Malgré sa popularité aux États-Unis depuis les années 1970 et sa redécouverte récente en France, aucun ouvrage de Monique Wittig, théorique ou littéraire, n’a jusqu’à présent été traduit en chinois. Si les pensées lesbianistes radicales de l’autrice risquent d’empêcher son introduction en Chine, où les contenus homosexuels subissent une forte censure, les difficultés de traduction pourraient également décourager les traducteur·ices qui s’intéressent à ses ouvrages littéraires moins engagés, comme L’Opoponax, premier roman de l’autrice. À la fin de l’année 2024, soixante ans après la publication de L’Opoponax en France, le lectorat chinois pourra enfin accéder à ce chef-d’œuvre que Marguerite Duras qualifie comme « le premier livre moderne qui ait été fait sur l’enfance » (DURAS, 1964). Le présent article, rédigé à la veille de la publication de l’édition chinoise de L’Opoponax, a pour objectif de démontrer les enjeux de la traduction de ce roman et de proposer quelques explications concernant mes choix de traduction.
Le cheval de Troie de Monique Wittig
Dans son article « Le cheval de Troie » (1984), Monique Wittig compare « toute œuvre littéraire importante, au moment de sa production, » (WITTIG, 2018, 124) au cheval de Troie, machine de guerre en bois :
Tout d’abord il semble étrange aux Troyens, le cheval de bois, sans couleur précise, énorme, barbare. Telle une montagne il s’élève jusqu’au ciel. Puis petit à petit, ils découvrent des formes familières qui coïncident avec celles d’un cheval. […] Le cheval construit par les Grecs est sans doute aussi un cheval pour les Troyens, même s’ils le considèrent encore avec inquiétude. […] Mais plus tard ils s’attachent à l’apparente simplicité, dans laquelle ils voient de la recherche. Ils voient maintenant, toute l’élaboration que sa façon brute et rudimentaire a d’abord cachée. Ils en arrivent à voir comme étant forte, puissante, l’œuvre qu’ils avaient considérée sans forme. Ils veulent se l’approprier, l’adopter comme un monument et la protéger à l’intérieur de leurs murs. (WITTIG, 2018, 123)
Cependant, ce que les Troyens croyaient être une offrande à Athéna se transforme en machine de guerre une fois qu’ils l’ont amenée à l’intérieur de leur cité, avec les guerriers grecs cachés dedans.
Une œuvre ayant une nouvelle forme fonctionne de la même manière : elle attire par son originalité, mais conserve assez de similitudes avec les formes traditionnelles pour être acceptée par celles-ci. Une fois intégrée, elle détruit de l’intérieur le système qu’elle conteste. Les formes littéraires conventionnelles que Wittig vise à renverser sont celles qui reposent sur et reproduisent « la catégorie de sexe » (WITTIG, 2018, 47). Pour Wittig et d’autres féministes matérialistes, la différence entre les sexes est une construction sociale imposée par la classe dominante, c’est-à-dire les hommes, pour justifier une division du travail inégalitaire dans la famille (WITTIG, 2018, 47) : les femmes, dotées d’un utérus, sont assignées à la reproduction de l’espèce et à des tâches domestiques non rémunérées, tandis que les hommes sont censés être plus aptes à exercer des activités productives et rémunératrices sur le marché du travail. Rendues dépendantes de leur mari, les femmes sont exclues des sphères publiques et sont réduites à leur fonction sexuelle et reproductive, sans égard à leur diversité et leur liberté. Les hommes, quant à eux, s’accaparent le contrôle de « la reproduction et [de] la production des femmes ainsi que [de] leurs personnes physiques » (Wittig, 2018, 48). Ils s’arrogent le pouvoir de définir les normes, les valeurs, et les catégories qui structurent la société, et de présenter leur point de vue comme neutre, objectif, et universel.
