Traduire le parler jeune et rural dans The Ballad of Huck and Miguel, une réécriture de Huckleberry Finn

Plan

Texte

Si la question de la représentation de la « réalité » dans les arts a été abordée relativement tôt dans l’histoire de la littérature occidentale via, principalement, les œuvres de Platon et Aristote, il aura fallu attendre le vingtième siècle pour que la question de la mimèsis (terme introduit par Platon pour décrire l’imitation du réel par l’art ou la technique) soit de nouveau étudiée en détail.

C’est ainsi que le milieu du vingtième siècle voit la publication de nombreuses œuvres analysant la question de la représentation du réel. Ces œuvres, provenant de champs disciplinaires différents tels que les études cinématographiques, la théorie littéraire ou la psychanalyse, sont publiées dans un contexte artistique où, à l’exception du cinéma, le réalisme se voit de plus en plus questionné, donnant ainsi naissance à des mouvements artistiques ayant pour but de subvertir le réel tels que l'expressionnisme, l’art abstrait, le surréalisme ou la fiction de l’absurde.

Il apparaît par conséquent que si la question de la représentation du réel est importante en littérature, la « traductologie » a tout intérêt à s’y intéresser également. C’est pourquoi ce présent article a pour but d’explorer les différentes implications théoriques qui entourent la traduction du vernaculaire, souvent considéré comme le symbole ultime de l’imitation du réel en littérature, et d’offrir des pistes de réflexion soutenant de futures pratiques. La conscience des enjeux théoriques étant « indissociable » des spécificités du concret (MESCHONNIC, 1999, 23), la théorie et la pratique se nourrissent mutuellement dans un mouvement dialectique.

Cet article explorera la relation qu’entretiennent écriture fictionnelle, réalité, réécriture et traduction. Ces réflexions seront appliquées à l’étude d’œuvres impliquant, entre autres, l’écriture du vernaculaire noir américain, à commencer par The Adventures of Huckleberry Finn de Mark Twain. Ce roman, paru en 1884, est narré à la première personne du point de vue de Huck, jeune vagabond du Missouri accompagnant Jim, un esclave en fuite. Ce roman est publié durant la Gilded Age qui correspond à la période de reconstruction suivant la guerre de Sécession durant laquelle les États-Unis connaissent un fort essor économique ainsi qu’un fort développement industriel. Cette période a également vu naître l’institutionnalisation de la ségrégation raciale par le biais des lois Jim Crow. D’un point de vue stylistique, Mark Twain a tenté de reproduire à l’écrit une large variété de sociolectes tel que le vernaculaire noir américain (VNA).

La seconde œuvre à l’étude est une réécriture du roman de Twain intitulée The Ballad of Huck and Miguel, écrite par Tim DeRoche et publiée en 2018. Ce roman est de nouveau narré à la première personne du point de vue de Huck et le récit est placé dans un contexte contemporain et californien où l’on suit Huck venir en aide à Miguel, un fugitif mexicain. Ce roman est publié en réaction à l’hostilité croissante visant les personnes mexicaines durant le premier mandat du président Donald Trump. De fait, DeRoche dresse un parallèle entre le contexte politico-social de cette période et le contexte ségrégationniste de la fin du XIXe siècle.

Réécriture et traduction

S’intéresser à cette réécriture permet de mettre en lumière les similitudes existantes entre auteur‧ice de réécriture et traducteur‧ice, ces deux statuts partageant une position ambivalente vis-à-vis de leurs textes de départ. Ici, ce positionnement peut être visible dès l’incipit du roman de DeRoche. En effet, dans le roman de Twain, Huck se présente comme un personnage fictif et littéraire, que le lecteur ne pourrait connaître qu’en ayant lu Tom Sawyer :

You don’t know about me, without you have read a book by the name of “The Adventures of Tom Sawyer,” but that ain’t no matter. That book was made by Mr. Mark Twain, and he told the truth, mainly. There was things which he stretched, but mainly he told the truth. (TWAIN, 2014 [1884], 46)

La dimension littéraire du personnage de Huck est par ailleurs renforcée par l’intertextualité de cet incipit qui reprend celui de David Copperfield. Néanmoins, le cadre fictif du récit se nuance par l’adresse directe envers le lecteur, de sorte à le rassurer quant à la véracité du récit qu’il s’apprête à lire ; si Twain a exagéré les faits dans Tom Sawyer, le lecteur n’obtiendra de Huck que la pure vérité, opérant ainsi un renversement de la dimension métatextuelle.

