Cet abécédaire ne prétend pas être exhaustif. Ses choix et partis pris se veulent le reflet du lien intime entre pratique et pensée de la traduction.
Les formes féminines, masculines et plurielles sont (parfois) employées indifféremment pour désigner le sujet traduisant.
A
Appareil critique
Cela n’aurait pas eu grand sens de publier les textes d’un auteur alors quasiment inconnu en France, et dont la réception est difficile, sans donner au lecteur les moyens de les comprendre : même si le désir de présence ou de proximité avec les choses du monde est lui aussi primordial (GUMBRECHT, 2004), la question du sens demeure, et elle n’est pas accessoire. Le lecteur a envie de comprendre et un auteur tel qu’Alexander Kluge (*1932) souhaite également être compris. On ne trouvera dans son œuvre aucune trace du mysticisme esthétique selon lequel l’art, le grand, se mesurerait à son caractère abscons. Cette œuvre s’accommode au contraire bien volontiers de commentaires s’ajoutant aux autocommentaires qui en font partie, jusqu’à un certain point, comme chez Montaigne ou à ceux que livre, sans se faire prier, au cours d’innombrables interviews la voix vive de l’écrivain.
À littérature érudite édition critique, à caractère scientifique donc. Les traductrices et traducteurs de Chronique des sentiments (Kluge, 2016)1 s’acquittent d’autant plus volontiers de leur tâche d’élucidation qu’ils sont également universitaires, pour cinq d’entre eux. Ils ont assorti le texte français de 18 pages de notes de fin et de huit autres comportant des glossaires et/ou l’explicitation des abréviations. Sont précisés des points d’histoire, des références littéraires et linguistiques, les modifications apportées par l’auteur pour l’édition française. On n’a pas craint que cet appareil critique soit trop long, on ne l’a pas voulu discret et réservé aux lecteurs tenaces qui lisent à la loupe (selon l’odieux principe qu’il faudrait souffrir pour s’instruire), puisque les lecteurs restent, de toute manière, libres de ne pas lire. Nos N.d.T assument que la « disparition illocutoire du traducteur » (Ladmiral, 1994, 230) n’est qu’une chimère, que le traducteur ne s’efface pas pleinement derrière l’auteur. Leur présence signale combien est ténue la frontière qui sépare lecture, traduction, et commentaire. On s’est néanmoins interdit tout discours méta-traductif ou relevant non plus de l’interprétation comme explication objective du texte mais de son interprétation comme appropriation subjective, pour préserver intacte la parole de l’auteur et ne pas saper le pouvoir que possède la traduction de jeter des ponts praticables entre des civilisations et des modes de pensée dissemblables. (H)
B
Belle n’est pas infidèle
La conception majoritaire de la traduction rejoint désormais largement celle que défend Milan Kundera en 1993 dans ses Testaments trahis, lorsqu’il critique les traductions françaises infidèles de l’œuvre de Kafka. La rupture est depuis lors consommée avec cette tradition des « belles infidèles » faisant dire à Voltaire par exemple qu’on devait adapter Shakespeare au goût français, le galliciser, pour qu’il puisse être lu « chez nous » (OUSTINOFF, 2003, 118). Dans une traduction authentique, on se gardera donc des adaptations trop libres et tout autant des excès du littéralisme, ce qui signifie : « ni calque, ni (problématique) reproduction mais attention portée au jeu des signifiants » (BERMAN, 1999, 14), pour une vision d’ensemble qui a le souci du sens en même temps que de la plus grande littéralité et de la plus faible déperdition d’informations possible. Il y a unanimité sur le fait que la traductrice ou le traducteur, en premier lieu au service de leurs auteurs, ne doivent pas chercher à les réécrire pour les embellir selon leurs propres vues, a fortiori quand les œuvres à traduire contreviennent délibérément aux règles du « beau style »2. Pour autant, je ne peux plus, après la vaste traduction de Chronique des sentiments, partager l’avis, aussi mesuré soit-il, qu’exprime Alfred Prédhumeau en conclusion de son article paru dans le journal Frankfurter Allgemeine Zeitung : « Le lecteur bilingue pourra regretter, le cas échéant, que le rendu du texte français soit ‹ trop › beau et que le ton parfois rugueux de Kluge se perde derrière la mélodie française » (PRÉDHUMEAU, 2016, 9)3. C’est, d’une part, méconnaître la volonté, si ce n’est l’injonction de l’auteur musicien, que l’ensemble « sonne bien » et « soit beau » en français et, d’autre part, la tâche première du passeur qui reste de servir la diffusion ou le rayonnement de l’œuvre. Dans sa conception essentiellement politique de la traduction comme circulation des histoires ou récits, Alexander Kluge, créateur prolixe, ne concevait pas au début que la traduction de ses œuvres puisse requérir tant de patience et de temps. Mais force était de constater que les précédentes traductions de son œuvre n’avaient eu en France qu’un assez faible écho. Même Décembre, pourtant assorti des images de Gerhard Richter (KLUGE/RICHTER, 2012), n’avait remporté qu’un succès d’estime. C’était bien sûr imputable au caractère épars des différentes publications : le manque d’unité, y compris de ton et de style, ne pouvait que renforcer la difficulté d’accès à une œuvre réputée exigeante. Mais j’ai aussi en tête les réactions de certains lecteurs français de la traduction de Décembre la jugeant « indigeste » ou encore débitant les clichés habituels sur la prétendue « lourdeur teutonne », qui n’excluait pas en l’occurrence un certain relâchement. Tel n’était pourtant pas l’effet recherché lors de ce galop d’essai, quand nous avions voulu éviter, avec Vincent Pauval, l’écueil, repéré notamment dans les parutions de 1966 et 2003, d’une traduction trop lisse, voire simplificatrice, impropre à rendre la singularité du ton klugien. Il paraissait donc souhaitable, pour le premier livre de l’édition intégrale par P.O.L, de rechercher un juste milieu ou une meilleure mesure entre naturel, gravité et relâchement, de donner à saisir le caractère insolite, unique, de l’œuvre, sans nuire ni à l’intention ni au message. (H)
C
Commandements pour le surtitrage CeTIM
Au plan technique :
-
à ta « conduite »4 tu te tiendras ;
-
des noires, tu inséreras ;
-
le metteur en scène, tu consulteras.
Au plan idéologique :
-
le texte, au minimum, tu condenseras ;
-
le contexte et la traduction tu clarifieras ;
-
les potentialités de l’image-texte, toutes, tu exploiteras ;
-
le texte-source destiné à la mise en scène, entendre tu feras.
