Il est ici indispensable de préciser la nature du présentateur en question afin de permettre au lecteur de comprendre en quoi l’allusion se moque de l’attirance de Deco ; or il est également envisageable d’opérer une adaptation culturelle évitant donc le recours à la note de bas de page explicative. Ainsi, il existe également dans l’univers culturel francophone des personnages télévisés qui apparaissent sous la forme de marionnettes ou de costumes et qui conviendraient tout aussi bien au sein du dialogue ci-dessus. Si les choix ne manquent pas (pensons par exemple à Nounours de Bonne nuit les petits ou Zébulon du Manège enchanté), une solution semble s’imposer par son évidence et la popularité intemporelle de son personnage : Casimir de L’Île aux enfants. Une réplique de Outspan décrétant « Il hésiterait pas à se taper Casimir » ne nécessiterait aucune explication et ferait certainement sourire.
Nous proposons donc effectivement de nous éloigner du texte source et de son propre champ lexiculturel dans le but de faire rire le lectorat cible ; il s’agit ainsi bien d’un acte créatif de la part du traducteur. Dès lors, le rôle du traducteur prend une ampleur nouvelle en assimilant celui de créateur de l’humour du texte cible et n’est pas drôle qui veut. C’est une chose que de reproduire (autant que possible) les intentions de l’auteur source, la re-création cependant est un acte d’écriture en soi.
Créativité
Brigid Maher s’interroge sur la créativité lors du processus de traduction puisque la grande question que se pose le traducteur qui cherche à rendre l’humour est : jusqu’où ai-je le droit d’aller ? La discussion sur la fidélité n’est plus à présenter, tous les grands théoriciens y ayant apporté leur contribution, et il est universellement reconnu que le traducteur n’est pas libre d’écrire comme il l’entend de par son devoir envers le texte source, l’auteur et le lecteur. C’est pourquoi le degré de création est limité et, suivant l’explication de Maher, doit se restreindre au cadre imposé par l’auteur, le texte source et le lecteur :
Creativity in translation does not, of course, equate to unfettered freedom. What distinguishes translation from other kinds of creative writing is its close relationship with and obligation to its source text, as well as to readers. This is a kind of creativity whose constraints and limitations make it all the more challenging. (MAHER, 2011, 161)
Selon Vandaele, cette suppression de la créativité du traducteur est à l’origine du concept de l’intraduisibilité de l’humour ; en effet, si le traducteur n’est pas libre de trouver comment faire rire à travers ses propres mécanismes, l’humour de l’original ne pourra pas toujours être apporté au lectorat cible.
Dans le cas où l’humour est compris et ne peut être retransmis littéralement, le traducteur doit faire appel à ses propres capacités d’écriture pour le reproduire. Il se doit alors d’avoir un sens de l’humour, ce qui n’est pas à la portée de tout le monde. De nombreux théoriciens s’accordent à dire que lorsque le traducteur est confronté à l’humour, son devoir est de permettre au comique d’être transmis au lecteur cible quitte à s’éloigner du texte original dans la mesure où il favorise l’intention humoristique de l’auteur. Ainsi, dans le cas du jeu de mots par exemple, une traduction littérale étant très rarement envisageable avec succès, il est conseillé au traducteur de chercher à retranscrire l’ambiguïté avec le lexique disponible en langue cible : « Much of the commentary on the translation of wordplay advocates compensation as the primary strategy, replacing puns that would not fulfil their original function if they were translated literally » (MAHER, 2011, 6). La fonction humoristique est donc considérée comme supérieure à la fidélité sémantique. Cette notion de fonction existe en traductologie depuis longtemps ; entre le Skopos de Vermeer (VERMEER, 1989) et l’équivalence dynamique de Nida (NIDA, 1964), les traducteurs s’interrogent volontiers sur l’intention de l’auteur, sur l’effet produit par le texte source et sur la divergence potentielle de valeur du texte cible. Dans le cas de l’humour, il semblerait que la fonction comique soit essentielle à l’identité de l’œuvre à partir du moment où le traducteur a déterminé la volonté d’une continuité humoristique de l’auteur : « Function is a key consideration for the translation of humour. […] It is only once relative importance has been established that the translator can decide what strategy to use in translating a humorous item » (MAHER, 2011, 6). La théorie du Skopos privilégie en traduction la fonction du texte, soit un maintien de l’intention de produire l’humour à la lecture, au dépit de la forme si nécessaire ; c’est-à-dire qu’il s’agira de favoriser l’équivalence dynamique telle qu’elle a été introduite par Nida : « the relationship between receptor and message should be substantially the same as that which existed between the original receptors and the message » (NIDA, 1964, 159).