Cette situation s’inverse dans le roman de DeRoche : les références intertextuelles sont maintenues mais la dimension métatextuelle disparaît :

You don’t know about me without you’ve been to St. Petersburg which is in Missouri, which is where everything starts. That’s a beautiful place right up on the big river. It’s a wild place too, where there’s all sorts of bully critters in the woods, and some of the people are just as wild as the critters. But there’s some regular folk too. Nuthin don’t change in St. Petersburg but real slow. (DEROCHE, 2018, 8)

Ici, Huck ne se présente plus comme un personnage fictif mais bien comme un personnage réel que le lecteur aurait pu rencontrer dans un contexte géographique précis : la ville de St. Petersburg dans l’État du Missouri. Cette ville étant fictive, Huck apparaît alors comme un personnage réel dans un cadre fictif là où le Huck twainien apparaît comme un personnage littéraire forçant son entrée dans le réel.

Par cette inversion, l’auteur annonce que son roman est un réécriture qui ne suivra pas strictement les pas de Twain. Dans cette réécriture, qui peut être par ailleurs considérée comme une forme de traduction intralinguale en tant qu’elle est une « interprétation des signes linguistiques au moyen d’autres signes de la même langue » (JAKOBSON, 1959, 233), l’auteur opère un jeu d’équilibre entre deux forces contradictoires : écrire l’œuvre de Twain et écrire une œuvre nouvelle.

Le traducteur‧ice se situe dans une situation comparable et se place entre deux forces opposées : révéler l’auteur‧ice et son œuvre et se révéler soi-même en tant qu’intermédiaire ; l’invisibilité du traducteur n’étant a priori pas atteignable car la traduction agit « comme révélatrice de la pensée du langage et de la littérature » (MESCHONNIC, 1999, 10). Néanmoins, ce qui est « révélé » en traduction n’est pas propre au traducteur ou à la traductrice en tant que sujet isolé mais en tant que sujet historique et situé. Ce contexte d’écriture applique une grille sur le sujet traduisant et influence par conséquent « tout ce qu’il croit qu’on peut ou ne peut pas dire, son sens de l’illisible ou de ce qu’on peut dire dans telle langue mais pas en français » (MESCHONNIC, 1999, 111). Il apparaît dès lors que la traduction peut être considérée comme un acte collectif, conscient ou non, et non pas comme l’acte d’un sujet isolé pouvant « transcender à volonté les représentations symboliques constitutives de sa culture » (BRISSET, 1998, 32).

Vernaculaires et littérature

Si le sujet traduisant se retrouve au milieu de forces opposées, cette position fondamentalement dialectique se retrouve également dans l’utilisation même du vernaculaire dans les romans de Twain et de DeRoche. En effet, bien qu’à l’époque de Twain l’utilisation du VNA était plutôt novatrice en tant que langue littéraire, ce vernaculaire était largement parodié et caricaturé dans les minstrel shows ; représentations théâtrales ou semi-théâtrales exploitant le potentiel « comique » du VNA dans sa dimension orale. Bien que des caricatures écrites ou picutales aient pu exister, elles n’ont pas atteint le niveau de popularité des minstrel shows qui ont fortement influencé la représentation de ce vernaculaire.

Dans le cas de Jim, il a été nécessaire de faire des choix dans le but de mettre à l’écrit le VNA car il semble impossible de reproduire l’hétérogénéité et la pluralité de ce vernaculaire par le biais d’un seul personnage. Ainsi, bien que le roman soit régulièrement célébré pour son réalisme, certains travaux ont apporté une nuance à ce réalisme et décrivent le VNA de Jim comme « partielle, approximative, voire arbitraire » (LAVOIE, 1994, 119). Par conséquent, le projet esthétique de Twain implique un conflit dialectique opposant effet de réel et subversion de la réalité (Ibid., 117) qui ne vient pas seulement de Twain en tant qu’auteur mais dont l’origine peut être également retracé jusqu’à l’acte même de mise à l’écrit qui « repose invariablement sur la transcription d'un ensemble plus ou moins restreint, plus ou moins stéréotypé, de marqueurs lexicaux, morphosyntaxiques et phonologiques récurrents. » indépendamment des intentions de l’auteur (LANE-MERCIER, 1995, 79).

