Auteur d’une œuvre poétique considérable, essayiste, éditeur, dramaturge et vidéaste, Raymond Luczak nous livre ici un recueil de morceaux choisis, tantôt récits autobiographiques, tantôt essais critiques, tirés de ses écrits de ces vingt dernières années. Le titre, littéralement La corne de brume silencieuse. Carnet de notes de la vie d’un gay-sourd – suite, annonce très clairement les deux aspects de son identité qu’il veut mettre en exergue et qui constituent effectivement le pivot de ses récits.
Né dans le Michigan de parents entendants qui lui ont refusé l’accès à la langue des signes pour l’élever dans l’oralisme (facilité par l’audition résiduelle qui lui restait à la suite d’une double pneumonie), Luczak raconte une enfance plutôt malheureuse, ballotté entre différents établissements spécialisés et un foyer familial plein de vie, mais où ses huit frères et sœurs étaient à tour de rôle source de soutien ou de frustration par leur refus de prendre vraiment en compte sa surdité. C’est son amour précoce pour la lecture et les livres qui lui a sauvé son enfance, d’une certaine façon : « Lorsque je lisais je n’étais plus obligatoirement le garçon sourd dans la cour de récréation. Je pouvais choisir d’être qui je voulais »(37) 1.
La prise de conscience de son homosexualité est venue assez tôt, tout comme sa découverte clandestine de la langue des signes, les deux vécues initialement comme des secrets honteux qu’il pensait ne jamais pouvoir partager. En l’occurrence, bon élève malgré tout, Luczak s’est découvert pleinement grâce à son passage à l’Université de Gallaudet, le tournant de sa vie, qui lui a donné les outils intellectuels et psychologiques pour s’exprimer très librement et avec passion sur son homosexualité et sa surdité, ce qu’il fait depuis.
Concernant sa surdité, il la considère aujourd’hui comme une richesse, rehaussée par son intense rapport affectif à la langue des signes, qu’il décrit avec amour et une certaine sensualité. Et c’est précisément parce que ses parents ne lui ont pas fait découvrir cette langue plus tôt et ne l’ont encore moins adoptée eux-mêmes, qu’il leur adresse aujourd’hui un véritable réquisitoire, soulignant à plusieurs reprises au fil des chapitres qu’il se considère comme orphelin :
C’est une chose de perdre ses parents, mais être orphelin est encore plus douloureux lorsque vous constatez que l’amour que vous porte votre famille est assorti de conditions : si je veux gagner leur amour et leur acceptation je dois être entendant, hétérosexuel, marié, républicain catholique. De leur point de vue, je suis un raté : sourd, gay, agnostique et célibataire. Mais j’ai pris conscience petit à petit que ma famille entendante a failli à mon égard (93) 2.
Quant à l’affirmation de son homosexualité, c’est encore la littérature qui est venue à son secours, avec la découverte d’auteurs tels que Christopher Isherwood, Oscar Wilde, Quentin Crisp et surtout Walt Whitman, une inépuisable source d’inspiration auquel il voue une admiration sans bornes :
Quelques années plus tard, je devais éditer une anthologie de poésie masculine queer pour commémorer sa naissance en 1819, 200 ans plus tôt. J’ai été frappé de voir les nombreux poètes qui éprouvaient de la gratitude non seulement à l’égard de Whitman, mais de tous ceux qui ont suivi son exemple (39) 3.
Cette rapide présentation linéaire ne reflète pas l’organisation du livre, qui est moins chronologique. Si la première des deux parties qui le composent est plus proprement autobiographique et la seconde porte davantage sur d’autres sujets, il y a des retours sur son enfance et sa vie d’adolescent et d’adulte tout au long de l’ouvrage.
La première partie, Of blood born (Les liens du sang) relate d’abord une enfance et adolescence difficiles et douloureuses, avec des moments de grande solitude résultant de sa surdité. La toute première ligne donne le ton : « Pendant des années je haïssais le son de ma voix » (14) 4. En réalité il est resté longtemps marqué par le regard surpris et gêné de ses interlocuteurs devant ses tentatives d’oralisation, oralisation imposée contre son gré, au détriment de la ASL, dont il a vécu l’apprentissage ultérieur comme une sorte de grâce : « C’était à moi et moi seul de décider comment je voulais communiquer et de faire comme je voulais. Mais oui ! Où que j’aille, mes mains – véritable siège de ma voix – suivront » (35) 5.
L’ensemble des douze premiers chapitres, aux titres assez évocateurs, abordent, de manière très directe, parfois avec une certaine candeur et toujours beaucoup de sincérité, la progressive prise en charge de son propre destin linguistique :« A l’âge de quatorze ans, j’ai soudain pris la parole pour déclarer à mon orthophoniste Mme Fraites, que je devais absolument apprendre la langue des signes. » (23) 6, et sexuel : « Mon premier rapport sexuel avec un homme eut lieu dans les toilettes d’une bibliothèque. J’avais quatorze ans et lui sans doute la trentaine. Bien que j’en fusse l’instigateur, j’étais néanmoins dans un état de choc après. » (37) 7.
Par la suite, sa vocation artistique a pu se déployer au sein d’une vibrante communauté gay-sourde à New York, où il a vécu vingt ans. Ce fut aussi l’expérience douloureuse des ravages du sida dans cette même communauté qui a conforté son besoin d’écrire :
Chaque fois qu’un ami gay-sourd mourrait, je me forçais à écrire, à terminer. J’ai rédigé des centaines de pages, non pas aveuglé par le chagrin, mais dans une volonté têtue de ne pas oublier les impressions fulgurantes que m’ont laissées tous ces hommes sourds rencontrés à San Francisco, New York, et Washington, DC. (65) 8.
