur m’a valu des ennuis auprès des historiens » (Haenel, 209, 183).

xii Titre du livre de E. Thomas Wood et Stanislaw M. Jankowski, Karski: How One Man Tried to Stop the Holocaust, paru en 1994.

xiii « Une voix sort d’un haut-parleur. Personne ne comprend le sens des paroles. Un virage empêche d’en saisir la provenance. On presse le pas, certains se mettent même à courir. Au sortir du virage, on perçoit confusément, sur la route, une file de camions militaires et de tanks. Un camarade de Jan Karski reconnaît de loin, sur un véhicule, la faucille et le marteau. Les Russes ! Les Russes", crie-t-il. Les paroles du haut-parleur sont plus nettes maintenant. C’est du polonais. "Quelqu’un, écrit Jan Karski, parlait en polonais avec ces intonations chantantes de Russes quand ils parlent notre langue"  » (Haenel 2009, 39)

xiv LACOSTE, 2006.

Citer cet article

Référence électronique

Maïca Sanconie, « La traduction et l’illusion romanesque, dans Jan Karski, un roman de Yannick Haenel », La main de Thôt [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 28 janvier 2024, consulté le 16 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/432

Auteur

Maïca Sanconie

Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse

PAST

maica.sanconie@sfr.fr

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