Le film Traduire (2011)i de la réalisatrice franco-israélienne Nurith Aviv est plein d’enseignements pour tous ceux et celles qui s’intéressent à la traduction, aux langues et/ou (mais est-ce seulement possible) à la littérature. En effet, il participe au genre encore marginal et méconnu de « l’essai filmique »ii, comme le précise Thierry Garrel dans sa préface au livret du DVD « La Langue appartient à qui la parle et l’écrit ». Il s’agit d’une forme expérimentale de documentaire qui puise dans les ressources cinématographiques afin d’insuffler de la vie à sa pensée. Entendez « essai » au sens de Michel de Montaigne : une réflexion philosophique approfondie à mi-chemin entre l’exercice académique et la contemplation romancée qui se propose de faire le tour d’un phénomène en mobilisant tous les moyens susceptibles d’apporter une lumière à son sujet. Tout comme le penseur de la renaissance engage diverses discussions avec les sages de l’histoire – par la citation –, la réalisatrice postmoderne entame des dialogues avec des traductrices et des traducteurs, et elle invite ses spectateurs à les suivre à travers l’écran. Par le biais de la mise en scène originale de Nurith Aviv, l'on devient en effet soi-même interlocuteur de ces linguistes et l'on peut aisément tirer des leçons générales très concrètes sur la nature de « ses » langues et de « sa » pratique à partir de ces réflexions sur l’hébreu, la traduction littéraire, le multilinguisme, etc. Personnellement, j’y reviens régulièrement dans mon quotidien de traducteur technique et m’étonne à chaque fois de la proximité avec les problèmes qui nous occupent tels que la polysémie, la néologie, la documentation, la terminologie, l’histoire des langues, etc.
En tant que documentaire, la mise en scène de Nurith Aviv s’inspire du mouvement du « direct cinema » et des débats féconds qu’il a suscité autour du problème du réel au cinéma. Sans envisager d’engagement politique par l’image, elle emprunte certains procédés de représentation cinématographique à ces réflexions sur le documentaire. Ainsi, elle renonce à la voix off, aux intertitres, aux reconstitutions historiques et à toute intervention extérieure aux événements du film. La réalisatrice disparaît derrière la caméra, qui va incorporer le point de vue de la « mouche sur le mur ». À l’instar du « direct », la mise en scène de Traduire s’articule entièrement autour d’une réflexion sur les possibilités de représenter la réalité au cinéma, ainsi que sur la nature même de ce réel particulier que constitue son objet d’étude. Or, son entreprise est particulièrement périlleuse en ce que la réalité qu’elle vise n’est pas une vérité objective qu’il suffit de décrire et de documenter pour la capter, mais une multitude de ressentis, d’émotions, de joies et de douleurs vécues par des consciences individuelles. De plus, son objet d’étude étant la langue écrite et parlée, elle va rechercher des formes capables de véhiculer celle-ci par elle-même et de créer les conditions d’une relation directe entre le sujet qui parle et celui qui écoute. Cet effet est obtenu par le fait que les intervenants parlent face à la caméra et que le spectateur embrasse pleinement le point de vue de celle-ci. On est amené à laisser son regard parcourir la salle tout en écoutant parler la personne, à remarquer tel livre dans sa bibliothèque ou à s’apercevoir de tel trait du visage. Puis, à tout moment, le spectateur va se tourner vers la fenêtre où il va voir un coin de mer, un arbre ou la maison d’en face, tout en écoutant et en se laissant emporter par la pensée qui l’habite. À la fin de chaque intervention, un extrait de texte ou un poème est lu à voix haute et la caméra suit les lignes du texte hébreu. Ainsi le spectateur s’identifie à la fois à la personne qu’elle vient de voir et au point de vue de la caméra qui écoute. Ensuite, le passage d’un entretien à l’autre est signalé par un travelling panoramique d’un bout de ville, puis dans un autre salon où une nouvelle personne accueille son interlocuteur. Le spectateur voyage ainsi de Brest à Tel Aviv et de Barcelone à Los Angeles, pour aller à la rencontre de ces amoureux de la langue, et les mouvements simples de la caméra font vivre au spectateur la durée concrète de ces événements. C’est au gré de ces déambulations que la rêverie peut évoluer et que la pensée du spectateur entre en résonnance avec celle des intervenants.