Cette catégorie de sexe « imprègne tous les discours » et « est constamment renforcé[e] à tous les niveaux de la réalité sociale » (WITTIG, 2018, 47), de telle manière que « nous ne pouvons pas penser en dehors d’elle » (WITTIG, 2018, 50). Par conséquent, en tant que moyen d’expression et de structuration du discours, le langage utilisé dans les littératures conventionnelles est naturellement marqué par cette conception. Le genre linguistique en est une illustration brillante selon Wittig. En effet, en français, une langue fortement marquée par le genre grammatical, comme en anglais, une langue considérée comme « sans genre », le masculin a une fonction dite « générique » (par exemple, dans la phrase « A person can’t help his birth »), tandis que le féminin, porteur de la marque du genre, ne peut jamais être au-delà des genres (par exemple, dans la phrase « Nous sommes allées au cinéma hier »).
Pour créer une nouvelle forme littéraire dans le but de détruire la catégorie de sexe, il faut renoncer au langage utilisé par la classe dominante. Wittig a deux choix : soit créer des néologismes et nouer de nouveaux liens entre signifiants et signifiés, soit dépouiller le langage « de l’histoire et de son usage social pour permettre aux mots de revenir à leur pure matérialité, à un langage à l’état brut, pré-signifiant, avant qu’il ne soit mobilisé autour d’un objectif idéologique ou conceptuel »1, comme le propose Annabel I. Kim (KIM, 2018, 131). C’est la seconde stratégie qui a été adoptée par Wittig dans son premier roman, publié en 1984. En s’inspirant de sa propre expérience, l’autrice choisit l’enfance comme le contenant de son langage pur car celle-ci « se prête bien à l’apprentissage d’une forme qui soit au-delà des genres » (WITTIG, 2018, 141). Le roman est intitulé L’Opoponax, un détournement du mot opopanax, le nom d’une plante dicotylédone2. Le caractère « o » qui remplace le « a » au milieu du mot donne le premier indice sur la machine de guerre que Wittig construit dans son roman : l’usage du pronom personnel indéfini « on » pour désigner le sujet narrant.
Les pronoms personnels occupent une place essentielle dans la pratique littéraire de Wittig : hormis le pronom « on » dans L’Opoponax, nous trouvons également l’usage du pronom « elles » comme personnage collectif dans Les Guérillères (1969), l’usage des pronoms fendus comme « j/e », « m/a » dans Le Corps lesbien (1973). Si Wittig prête une attention particulière aux pronoms personnels, c’est parce qu’ils jouent un rôle primordial à la fois dans la constitution du discours et dans la fonction du genre dans le langage, comme l’explique l’autrice :
Les pronoms personnels sont les seules instances linguistiques qui, dans le discours, désignent les locuteurs et les situations de passage et d’accès au langage. […] Et dans le même mouvement qu’ils sont instrumentaux et qu’ils activent la notion de genre, ils dissimulent le genre et le font passer inaperçu. (WITTIG, 1973, 135-136)
En effet, les pronoms de la première et de la deuxième personne ne sont pas marqués par le genre grammatical, mais les participes passés et les adjectifs qui s’y rapportent révèlent le sexe du référent et s’accordent en conséquence.
Ce n’est pas le cas pour le pronom indéfini « on », provenant du latin homo, qui signifie « être humain ». Il ne distingue ni le genre ni le nombre du référent et a un très large éventail de signification : « on » peut désigner, selon le contexte, un sujet inconnu des locuteur·ices, équivalent à « quelqu’un » (« On sonne à la porte. »), un ensemble de personnes, au sens de « les gens » (« En France, on célèbre la fête nationale le 14 juillet. »). Il peut se référer à « nous » dans le registre familier (« On y va. »). Dans des situations spécifiques, il peut également désigner une personne déterminée et s’utiliser à la place de « je », de « tu », de « vous », de « il » et de « elle ». L’emploi du pronom « on », ambigu et familier, reste rare à l’écrit, d’où l’étonnement face à la présence de plus de deux mille « on » dans L’Opoponax.
