Divan du Tamarit suivi de Sonnets de l’amour obscur, de Federico García Lorca, préambule et traduction de l’espagnol par Laurence Breysse-Chanet, Sainte-Colombe-sur-Gand, La rumeur libre Éditions, 2022, 118 p.

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Texte

L’Évangile d’Orphée ?

Membre éminent de la famille des lecteurs et lectrices de Federico García Lorca, famille qu’elle qualifie d’ardente et de déchirée, Laurence Breysse-Chanet tente à travers sa récente édition-traduction du Divan du Tamarit et des Sonnets de l’amour obscur de révéler l’ultime héritage du maître andalou. Qu’est-ce qui constitue une œuvre en testament ? Telle est la question, voire la quête, qui guide les pas de la traductrice. À sa suite, le lecteur, qu’il soit hispanophone ou non (l’édition est bilingue), est entraîné sur les voies de la souffrance et du silence. La rigueur du travail universitaire révèle une expérience poignante de traversée ontologique jusqu’au cri final du « cœur enseveli » (p. 115).

Hantée par la mort tragique du poète, fusillé en août 1936 par les franquistes alors qu’il n’a que trente-huit ans, cette édition repose sur une conception des deux recueils comme testaments poétiques. L’introduction, que Laurence Breysse-Chanet préfère intituler « préambule », nous avertissant par le choix de ce mot que nous nous apprêtons à vivre un cheminement, insiste de manière appuyée sur le statut terminal du Divan et des Sonnets dans la vie et la carrière de Lorca. À la première lecture, cette vision peut être perçue comme une illusion rétrospective. Ces derniers poèmes ne sont en effet les derniers du poète de Grenade qu’en vertu du hasard. Pourtant, l’éditrice, qui sait cela pertinemment, n’hésite pas à évoquer le « poids de l’ombre portée du destin ». Embrassant un point de vue quasi providentiel, ne va-t-elle pas jusqu’à nous rappeler sur la même page que le poète, tel un Christ nouveau, « a encore six ans de vie à son retour en Espagne » et, immédiatement après, qu’« il lui reste alors très exactement, jour pour jour, cinq ans à vivre » ? (p. 12)

Face au martyr de Lorca, la traductrice prend les accents de l’évangéliste, soucieuse de restituer par les textes son empreinte, c’est-à-dire la preuve poétique de son passage parmi nous. « On vit dans ce qu’il nous a laissé », confie-t-elle d’emblée (p. 8-9), et cette confidence sonne évidemment comme la parole d’une apôtre. Le préambule pourra donc décontenancer un lecteur non-mystique. Néanmoins, ce point de vue est défendable dans la mesure où les tentations de l’illusion rétrospective s’effacent devant la vraie question posée par Laurence Breysse-Chanet : qu’est-ce que Lorca, s’il avait survécu à la guerre civile espagnole, aurait pu écrire après le Divan du Tamarit et les Sonnet de l’amour obscur ? La valeur testamentaire (et testimoniale) de ces derniers recueils habités par un feu dévorant ne serait pas à mesurer à l’aune des productions préexistantes, comme une somme, mais par rapport au silence définitif dans lequel la mort a plongé le poète.

Le poète errant entre le désert et la nuit

New York est le point sur lequel nous devons porter notre regard pour comprendre la place à part des ultimes poèmes lorquiens. C’est la thèse convaincante et étayée que propose Laurence Breysse-Chanet. Lorca séjourne en Amérique de juin 1929 à juin 1930. Au cours de cette année décisive, il vit une révolution morale et esthétique, révolution qui ne vas pas sans douleur à cause de la violence de la vie aux États-Unis. Il découvre la démesure urbaine et ses hideurs ; il vit en direct le krach de Wall Street d’octobre 1929 ; il s’imprègne de la littérature américaine (Walt Whitman, John Dos Passos, Hart Crane). Cette année passée à New York, mais aussi dans le Vermont et à Cuba, est déterminante pour comprendre son renouvellement poétique, d’où naît le recueil Poète à New York.