Tels sont les commandements ou préceptes que je me suis forgé au Centre de Traduction, d’Interprétation et de Médiation linguistique (CeTIM) depuis 2005, année où est mise en place, sous l’impulsion de sa directrice Solange Hibbs et d’une poignée d’enseignants-chercheurs volontaires, la formation au surtitrage de pièces allemandes en lien avec le festival toulousain Universcènes.
Dès lors qu’il est question de surtitrage, la question de la fidélité au texte-source se pose en des termes inédits et dépasse l’horizon du débat habituel entre sourciers et ciblistes. Traduisant un texte oral et issu de la mise en scène, un texte second, la surtitreuse/le surtitreur ne doit pas avoir prioritairement le souci de la fidélité à la lettre du texte original et du texte en général. Cela ne doit pas l’empêcher de profiter de ses surtitres pour en faire saisir, quand c’est possible, l’esprit, le ton et le style.
Apprendre le surtitrage, créer des surtitres est une tâche passionnante, pour laquelle je demeure reconnaissante, même si elle peut se révéler elle-même très ingrate, car, sauf à ce qu’il soit intégré comme élément de mise en scène à part entière, on remarquera peu ou pas du tout un surtitrage qui fonctionne, alors qu’on sera très gêné s’il n’est pas bon. (H)
D
Dictionnaires
Traduire aujourd’hui suppose la maîtrise de nombreux outils numériques : portail du CNRTL, dictionnaire de synonymes du CRISCO, sites pour la recherche documentaire et terminologique, corpus électroniques, bases de données, logiciels d’aide à la traduction. La traductologie interroge et se doit d’interroger l’apport des nouvelles technologies à l’activité traductive. Ces outils sont, étymologiquement, à la fois « équipement, objets nécessaires qu'on embarque pour un voyage » et « moyen d’action » (CNRTL, entrée « outil »). Le voyage auquel ils convient le traducteur – et avec lui ses lecteurs – dans la traversée vers une autre rive, n’est pas une croisière en solitaire : consulter un dictionnaire, c’est aller puiser dans le commun, le collectif, pour enrichir l’individuel.
Les outils technologiques sont indispensables, mais ils n’ont pas d’odeur. L’odeur du dictionnaire familier, celui dont on tourne les pages, celui qui a vieilli au même rythme que son propriétaire, mais qui offre précisément, au détour de ses pages, des expressions désuètes dont les outils en ligne ont parfois perdu la mémoire. Ils contribuent – aussi – à traduire ce qui a disparu. (C)
E
ÉDITER
Traduction et édition occupent une part importante dans le développement des recherches universitaires et entretiennent avec elles un lien extrêmement fort. Que ce soit sur le versant des dramaturgies contemporaines ou des collaborations entre écrivains et artistes visuels, la traduction confronte radicalement aux exigences qu’implique la lecture de ces œuvres hybrides et performatives. En profondeur, ce projet de saisie globale pour éclairer et définir les formes les plus contemporaines et/ou les plus vivantes de l’art des pays germaniques répond à un objectif de transmission des savoirs, en parallèle aussi constant que possible avec les avancées de la recherche, en essayant de tenir la balance égale entre transmission et réflexion, enseignement et science. La situation de l’universitaire lui permet de tester des hypothèses et des savoirs sur des publics curieux de leur temps et de sa culture mais plutôt défiants envers la connaissance ressentie comme un marqueur social discriminant. Pour la traductrice universitaire, le travail de recherche consiste donc non seulement à approfondir la compréhension de ses objets mais aussi à donner à ces publics le goût de l’interprétation critique, y compris savante, en dégageant d’elle ce qui peut être de l’ordre de l’humain et de ses expériences. D’où des orientations possibles vers des artistes vivants, plus incarnés, et/ou des objets d’art intermédiaux, des projets émancipatoires, issus d’un matérialisme radicalement hostile à toute forme de hiérarchisation. Parce que sa réflexion vise une application et une implication dans la société civile, parce que la traductrice universitaire souhaite s’ouvrir à des espaces sociaux plus vastes que la classe et l’amphithéâtre, elle ne dédaigne ni la diffusion ni la vulgarisation. Ses ambitions ultimes sont de rendre accessibles en France au monde de la culture, aux érudits curieux et à un large public, les formes de la pensée et de la création à toutes les époques, et au-delà de favoriser la mobilité d’esprit et les changements de regard. (H)
F
Féconde (erreur)
L’erreur de traduction peut être féconde et créer une image qui, née de pure invention, donne naissance à une nouvelle lignée en fécondant le langage ou la création artistique. Ainsi l’exotique couleur « cuisse de nymphe émue » est-elle née d’une erreur de traduction de l’allemand gerührtes Elfenbein, littéralement « ivoire pilée » ; mais le verbe rühren a d’autres acceptions, dont « émouvoir », et le substantif Elfe est en fait dérivé d’elephantus, d’où « os d’éléphant » pour nommer l’ivoire. Utilisée pour désigner une variété de rose ancienne introduite en France à la fin du XVIe siècle depuis la Crimée, la « cuisse de nymphe émue » est couleur de chair, d’un rose très pâle. C’est cette dénomination erronée, incontestablement plus suggestive qu’une traduction fidèle, qui s’est imposée.
Si les différentes acceptions d’un même terme peuvent être source d’erreur en traduction, elles participent d’une potentielle polysémie dans l’original, rarement transposable dans l’œuvre traduite. On peut citer ici l’exemple du terme qaran ou karan, utilisé dans le livre de l’Exode pour décrire Moïse descendant du Sinaï après avoir reçu les commandements. Il ignore alors qu’il sort transfiguré de son face à face avec l’Éternel et que la peau de son visage est devenue « rayonnante » (Ex. 34, 29-30). Dans sa traduction en latin, la Vulgate, saint Jérôme aurait confondu qaran (« rayonner ») et qeren (« corne »), à partir de la même racine QRN, affublant Moïse de cornes. « En fait, la grande majorité des exégètes, juifs comme chrétiens, considère bien que le visage, ou plus précisément ‘la peau du visage’, de Moïse, à ce moment-là, rayonne. Et que c’est ce rayonnement qui suscite une telle frayeur chez le peuple qui revoit son prophète pour la première fois après quarante jours d’absence. » (ATTIA, 2016, 224).