Par les moyens simples qu’elle emploie, Nurith Aviv rejoint aussi un autre grand courant de pensée cinématographique : celui du néo-réalisme tel que l’a conçu notamment André Bazin. C’est dans le droit fil de ses réflexions sur la représentation de ce réel tissé d’imaginaire de la traduction en acte, que cette théorie vient compléter le projet de la réalisatrice. Il s’agit pour elle d’explorer la conscience-même du traducteur ou de la traductrice littéraire à l’œuvre et la nature des problèmes qu’elle/il rencontre, le monde dans lequel elle/il évolue et travaille. Le documentaire se voit ainsi enrichi d’une dimension esthétique et onirique qu’il fallait aller chercher dans le film de fiction. Comme dans les films de Roberto Rossellini, que Bazin cite principalement en exemple pour appuyer sa théorie, Traduire donne à voir une réalité fragmentaire, des bouts de villes, des jardins, des fenêtres, qui répondent aux fragments de discours des personnes interrogées et aux bribes de leurs pensées que le spectateur est amené à prolonger. Le montage est réduit à son minimum et ne sert qu’à renforcer l’effet du réel vécu dans sa durée concrète. Il n’y a pas de trucage ni de faux jeux, seulement des portraits vivants de personnes, de paroles et de paysages urbains. Les seules séquences où l’on peut parler de montage ont pour but de recréer l’unité de la pensée de la réalisatrice : la lecture de textes à la fin de chaque entretien, avec les images de pages d’hébreu et l’ajustement du son, d’une part, et d’autre part la séquence finale qui opère une sublime unification du sensiii par un nuage de paroles et d’images.
En employant tous ces procédés filmiques avec subtilité, Traduire parvient à cerner son objet au plus près et à rendre une image vivante de la chose représentée. C’est que, comme les traducteurs et traductrices le savent peut-être mieux que quiconque, la citadelle de l’objectivité ne peut jamais être atteinte. On ne peut que chercher à s’approcher du réel par la tangente en essayant de prendre en compte toutes ses dimensions. Le monde objectif n’étant encore qu’un aspect du réel, la représentation par l’image et le son doit être renforcée par la réalité du sujet. C’est pourquoi les plan-séquences qui parcourent les villes visitées tout au long du film font si étrangement écho aux scènes urbaines de Voyage en Italie de Roberto Rossellini qu’analyse André Bazin dans son article le plus célèbre sur le néo-réalisme. Car, à l’instar du grand réalisateur italien, Nurith Aviv choisit de ne montrer les villes et les paysages que partiellement, comme si ses images étaient maladroitement cadrées. Dans ces plans il y a toujours un mur, le bord d’une fenêtre ou encore un arbre qui cache quelque chose et, semble-t-il, nous empêche de voir l’espace présenté dans sa totalité. Pourtant le ressenti de cette réalité s’en trouve renforcé. C’est que, comme l’écrit Bazin à propos de Voyage en Italie : « La Naples du film n’est pas fausse pourtant (ce que pourrait être un documentaire de 3 heures), mais c’est un paysage mental à la fois objectif comme une pure photographie et subjectif comme une pure conscience »iv.
Ces réflexions sur la forme de l’œuvre me semblent indispensables pour comprendre en quoi ce film constitue une excellente introduction à la traduction et à tous les métiers liés à la langue, un document très intéressant pour tout linguiste en formation ou en activité. Car elles dévoilent comment Nurith Aviv parvient à révéler quelque chose d’intime de la conscience habitée par plusieurs langues qui prend le rôle de médiateur culturel. Par là, ce film constitue un complément idéal aux études linguistiques souvent très théoriques. Non seulement il parvient à saisir les affects impliqués dans la médiation qui trouvent rarement leur expression dans les traités et les manuels, mais il présente les plaisirs du travail de linguiste par l’image et le son en rendant toute sa vivacité au phénomène du langage. Il rend palpable ce paradoxe sur lequel repose la traduction et auquel elle n’échappe jamais, à savoir qu’une traduction ne peut jamais remplacer son texte original, mais seulement l’accompagner, que la traduction poursuit un but impossible et nécessaire à la fois.