Quelques résistances traductives en poésie : notes sur les poèmes de Lotte Kramer (1923-) et traduction de «  The landscape stays the same »  et « Morning »

Plan

Texte

Les poèmes de Lotte Kramer m’ont déjà donné l’occasion à plusieurs reprises de me confronter aux divers aspects de la notion de résistance qu’ils donnent à percevoir et, plus encore, à éprouver lors de leur lecture et de cet acte fondé sur une incorporation première qu’est la traduction. La phase initiale de celle-ci, décisive, consiste en effet le plus souvent, comme le souligne le poète et traducteur Claude Vigée, à « marmonner » des vocables, à appréhender un rythme « en l’intériorisant par degrés », en « gliss[ant] avec un bonheur inquiet de phonème en phonème » (VIGÉE, 1991, 34). Cette phase de balbutiements, de « babélisation » (BATISTA, 2003, 22) est nécessaire car riche d’enseignements. Cette première approche, tactile autant que sonore, pose les fondations d’une rencontre intime avec une texture, un rythme, une matière qui ne pourront plus, par la suite, être perdus de vue. Elle entraîne dans une expérience des limites du possible, du souhaitable, plaçant au cœur de cet itinéraire la question de l’allégeance à l’objet de la fascination première qu’est le poème et au partage du sensible auquel il invite.

La toute première résistance du poème est, dans l’ordre d’apparition, celle de sa naissance, de la survenue tardive de ce mode d’expression chez Lotte Kramer dont le traumatisme originel, celui de l’adolescente allemande venue en Angleterre avec le Kindertransport pour échapper aux horreurs nazies, fut longtemps relégué à l’obscurité d’un être en quête de survie par une forme de dessaisissement mémoriel premier. Le poème « The cry  »/ » Le cri » (KRAMER, 2015, 43  ; KRAMER, 2024, 17) témoigne ainsi d’un processus de refoulement qui n’a pas résisté aux assauts de la mémoire, à la pugnacité des racines dont le chant se fait entendre (KRAMER, 2015, 187  ; KRAMER, 2024, 40), des voix oubliées qui percent çà et là la trame du silence épaissie par les années d’un exil soigneusement aménagé et habité par une vie nouvelle (VINCENT-ARNAUD, 2018  ; KRAMER, 2024  ; VINCENT-ARNAUD, 2020).

Une fois surgi, le poème résiste encore. Entré par effraction – Lotte Kramer multiplie en effet les images du cri, du brise-glace (KRAMER, 2015, 27  ; KRAMER, 2024, 13), des mots venus briser le carcan d’une vie sans aspérités apparentes –, il ne se livre qu’au prix d’une lecture qui requiert une concentration extrême excluant toute tentation de céder à l’appel de la facilité et d’un quelconque lissage d’une forme dont le caractère crucial s’impose tout d’abord visuellement. Comme sculptés sur la page, de nombreux poèmes y font saillie par leur relief singulier : alternance de longueurs, retraits, fragmentation ou densité, la matérialité visuelle du poème fait signe vers le mélange d’élans et d’emballements de la mémoire et de la réflexion qu’elle suscite, et de replis vers une intériorité qui ne saurait subir trop longtemps la pleine lumière ou peine à se dévoiler. Le poème « Black over Red (Rothko) »/ » Noir sur rouge (Rothko) » (KRAMER, 2015, 301  ; KRAMER, 2024,56) figure à lui seul ce duel dont la forme poétique en général est le reflet (VINCENT-ARNAUD, 2018 et 2020), dressant par endroits des murailles sur une page dans laquelle se logent tout autant de brèches. Sonorités répétées et survenues occasionnelles de rimes (au sein d’un format généralement très libéré) complètent cet aperçu des singularités de cette forme poétique et de sa puissance d’évocation sonore comme visuelle.

La résistance se poursuit dans l’intensité du lexique et de l’image, toutes voiles polysémiques dehors. Les métaphores, souvent filées, composent des tableaux allégoriques saisissants, les synesthésies donnent la mesure tout à la fois de l’œil de la peintre que fut Lotte Kramer et d’une sensorialité majeure et salvatrice – l’hommage vibrant du poème « For Colette »/ » À Colette » est éloquent (KRAMER, 2015, 209  ; KRAMER, 2024, 42). La densité expressive à l’œuvre est celle de l’expansion incessante d’une vision qui s’obstine à creuser les images surgies d’une mémoire et d’un environnement polymorphes. Traduire, c’est chercher à vaincre ces résistances, partir à l’assaut de cet imaginaire qui se déploie dans la concentration extrême de la forme, passer derrière le tableau auquel il a donné naissance pour tenter de percer les secrets de sa fabrique, de sa texture si dense et si serrée. La pratique exclusive de l’anglais, langue seconde de Lotte Kramer, autorise à l’évidence ce type de fulgurances, d’images encapsulées dans des lexèmes ou des segments brefs. Mais elle fait également advenir cette langue autre, que l’on fait sienne en s’exilant, en perdant l’innocence, cette langue marquée par une forme de « surconscience linguistique », de « conscience de la langue comme territoire imaginaire à la fois ouvert et contraint » (GAUVIN, 2023, 42). Le poème « Bilingual »/ » Bilingue » (KRAMER, 2015, 139  ; KRAMER, 2024, 35), avec son questionnement central sur les phonèmes respectifs de l’allemand et de l’anglais, entre « phrases campées sur les rives » et « terre hésitante qui adoucit les voyelles », révèle toute la force ambivalente de ce territoire dont l’expansion est une forme de valeur ajoutée de la quête identitaire.