Dans le roman, le « on » oscille, et souvent de façon floue, entre le personnage principal de Catherine Legrand, le groupe d’enfants dont elle fait partie, et un point de vue qui n’est pas le sien. Grâce à ce pronom indéfini, Wittig crée « un langage dont rien ne vient troubler l’usage et l’exercice » (WITTIG, 2018, 141) : le « on » ne distingue pas de genre, ce qui permet à Wittig de « situer les caractères du roman en dehors de la division sociale des sexes et l’annuler pendant la durée du livre » (WITTIG, 2018, 141) ; « on » ne marque pas de nombre non plus, ce qui lui permet d’universaliser l’expérience personnelle et unique de Catherine Legrand, une jeune fille conçue en dehors de la catégorie de sexe. Ce dernier point oppose L’Opoponax de manière fondamentale aux littératures conventionnelles qui se contentent de rajouter quelques personnages homosexuels. Considérés comme exceptions du système hétérosexuel, ces personnages minoritaires ne font que confirmer la pensée dominante, comme le souligne Linda M. G. Zerilli (ZERILLI, 2005, 97).
Le remplacement des pronoms personnels par le pronom indéfini « on » n’est pas un changement mineur, car il ne se limite pas à éviter l’accord en genre des participes passés et des adjectifs, qui est son influence la plus directe. Il affecte aussi l’ensemble de la forme du roman, comme le montre Wittig :
une fois que la dimension de la personne, autour de laquelle toutes les autres s’organisent, est mise en jeux, rien ne reste intouché dans le langage. Les mots, leurs dispositions, leur arrangement, leurs relations, l’entière nébuleuse de leurs constellations, basculent, se déportent, s’engouffrent dans le non-dit, changent leur orientation, sont mis la tête en bas. (WITTIG, 2018, 140)
Ainsi, l’écriture de L’Opoponax est originale dans son ensemble : des phrases succinctes s’insèrent dans de longues phrases rarement ponctuées ; les événements s’enchaînent et se juxtaposent sans séparation de lignes. Le regard du « on » fonctionne ainsi comme un regard de cinéma, grâce auquel « l’enfance fait, se fait, respire sous nos yeux » (DURAS, 1964).
Traduire l’intraduisible
Si le pronom « on » permet à Wittig de lutter contre la catégorie de sexe dans la langue et la culture françaises, il est un casse-tête pour les traducteur·ices qui souhaitent traduire le roman vers une langue qui ne présente pas de tel pronom indéfini. Le chinois fait partie de ces langues.
Mes tentatives de traduction commencent par la recherche d’un pronom chinois qui aurait une fonction similaire à celle du « on ». Le système pronominal du mandarin, dont la formation est fortement influencée par les langues européennes (JORTAY, 2018, 5), distingue trois personnes grammaticales (1re, 2e, 3e), trois genres (masculin, féminin, neutre) et le nombre (singulier et pluriel). Cependant, en chinois classique, l’usage des pronoms personnels est beaucoup plus flexible. Par exemple, le pronom de la troisième personne qi其 est un pronom qui ne marque ni le genre ni le nombre. Il peut désigner un ou plusieurs hommes, une ou plusieurs femmes, un ou plusieurs animaux, une ou plusieurs choses. Il peut également fonctionner comme adjectif possessif, dans le sens de « son/sa/ses ». Il existe quelques rares cas où le qi其 s’emploie à la place des pronoms de la première ou de la deuxième personne3. Cependant, en chinois classique, les pronoms sujets de la troisième personne sont habituellement omis, ce qui fait que le mot qi其 est rarement utilisé en tant que sujet. Par ailleurs, le registre soutenu de ce pronom du chinois classique risque d’introduire une étrangeté qui est absente du texte original. De même, certains pronoms personnels dans les dialectes chinois ont un usage plus flexible que celui des pronoms du mandarin. Par exemple, le pronom personnel zan咱, fréquemment utilisé dans le Nord, est un pronom qui ne marque pas le nombre : il peut signifier à la fois « nous » et « je ». Cependant, privilégier un dialecte plutôt qu’un autre risque de réduire l’acceptabilité du texte traduit.