Mais le texte de la Vulgate a inspiré à nombre d’artistes du Moyen Âge et de la Renaissance un Moïse cornu, dont le plus célèbre est sans conteste celui de Michel-Ange, sculpté en 1515 et exposé à Rome, dans l’église Saint-Pierre-des-Liens. Rashi, le poète, exégète biblique et talmudique du Moyen-Âge (1040-1105), a voulu concilier les deux interprétations, suggérant que la lumière irradiant le visage de Moïse saillait « comme une espèce de corne ». Et dans son tableau Moïse et le buisson ardent (1955), Chagall réussit également à transposer sur la toile une synthèse de ces deux grandes traditions interprétatives, bibliques et artistiques, en posant sur le front de Moïse deux cornes de lumière. (C)
G
Gueuloir
En matière de traduction théâtrale, la loi est de privilégier le rythme et l’oralité, au détriment de la parfaite exactitude, si nécessaire. « Tenu d’être une subjectivité fidèle, le traducteur doit également se rendre maître de l’objectivation sonore. Portée à la scène, une traduction cherche à tisser des réseaux sémantiques tout en rendant leur musique particulière : elle dispense d’explications » (GodÉ/Sauter, 2009, 69). Ces impératifs catégoriques de la traduction théâtrale nous sont apparus, à C et moi-même, dès notre première expérience dans ce domaine à la faveur d’une résidence à la Chartreuse-lès-Avignon en 2002. Celle-ci prévoyait des mises en voix au cours desquelles comédiens et metteurs en scène pouvaient solliciter l’ajustement de notre version française. Nous avons depuis lors pour règle de respecter au plus près l’équilibre des syllabes dans les phrases allemandes, leur nombre et leur couleur, de toujours faire passer par le gueuloir, afin de trouver le rythme juste. Partout où c’est possible, on récupère les allitérations ou assonances qu’on a perdues ailleurs. On s’efforce par tous les moyens dont on dispose de retrouver la musique particulière à l’œuvre. Tel était aussi l’un des enjeux majeurs de la traduction de Waldemarwolf (DECAR, 2014) réalisée de manière collaborative par des étudiants de licence LLCE allemand et de master CeTIM, débouchant sur la création du collectif HERMAION (Capra/Mazellier-Lajarrige, 2017), dont la figure tutélaire réunit en elle les traits de la négociation et de la musique.
« Performer » une traduction devant un public peut, grâce aux multiples ressources de l’oralité, permettre de s’approcher de la matérialité perdue de l’original. C’est du moins l’expérience faite par Jean-Christophe Bailly lisant en public sa propre traduction de la première phrase d’Under milk wood et accélérant son débit de voix : en lisant un peu trop vite ce commencement fameux, il lui a semblé retrouver « un peu de la matière perdue » (BAILLY, 2018, 162). (H&C)
H
Hébreu
Les personnages de traducteurs, réels ou inventés, se font aujourd’hui de plus en plus présents dans la narration cinématographique5, tant de type documentaire que de fiction. Sans doute peut-on y voir le signe d’affinités profondes entre ces deux « langues du monde »6, langues universelles, que sont la traduction et le film. Toutefois, au-delà de cette grande et belle formule, le fait est que le médium film se prête par nature non seulement à des voyages polyglottes mais aussi (et en l’occurrence surtout) à représenter la part du sensible dans l’entreprise érudite de traduction. Jacques Mandelbaum le donne particulièrement bien à entendre dans son évocation de Traduire7, troisième volet en 2011 de la trilogie documentaire que Nurith Aviv consacre à la langue hébraïque :
L’un des intérêts majeurs de [s]es deux premiers volets était de nous rappeler combien la langue, et donc les hommes qui la parlent, est travaillée par l’étrangeté, ouverte aux influences ; comment elle est à la fois creuset de sens et défi à la pureté. Traduire, qui vient clore la trilogie, poursuit cette belle percée. Nurith Aviv y fait le tour du monde des traducteurs de l’hébreu, modestes titans qui tentent le passage vers d’autres horizons de cette langue historiquement, théologiquement et politiquement chargée jusqu’à la gueule. (MANDELBAUM, 2011)
Par le biais d’un cadrage qu’on pourrait dire emboîté, dont la fenêtre des traducteurs est le principal emblème, le film de Nurith Aviv joue sur l’équivalence entre le passage d’un espace à un autre, celui d’une langue à l’autre et de la lettre à l’esprit. Ce décalogue de la traduction donne la parole à dix professionnels traduisant de l’hébreu, à commencer par les textes sacrés. Tour à tour, ils sortent de l’ombre pour s’exprimer en plan fixe face à la caméra. Leur conception exigeante s’inscrit dans le courant de la traduction « littérale », celle où « le traducteur laisse l’écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre » (SCHLEIERMACHER/STÖRIG, 1813/1963, 47). Au service de l’œuvre, ils adoptent des stratégies de traduction qui leur sont propres, en s’efforçant, autant qu’il est possible, de contrecarrer la fameuse paronomase italienne traduttore, traditore. Enseignant-chercheur à Brest, Sandrick Le Maguer (*1970) traduit le Midrash « pour comprendre », et c’est ainsi que s’engage « un corps à corps » avec le texte. Professeur à la Complutense, Ángel Sáenz-Badillos (1940-2013) traduit en espagnol, depuis Boston, les poètes juifs andalous du Moyen-Âge ; il s’applique à retrouver le sens original des mots dans leur fécondation par la pensée musulmane, à ne surtout pas en modifier l’ancrage, à ne pas les maquiller pour une meilleure adaptation au castillan contemporain. À Tel-Aviv, la poétesse Sivan Beskin (*1976) tente de traduire Leah Goldberg (1911-1970) en russe comme si l’auteure, dont elle partage les origines lituaniennes, avait directement écrit dans cette langue. Trouver le ton juste en allemand est la préoccupation majeure d’Anne Birkenhauer (*1961), traductrice à Jérusalem de David Grossmann (*1954). Rendre l’étrangeté de l’hébreu, sa saveur particulière, nécessite pour Anna-Linda Callow (*1966), professeure à l’université de Milan et traductrice italienne de Samuel Joseph Agnon (1887-1970) – de même que pour Chana Bloch (1940-2017), poétesse et professeure à Berkeley, traductrice américaine de Dahlia Ravikovitch (1936-2005) –, de forcer à l’extrême la syntaxe de sa propre langue pour la rapprocher de celle de l’hébreu, quitte à déplaire au lectorat cible. Dans la ville d’Acre, Ala Hlehel (*1974), écrivain, journaliste, scénariste et traducteur palestinien du dramaturge Hanoch Levin (1943-1999) affirme même qu’il lui faut « procéder au meurtre de la langue du père », tuer l’arabe littéraire, afin de rendre l’hébreu moderne en arabe parlé. Le film de Nurith Aviv demeure sobre, mais il ouvre l’ombre à la lumière, il raconte des « coups de foudre » et « une histoire de passions »8. À Barcelone, le poète Manuel Forcano (*1968) accueille amoureusement dans sa langue, afin de la rénover, toute l’étrangeté du lyrisme de Yehuda Amichaï (1924-2000) dont il est le traducteur catalan. Ces propos de traducteurs qui n’hésitent pas accueillir et faire saisir l’étrangeté de l’hébreu dans leur langue maternelle (d’aucuns diraient qu’ils la malmènent) doivent bien sûr être tempérés auprès des étudiants mais ils présentent l’avantage de les familiariser avec la méthode interprétative de la traduction-lecture, avec les nécessaires pondérations entre la lettre et l’esprit et, last but not least, avec la dimension charnelle et les enjeux identitaires de la traduction, quand celle-ci s’exerce pour conserver tout à la fois la mémoire et l’épaisseur de ce qui a été ou de ce que l’on est soi-même. (H)
I
Intraduisibles
Traduire suppose pour la traductrice de passer par des moments d’euphorie lors de trouvailles heureuses et d’autres de conscience des limites intrinsèques à son activité traductive, lorsqu’elle est confrontée à des « intraduisibles ».