Cet écart qui se forme lors de la mise à l’écrit peut également être retrouvé dans la réécriture de DeRoche. De par l’origine sociale et géographique de Huck, il devrait utiliser une forme de Midland American English. Cependant, parmi les 17 caractéristiques commune au Midland American English (telles que les structures need + participe passé, want + participe passé ou l’utilisation du positive anymore) Huck n’en utilise que deux : la structure all the + nom dénombrable singulier (That’s all the reason I could think of at a time like that.) et la double utilisation de modaux (He said that we might could take an aeroplane to California.). Bien qu’un locuteur n’est pas tenu d’utiliser toutes les caractéristiques de son vernaculaire, celui de Huck partage plus de caractéristiques communes au Southern American English.

En effet, si l’on prend pour exemple le cas du a-prefixing, caractéristique grammaticale présente essentiellement dans le sud des États-Unis, il apparaît dans plus d’une centaine d’occurrences et est même employé fautivement comme dans l’exemple suivant :

He even let me splash him and was a-laughing and a-smiling instead of a-cursing. (DEROCHE, 2018, 38)

Ici, le a-prefixing attaché au verbe to curse est précédé d’une préposition, ce qui est une structure considérée comme fautive (WOLFRAM et SCHILLING, 2016, 5).

Ce recours important au Southern American English s’explique par la perception de ce vernaculaire aux États-Unis où il est régulièrement stigmatisé et associé à des locuteurs pauvres, ruraux, peu éduqués et intellectuellement limités (HAZEN et FLUHARTY, 2006, 19) ce qui est un profil correspondant, dans une certaine mesure, à celui de Huck.

Par conséquent, la représentation collective et la perception d’un vernaculaire et de ses locuteurs influencent fortement sa mise à l’écrit. L’écart qui se crée entre oral et écrit et représentation et réalité ne sont pas des questions qui sont étrangères à la traduction qui contient une part « culturelle, de collectif, et de conjoncturel » (BRISSET, 1998, 32).

RSI et Idéologie

Cette tension exercée par le conflit entre représentation et réalité peut s’illustrer grâce au système lacanien du RSI (Réel, Symbolique, Imaginaire). Ce système vise à détailler l’expérience sensible, ou la « réalité » via trois registres :

Le registre imaginaire correspond aux représentations mentales et est défini comme « le registre du leurre et de l’identification » (DESCHAMPS, 2001, 35).

Le registre symbolique correspond au signifiant.

Le registre réel correspond à tout ce qui échappe au sensible, ce qui est « strictement impensable » (LACAN, 1974, 6)

Si l’on applique ces trois registres au langage, et particulièrement aux vernaculaires, le registre imaginaire correspond aux représentations des vernaculaires et à leurs perceptions, le registre symbolique correspond à la reproduction écrite de ces vernaculaires et le réel correspond aux vernaculaires dans leur entièreté et complexité. Ainsi, une relation d’interdépendance apparaît entre ces registres. L’imaginaire tente de comprendre le réel sans y parvenir totalement, se pose comme réel et produit du symbolique qui influencera l’imaginaire de nouveau.

Dès lors, tout texte, y compris traduit, est porteur d’une image et d’une représentation d’une langue. Le texte devient ainsi discours en tant que langue formulée et mobilisée par un sujet dans un contexte et agissant sur celui-ci. C’est pourquoi l’écriture de vernaculaires porte un projet « esthético-idéologique » (LANE-MERCIER, 1995, 79).

Néanmoins, bien que la notion d’idéologie est étymologiquement proche de celle d’idée et d’imaginaire, elle s’avère être également proche de l’acte d’écriture et de traduction. En effet, si l’on considère l’idéologie comme une relation dialectique entre « rapport réel » et « rapport imaginaire » exprimant davantage une volonté qu’une réalité (Althusser 1996:240), alors l’écriture et la traduction deviennent idéologiques par essence en tant que textes écrits. En outre, si l’on souhaite également inclure le contexte d’écriture au sein de la définition d’idéologie, on peut considérer comme idéologique ce qui agit dans le cadre d’un conflit social (LUKACS, 2012, 264). Ainsi, l’écriture et la traduction de vernaculaires marginalisés laissent apparaître deux dimensions idéologiques conflictuelles : la subversion inévitable de la réalité par le biais des écarts qui se forment entre réalité, perception et mise à l’écrit d’une part et la volonté d’agir sur cette réalité par le biais de la caricature ou de la réhabilitation.

D’un point de vue pratique, l’analyse développée dans cet article tend davantage vers une approche étrangéisante et expérimentale de la traduction, dans la mesure où en mettant en lumière la part de créativité des auteurs et autrices elle encourage par conséquent une certaine créativité de la part des traducteurs et traductrices et empêche également l’annexion ou le remplacement d’un vernaculaire par un autre qui sont symptomatiques d’une lecture réaliste de l’écriture des vernaculaires ainsi que d’une conception de « l’Autre » comme homogène.