Le phénomène de l’omission des pronoms personnels sujets dans le chinois classique m’a fourni une deuxième piste de traduction. En japonais, par exemple, l’omission des pronoms de la première et de la deuxième personne est très fréquente, car le contexte et la situation permettent souvent de comprendre qui parle. Les Japonais utilisent rarement le pronom « je » pour se désigner, sauf pour marquer leur identité ou leur position. Cette particularité de la langue a permis au traducteur japonais de L’Opoponax d’éviter de préciser le sujet de chaque phrase et de le sous-entendre par le contexte4. Contrairement au japonais et au chinois classique, l’omission des pronoms personnels sujets reste limitée en mandarin et une omission systématique du sujet risque de rendre le texte chinois illisible et incompréhensible.
La troisième possibilité de traduction consiste en la substitution du « on » par un pronom personnel de la première ou de la troisième personne. Sur le plan syntaxique, la répétition du nom du personnage principal, Catherine Legrand, dans le texte rend la troisième personne plus appropriée. Il s’agit d’ailleurs la stratégie privilégiée par Clara Lusignoli dans sa traduction italienne de L’Opoponax (NUGARA, 2019). Prenons comme exemple un extrait du début de la quatrième partie du roman :
On a mis le fusil au milieu. Si quelqu’un arrive sur la gauche de Catherine Legrand ou sur la droite de Vincent Parme il ne le verra pas, il suffira à l’un ou à l’autre d’avancer en parlant de long en large devant le canon du fusil pour que l’un ou l’autre puisse pendant ce temps-là s’en saisir et le dissimuler derrière son dos. (WITTIG, 2018 [1964], 99)
L’ambiguïté introduite par le « on » du début de l’extrait est rapidement enlevée par la phrase suivante avec le nom de Catherine Legrand et celui de Vincent Parme. Le « on » fonctionne dans cette situation en tant que pronom de la troisième personne du pluriel et peut donc être remplacé par le pronom « ils » selon la règle grammaticale du français standard. Cependant, utiliser un pronom masculin pour désigner un groupe mixte souligne la valeur générique du masculin et va à l’encontre de l’engagement féministe de l’autrice. Comme l’emploi générique des pronoms masculins existe aussi dans la langue chinoise, il faut éviter cette substitution.
Sur le plan du genre, les pronoms de la première personne paraissent un meilleur choix, car en chinois, l’information sur le sexe du référent d’un pronom de la première personne ne se manifeste pas au niveau linguistique. Néanmoins, toute création linguistique de l’autrice disparaîtrait dans l’ombre de wo我 (« je ») ou de women我们 (« nous »). Par ailleurs, les pronoms de la première personne risquent de subjectiver l’écriture objective de Wittig et de la réduire à une simple expérience personnelle.