Toutes ces relations amoureuses et amicales ont nourri sa quête artistique et spirituelle, l’amenant aujourd’hui à se réclamer de la contre-culture des Radical Faeries, ce réseau mondial alliant spiritualité laïque, anarchisme et écologisme au service d’une redéfinition de la conscience queer. Sa conclusion à la première partie résume cet équilibre retrouvé : « Cher lecteur, nous ne sommes jamais vraiment seuls. Il faut juste trouver sa véritable famille (94) 9.
La deuxième partie , Of hands tendered (A propos de mains tendues), un peu plus longue, reste très personnelle et continue d’interroger les problématiques de la surdité et de l’homosexualité, mais en abordant toute une variété de sujets, qui pourraient sembler disparates sans ce double fil conducteur. Les trois premiers chapitres développe une réflexion parfois radicale sur le langage en général et sur son propre rapport à la langue des signes. A propos de son enfance oralisant : « Je ne le savais pas encore, mais dès ma première séance chez l’orthophoniste, l’on me formait pour devenir un imposteur » (98) 10. Cette déclaration est tempérée par une jolie description toute en nuances de son orthophoniste « sa meilleure amie » pendant des années. A propos des langues signées : « Pas étonnant que signer est souvent considéré comme dangereux. Apprendre à le faire vous oblige à devenir plus sensible aux signaux que dégage votre propre corps » (101) 11.
Dans son cas, le potentiel subversif des signes, tel qu’il l’évoque au chapitre 17 « Fruits interdits entre nos mains » (Forbidden fruits in our hands) est exploité dans sa poésie écrite, par un procédé qu’il a développé, appelé glossing (gloser), qui consiste à créer une « glose » en vidéo signée en accompagnement du texte écrit. Ces poèmes, notamment l’exemple donné ici, Otters (loutres), 12sont disponibles sur You Tube.
Une bonne partie des chapitres suivants proposent des essais critiques, écrits au fil des ans, sur l’art, la littérature et le cinéma, toujours en lien avec la surdité et/ou la culture queer. Trois films qui mettent les sourds au premier plan font l’objet d’une discussion par l’auteur. Les lecteurs français auront le plaisir de retrouver le documentaire de Nicolas Philibert, tourné en 1992, Le pays des sourds, dont Luczak offre une appréciation assez élogieuse du parti pris filmique de Philibert, suivi d’un entretien avec le cinéaste qu’il avait pu obtenir à l’occasion de son passage à Washington DC pour recevoir un prix.
La mise en regard de deux films tournés à une quarantaine d’années d’intervalle est éclairante sur la complexité, pour la communauté sourde, d’une identité collective, toujours à négocier. Luczak avoue avoir pleuré de joie en voyant un sourd à l’écran dans Les Enfants du silence (Children of a Lesser God), réalisé en 1986, mais regrette que l’image fausse et idéalisée de la surdité que le film véhicule serve encore de référence. A l’inverse, il reste dubitatif devant The Tribe tourné en 2014 par l’Ukrainien Myroslav Slaboshpytskiy, dans lequel des étudiants sourds forment un gang mafieux sur fond de racket et de prostitution dans un pensionnat spécialisé : « J’ai le sentiment que pour beaucoup de Sourds américains, qui ne se sont pas encore remis de la fermeture de nombre de pensionnats pour Sourds, ce pourrait être déroutant d’observer un groupe de jeunes Sourds se comporter aussi mal entre eux dans ce film » (158) 13.
Il est par ailleurs question de son amour pour le cinéma muet, sa relation changeante avec l’outil informatique, sa propre activité artistique et littéraire, son bref passage à la télévision comme figurant, bref, tout ce qui a pu inspirer ce poète-écrivain, visiblement curieux de tout, à prendre la plume depuis vingt ans. L’avant-dernier chapitre « En l’an 2122 » (In the year 2122) nous propose même un scénario d’anticipation, où la technologie aura gommé ce qui distinguait sourds et entendants : « Plus de salle de cours, plus de livres, plus de bibliothèques. Même les interprètes ASL appartiendront au passé, une fois résolus tous les problèmes liés au son et à la reconnaissance vocale par les ordinateurs » (181) 14.
Un beau chapitre final, « Apprendre à respirer » (Learning to breathe), décrit l’exaltation d’une première sortie de vélo autour de la Chaîne des lacs de Minneapolis, à la sortie de l’hiver et, on le devine, à la suite d’une rupture amoureuse. Il réunit toutes les qualités stylistiques d’une écriture fluide et résume in nuce la vision du monde et l’érudition discrète de l’auteur, qui se sont dégagées tout au long de l’ouvrage et qui font le charme de ce livre. Ainsi, c’est une allusion indirecte à la célèbre injonction de Rilke de « tenter d'aimer les questions elles-mêmes » qui sera le mot de la fin : « Je savais que j’allais redécouvrir ce que signifiait être artiste, et que j’apprendrais de nouveau à faire confiance à mon cœur. En retrouvant la vie même dans une respiration, je devais simplement apprendre à mieux aimer les questions » (189) 15.
Il ne reste plus qu’à espérer que la personne idoine aura la bonne idée de traduire l’œuvre de cet auteur un peu hors-normes pour la rendre accessible au plus grand nombre en France !