En ce sens, l’activité traductive est une pratique consciente de la finitude, une folie quichottesque ; elle participe de ce qu’Unamuno a nommé « el sentimiento trágico de la vida ».
L’intraduisible a partie liée avec l’arbitraire du signe, mais aussi avec le cadre de pensée propre à chaque langue et avec sa singularité, jusque dans sa matérialité sonore permettant les jeux d’allitération et d’assonance, tel le célèbre vers de Keats, « I had a dove but the sweet dove died », qui a tôt fait de devenir mièvre en traduction (BAILLY, 2018, 123).
Comme l’a montré Barbara Cassin pour les concepts philosophiques dans la vaste entreprise du Dictionnaire des intraduisibles (CASSIN, 2004), l’intraduisible n’est pas l’impossible à traduire, mais ce qui ne cesse d’être traduit et ne peut toujours être traduit qu’au prix de choix, d’oublis de sens, voire de contresens ; ce qui résiste à la tentation – ou la prétention – de tout traduire dans un langage universel, reposant sur une langue supposée universelle (l’anglais, communément), même si – ironie de l’histoire – le Dictionnaire a précisément été adapté en anglais (APTER et al., 2015). Contre l’idée d’une nature humaine prétendument « universelle », l’intraduisible vient exhausser le caractère irréductiblement singulier de chaque langue-culture. (C)
J
(Being) John Malkovich
Being John Malkovich, le film de Spike Jonze sorti en 1999, montre comment le destin d’un marionnettiste de rue malchanceux bascule le jour où, classant des dossiers au septième étage d’un building, il découvre une porte dérobée qui le conduit pour quelques minutes dans la peau du célèbre acteur John Malkovich. Le titre français Dans la peau de John Malkovich perd l’affirmation d’un présent contenue dans la forme verbale being, tout en accentuant une matérialité que le film met en images au moyen d’effets spéciaux : le marionnettiste est littéralement transporté dans le corps de l’acteur, il part d’un vaisseau pour s’introduire dans son cerveau et manipuler ses pensées. On est tenté d’y voir une métaphore de l’interprétation simultanée, dans la mesure où l’interprète se glisse dans le cerveau de l’orateur jusqu’à épouser les méandres du logos – du discours et de sa logique –, voire anticiper la pensée et son expression. Avec une différence notable toutefois : l’interprète ne manipule pas les pensées dans lesquelles il s’est glissé.
On doit à Solange Hibbs une mise en perspective précieuse des recherches sur l’activité de l’interprète et une déconstruction de sa prétendue « invisibilité » pour mettre en lumière – de façon novatrice – le « corps traduisant », le rôle des affects lors de la prise de décision, ainsi que l’importance de la voix et du souffle, en lien avec notre corps et ses émotions. Cela suppose une analyse détaillée des opérations mentales nombreuses et complexes qui se déroulent simultanément lors d’une interprétation de conférence, dans un va-et-vient entre mémoire à long terme et mémoire de travail : « écoute du discours tout en étant attentif à la gestuelle et à la proxémique de l’orateur, compréhension qui implique la formation de représentations mentales, et réexpression avec production d’un nouvel énoncé » (HIBBS, 2018a, 69). L’apport des sciences cognitives et des neurosciences aux théories de la traduction a permis de mieux appréhender ce travail du corps, alors même que le corps de l’interprète continue trop souvent d’être considéré comme absent.
Dans l’art de l’interprète, mobilisation des connaissances et maîtrise des émotions dans un sens théâtral se conjuguent, de sorte que l’on pourrait lui appliquer le « paradoxe sur le comédien ». En effet, de même que le meilleur comédien, selon Diderot, n’est pas celui qui joue « de sensibilité », mais celui capable de jouer de sang-froid, on peut alléguer que la meilleure interprétation est celle conçue de « sens froid », pour reprendre à dessein l’orthographe employée par Mme de Sévigné9. C’est alors qu’elle restitue au mieux le sens, mais aussi la sensibilité, transmise à travers les modulations maîtrisées de la voix. (C)
K
Kind (das Kind beim Namen nennen)
Appeler l’enfant par son nom, appeler un chat un chat. Faut-il, en matière d’onomastique et de traduction des noms propres, négocier avec cette injonction ? « La langue du monde, c’est la traduction » certes, mais avec le village planétaire tel que le décrit déjà Marshall McLuhan en 1967 dans son ouvrage The Medium is the Massage: An Inventory of Effects (Message et Massage, un inventaire des effets), une conception purement cibliste ou ethnocentriste de la traduction, l’adaptation systématique des réalités étrangères à l’environnement, voire au goût du public auquel elle est destinée paraissent désormais difficiles. Ce principe vaut également pour le théâtre même si la traduction, plus que pour n’importe quel autre genre, doit y rendre les explications superflues et permettre de percevoir instantanément une atmosphère, une allusion ou un jeu de mots. On préférera désormais importer et conserver, telles quelles dans la langue cible, ces données lexiculturelles qui « s’actualise[nt] spontanément chez le locuteur natif » et constituent déjà dans le texte de départ « une sorte de valeur ajoutée aux mots » (Antoine/Wood, 1998, 50). Dans la version traduite, ils donneront à voir et entendre l’altérité du texte original. Une mauvaise prononciation aura tendance à hérisser les puristes mais pourra éventuellement offrir aux comédiens une occasion de jeu supplémentaire. Ainsi s’efforcera-t-on à la plus grande littéralité possible, y compris au moment de choisir le titre de l’œuvre. Rétrospectivement, « Alina vers l’ouest », mieux encore « Alina à l’ouest », eût été un choix plus judicieux pour Alina westwärts que le titre Alina au loin (Dobbrow, 2004) : nous en avions aimé les allitérations mais elles gomment l’horizon d’attente de la pièce, hérité de la beat generation. On ne saurait en revanche regretter la traduction de Wörter und Körper (litt. « Les mots et les corps ») par Accords perdus (Heckmanns, 2008), ce jeu de mots de la traductrice représentant un cas d’équation particulièrement réussi et fidèle pour cette pièce à l’écriture très musicale, où le conflit dramatique s’installe au cœur du « personnage » et de son langage. Le principe sourcier, laisser subsister dans la langue cible le caractère inédit de la langue source, s’appliquera aussi aux prénoms allemands ou étrangers dans le registre des personnages, avec, le cas échéant, des modifications orthographiques et sous réserve que ces prénoms n’induisent aucune équivoque sur le genre. Eu égard à « la fonction de repère culturel assumée par le nom propre » (Ballard, 2002, 20), on préférera lui conserver sa sonorité originale. Si, par le passé, j’ai pu choisir de traduire « August Kück », émouvant personnage d’agriculteur à la simplicité rustique, par « Augustin Coujou », ou valider « Carl Soleillet » pour « Karl Sonnenschein » et « Aurélien Papon » pour « Aurelius Glasenapp » (en référence au personnage nazi créé par Stefan Heym en 1942), je préconiserais aujourd’hui de ne pas effacer la sonorité originale des noms et leurs connotations propres, de les expliciter dans un appareil critique où les metteurs en scène trouveraient également des équivalents français exégétiques (sens littéral) qu’ils seraient libres d’utiliser ou d’adapter à leur guise.