Tout compte fait, je décide de traduire le « on » par les pronoms de la deuxième personne, la même stratégie que Helen Weaver adopte dans sa traduction anglaise. Au lendemain de la publication de la version anglaise de L’Opoponax en 1966, la critique littéraire américaine Mary McCarthy exprime son opposition au choix de Weaver :
Unfortunately, this word is not translatable into English, and the translator’s “you” could hardly be more wrong most of the time. “You” is personal and familiar ; it is the word you use when talking to yourself. “You ought to do that, Mary.” True, I can write “the word you use,” meaning you-and-I, reader. But I cannot write “You played baseball,” if I mean all of us played baseball that day. On is impersonal, indefinite, abstract, neutral, guarded. It is myself and everybody in a given collective at a given time. (MCCARTHY, 1970, 105)5
Le point de vue de McCarthy est rejoint par celui de Raphaële Brossard qui conteste dans sa « Note de recherche » le choix de la traductrice américaine d’introduire une figure lectrice dans le roman :
Ce faisant, puisqu’il n’est pas naturel de voir « you » et « she » comme coréférentiels, Catherine Legrand paraît être progressivement évincée de l’intrigue, au détriment de la figure du lecteur, interpellée et intégrée à la narration par la répétition incessante de « you ». Il semble alors au lecteur que la petite fille n’est désignée que par le pronom « she » dans le texte de Weaver, pronom éminemment marqué par le féminin et en aucun cas situé en dehors du système de genre. Le vécu de Catherine Legrand n’est nullement universalisé : bien au contraire, l’utilisation du pronom féminin renforce son caractère particulier en soulignant constamment le fait qu’elle est une fille. (BROSSARD, 2019)
McCarthy et Brossard font le même type d’erreur : elles analysent l’emploi du « you » de la traductrice en dehors de son contexte et de son cotexte. Tout comme l’emploi de Wittig du pronom « on » est différent de son emploi habituel, intégré dans le texte de Weaver, le sens du pronom de la deuxième personne « you » dérive de son sens habituel et se transforme en une machine de guerre. Il suffit de lire un passage pour comprendre le nouveau rôle du « you » :
Mother of Saint Francis of Assisi has prepared Catherine Legrand’s inhalation. Catherine Legrand leans over the steaming bowl but not too far because it is hot. Mother of Saint Francis of Assisi puts her black woollen shawl over Catherine Legrand’s head and the bowl so that the steam will stay localized around Catherine Legrand’s nose. The shawl has a familiar smell. All of a sudden it hurts your chest or somewhere else your stomach or between your legs. Catherine Legrand can’t stand the pain she sticks her head out of the black woollen shawl and makes faces at Denise Causse. (Wittig, 1966, 142)6
Il est à noter que le pronom de la troisième personne du singulier n’est pas ajouté par la traductrice mais qu’il existe déjà dans le texte de Wittig pour désigner Catherine Legrand. S’il n’est pas naturel de voir le « you » et le « she » comme coréférentiels dans un texte anglais, il est rare que le « on » et le « elle » soient employés comme coréférentiels dans les textes français conventionnels. Cette étrangeté est pourtant nécessaire dans L’Opoponax afin de réduire l’ambiguïté introduite par le pronom indéfini. Ainsi, chaque fois qu’un « on » apparaît dans le texte, un nom de Catherine Legrand ou des noms de plusieurs enfants viennent clarifier son référent. Ces focalisateurs fonctionnent comme une ancre qui stabilise au point juste les sens flottants du « on ».
Dans le paragraphe cité, les trois « your » dans la troisième phrase sont entourés par cinq « Catherine Legrand ». Les indices contextuels suffisent pour comprendre à qui renvoient les « your ». Pourtant, en utilisant un pronom de la deuxième personne, la traductrice appelle chaque lecteur·ice à vivre ce que Catherine Legrand est en train de vivre. Le rôle de « you/your » n’est pas d’introduire une nouvelle figure lectrice dans le récit mais de transformer chacun·e qui est en train de lire le texte, quelle que soit leur identité sexuelle, en Catherine Legrand. C’est de cette manière que le point de vue de la jeune fille est universalisé dans la traduction anglaise. Si le « on » dans le texte de Wittig est un regard de caméra, le « you » dans celui de Weaver sera le regard de chaque spectateur·ice devant l’écran.
