J’ai erré
Entre refus et insistance
Regardant par la terre
Neiger
Le nom défaire la forme
La fonte l’avalanche
Refaire l’absence »
(DAIVE, 1967, 8)
1. Déchirer la photographie
Dans marie weiss rot/ marie blanc rouge, (GAUTHIER, 2013) tout à la fois mise en scène de voix poétiques et prosaïques, élargissement d’un dispositif théâtral, et (auto)traduction, Laure Gauthier convoque la tradition du drame bourgeois allemand pour mieux la transgresser et retracer le parcours d’une jeune femme, marie, qui parvient à desserrer sa parole étouffée et menacée par la contrainte d’une double relation, conjugale et extraconjugale : à rebours des jeunes filles vierges (blanches) sacrifiées sur l’autel (rouge) de la morale bourgeoise qui peuplent le théâtre des XVIIIe et XIXe siècles, marie réussit à conquérir son droit à « écrire blanc rouge » (GAUTHIER, 2013, 101), à une écriture à l’image de la violence blanche qui lui est faite et du sang qu’elle perd. Le texte fait entendre des voix contrastées qui alternent stéréotypes de la langue quotidienne et expérimentations verbales d’une « avalanche de poussière sonore » (GAUTHIER, 2013, 27). Ce récit de la conquête d’une langue libérée comporte une réflexion sur l’origine et sur les modes d’apparition et de disparition de cet espace-temps insaisissable sur la scène de la mémoire et de l’oubli. Plus précisément, c’est cette présence de l’origine en tant qu’elle s’absente et se dérobe en permanence que je souhaiterais aborder ici non seulement en ce qu’elle est le centre noir ou blanc qui troue le texte, mais aussi parce qu’elle soulève certains problèmes spécifiques de traduction.
À l’ère de la photographie argentique, l’album de famille était un témoignage majeur de l’origine de l’individu et de la lignée dans laquelle il s’inscrit. On ne s’étonnera pas de ce que Laure Gauthier introduise le motif de l’album photographique dans son désir de questionner et de faire flotter la notion d’origine. Dans une scène de mwr/mbr, marie parle dans l’obscurité à sa fille, Louise, qui s’est endormie. La didascalie désigne « Louise, que l’on ne voit pas », présente dans la parole de sa mère, mais absente aux yeux du spectateur ou du lecteur. marie lui annonce, par étapes, qu’elle va lui faire mal (« je te porte moi-même à l’échafaud où les coups vont pleuvoir sur tes membres » (GAUTHIER, 2013, 42), qu’elle va partir, mais qu’auparavant elle va déchirer l’effigie du couple fondateur, trouer la photo parentale pour la forcer plus tard à rechercher, et donc à voir véritablement « le visage sur le corps » de sa mère. Ce faisant, marie évoque la scène convenue des livres sentimentaux où l’enfant tombe, les yeux écarquillés, sur le portrait sépia de son père, mort à la guerre. Le visage du père ne se voit plus, ou mal, il est effacé par le trop plein de lumière, la photographie, ‘écriture de lumière’, est abolie par la lumière elle-même, tous les visages des pères morts au champ d’honneur se fondent dans une lumière blanche. La photo censée attester que l’origine a été, a effacé le sourire de la jeunesse : le présent saisi dans le cliché instantané et devenu passé par cette saisie même, n’est précisément pas attesté par la photographie. Le temps et sa lumière viennent à bout de ce qui pourtant selon Roland Barthes est la raison d’être de la photographie :
La Photographie ne dit pas (forcément) ce qui n’est plus, mais seulement et à coup sûr, ce qui a été. […] l’essence de la Photographie est de ratifier ce qu’elle représente [ …]. D’un point de vue phénoménologique, dans la Photographie, le pouvoir d’authentification prime le pouvoir de représentation. (BARTHES, 1980, 134 et 139)
