Texte

La pensée et la pratique de la traduction invitent sans cesse à une confrontation avec la notion de résistance, et ce sur plusieurs plans. Qu’il s’agisse du choix du texte que l’on traduit ou de la stratégie mise en place par la personne qui le traduit, ou encore des conditions de travail auxquelles elle est confrontée, cette résistance se fait sentir à toutes les étapes du processus, et s’applique également à la réception du texte traduit ainsi qu’à la visibilité ou à l’invisibilité des traducteurs et traductrices et de l’acte traductif lui-même. Ainsi, les stratégies d’invention et de renouvellement des formes dans le but de venir à bout de ce qui résiste au transcodage constituent l’une des illustrations de cette notion à travers laquelle se dessinent les rapports entre texte qui résiste et traducteurs et traductrices qui affrontent cette résistance.

Quels que soient la forme, le genre, ou encore la portée du texte à traduire, les résistances se font sentir dans la prise en compte de ses traits stylistiques ou culturels, certains textes présentant davantage de difficultés liées, par exemple, à la présence d’une identité culturelle et/ou linguistique dite « non-standard ». Là où se présentent des résistances, le premier réflexe est de tenter de trouver une solution qui ne heurte pas le lectorat, une porte d’entrée dans la langue d’arrivée pour tenter de lui fournir un accès à la spécificité, à l’étrangeté du texte, à l’Autre. Cependant, le recours à des formes dites équivalentes (sur le plan linguistique ou culturel) est susceptible de donner lieu à des réticences importantes en raison de la part d’inattendu qu’elles recèlent et qui peuvent être de nature à dérouter lectorat, éditeur(s) et éditrice(s), voire, le cas échéant, auteur et autrice du texte source lui-même.

Dans le sillage des théories proposées par Antoine Berman (BERMAN, 1984 et 1999), Lawrence Venuti a posé les termes d’une polémique (VENUTI, 1995 et 1998), soutenant que la domestication (ou, en d’autres termes, l’échec à dépasser une résistance du texte) était majoritaire dans les pratiques anglo-américaines de traduction alors que l’étrangeté/défamiliarisation aurait été minoritaire, symptôme direct des forces de l’impérialisme culturel anglo-américain. Cette réflexion se poursuit et se diversifie, notamment à propos du continuum entre la domestication et la préservation d’une relative étrangeté qui est intrinsèque à l’acte de traduire. Le débat tend également à se concentrer sur les différentes façons d’appréhender les normes de traduction et/ou les normes linguistiques en usage dans la langue d’arrivée.

Certains traducteurs et traductrices vont jusqu’à se lancer dans des projets de traduction engagée, visant à remettre au centre du texte un genre ou une appartenance culturelle ou communautaire (VON FLOTOW, 1997 ; SIMON, 1996). De telles approches ont souvent pour but de tenter de résister à l’invisibilisation de voix minoritaires, laissant de côté des questions plus pragmatiques liées à la lisibilité et à la fluidité du texte traduit. La pratique de la retraduction de textes plus anciens peut, par ailleurs, constituer une manière de présenter le texte source résistant à la lumière d’une nouvelle époque, de nouvelles idées et stratégies de traduction, et de trouver le cas échéant de nouvelles solutions.

Les conditions matérielles de la traduction peuvent être conçues comme une contrainte productive, mais aussi comme une résistance opposée à l’acte de traduire. On peut notamment prendre en compte les contraintes et possibilités inhérentes à la traduction audiovisuelle et au surtitrage, ainsi que les choix typographiques et l’utilisation de certains outils technologiques. Ce type de questionnement peut également inclure la place ancillaire occupée par la traduction dans certaines conceptions : la traduction se trouve ainsi parfois réduite, notamment dans le domaine pédagogique, à une simple mise en application de compétences grammaticales ou lexicales, lorsqu’elle n’est pas reléguée, comme c’est encore parfois le cas, à une portion du territoire dévolu à l’étude de la linguistique.

Enfin, à la lumière de débats récents qui ont fait l’objet d’une médiatisation sans précédent – on songe notamment à la question de la traduction du poème “The Hill We Climb” d’Amanda Gorman, lu pendant la cérémonie d’investiture de Joe Biden –, la notion de résistance peut conduire à envisager les réticences qui se manifestent à l’occasion d’un choix de traducteur ou de traductrice ainsi que les facteurs idéologiques, éthiques et affectifs qui peuvent conditionner ces prises de position.

La notion de résistance et les questionnements qu’elle entraîne semblent donc parcourir tous les champs de la traduction, sans exclusive. C’est ce que tend à prouver le dossier thématique de ce numéro dont certaines contributions sont issues de communications présentées lors de la journée d’étude sur le même thème qui s’est tenue à Toulouse le 20 mai 2022, consacrée plus particulièrement au domaine anglophone. L’accueil d’autres contributions a notamment élargi le champ d’étude à d’autres aires linguistiques en permettant, entre autres, de mettre en exergue le postulat central à tout geste traductif, quels que soient les terrains linguistiques dans lesquels il s’enracine et vers lesquels il entraîne : traduire, c’est résister à l’absolutisme de tout discours en engageant une démarche résolument dialogique entre les langues, les cultures, les contextes, les voix, les instances énonciatives représentatives et porteuses de tout cet ensemble.