Les deux poèmes dont je propose ici une version française, à la suite de ma traduction d’une soixantaine d’autres poèmes (KRAMER, 2024), me paraissent représentatifs, chacun à sa manière, de la plupart des caractéristiques que j’ai tenté de mettre au jour ici même comme dans mes différents travaux de traduction et d’analyse de ces textes et de la voix qui les anime. Depuis la résistance de la pensée nourricière qui se fond aux images de la persistance de la nature jusqu’à l’obstination de la mémoire qui livre les vestiges du passé au jour qui naît, se dessine une alternance du déferlement lyrique et de la fragmentation, de l’universalité du we à l’expérience singulière d’un I qui sont les deux versants sensibles et humanistes de cette poésie d’un silence et d'un être au monde pleinement investis.

The landscape stays the same

The landscape stays the same but we have aged,
The mountains still allure and draw us up,
The forests just as fragrant and unchanged.

The church bells swell the valley, six o’clock.
The evening slowly lowers down its net
And wraps the houses in a filmy lock.

No wind, maybe a storm is brewing, set
To terrify the animals, some humans
Too, but soon, in kindness, they’ll forget.

Give thanks that we can wander in these lanes,
Look up at snow-peaks though ice shrinks each year,
Breathe in such air as sparkling as champagne.

In time our footsteps will not matter here.
Our shadows will be swallowed by the trees.
Each thought we planted will live anywhere.

(KRAMER, 2015, 254)

Le paysage demeure

Le paysage demeure quand pour nous le temps passe,
Les montagnes toujours nous charment et nous attirent,
Les forêts sont les mêmes et leurs parfums vivaces.

Les cloches emplissent la vallée, sonnant six heures.
Le soir lentement fait descendre son voile,
Enveloppant les maisons de ses rets de vapeurs.

Aucun vent, peut-être la menace d’un orage censé
Effrayer les animaux, quelques humains
Aussi, mais leur cœur en chassera la pensée.

Bienheureux sommes-nous d’aller par ces montagnes,
Voir les pics enneigés malgré le déclin des glaciers,
Humer cet air pétillant comme du champagne.

Ici bientôt l’empreinte de nos pas s’effacera.
Nos ombres seront englouties par les arbres.
Chaque pensée semée par nous çà et là survivra.

Morning

The swish of curtains
In the morning
Demands the day.
Sun trying to emerge
Through dirty windows
Marbles the floor,
The heirloom room
With preferred shabbiness
From past histories.
Worn textures fading
Into our present
With warm hands.
All greeting my daily
Experiment with the truth
And accident of living.
(KRAMER, 2015, 285)

Matin

Le bruissement des rideaux
Le matin venu
Réclame le jour.
Le soleil qui s’insinue
Par les fenêtres sales
Marquette le sol,
La pièce aux reliques,
De lambeaux choisis
D’histoires du passé.
Trames usées s’immisçant
Dans notre présent,
Les mains chaudes.
Accueil quotidien de
Ma confrontation avec la vérité
Et le hasard de l’existence.

Bibliographie

KRAMER, Lotte, 2015, More New and Collected Poems, Ware, Rockingham Press.

KRAMER, Lotte, 2024, Poèmes choisis, Bon-Encontre, Interstices éditions, traduction et postface de Nathalie Vincent-Arnaud.

BATISTA, Carlos, 2003, Bréviaire du traducteur, Paris, Arléa.

GAUVIN, Lise, “Surconscience linguistique et langagement : de l’irrégularité à la variance”, in Lise Gauvin (éd.), Des littératures de l’intranquillité, 2023, Paris, éditions Karthala, p. 41-57, https://shs.cairn.info/des-litteratures-de-l-intranquillite--9782384090662-page-41 ?lang =fr

VIGÉE, Claude, “Autour de Rilke”, in Actes des Huitièmes Assises de la traduction littéraire en Arles, Arles, Actes Sud, 1991, p. 30-36.

VINCENT-ARNAUD, Nathalie, “Révolution de soi, révélation de l’autre : figures du transport dans quelques poèmes de Lotte Kramer”, in Études de Stylistique Anglaise n° 13, 2018, p. 161-172, https://journals.openedition.org/esa/337

VINCENT-ARNAUD, Nathalie, « Persistances musicales : la poésie hantée de Lotte Kramer »,in Nathalie-Vincent et Frédéric Sounac (éd.), Des histoires de la musique : perspectives intersémiotiques et cognitives, Textes et Contextes n° 15-1, juillet 2020,

https://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php ?id =2733

VINCENT-ARNAUD, Nathalie, « « 'Une ample mélodie, tissée de mille voix' : la mélodie mnésique des objets dans la poésie de Lotte Kramer » « , in Aurélie Guillain et Carline Encarnacion (éd.), How Memory Works with Things / Objets matériels et écritures du souvenir, Leaves, n° 19, 2025, à paraître.

Citer cet article

Référence électronique

Nathalie Vincent-Arnaud, « Quelques résistances traductives en poésie : notes sur les poèmes de Lotte Kramer (1923-) et traduction de «  The landscape stays the same »  et « Morning » », La main de Thôt [En ligne], 12 | 2024, mis en ligne le 16 décembre 2024, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1350

Auteur

Nathalie Vincent-Arnaud

Université Toulouse-Jean Jaurès
Nathalie.vincent-arnaud@univ-tlse2.fr

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