Ces évolutions personnelles rendent bien sûr compte de « modes » ou de tendances dans les pratiques traductives, qui n’échappent pas à l’air du temps, mais elles montrent surtout qu’on peut traduire différemment à quelques années de distance. Une preuve, s’il en fallait, qu’il n’y a pas une traduction, ou la bonne, mais qu’il est possible de traduire et retraduire, en faisant jouer successivement les diverses facettes d’un texte, en opérant une nouvelle lecture. L’éternel dilemme du traducteur reste de distinguer ce qu’il peut garder et accueillir de l’étranger. (H)
L
Lecture créative
Les missions premières de l’historienne-interprète de la littérature étrangère, à savoir l’approche critique des œuvres et la production d’idées aussi neuves que possible à leur sujet, ne sont réalisables que si les textes eux-mêmes sont accessibles. La traduction et l’édition des œuvres demeurent donc les sources indispensables auxquelles s’alimente toute réflexion ultérieure. Pour la traductrice, il s’agit autant de rendre accessibles des œuvres étrangères inédites à d’autres lectrices ou lecteurs que de se faire soi-même une lectrice active et créative. Si elle a constamment le souci du transfert culturel et du destinataire de ses traductions, elle en retire aussi, par-delà les plaisirs du rythme et du ton justes, l’avantage que toute lecture s’actualise et se déploie dans ce travail translatif : « Traduire c’est lire » (Libens, 2000)10. La traduction et l’édition représentent pour la traductrice, en particulier la traductrice universitaire, une lecture potentialisée dont l’une des formes dérivées est la « lecture-commentaire » englobant la rédaction d’appareils critiques, introductions, notes, postfaces ou articles. Ce type de lecture se fonde sur une traduction qui assume, voire revendique, sa part spéculative et critique, tant sur le plan littéral que médiat : une traduction qui procède aussi du « commentaire d’elle-même » (BERMAN, 1986, 106). (H)
M
Matérialité des mots
Le texte est matière. Traduire, c’est idéalement faire justice au corps du texte, à son rythme, ses sonorités, sa prosodie. Dans la poésie et sa traduction, l’exhaussement du blanc pour ponctuer le texte, qui doit tant au « Coup de dés » mallarméen, participe de sa matérialité. Meschonnic l’a élevé en gloire dans sa traduction des Psaumes, matérialisant par des blancs les différents accents du texte massorétique (MESCHONNIC, 2001).
Par son attention extrême à la matérialité des mots, la poésie est probablement le lieu par excellence où la « fidélité au sens » a moins de sens que celle à la présence du corps-texte. Et point n’est besoin de convoquer la poésie concrète pour l’expérimenter. Lors d’une présentation bilingue du recueil Pays maternel (Mutterland, 1984) de Rose Ausländer –– à la librairie Ombres blanches à l’automne 2016, le public put écouter le poème « Atem » (« Souffle »), qui s’achève par ces deux strophes :
Die Vergangenheit
hat mich gedichtet
ich habe
die Zukunft geerbt
Mein Atem heißt
jetzt
Poétesse juive originaire de Bukovine, Rose Ausländer survécut à la Shoah dans le ghetto de Czernowitz, cachée dans une cave. Elle émigra en 1946 aux USA, écrivant pendant quelques années en anglais pour ne pas utiliser la langue allemande contaminée, et finit par renouer avec sa langue maternelle, encouragée en cela par la poétesse Marianne Moore. Entre les liens du passé, qui enserrent « hermétiquement » le sujet – le verbe dichten renvoie autant à l’écriture poétique qu’à un moi poétique devenu dense et étanche (dicht) – et le futur déjà reçu en héritage, le seul espace de liberté du moi est son inscription dans l’instant présent (jetzt), par le souffle. Après le temps suspendu et bref de ce jetzt, lancé comme une interjection, matérialisation de l’instant dans une expiration, le public de la librairie put entendre la traduction française, qui s’achève par :
Le passé
m’a poétiquement composée
j’ai
hérité de l’avenir
Mon souffle se nomme
Maintenant
Un frisson de dépit parcourut l’assistance, prenant soudain conscience – hic et nunc – de l’aporie traductive engendrée par un simple jetzt. (C)
N
Negro spiritual
Les spirituals – rassemblés par le colonel Higginson en 1867, après la guerre de Sécession, où ces chants étaient entonnés par les soldats noirs de son régiment – ont été traduits en français par le père Didier Rimaud (s. J.) dans la seconde moitié du XXe siècle. Lors de cette traversée de l’Atlantique, leur profonde spiritualité, enracinée dans les psaumes et le livre de l’Exode, nourrie de l’espoir de libération du peuple hébreu dans son exil, a cédé la place à des paroles œcuméniquement lisses. Ainsi, pour Go down Moses, le refrain initial
Go down, Moses,
way down in Egypt land.