Laure Gauthier va plus loin encore : valeur d’authentification et pouvoir de représentation sont abolis par la lumière même, il ne reste plus que le langage dont le pouvoir de représentation est mis au service de l’absence de traces spectrales : « Et il y a les photos blanches, sans même de fantômes dessus ». L’ekphrasis de la photo jaunie, voire blanche, atteste que l’attestation de l’origine est impossible, qu’elle s’efface. Le fantôme, c’est encore la trace du « ça a été », les photographies spiritistes de la fin du XIXe siècle, ces photomontages censés attester la réalité des spectres, remplissaient encore cette fonction pour un public naïf : redondance de la nature fantomatique de la photographie. Dans mwr/mbr la blancheur de la lumière a raison même des fantômes, la photographie ne donne pas plus accès à l’origine qu’à la trace de sa disparition. C’est que la question n’est pas de partir en quête d’une origine, mais d’un visage. Laure Gauthier retrouve le scepticisme qui a accompagné la photographie dans toute son histoire : il faut détruire l’illusion d’une origine archivable sur papier photosensible pour garantir la quête de la vraie vision du visage :
Condamnée à la nostalgie ! Pour reconstruire en pensée la moitié de la photo parentale que je vais déchirer bientôt, très bientôt. Ce faisant le papier sera abîmé au milieu, tu ne le retrouveras jamais et tu t’interrogeras toute ta vie. Tu voudras épeler à rebours ta vie, jusqu’à aujourd’hui. La chaude plaie, le trou-présent. (GAUTHIER, 2013, 44)
Rester, ne pas quitter le père, ne pas déchirer la photo barrerait l’accès au vrai visage : « Alors il n’aurait plus été possible de voir un visage sur mon corps ». Louise devra épeler sa vie, elle sera, à son tour, dans le langage, pas dans la photographie. Déchirer la photographie, c’est faire coïncider la cicatrice originelle et la « chaude plaie » actuelle, remonter du passé au présent, « dos au futur ».
2. « Gibt es ein Ur ? »
Dans son essai La traduction de la poésie, Yves Bonnefoy constate que le mot français « printemps » ne rendra jamais la dimension inchoative de l’anglais spring qui restitue dans sa toute fraîcheur l’éclosion du nouveau après le sommeil de l’hiver : « Même notre pauvre printemps, si peu évocateur, est bien reçu parmi les poètes, mais comment rivaliser avec spring qui également signifie la source, avec entre source et printemps la présence active d’un verbe – to spring, leur origine commune – qui dit, qui déploie le jaillissement, la brusque irruption du caché ? » (BONNEFOY, 2013, 38). Le monosyllabe anglais est en effet apparenté aux verbes springen / springa qui désignent dans les langues germaniques anciennes le surgissement en général, et plus particulièrement la source qui sourd. Le radical spring- est à mettre en relation avec le grec sperchomai, ou le vieil indien sprayâti, toutes formes rattachées au radical indo-européen *spergh- ou *sprengh- qui désigne un mouvement hâtif, un saut, un jaillissement. On peut dire du mot allemand Ursprung, ce que Bonnefoy dit de l’anglais spring : le français est à la peine pour rendre toute la force inchoative de ce terme. L’allemand a recours également au radical de springen pour forger le terme Ursprung qui dans ses formes anciennes (ursprinc , oorsprong en ancien néerlandais) désignait en premier lieu la source, précisément l’eau qui jaillit du sol. Il le fait par ajout du préfixe germanique ur-, dans ses formes anciennes or- ou er-, qui sert à désigner le passage d’un espace intérieur à un espace extérieur, et plus généralement la provenance, en cela synonyme de aus, « depuis, hors de », équivalent du latin e(x). Le préfixe ur- a aussi une dimension temporelle, il renvoie au surgissement premier, à l’arche, partant, à l’archaïque. Dans la mystique de Jakob Böhme, Urquell est une potentialisation du terme Quell (ou Quelle), c’est la source originelle, le fondement de l’être. Plus communément, le préfixe entre dans les composés qui déterminent les degrés de l’ascendance des ancêtres (Urahnen), de l’arrière-grand-père ou arrière-grand-mère (Urgrossvater, Urgroßmutter) et peut être surcomposé (Ururgrossvater). C’est pourquoi le composé Ursprung s’est fixé dans le sens plus général d’« origine ».