Le dialogisme précédemment évoqué se manifeste en premier lieu à travers la diversité des langues-cultures représentées au fil des huit articles thématiques et des contributions aux autres rubriques : allemand, arabe marocain, chinois, écossais, espagnol, gaélique, italien, japonais, en passant bien sûr par le français et l’anglais avec sa variation. Il s’affiche également à travers l’interdisciplinarité et la multiplicité des corpus étudiés par les auteurs et les autrices, qui attestent la diversité des manières dont la notion de résistance trouve à s’incarner. À partir d’œuvres de Roddy Doyle, Marie Blom pose la question de la traduisibilité de l’humour qui est un élément central de ces textes et qui, comme on le sait, constitue une pierre d’achoppement. Rita Filanti envisage la traduction américaine de La escuela moderna du pédagogue catalan Francisco Ferrer, paru dans un journal anarchiste, comme un geste de résistance destiné à promouvoir non seulement un texte fondateur mais aussi une manière de déconstruire la hiérarchie des langues et des savoirs. Matt Holden interroge la valeur des « silences » dans un texte autobiographique de Barbara Balzerani, ancienne membre des Brigades Rouges, et la manière dont la traduction anglaise charge d’éloquence ces moments de suspension. Laure Kazmierczak propose une analyse minutieuse de la figure du traducteur Stefan Gross et de son entreprise de retraduction du théâtre de Maurice Maeterlinck dont il exhume certains traits stylistiques, livrant ainsi à la postérité une vision renouvelée de l’œuvre. Pádraic Lamb explore les enjeux linguistiques dans la démarche poétique et recréative du poète Michael Hartnett où la revendication d’un héritage gaélique met au jour les entrelacs et les errances d’une identité culturelle complexe. Jionghao Liu examine la traduction en japonais du roman chinois Water Margin en dévoilant la manière dont le texte traduit fait acte de résistance par rapport au texte source en mettant en exergue des représentations genrées et éthiques qui prennent leur distance avec l’original. Rachel Rogers montre comment, en 1792, la traduction anglaise d’un texte paru dans le journal français Révolutions témoigne d’une altération de la violence de l’original afin de servir le propos politique des traducteurs, se faisant ainsi résistance en creux. Enfin, Imane Sara Zouini s’appuie sur l’exemple de la traduction du français vers l’arabe du roman Les Temps noirs d’Abdelhak Serhane pour évoquer les problèmes de la conservation des marques d’un hétérolinguisme fondateur et nourricier.

Comme annoncé plus haut, on trouvera, au voisinage des articles thématiques, les rubriques habituelles qui constituent la signature de la revue La Main de Thôt : des Propos de traducteurs et traductrices aux Tablettes de Thôt en passant par les recensions d’ouvrages, s’affirme ainsi la circulation de discours et d’approches irrigués tout à la fois par une théorie et une pratique dont l’interdépendance n’est plus à démontrer. Si certaines des contributions à ces diverses rubriques s’écartent parfois du thème principal du dossier, comme le permet leur spécificité, elles n’en révèlent pas moins la centralité comme le montrent les réflexions qu’elles suscitent. Depuis les textes qui résistent par leur caractère expérimental, leurs singularités intrinsèques, jusqu’aux figures humaines de résistance qui les animent et les motivent sur l’une et l’autre rive linguistiques, se déploie tout un jeu sur la gamme de cette notion traversière. Dans le même esprit, les Tablettes de Thôt ont, comme toujours dans la revue, donné à nos étudiants et étudiantes du D-TIM mais aussi du Master du Département des Études du Monde Anglophone l’occasion de faire valoir leur goût pour la traduction et pour les problématiques qui lui sont attachées. Leur production de textes traduits et de commentaires fournit des témoignages renouvelés de la grande vitalité de ce carrefour de pratiques et d’interrogations et de l’inépuisabilité des textes dont ils ont affronté la charge poétique aussi bien que politique, depuis les enjeux de l’oralité et de la survivance des références culturelles jusqu’aux jeux oulipiens qui constellent certains écrits.

Outre les contributeurs et contributrices de ce numéro, nous tenons à adresser tous nos remerciements à toutes les personnes qui ont accepté d’évaluer les articles et dont l’expertise et l’engagement ont constitué un apport précieux à la qualité de ce numéro : Sophie Chadelle, Audrey Coussy, Delphine Chartier, Sara Greaves, Yves Iehl, Ronald Jenn, Marie Nadia Karsky, Jean-Charles Khalifa, Enora Lessinger, Julie Loison-Charles, Pauline Martos, Catherine Mazellier, Amanda Murphy, Bruno Poncharal, Lidwine Portes, Christine Raguet, Lily Robert-Foley, Adriana Serban, Jessica Stephens, Damien Villers.

Bibliographie

BERMAN, Antoine, 1984, L’épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique. Herder, Goethe, Schlegel, Novalis, Humboldt, Schleiermacher, Hölderlin, Paris, Gallimard.

BERMAN, Antoine, 1999, La Traduction et la lettre, ou l’Auberge du lointain, Paris, Seuil.

SIMON, Sherry, 1996, Gender in Translation: Cultural Identity and the Politics of Transmission, Londres-New York, Routledge.

VENUTI, Lawrence, 1992, Rethinking translation: Discourse, subjectivity, Ideology, London, Routledge.

VENUTI, Lawrence, 1995, The Translator’s Invisibility, New York, Routledge.  

VON FLOTOW, Luise, 1997, Translation and Gender: Translating in the ‘Era of Feminism’, Manchester-Ottawa, St. Jerome-University of Ottawa Press.

Citer cet article

Référence électronique

Tiffane Levick et Nathalie Vincent-Arnaud, « Introduction », La main de Thôt [En ligne], 12 | 2024, mis en ligne le 20 décembre 2024, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1378

Auteurs

Tiffane Levick

Université Toulouse-Jean Jaurès
tiffane.levick@univ-tlse2.fr

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Nathalie Vincent-Arnaud

Université Toulouse-Jean Jaurès
nathalie.vincent-arnaud@univ-tlse2.fr

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