Tell old Pharaoh
to let my people go.
devient :
Seigneur, Seigneur,
O prends en ton Église
Tous nos frères, de la terre,
Seigneur, dans un même amour !
Non seulement le rythme syncopé et son adéquation à la prosodie naturelle sont irrémédiablement sacrifiés – contrairement à l’adaptation de Claude Nougaro pour sa chanson Armstrong –, mais l’idée forte de la libération du peuple opprimé a été perdue, sans doute parce que le contexte d’origine, qui actualisait les souffrances des Hébreux pour les esclaves d’Amérique, a lui aussi disparu. Heureusement, Marguerite Yourcenar a réhabilité ces chants, aux antipodes d’une imagerie naïve, dans ses traductions et commentaires au titre évocateur de Fleuve profond, sombre rivière (YOURCENAR, 1964).
Le Negro spiritual, lié à l’émergence des Églises noires en Amérique du Nord au XVIIIe siècle et à l’espoir d’une libération du joug de l’esclavage pour les Afro-Américains, est relayé par les gospel hymns au XIXe siècle. Aujourd’hui, à l’ère postcoloniale, on préfère renoncer à l’adjectif negro et utiliser exclusivement le terme de gospel (de godspell, la « bonne nouvelle ») pour désigner ce genre musical. (C)
O
Original
Une recension parue dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung signale le 26 avril 2016 la singularité du projet formé par l’éditeur P.O.L. de faire traduire et publier l’intégrale des œuvres du cinéaste, essayiste et écrivain allemand Alexander Kluge11 : « Nouvelle version originale en français cette fois. Bonheur de l’export littéraire : Alexander Kluge transforme la traduction de sa Chronique des sentiments en une édition de dernière main » (PRÉDHUMEAU, 2016, 9)12. De fait, si l’ouvrage s’intitule aussi « Histoires de base », comme les premiers tomes de l’édition allemande lors de leur sortie en 2000, le contenu en a été profondément remanié par l’auteur, en concertation avec son directeur d’édition. Ce ne sont pas seulement des raisons d’actualisation et d’adaptation au public français qui ont présidé à cette vaste refonte : elle s’est effectuée suivant les idées de Kluge et dans la perspective de ménager un meilleur accès à son œuvre.
Pour l’auteur, c’est une aubaine : regrouper ses histoires sous un seul titre, qui va du volume 1 au volume 5, sans se soucier de ce qui dans l’édition allemande compose le côté à la fois assemblé, éparpillé et en constante évolution de ses histoires. Cela pourrait même être une orientation, voire l’édition qui fait référence, pour une nouvelle édition « originale » augmentée et actualisée des chroniques en allemand, une première dans l’histoire de l’édition. (RASS, 2016)13
L’édition française constitue effectivement le dernier état du work in progress qu’est l’œuvre de Kluge et c’est à elle que doivent désormais se reporter les chercheurs de tous les pays, s’ils veulent être à jour de leur sujet. Paru en juillet 2019 au Portugal, le premier tome de Crónica dos Sentimentos se fonde sur l’ouvrage de P.O.L.14. Y a-t-il un meilleur exemple de la traduction comme « langue du monde » ? Cette langue qu’aspirent à parler les artistes de l’ampleur de Kluge, capables pour leurs créations originales de se projeter dans d’autres espaces médiatiques ou d’autres espaces culturels et linguistiques que les leurs, dans une vision transnationale et humaniste, en prise avec la réalité du monde moderne globalisé (on nous pardonnera l’anglicisme). Nul doute qu’ils partagent l’avis de Barbara Cassin, insistant sur la dimension politique, égalitaire et non hégémonique de la traduction articulant « une pluralité différenciée » et susceptible de former le nouveau paradigme des sciences humaines :
La traduction crée le passage entre les langues, entre. Ce faisant, elle se situe d’emblée dans la dimension du politique : il y va de l’articulation d’une pluralité différenciée. Le divers est mis en œuvre dans une pratique du commun. (CASSIN, 2016, 220-221)
Les auteurs qui ont su, comme Kluge, s’installer dans une relation de dialogue non-hiérarchique à la traduction demeurent rares : peu lui ont reconnu un statut d’égalité avec l’œuvre, au point d’en faire une œuvre à part entière. (H)
P
Prismes traductifs
Toute traduction littéraire, sans même parler des spécificités du genre dramatique et des œuvres intermédiales métissées ou de la difficulté d’auteurs polymathes comme Alexander Kluge, est une entreprise d’une redoutable complexité, dans laquelle les opérations linguistiques, littéraires et conceptuelles se doublent d’une translation historico-culturelle plus ou moins importante. Or, c’est précisément parce qu’elle est supposée s’effacer derrière le texte de l’auteur/l’autrice que la traductrice peut réunir tant de compétences diverses et de polyvalence. Gardons à l’esprit que son aptitude à restituer le contenu du texte ne se forge pas uniquement à partir de connaissances grammaticales et lexicales, qu’il lui faut aussi connaître le contexte historique et l’horizon littéraire dans lesquels les textes prennent corps et sens, que « la tâche du traducteur ne va pas du mot à la phrase, au texte, à l’ensemble culturel mais à l’inverse : s’imprégnant par de vastes lectures de l’esprit d’une culture, le traducteur redescend du texte, à la phrase et au mot » (Ricœur, 2004, 56), ainsi que l’exprime le philosophe méditant la notion d’intraduisible. La démarche de traduction place dans une posture éminemment formatrice, qui confronte à l’histoire des langues et de la littérature en même temps qu’au statut particulier des œuvres envisagées. Constitutive pour la traductrice universitaire de son identité de recherche, la traduction recèle des enjeux identitaires et intimes larges. Qu’est-ce qui fait que, connaissant une autre langue ou d’autres langues, je me lance, moi, dans la vaste entreprise de traduire ? Avec quel rapport à ma langue et à mon histoire ? Avec quel rapport à la création ? Faut-il être poète soi-même pour traduire la poésie (entendue au sens large) ? Les traductrices et traducteurs vivent-ils tous en auteurs et en artistes, à l’instar de Svetlana Geier, Friedrich Griese ou Carlos Batista ? (H)
Q
Quête de reconnaissance
Le surtitrage est devenu une pratique courante, jugée essentielle à la circulation des spectacles théâtraux et à la bonne réception des pièces jouées en langue étrangère. Dans le guide que lui consacre la Maison Antoine Vitez en 2015, le surtitrage est de surcroît valorisé comme un révélateur, une sorte d’ambassadeur de « l’art de la traduction ».