Une telle volonté nécessite inévitablement un engagement de la part du traducteur qui assume alors le rôle de créateur de l’humour pour le lectorat cible. Cependant, la question de fidélité se pose inévitablement lorsque la créativité du traducteur entre en jeu : ce dernier a-t-il le droit de décider de comment faire rire dans le texte cible ? La question/réponse de Von Stackelberg semble rejeter l’idée: « Should the translator be allowed to make us laugh at his own ideas rather than at those of the author? We do not think so » (VON STACKELBERG, 1988, 12). Cette réaction est parfaitement compréhensible et certainement partagée ; malgré l’évolution de la pensée traductologique et l’introduction de théories visant à encourager l’acte de re-création littéraire, le rôle du traducteur demeure largement limité au passage des mots et la critique de la liberté créative subsiste, comme le constate Brigid Maher :
[A]lthough translation can be viewed (and increasingly is viewed) as a kind of creation, recreation or rewriting, some translators appear cautious about this creative potential and instead tend towards conservative, normalizing or domesticating translation. Prevailing norms about invention or creativity in literary translation can have a tendency to stifle the translation of humorous writing, especially the variety that plays with language in extreme or unusual ways. (MAHER, 2011, 153)
Pourtant, nous remarquons que, dans les exemples présentés ci-dessous, les traducteurs n’ont pas hésité à introduire leur propre notion de ce qui fera rire le lecteur cible en laissant l’intraduisibilité littérale de la langue source « be bypassed by the translator’s inventive approach », selon Delabastita (DELABASTITA, 2007, 604) :
—You’re Derek The Meatman Scully. They laughed. […] —Hang on. —You’ll like this. —Over in America, righ’, d’yeh know wha’ meat is? —The same as it is here. —’ cept there’s more of it. —No, listen, said Jimmy. —Meat is slang for your langer. […] —Hang on a minute, said Derek. —Is Meatman the American way o’ sayin’ Langerman? —Yeah. —Why not call him Langerman then? —Or Dickhead, said Deco. (TC p. 28) |
- Tu es Derek Chipolata Scully. Rugissements de rire. […] - Attends… Tu vas aimer ça… Là-bas, en Amérique – d’accord ? – tu sais ce que c’est, une chipolata ? - La même chose qu’ici. - Sauf qu’il y en a plus. - Non, écoute, reprit Jimmy. En argot, chipolata, c’est le chibre. […] - Attends une minute, riposta Derek… En américain, chipolata est l’équivalent de « gland » ? - Ouais. - Pourquoi ne pas l’appeler Dugland, alors ? - Ou Tête de Nœud ? (p. 66) |
Dans ce premier passage, la traductrice a cherché dans le champ lexical de la viande un terme qui pourrait rappeler l’organe génital masculin. Il n’est pas certain que le mot « chipolata » soit réellement utilisé en argot américain dans ce sens mais l’image est suffisamment claire pour permettre au lecteur cible de concevoir le jeu de mots. Pour ce qui est de « Dugland » et « Tête de Nœud », les expressions existent en français et nous apparaissent donc comme une solution judicieuse et efficace de la part de la traductrice pour rendre les « Langerman » et « Dickhead » de l’original.
—Go on, said Bimbo. —Yeh must be constipated, yeh haven’t had a pint in ages. Bertie says your shite must be brown by now. (TS p. 81) |
- Allons, allons… Tu dois être constipé, vu que t’as pas sifflé une bière depuis deux mille ans. Bertie pense que même ta merde doit se faire chier, au train où tu vas. (p. 214) |
Ce deuxième exemple souligne un problème d’ordre de la connaissance culturelle : la couleur de la défécation fait référence au manque de bière brune avalée par Jimmy Senior. En effet, Jimmy est un grand consommateur de Guinness et cette dernière a tendance à foncer la couleur des selles, fait universellement connu par la population irlandaise. Cette réalité n’est en revanche pas applicable au contexte francophone où la bière brune est beaucoup moins prévalente, ne permettant pas au public francophone d’être conscient de ses répercussions sur le système digestif. La solution proposée par le traducteur est idéale puisqu’elle s’inspire d’un jeu sémantique basé sur le sens littéral de « chier » (préservant le champ lexical de l’original) et le sens figuré de « se faire chier » (la constipation entraîne une inactivité de « la merde » en question qui s’ennuie par conséquent).