Quand Laure Gauthier utilise le préfixe ur- absolument, comme substantif – « Gibt es ein Ur ? » (GAUTHIER, 2013, LXX) –, se pose le problème de la traduction de ce monosyllabe. On serait tenté, aidé en cela par le rappel historique de l’étymologie qui nous apprend qu’une forme ancienne (accentuée) de ur- était or- (orsprinc), on serait tenté de procéder à une « traduction de surface » oulipienne et de recourir en français à la racine indoeuropéenne *or- que l’on trouve dans le grec orumi (inciter) et dans le français « origine », dérivé du latin origo, lui-même construit sur un radical qui désigne la naissance (orior) et que l’on retrouve dans le mot « orient » : « Y a-t-il un Or ? » pourrait-on ainsi traduire. Solution impraticable car l’homophonie avec le métal précieux confèrerait à l’origine un prestige qui irait précisément à l’encontre de ce que Laure Gauthier en dit dans marie weiss rot. Écartant également la solution qui aurait consisté à oser le néologisme « ourigine », croisement du français et de l’allemand, ou à tenter la reprise de la racine or- en l’orthographiant « hors » - « Y a-t-il un ‘ hors’ ? » - sur le modèle du jaillissement (« hors de »/ ur- ou er- dans le sens de aus), il a fallu pour les besoins de la compréhension conserver la traduction convenue du préfixe ur- par le substantif « origine » ou l’adjectif dérivé : « originel ». « Gibt es ein Ur ? »/ « Y a-t-il une origine ? » Pourtant, si Laure Gauthier utilise par ailleurs à plusieurs endroits des substantifs composés avec ur- (Urnarbe, cicatrice originelle, Urmaske, masque originel), elle pose explicitement la question centrale de l’origine à partir du préfixe absolu substantivé : « Gibt es ein Ur ? ». Qu’en est-il de cette source par excellence, de cet ombilic immémorial que la pensée occidentale, en une association fatale, identifie à l’authenticité et à l’identité ? Laure Gauthier échappe à la question de l’identité en définissant l’origine, non pas comme plénitude jaillissante, mais comme cicatrice originelle, comme béance refermée et souvenir de cette béance, empêchant par là toute hypostase du moment premier, récusant toute poésie de l’univoque source : « La douleur transperce à plusieurs doigts de profondeur. Je pensai brièvement : c’est la cicatrice originelle. Le petit trou. La signature de chair. Grossièrement cousue. Y a-t-il une origine ? » (GAUTHIER, 2013, 68). Ceci apparaît avec force dans un passage emblématique où marie croise, lors d’une soirée à l’opéra, une femme aux traits asiatiques qui éveille en elle le nom d’une « origine » géographique imaginée, la Laponie : « Sa peau si jaune et ses pommettes si prononcées que ça m’a fait penser à la Laponie bien que je n’y sois jamais allée et que je ne sache pas exactement où ça se trouve sur le globe » (GAUTHIER, 2013, 82). Cette rencontre toutefois déclenche précisément une réflexion sur l’absence, sur l’impossible assignation à une origine : « Ses yeux et sa peau me rappelleront toute ma vie l’absence perdue. Absence de la neige, non présence du soleil. Elle n’a peut-être jamais vu de sols glacés avec des reflets de lumière » (GAUTHIER, 2013, 82). Le besoin d’origine ne se laisse pourtant pas nier si facilement, le réflexe de marie est de chercher spontanément la « neige originelle », Urschnee : « Je l’ai regardée et j’ai cherché immédiatement à tâtons la neige originelle. Je cherche le soleil brûlant dans le froid que je n’ai jamais connu – dans l’art ». Mais la peau jaune et les yeux bridés sont des caractéristiques extérieures, jetées à la figure de la personne comme des attributs censés faire signe vers une origine fantasmée :
Ils rappellent la fausse présence de quelque chose que l’on croit avoir perdu et que pourtant l’on n’a jamais possédé. Mouvement de pendule entre la fausse origine et la pseudo-absence. Faux mouvement. Fait d’artifices. (GAUTHIER, 2013, 82)
Le visage avec ses attributs accidentels n’est qu’une surface de projection, il suggère une origine donc une nostalgie qui sont toutes deux illusoires. Quand il se fait faciès, le visage devient masque, c’est pourquoi il ne saurait garantir l’accès à l’origine. Dans la scène finale, juste avant que marie ne congédie physiquement Albert pour mieux éprouver son soutien dans la distance, – parodie « d’amor de lonh », – « Tu es mon point de fuite. Tu dois rester à l’horizon […] attirer mon esprit, me libérer de ta présence […] Mais en pensée reste à proximité. Soutiens-moi de loin » (GAUTHIER, 2013, 101), est suggéré avec beaucoup de pudeur une ultime extase blanche où le flux séminal d’Albert se mêle aux larmes qui coulent sur le visage de marie pour donner lieu à une « langue automnale » : « Coule blanc sur le masque originel ! Purifie cette langue en te mêlant à mes mots. Les gouttes claires humidifieront mes mots secs en un contrepoint fécond. Phrases sentant la mousse, ailées, devenues humides. Langue automnale » (GAUTHIER, 2013, 100). Jusqu’au bout il est fait signe vers ce qui porte le nom d’origine, c’est-à-dire de ce qui justement ne saurait être le terminus a quo de la vie et le terminus ad quem de la quête. L’origine n’est ni véritablement première, ni ultime étape dans le processus archéologique de la quête mémorielle ou identitaire, il y a toujours un commencement avant le commencement, un visage au-delà ou en-deçà du masque. Le masque, c’est l’identité d’emprunt, c’est la non-identité : au point nodal de mwr/mbr il y a un « masque originel », Urmaske, un oxymore, c’est-à-dire encore une figure de l’entre-deux.