Mais les poèmes d’inspiration arabo-andalouse du Divan du Tamarit ne signent pas un retour réparateur et réconfortant à la tradition de la terre natale. Travaillés entre 1930 et 1934 suivant le préambule, même si le reste du paratexte (première de couverture et page de titre) indique 1931-1934, le Divan marque un retournement de la tradition arabo-andalouse, selon la traductrice, qui détaille les écarts patents que Lorca commet par rapport aux codes des formes poétiques que sont le gazel et la qasida. L’époque est marquée par une ferveur pour cette tradition : Lorca la subvertit. À ce titre, Laurence Breysse-Chanet évoque un renversement de la tradition contre elle-même.

Rupture à l’intérieur même de ce mouvement de rupture, les Sonnets de l’amour obscur, en hendécasyllabes parfaitement réguliers, renouent avec la haute tradition de cette forme normée. Mais ces onze sonnets amoureux, composés durant la seule année 1935, où le tabou de l’homosexualité subit l’influence de Jean de la Croix, ne veulent pas simplement rivaliser avec Góngora, explicitement pastiché dans le huitième sonnet. Lorca porte le poème à l’incandescence d’une « lettre orale adressée à l’autre », superbe formule de la traductrice.

La blessure du stylet

Et c’est précisément dans ce recueil que l’art de la traduction poétique de Laurence Breysse-Chanet démontre toute son acuité. Jouant sur la cadence du décasyllabe français pour rendre le vers hendécasyllabique, elle tire du vers français toutes les ressources dont l’histoire de la prosodie l’a chargées. Qu’il soit permis de citer ici certaines des plus belles réussites de la traductrice-autrice (nous tenons à cette dénomination). Par exemple, pour le décasyllabe de type 6/4 : « Je veux pleurer ma peine et te le dis » ou bien encore « Par le sud de mes pieds vint le printemps ». Mais aussi, pour le décasyllabe de type 4/6 : « L’ombre est venue pour obscurcir ma gorge ». Et pour le décasyllabe de type 5/5 : « Le poids de la mer qui me roue de coups ».

Soucieuse, nous l’avons dit, de se situer dans la grande famille lorquienne, Laurence Breysse-Chanet rappelle le caractère fondateur de la traduction de ces sonnets par André Belamich dans la Bibliothèque de la Pléiade (1981). Or le caractère très différent de sa propre manière de traduire est remarquable ; son émancipation traductologique et poétique par rapport à son auguste prédécesseur est manifeste. Le traduire de Laurence Breysse-Chanet tend vers l’aride, voire le sableux, l’abrasif. Elle voit, elle entend Lorca dans le sable blanc du désert et dans la nuit obscure de l’amour incompris. Là où la traduction de Belamich se caractérise par son enveloppement, sa rotondité classique et rassurante (« Tu ne veux pas me perdre au labyrinthe / où gémissent sans fruit et la chair et l’espace. »), celle de Laurence Breysse-Chanet adopte la dureté sèche d’une voix qui racle comme un couteau (« ne cherche pas ma perte dans les ronces / où peinent en vain la chair et le ciel. »).

Mais la traductrice est d’abord une excellente lectrice. À la fin de son préambule, elle attire notre attention sur la rime peut-être la plus importante de ces recueils finaux de Lorca (p. 23-24). Elle est cachée dans un poème annexe du Divan (p. 88) : sigilo (« le secret ») y rime avec estilo (« le style »). Pour conclure, comment interpréterons-nous cette association ? Le style est un secret. Mieux encore, si l’on se fie au latin (sigillum), c’est un sceau, autrement dit une empreinte. Le sceau du poète, le cachet propre à son autorité, c’est son style, qui commence avec le signe et se termine avec le seing.

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Référence électronique

Pierre Troullier, « Divan du Tamarit suivi de Sonnets de l’amour obscur, de Federico García Lorca, préambule et traduction de l’espagnol par Laurence Breysse-Chanet, Sainte-Colombe-sur-Gand, La rumeur libre Éditions, 2022, 118 p. », La main de Thôt [En ligne], 11 | 2024, mis en ligne le 27 janvier 2024, consulté le 29 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1248

Auteur

Pierre Troullier

Aix-Marseille Université (CIELAM)