Reconstruire la machine de guerre
L’usage du pronom indéfini n’est pas la seule originalité de L’Opoponax. Le mode selon lequel chaque enfant est désigné dans le roman se distingue également de la pratique littéraire habituelle. En effet, les enfants sont toujours mentionné·es par le cumul de leur prénom et de leur nom de famille, « Catherine Legrand », « Véronique Legrand », « Reine Dieu », « Vincent Parme », « Valérie Borge », comme dans les cahiers de classe. En répétant le prénom et le nom de famille de chaque enfant, Wittig donne une importance et « une réalité » à chaque enfant, comme l’explique l’autrice dans un entretien7, ce qui contraste fortement avec les adultes qui sont désigné·es soit par leur relation avec l’enfant en question, comme « ma tante », soit par le nom en religion s’il s’agit d’une religieuse, comme « ma mère de saint Jean-Baptiste », soit par le nom de famille s’il s’agit d’une enseignante, comme « mademoiselle Doullier ». Les enfants sont les seul·es protagonistes du livre.
Les prénoms et noms de famille des enfants me servent de matériaux pour construire une machine de guerre susceptible de s’implanter dans la langue et la culture chinoises. En chinois, comme en français, il est souvent possible de déduire le genre d’une personne à travers son prénom. En effet, beaucoup de prénoms féminins contiennent le radical de femme nü女. Il s’agit d’un pictogramme qui trace le contour d’une personne agenouillée avec les mains croisées sur la poitrine, un geste de respect que les femmes en Chine antique faisaient en face d’une personne de classe supérieure. Cette image de femme souple et docile reflète fidèlement les principes moraux et de codes de conduite sociale à destination des femmes dans les sociétés chinoises traditionnelles : elles doivent obéissance absolue aux hommes qui les entourent, d’abord à leur père, ensuite à leur mari après le mariage et enfin à leur fils après la mort du mari8. Par conséquent, le radical de femme n’est pas neutre, mais porte une charge idéologique et normative. Sur la base de ce radical, d’autres caractères sont composés pour exprimer les attentes sociales à l’égard des femmes, par exemple, le na娜, qui exprime la douceur de la femme, et le ni妮, qui signifiait à l’origine « servante », avant d’être doté du sens de « petite et mignonne ». Ces deux caractères sont fréquents dans les prénoms féminins et sont souvent utilisés pour transcrire la syllabe « ne » à la fin de certains prénoms féminins français, comme celle dans « Catherine » et « Anne ».
Ainsi, dans la traduction de L’Opoponax, j’enlève tous les radicaux de femme dans les prénoms des jeunes filles, par exemple, « Catherine » est traduit par katelin卡特琳 au lieu de katelinna卡特琳娜, « Anne » par anni安尼 au lieu de anni安妮, et Nathalie par natali纳塔丽 au lieu de natali娜塔丽. En le faisant, je souhaite d’une part éviter de marquer ces jeunes filles dont l’identité sexuelle n’est pas encore socialisée, et d’autre part attirer l’attention des lecteur·ices chinois·es sur le biais sexiste qui pourrait exister dans leur langage quotidien.
En traduisant L’Opoponax, je ne cherche pas à produire une traduction unique et définitive, mais plutôt à offrir une interprétation personnelle et consciente d’un texte féministe et polysémique, ce qui trouve écho dans les propos de Noémie Grunenwald, traductrice et spécialiste de traduction féministe :
Je ne sais pas si chacun de ces choix était ou non le plus pertinent. Ce qui m’intéresse, c’est de souligner qu’il s’agit bien d’une série de choix conscients et non d’évidences. Je veux m’éloigner de la notion d’équivalence. Embrasser de multiples solutions qui s’appuient sur des expériences critiques de la langue et sur son usage collectif. […] Ce qui m’intéressait, c’était la démarche expérimentale et la discussion qu’elle permettait. C’était de relayer la portée d’un texte qui développait des approches novatrices d’un sujet qui n’avait encore jamais été traité de cette manière en français. (GRUNENWALD, 2021, 94)
Il est nécessaire qu’un texte comme L’Opoponax soit traduit et retraduit de multiples façons, afin de révéler ses différentes facettes et de construire et reconstruire son sens de manière collective et dynamique dans la culture d’arrivée.