Une longue histoire d’amour

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Texte

Préambule à la préface de Joseph VALENTE, auteur de s/SOURD et m/MUET. Portrait d’un petit sourd en jeune super-héros

Par Karen Meschia
karen.meschia@gmail.com

Le tout premier numéro de notre revue, apparu en 2013, comportait un dossier spécial langue des signes consacré au chercheur et universitaire américain, Joseph Valente, qui collaborait, à ce moment-là, avec l’Ecole Gabriel Sajus de Ramonville St Agne, dans le cadre d’un projet de recherche transnational sur les classes bilingues. Parallèlement Valente venait de publier un livre semi-autobiographique sur sa propre expérience de sourd oralisant, sans accès à la langue des signes dans son enfance :d/Deaf and d/Dumb. A portrait of a deaf kid as a young superhero (Peter Lang Publishing, Inc., New York, 2011).

L’ouvrage a fait l’objet d’un projet de traduction par les étudiants de Master du CeTIM de l’époque, sous ma direction. Il en a résulté une traduction collective des huit premier chapitres de s/SOURD et m/MUET. Portrait d’un petit sourd en jeune super-héros, qui ont été publiés dans ce premier numéro.

Pour lire l’article de J. Valente sur son travail à l’Ecole Sajus :

https://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/696

Pour lire une présentation de son livre s/SOURD et m/MUET :

https://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/179

Pour lire le récit du projet de traduction initial :

https://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/221

Aujourd’hui c’est le texte intégral de la traduction du livre de Joe Valente qui vous est proposé, avec une nouvelle préface rédigée par lui pour l’occasion.

Une longue histoire d’amour

Question : Depuis treize ans maintenant vous continuez vos recherches aux Écoles Maternelle et Élémentaire Gabriel Sajus de Ramonville—Saint-Agne, Pourquoi continuez-vous d’y revenir?

Réponse de Joe Valente : Parce que pour moi c’est une longue histoire d’amour, rien de sentimental mais une histoire d’amour quand-même, et ce pour plusieurs raisons.

D’abord, ça se passait en France, n’est-ce pas? Je ne connaissais rien de la France, ni de la LSF, à peine si je connaissais la Langue des signes américain. En arrivant en France pour mener notre projet “Kindergartens for the Deaf in Three Countries: Japan, France, and the United States” je ne savais pas que cela se passerait à l’Ecole Sajus. Nous avions entendu parler par plusieurs personnes du miracle qui s’y accomplissait mais c’est en arrivant que j’ai rencontré Agnes, Marie-Paule, Vanessa, Jean-Louis, Poupée, et bien d’autres qui allaient jouer un rôle primordial dans la réussite du projet

Je leur suis reconnaissant d’avoir embrassé sans réserve le projet, l’équipe de recherche majoritairement américaine et moi-même. Oui, pour ça je leur serai éternellement reconnaissant, moi sourd américain, oralisant et anglophone, ne connaissant ni la LSF, ni la ASL ni même la LS international. En plus, lorsque je signais, j’utilisais des signes personnels plus ou moins inventés. Et ces gens-là m’ont tout simplement adopté, ce sourd américain , parlant anglais, ne comprenant pas les signes. Et quand j’y repense toutes ces années après, c’est tout simplement une belle histoire d’amour.

Et ils ont eu de la patience pour moi. Lorsque j’enseigne le travail de terrain à mes doctorants, je leur dis toujours que l’essentiel, c’est de trouver des informateurs qui non seulement acceptent ce qu’on leur demande de faire mais qui adhèrent totalement au projet. Nous avons dû filmer la classe de Vanessa, puis les films ont servi de support pour des entretiens. Cela représentait beaucoup de travail – assumé en grande partie par Agnes, Vanessa et Marie-Paule -communiquer avec les parents, les autorités et ainsi de suite. Et, bien sûr, comme il s’agissait de moi, je n’arrêtais pas de faire les choses de travers, comme c’est encore le cas aujourd’hui...

Qu’ils continuent encore à m’aider tient du miracle aussi. Je n’en reviens toujours pas qu’ils nous aient fait confiance dès le début, à notre équipe, à notre travail, à moi surtout. Tout cela tient du miracle et c’est tout à leur honneur. A la limite, je crois que nous avons suscité chez eux l’espoir que notre recherche aboutirait et qu’elle ferait connaître plus largement l’incroyable expérience d’éducation bilingue qui se déroulait dans le sud de la France.

C’est pour ça que je parle d’une histoire d’amour, sans condition en plus, puisqu’il fallait s’adapter aux exigences de l’équipe et du projet, sachant que nous allions chambouler continuellement leur journée de travail. J’arrivais à l’école pour les filmer et les interviewer pendant des heures entières et eux devaient organiser des réunions avec les parents, l’administration, les politiques, demander un tas d’autorisations...

Je suis donc infiniment reconnaissant de leur acceptation sans réserve et je suis encore ému qu’ils m’aient accordé leur confiance pour mener une recherche avec intégrité dans ce contexte de vulnérabilité.

Et l’histoire va continuer, c’est ça la beauté de la vie n’est-ce pas ?

Je voudrais ajouter une dernière chose en conclusion. Dans mon livre je fais allusion très rapidement à un incident de santé qui a marqué mon enfance, vers les huit-dix ans. Je vais revenir sur les circonstances et la signification de cette histoire ici.

J’étais à la maison en convalescence à la suite d’une intervention chirurgicale, en pleine crise existentielle quand au sens de ma vie, la mortalité, tout ça. Je m’ennuyais, pas de télé, pas de jeux vidéo, et comme on était en train de repeindre ma chambre j’ai engagé la conversation avec les peintres, en leur demandant pourquoi ils avaient choisi ce métier.

En guise de réponse, ils m’ont raconté une histoire d’amour : l’un d’eux avait eu un cancer, ce qui les a décidés à quitter un emploi très bien payé dans les finances pour pouvoir passer tout leur temps ensemble. Mon esprit enfantin n’a pas tout saisi, mais j’ai compris l’importance de ce geste. Je leur ai confié que j’avais peur de mourir et leur ai posé la question : quelle est le secret de la vie éternelle ?

Leur réponse m’a surpris. Il y a deux manières d’atteindre l’immortalité : faire des enfants ou écrire un livre.

Aujourd’hui, je me dis que j’ai trois enfants et une partie de moi vivra toujours.

Et j’ai d/Deaf and d/Dumb. D’abord publié en 2011, prêt à renaître en 2024, grâce à cette traduction française, qui lui fera prendre son envol vers de nouveaux lecteurs.

Un magnifique cadeau.

Toulouse 2024

Citer cet article

Référence électronique

Joseph Valente, « Une longue histoire d’amour », La main de Thôt [En ligne], 11 | 2024, mis en ligne le 04 juin 2024, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1247

Auteur

Joseph Valente