Une complexion personnelle, ainsi que l’expérience fortement collaborative que j’ai du surtitrage au CeTIM et pour Universcènes, me poussent à le considérer tout autant comme un texte-image dont le cadre s’ajoute aux autres cadres de la scène, balançant entre traduction fonctionnelle et création poétique. Et mieux encore, comme un élément de mise en scène à part entière, certains comédiens et metteurs en scène ayant pris l’habitude de jouer avec les surtitres : par exemple pour éviter d’avoir à prononcer un mot, tel l’acteur Oliver Stokowski qui improvise en français dans une pièce d’Alvis Hermanis, ou en manière de geste heuristique (méta-poétique) comme souvent chez la metteuse en scène polonaise Katarzyna Kurzeja.
Les étudiants du CeTIM sont formés à toutes ces facettes du surtitrage. Leur pratique revêt également une dimension réflexive, puisqu’ils rédigent un compte rendu d’expérience. Ces travaux de synthèse, les surtitrages eux-mêmes et les fiches techniques qui ont servi à leur élaboration sont archivés chaque année. Ils constituent une banque de données utiles pour la formation et la recherche. L’enjeu est aussi d’initier un code de déontologie ou de bonnes pratiques, tant que le travail de surtitrage n’est pas reconnu comme partie intégrante de la création théâtrale. Pour l’heure, il arrive encore très souvent que les spectacles ne mentionnent ni les auteurs du surtitrage ni la traduction éventuellement utilisée pour le créer, de même qu’il ne subsiste généralement pas d’archives. Ainsi formons-nous à un métier dont les statuts restent à fixer, au moment même où les traductrices et les traducteurs sont de plus en plus reconnus comme des auteurs à part entière et leurs traductions comme de véritables « recréations ». (H)
R
Relire, réécrire
Relire, se relire, à haute voix, suivant l’exemple de Flaubert, faire passer par le gueuloir pour éprouver le naturel et la justesse de sa traduction, bien sûr, mais ce n’est pas de cette relecture-là que l’on veut parler. On les appelle « réviseuses », « correctrices » ou « relectrices » et l’ONISEP les regroupe sans distinction sur la même fiche métier les désignant pour finir comme rewriter, réécrivant(e)s ou ré-écrivain(e)s. Il y a pourtant une différence entre celui ou celle qui, maîtrisant la langue source, relit une traduction pour en vérifier aussi l’adéquation et la fidélité au texte original et celui ou celle qui, muni de sa seule connaissance du français, travaille directement sur la version traduite pour dépister principalement les coquilles, d’éventuelles erreurs de syntaxe et en général des défauts formels ou stylistiques. Dans les deux cas, il s’agit de disciplines réclamant du soin et de la rigueur : elles exigent de maîtriser impeccablement la langue-cible et d’être rompu aux formes de lecture active et créative que suppose la traduction elle-même. Même s’il arrive que les traducteurs pestent contre des relecteurs dont la connaissance de la langue source et de l’œuvre originale est parfois moins fine que la leur15, il n’est guère possible de s’en passer, et les plus grands admettent qu’il y a toujours quelqu’un, en amont de la publication, auquel il faut « faire lire » son texte16. En position de traductrice, on a parfois la chance d’avoir des relectrices et relecteurs admirables, tels par exemple C ou Paul Otchakovsky-Laurens, et on tâche pour sa part d’assurer aux auteurs et aux traducteurs la même acuité et qualité de « relecture-réécriture ». La principale difficulté de cet exercice réside dans l’obligation de double fidélité au texte et à l’esprit de la traduction. Il implique, non seulement d’avoir compris le texte original dans ses différentes nuances, mais aussi de se replacer dans l’imagination de sa traductrice ou son traducteur, de retracer le fil particulier de sa pensée. La refonte complète d’une traduction, une retraduction ou réécriture donc, est parfois nécessaire : c’est un devoir chronophage et douloureux qui peut se solder par des incompréhensions, voire des inimitiés tenaces, car la traduction, comme la langue, est aussi affaire de politique et d’idéologie. (H)
S
Sentiments
L’univers d’un auteur et ses différentes constellations, sa planète propre, je n’ai jamais aussi bien saisi le sens de ces images qu’en 2015, une année en grande partie dédiée à la traduction du premier volume français de Chronique des sentiments, cet opus magnum auquel l’auteur Alexander Kluge a travaillé sans relâche depuis plus de cinquante ans, soit des milliers de pages rédigées avec une constance exemplaire de 1962 à nos jours. Certes, j’avais déjà traduit, avec Vincent Pauval, trois ans auparavant, le recueil Décembre, puis différentes séries d’histoires pour Anselm Kiefer et Gerhard Richter, mais la traduction de Chronique des sentiments, « monumentale », avec ses fragments de différentes époques, a favorisé une nouvelle lecture, plus approfondie, une familiarité voire la connaissance intime de très nombreux textes. Elle a révélé d’autres corrélations internes à l’œuvre, sa cohérence souterraine, ou Zusammenhang (litt. « ce qui tient ensemble », se détermine et interagit), un principe si cher à l’auteur qu’il pourrait paraître avoir supplanté celui du sentiment dans son ouvrage de 2015 Kongs große Stunde – Chronik des Zusammenhangs (« L’heure de gloire de Kong – Chronique de la corrélation »). Mis au défi de trouver la cohérence dérobée entre un monde sans cesse à redécouvrir et son moi, Kluge opère le lien entre les deux dans son ébauche artistique, de manière expérimentale, souterraine et lâche. Mais le chapitre inaugural du premier volume français de Chronique des sentiments « Les coureurs de vies et leurs histoires de vies » (« Die Lebensläufer und ihre Lebensgeschichten ») comporte maints textes fondateurs et fournit de précieux éclairages autobiographiques et métapoétiques, notamment dans la partie intitulée « Die unsichtbare Schrift » (« L’écriture invisible »), installant une poétique où sentiments et corrélation vont nécessairement de pair. La définition du sentiment que donne Christoph Streckhardt dans son « Kluge-Lexikon », lexique intelligent des concepts klugiens, éclaire à la fois l’univers de Kluge et le ressenti du traducteur :
Carole FILLIERE2019-10-24T10:15:00CFHilda Inderwildi2019-10-26T18:30:00HISentiment Ü Empathie (emotio)
À l’origine : chaud/froid : « Lorsque la planète bleue devint très froide, nous pensâmes souvent à la mer originelle avec ses 37° de température. Nous apprîmes à avoir des sentiments, et donc à dire : trop chaud, trop froid ». Surchauffe des sentiments : la Terreur de 1793/94. Réfrigération des sentiments : Auschwitz. L’homme aspire à refaire l’expérience originelle de la chaleur, du bonheur et de la sécurité du ventre de la mère. […]