La remise en question de l’idée d’origine ne passe pas seulement par une mise en tension des termes allemands qui font scintiller la source, sa force inchoative, dans le préfixe ur- ; elle est inscrite dans le projet même d’une écriture entre deux langues, plus précisément dans la déconstruction de la notion de texte original. Le premier mouvement d’écriture de mwr/mbr s’est fait en allemand, langue non « maternelle » de l’auteur, une façon de refuser d’emblée ce que la langue maternelle pourrait avoir de fondateur, une façon aussi de décentrer le langage, de le « dégonder » pour reprendre une expression chère à Laure Gauthier. Cette dérive prévoyait d’emblée une traduction du texte allemand vers le français, traduction qui elle-même devait éviter le piège de la rechute dans la position rassurante de la langue maternelle. C’est pourquoi Laure Gauthier s’est adressée à moi pour passer à l’épreuve de la traduction ce qui ne peut être tout à fait qualifié de texte « original ». Par ailleurs, le texte français, signé par moi seul, aurait pu, en contradiction avec le projet, retrouver un statut traditionnel de « traduction » (seconde) d’un texte « original » (premier). C’est pourquoi Laure Gauthier, dans une dernière étape, s’est approprié le texte français en retravaillant la traduction afin de renforcer la musicalité de la langue et mettre en évidence le « tempo de la pensée » (Patrice Loraux) propre à chaque personnage. En publiant les deux textes tête-bêche, elle déconstruit le rapport de l’original à sa transposition française et fait flotter les catégories. Le projet mwr/ mbr, s’il fait jouer sur chacun de ses versants les possibilités et impossibilités propres à la langue allemande et à la langue française, ne s’origine pas dans une langue mais dans l’espace intermédiaire entre deux langues, dans l’entre-deux que constitue « la poésie de couloir » (Flurpoesie) dont il est question à la page 26.
3. Lawinensprache/ langue-avalanche
Dans son essai « La neige en français et en anglais » (BONNEFOY, 2013, 205-211), Yves Bonnefoy établit une comparaison entre la langue et la neige :
Les flocons de neige sont des mots, les mots, dans une missive ou dans un poème, sont de la neige qui tombe, et il y a des rapports dans notre parole qui ressemblent à ces rencontres qui réunissent puis dissocient des flocons. Neige serait langage, langage neige. (BONNEFOY, 2013, 208-209)
Ce qui fonde la métaphore, le tertium, c’est la capacité que la neige et le langage ont, tous deux, de disperser l’épaisseur des concepts. La langue-neige laisse apparaître les sonorités, les couleurs des mots, « leur ébouriffement » derrière l’opacité du Logos : « Les flocons ont trop de dimensions, celles-ci sont trop imprévues et imprévisibles, pour qu’à les suivre des yeux on puisse penser à de la raison dans le discours » (BONNEFOY, 2013, 209-210).