Prenons pour exemple le cas du a-prefixing dans le roman de DeRoche qui est une caractéristique grammaticale du Southern American English. Dans les cas où cet élément se trouve dans une proposition relative omettant le pronom relatif, appelés reduced relative clause, il serait possible de recréer cet élément en français en traitant le pronom relatif comme préfixe. Ainsi, « the stars a-twinkling » et « the firelight a-flickering » peuvent être traduits par « les étoiles qui-brillaient » et « la lumière des flammes qui-vacillait ». Bien que le français n’autorise normalement pas cette structure et qu’elle ne soit pas trouvable dans l’usage courant, une technique de ce type permet de faire apparaître une structure grammaticale du vernaculaire du sud des États-Unis qui caractérise fortement le personnage en expérimentant avec les règles grammaticales du français.

Conclusion

Par conséquent, aborder l’aspect fictionnel des vernaculaires littéraires permet d’aborder leur traduction librement et créativement. En effet, l’approche développée dans cet article renvoie dos à dos deux méthodes souvent utilisées dans les traductions commercialisées : l’annexion ou la neutralisation des vernaculaires au profit d’une langue dite « standard » et le remplacement de vernaculaires par d’autres (traduction du VNA par du créole par exemple). Ces deux méthodes différentes partent parfois d’un seul et même constat : le vernaculaire du texte de départ étant réel, il convient nécessairement de le traduire par une langue tout autant réelle. Ainsi, une méthode de traduction étrangéisante et expérimentale peut être considérée comme une solution possible à la contradiction qui sous-tend la traduction : l’écriture d’une œuvre nouvelle d’une part et la recréation de l'œuvre originale d’autre part. Ces types de traduction mettant en avant la subjectivité et la créativité du sujet traduisant produisent une œuvre à la fois originale et nouvelle d’une part et écrite à la fois dans la langue d’arrivée et celle de départ, formant ainsi une possible synthèse à la dialectique de la traduction.

Bibliographie

ALTHUSSER, Louis, 1996, Pour Marx, Paris, La Découverte.

BRISSET, Annie, « L’identité culturelle de la traduction », in Palimpsestes, 1998, Paris,

no 11, p. 32‑51.

DEROCHE, Tim, 2018, The Ballad of Huck and Miguel, Los Angeles, Redtail Press.

DESCHAMPS, Marc-Alain, « Plaidoyer pour l’imaginaire de Lacan au Rêve-éveillé », in Imaginaire & Inconscient, 2001, no 1, p. 35‑42.

JAKOBSON, Roman, « On Linguistic Aspects of Translation », in Brower, Reuben (éd.), On Translation, 1959, Cambridge, Harvard University Press.

LACAN, Jacques. Séminaire 22 « RSI ».

LANE-MERCIER, Gillian, « La traduction des discours directs romanesques comme stratégie d’orientation des effets de lecture », in Palimpsestes, 1995, Paris, no 9, p. 75‑91.

LAVOIE, Judith, « Problèmes de traduction du vernaculaire noir américain : le cas de The Adventures of Huckleberry Finn », in TTR, 1994, Montréal, no 7, p. 115‑45.

LUKÀCS, Georges, 2012, Ontologie de l’être social, Paris, Éditions Delga.

MESCHONNIC, Henri, 1999, Poétique du traduire, Lagrasse, Editions Verdier.

MURRAY, Thomas E., SIMON, Beth L., « What is dialect? Revisiting the Midland », in Murray, Thomas E., Simon, Beth L. (éd.), Language Variation and Change in the American Midland, 2006, Amsterdam, John Benjamins Publishing Co.

TWAIN, Mark, Adventures of Huckleberry Finn, New York, Penguin Group, 2014.

WOLFRAM, Walt, SCHILLING, Nathalie, American English: Dialects and Variations, Hoboken, John Wiley & Sons, Inc, 2016.

Citer cet article

Référence électronique

Abdeljabbar Mekhissi, « Traduire le parler jeune et rural dans The Ballad of Huck and Miguel, une réécriture de Huckleberry Finn  », La main de Thôt [En ligne], 12 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1348

Auteur

Abdeljabbar Mekhissi

Université Toulouse Jean-Jaurès
abdeljabbar.mekhissi@univ-tlse2.fr