Miranda, her name is. —Oh I like tha’, said Bertie. —Mirr-andaah. Si ; very nice. Is she a big girl, Jimmy? —She’s a daisy, said Jimmy Sr. —An’ you’re a tulip, said Paddy. (TV p. 48) |
- Miranda, elle s’appelle. - Oh, j’aime bien ça. Mirr-andaah. Si. Très chouette. Elle est grande, Jimmy ? - Une vraie gazelle ! - Et toi, t’es un drôle de zèbre ! rétorqua Paddy. (p. 124) |
Dans ce troisième extrait, le texte source joue sur le champ lexical botanique où la jeune fille est qualifiée de « daisy » (jolie et délicate) et Jimmy Senior de « tulip » (un imbécile). La traductrice propose d’utiliser la zoologie en transposant à la pâquerette l’image de la gazelle (élégante et mince) et de donner à Jimmy l’appellation de « drôle de zèbre » (un individu loufoque). La réplique de Paddy est moins péjorative en version cible que dans le texte source mais l’approche de la traductrice est parfaitement louable car elle réussit à appliquer de façon sensée deux termes aussi proches en français (deux animaux de la savane africaine) qu’en anglais (deux fleurs).
Les trois exemples mentionnés ci-dessus ayant démontré un certain succès dans la prise de libertés des traducteurs, nous déduisons que la créativité offre un outil efficace pour vaincre la résistance de l’humour. Nous proposons par conséquent d’appliquer une stratégie similaire dans le cas d’autres extraits de notre corpus afin d’envisager des traductions alternatives plus « libres » et peut-être plus respectueuses de la fonction du texte source.
Commençons par l’obstacle de la recherche du Target présenté plus haut (que nous avons introduit comme premier degré de résistance), la référence aux joueurs de football gaélique ne permet pas de traduction littérale sans faire appel à la note de bas de page. Par conséquent, la seule solution serait une adaptation culturelle du sport en cherchant à recréer l’idée de supériorité d’un groupe sportif sur un autre : une possibilité serait de comparer les joueurs de foot (sport populaire) aux joueurs de tennis (sport plus élitiste) en transposant éventuellement l’aspect rural pour l’avantage d’avoir une femme de ménage. Malheureusement, une telle solution entraîne inévitablement la perte culturelle de la référence au football gaélique typiquement irlandais.
—The soccer fellas are much smellier than the gaelic ones, said the caretaker. —I think it’s because the soccer mammies don’t wash their gear as much. —The gaelic mas would all be culchies, said Dean. —They’re always washin’ clothes. (TC p. 47) |
- Les gars du foot puent plus que les joueurs de tennis, observa le gardien. Je pense que c’est parce que les mères des footballeurs ne lavent pas leurs affaires. - Les mères des joueurs de tennis ont de l’argent, déclara Dean. C’est la femme de ménage qui fait la lessive. |
En ce qui concerne les jeux de langue (que nous avons présenté comme deuxième degré de résistance), ils poussent le traducteur à s’interroger sur le choix à faire entre le sens et la forme, comme l’exprime Delabastita : « How to divorce meaning (intention, function, effect, communicative value) from verbal formulation when the former seems to be the exclusive effect of the latter ? » (DELABASTITA, 1994, 223). Bien que les solutions satisfaisantes n’abondent malheureusement pas pour l’extrait issu de TV, nous avons tâché de réfléchir à une façon de rendre l’incompréhension de Jimmy tout en restant le plus proche possible de l’idée du dialogue original. Pour cela, nous proposons de jouer sur un rapprochement entre le mot « sens » (la fonction psychophysiologique) et le verbe « sentir » (percevoir par l’odorat), permettant ainsi d’évoquer l’erreur tout en conservant l’humour de la scène du père qui vérifie l’odeur de sa fille :
—What’s perception ? —Sweat, Jimmy Sr told her. —Why? Sharon whispered to Jimmy Sr. —It says my perception might be heightened when I’m pregnant. —Yeh smell alrigh’ from here, love, said Jimmy Sr. (TV p. 14) |
- C’est quoi les sens ? - C’est quand tu sens bon. Pourquoi ? Sharon murmura dans l’oreille de Jimmy Sr : - Ils disent que comme je suis enceinte mes sens seront altérés. - D’ici tu sens toujours très bon, ma chérie. |
Dans le cas des exemples tirés de TS, nous estimons que l’humour nécessite une créativité plus avancée. Si une traduction littérale de l’original du premier extrait voudrait que le personnage qui est « good for the bowels » soit « à chier », la similitude syntaxique disparaîtrait. On pourrait alors suggérer une solution avec « faire rire » et « faire chier » qui entraîne un léger étoffement de la réplique :
—He’s good for the kids, said Veronica. —He’s good for the bowels, said Jimmy Sr. (TS p. 13) |
- Il fait rire les enfants, assura Veronica. - Il fait chier les autres, dit Jimmy Sr. |