La langue chez Laure Gauthier est « neige », force de désintégration, agent de dislocation et de transparence, mais cette neige ne produit pas l’effet de présence qu’a le langage poétique chez Bonnefoy. Pour filer la métaphore, on pourrait dire que le langage dans mwr/mbr, s’il a la transparence de légers flocons, se reconstitue en congère poussée par la tempête, il se fait langue-avalanche. L’amant de marie, Albert, se sent comme enseveli sous l’avalanche des mots de marie, mais celle-ci en un beau passage autoréflexif se présente, elle (pas Albert), comme prise par les tourbillons du langage blanc qui l’ensevelit, par le mouvement de sa propre langue où alternent enfouissement, accélération, ralentissement, syncope, nouvel ensevelissement, mais où surgit aussi une neige nouvelle :
Avalanche de poussière sonore. Blocs qui déboulent, impact, particules tourbillonnantes, plaques qui se détachent. Horizons glissants. Sur lesquels tout s’effondre, tout est réparti autrement […] Masse créative, qui se dissout, avale, dévale, vite et lentement à la fois. Qui se pulvérise elle-même. Feu d’artifice blanc ! […] Paisible éternité, un glacier ! Soudain : sauvage quiétude, tout s’anime, tout dessine des cavernes, des montagnes, s’écoule doucement. Une neige nouvelle se forme. Un miracle. (GAUTHIER, 2013, 27-28)
Le texte allemand rend ce mouvement de chute et cette puissance de recouvrement par une alternance de rythmes d’anapestes, de dactyles et de trochées :
Klangreiche Staublawine. Herabstürzende Brocken. Aufprall, aufgewirbelte Partikel, Decken ? Gleithorizonte. Auf den alles abstürzt, anders verteilt wird. […] Kreative Masse, löst sich auf, verschlingt, überfällt, schnell und langsam zugleich. Pulverisiert sich selber. Weißes Feuerwerk ! […] Es lag so ruhig ewig. Gletscher-gleich ! Plötzlich, wild still bewegt sich alles, bildet Höhlen, Berge, rieselt herunter. Es entsteht Neuschnee. Ein Wunder. (GAUTHIER, 2013, XXIX)
L’alternance de syllabes accentuées et non accentuées permet à l’allemand de suggérer la chute, l’éboulement et le rebond, Áuf-prall , áuf-gewirbelte Partíkel : le préverbe accentué auf crée un mouvement ascendant, un retardement qui trouve ensuite sa résolution dans la chute -gewirbelte Partikel, elle-même une dernière fois suspendue par l’accentuation de la syllabe -ti-. Le français n’a pas véritablement de ressources de ce genre à sa disposition, la répétition du préverbe auf-, le rythme dactylique ne peuvent être restitués en tant que tels, mais j’ai essayé de récupérer ailleurs un équivalent par un effet de répétition et par la suggestion rythmique d’un éboulement associés à une homophonie sémantiquement signifiante. Si l’allemand verschlingt, überfällt ne présente pas de travail particulier sur le signifiant comparé à la séquence Aufprall, aufgewirbelte Partikel , si ce n’est la succession d’un iambe et d’un anapeste (-x,--x), je l’ai toutefois rendu par « avale, dévale » qui, au-delà de l’assonance et de l’allitération, crée une relation signifiante à l’avalanche par le biais de l’étymologie: le texte traduit cherche lui aussi à se faire mimétiquement avalanche. En effet, à en croire les dictionnaires étymologiques, le mot français « avalanche » est un croisement du verbe « avaler » (du latin advallare, conduire au val, descendre, puis spécifiquement : faire descendre, ingurgiter de la nourriture), et de lavanche ou lavanca, terme franco-provencal dérivé du latin labina, l’éboulement. Or le terme allemand Lawine est lui-même dérivé du latin labina. En traduisant verschlingt par « avale » et überfällt par « dévale » – du latin vallus qui a donné le verbe devallare : descendre le val –, je prolonge phonétiquement et sémantiquement le mouvement de descente et d’éboulement, mais je souligne aussi, en sollicitant pour ainsi dire la mémoire étymologique des mots, le lien qui, par l’intermédiaire de l’etymon labina, relie « avalanche » et Lawine.
Il m’a semblé que pour éviter toute survalorisation du paradigme étymologique, toute tentation de faire de la langue la demeure de l’être ou de l’origine, il fallait jouer sur des étymologies glissantes. Faire entendre par la chaîne « avalanche/avale/dévale », le latin, le franco-provençal, le français et, par le tête-bêche, l’allemand Lawine, c’est rendre justice à « la poésie de couloir » et à la méfiance de Laure Gauthier vis-à-vis de tout culte de l’origine, fût-elle étymologique.