Pour le deuxième extrait, il s’agit de puiser dans des locutions de la langue cible afin de recréer l’ambiguïté syntaxique présente dans l’utilisation double du verbe « to get from ». L’expression « être (tout) le portrait de quelqu’un » signifie qu’on lui ressemble tandis que la formule « arranger le portrait de quelqu’un » veut dire qu’on lui casse la figure ; la proximité des deux expressions avec la reprise du terme « portrait » apporte une possibilité de reconstruction de l’humour verbal, bien que le résultat de la menace de Jimmy Senior soit plus explicite en français qu’en version originale :
—You get that from your father. —It’s not all he’ll get from his father, said Jimmy Sr. (TS p. 15) |
- Pour ça, t’es le portrait de ton père. - Et son père va le lui arranger, le portrait, dit Jimmy Sr. |
Enfin, la traduction de l’humour requiert une première étape passant par la compréhension du comique. Afin d’être rendue en langue cible, l’intention de l’auteur de faire rire doit tout d’abord avoir été relevée par le traducteur agissant alors simplement en tant que lecteur ; un sens de l’humour est donc automatiquement attribué au traducteur avant même de passer au processus de traduction. Il va cependant de soi que le risible est subjectif et entièrement personnel, de ce fait le comique peut être perdu non seulement lors du transfert linguistique mais également dans un premier temps lors du filtre inconscient de la lecture. Il est néanmoins difficile de juger si la perte d’humour est due à une incompréhension de la part du traducteur ou, au contraire, à une décision volontaire de celui-ci de conserver le texte source au plus proche quitte à négliger le comique, comme l’explique Delia Chiaro :
When an example of VEH [Verbally Expressed Humour] is ignored in translation, we can never be quite sure whether the omission is due to a deliberate translational theory or to the lack of recognition of the original wordplay. (CHIARO, 2010, 12)
Dans l’exemple suivant, la traduction ne permet pas d’entrevoir la valeur humoristique de l’original mais il est impossible de déterminer si cette perte est due à une omission de la part du traducteur ou à une impossibilité de retranscrire le comique en langue cible. En effet, le risible étant créé à partir d’une transformation des paroles de la chanson Fame (« I’m gonna live forever »), une traduction littérale n’a aucun sens.
—Fame, said James. —I’m gonna live till Tuesday. (TC p. 56) |
- La gloire, murmura James… Je vivrai bien jusqu’à mardi prochain ! (p. 146) |
Il semble manifeste que de tels procédés humoristiques nécessitent une adaptation en traduction pour conserver le comique. Si les paroles de la chanson Fame ne sont pas suffisamment identifiables en français, une transposition culturelle est inévitable. Il est envisageable de faire référence à une série télévisée américaine des années 80 The Bold and the Beautiful titrée en version française Amour, Gloire et Beauté. Si le programme en question est aujourd’hui démodé, son titre est resté d’actualité et s’est même vu repris dans une chanson du groupe français Sinsemilia en 2000. Cette expression permet également de reprendre l’ironie de la correction apportée par James aux paroles originales de la chanson :
—Fame, said James. —I’m gonna live till Tuesday. (TC p. 56) |
- Amour, gloire et beauté, murmura James… Enfin, au moins la gloire. |
Nos solutions ci-dessus impliquent une réécriture du texte source qui nécessite un engagement profond de la part du traducteur en ce qu’il s’accorde le rôle d’auteur (et de comique, puisqu’il tente de faire rire selon sa propre opinion très personnelle). Delabastita y voit là une conséquence inévitable pour parer à l’intraduisibilité du jeu de mots: « Most of these possibilities fail to correspond to the general idea of ‘straight’ translation, involving as they do forms of textual ‘manipulation’ that many people would rather associate with ‘adaptation’« (DELABASTITA, 2007, 604). Il est évident que la fidélité du traducteur peut ici être remise en cause puisqu’il transforme volontairement le texte source pour l’adapter au public cible. Pourtant il s’agit également d’une forme de fidélité à la fonction dans le cas où l’humour est jugé essentiel.
Compte tenu des discours prônant la fidélité, on comprend pourquoi les traducteurs sont généralement frileux à l’idée de s’éloigner du texte source au profit d’une écriture plus personnelle impliquant leur propre originalité : « Inventiveness tends not to be encouraged, so translators have quite legitimate concerns about how their work will be viewed if it exhibits elements of creative intervention » (MAHER, 2011, 163). Nous avons toutefois pu observer que les trois traducteurs de notre corpus ont osé, dans certaines circonstances, user de leur créativité pour permettre au lecteur cible d’avoir accès à une forme d’humour, même si elle diffère de la méthode proposée en version originale. Bien que risquée, cette stratégie semble porter ses fruits et fait foi d’une intention traductive de privilégier la fonction comique plutôt que la fidélité sémantique.