Le « sentiment » ne se confond pas chez Kluge avec la « sentimentalité ». Les sentiments, eux, participent de Ü la faculté de discernement, plus exactement : ils sont « la faculté de discernement des sens ». Donc, quand Kluge nomme l’émotion « sœur de la Ü pensée », cela inclut aussi une référence à la première Aufklärung, qui ne s’est pas encore fourvoyée dans la Raison, n’a pas encore domestiqué la nature intérieure, comme le christianisme avant elle : la romaniste Ulrike Sprenger dit que « l’Aufklärung débute de manière émotionnelle et qu’elle est fondée sur le désir qu’elle a des autres. » C’est pourquoi il ne faut pas non plus séparer le sentiment de la faculté d’imagination, l’exhumation, la répétition par la pensée de ce qui est absent. Par ailleurs, les sentiments, au contraire de Ü l’entendement, quand ils établissent des types de relations, ne le font « que de façon arbitraire et insuffisante », raison pour laquelle celui-ci n’est pas moins important. Kant nomme la sensibilité aux côtés de l’entendement comme condition de la connaissance : « Sans le sensible ne nous serait donné aucun objet et, sans l’entendement, on ne pourrait penser aucun d’entre eux. » Kluge : une pensée, c’est de l’émotion condensée (Ü raison). (Streckhardt, 2016, 391-392)17
Ainsi ai-je vécu de longs mois en immersion dans le monde de Kluge, ses énergies psychiques et ses océans de mots, son extrême exigence d’homme et d’artiste intéressé par tout ce qui constitue sa propre existence et par le rapport avec son époque, la société et l’histoire. Partagée entre l’excitation et l’éreintement, agitée par une foule d’émotions contradictoires. Une expérience unique à plus d’un titre. (H)
T
Traductologie
Lorsque paraît l’essai d’Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, on peut lire en quatrième de couverture : « Cet essai […] ouvre la voie à une nouvelle discipline (faudrait-il l’appeler traductologie ?) qui ferait enfin entrer la traduction dans le champ de l’histoire, du savoir et de la réflexion » (BERMAN, 1984). C’est effectivement un ouvrage fondateur pour la traductologie, que prolonge dix ans plus tard Pour une critique des traductions : John Donne, du même Antoine Berman. Depuis, la traductologie est une discipline reconnue, mêlant un faisceau de réflexions théoriques sur la pratique traductive et ses processus, à des mises en perspective de son épistémologie et de son évolution historique (GUIDÈRE, 2008). Récemment, la traductologie a également étendu ses applications à la discipline encore neuve de la Langue des Signes. La multiplicité des revues qui lui sont consacrées (Meta – la plus ancienne –, Palimpsestes, Traduire, TTR, TransLittérature, l’e-revue La Main de Thôt pour ne citer que quelques titres) témoigne de son essor. Discipline fondamentalement interdisciplinaire, la traductologie s’est enrichie de nouvelles approches transdisciplinaires, notamment avec l’apport de la neurophysiologie, la (neuro-)psychologie cognitive, la psycholinguistique, la réflexion sur les nouvelles technologies et aujourd’hui l’intelligence artificielle.
En parallèle, l’émergence de la traductologie est venue nourrir et renouveler la réflexion sur l’enseignement de la traduction à l’Université (DELISLE, 1993 ; HIBBS, 2006 ; CHARTIER, 2012), au-delà d’un pur apprentissage lexical, grammatical ou linguistique permettant ainsi de porter attention au processus traductif, et non plus seulement au produit fini.
Fondamentalement ouverte à d’autres disciplines, la traductologie est en constant renouvellement dans la façon de penser ses objets. (C)
U
Under milk wood
Traduire, c’est aussi traduire le silence. Dans cette grande « pièce pour voix » qu’est Under milk wood, le poète gallois Dylan Thomas donne un portrait sonore de la petite ville imaginaire de Llareggub – sans doute un palindrome irrévérencieux de bugger all18 – à travers des éclats de voix qui se déploient progressivement dans l’espace, tel le flux de la marée. Mais au commencement des voix est le silence, condition de leur bruissement : l’indication qui figure en ouverture de cette pièce radiophonique est « SILENCE ». Jean-Christophe Bailly signale que cette précieuse indication, qu’il rapproche de la dilatation du silence dans la pièce « 4’33 » de John Cage, a été omise dans la traduction de Jacques Brunius, par ailleurs remarquable passeur : « Il s’agit bien d’un tacet, de cette indication de silence donnée aux musiciens, et il s’agit bien de quelque chose de musical, comme le confirme juste après le very softly conseillé à la première voix pour son entame » (BAILLY, 2018, 156).
De même qu’au commencement de la Création, le livre de la Genèse décrit la terre comme « désertique ou solitaire, et vide » – tohu-va-bohu, en hébreu –, le tohu-bohu des voix dans Under milk wood ne peut s’élever qu’à partir du silence pour fuser dans l’espace sonore. La matérialité singulière de la langue de Dylan Thomas, plasticien des mots, qui entraîne dans son flux tous les parlers, semble garder trace des récits légendaires gallois, même s’il n’a jamais écrit dans cette langue, et cette pièce pour voix, enracinée dans une oralité première19, reste indissolublement liée à la voix chaude de Richard Burton.
Le silence n’est donc pas absence, il révèle les sons. La langue chinoise, fait ainsi remarquer François Cheng, désigne l’état du soir où la nature semble se recueillir au moyen d’une expression dont les deux versions varient d’un seul son : Wan-nai-wu-sheng, « Les dix mille sons se font silence », et Wan-nai-you-sheng, « Les dix mille sons se font entendre ». Et François Cheng commente ainsi : « Ces deux versions apparemment opposées signifient à l’oreille d’un Chinois la même chose. Lorsque le silence se fait, c’est alors qu’on entend chaque son en son essence » (CHENG, 2016, 82). (C)
V
Vide, vagabondage et vigueur
Tous les pratiquants de la traduction le savent bien : rien de sert de s’acharner sur un passage qui résiste, il suffit de partir à point. Partir, quitter le cadre fermé de son écran d’ordinateur, laisser l’esprit (Geist ou Witz) souffler où il veut et espérer qu’il dépose les mots qui sonneront juste. Accorder cette relâche à l’esprit est bénéfique, avant même l’achèvement, avant le repos du septième jour. En cela, l’exercice de la traduction met en pratique la « tranquillité de l’âme » chère à Sénèque et les préceptes qui la favorisent : « Il faut ménager notre esprit et lui donner de temps à autre un répit qui lui permette d’alimenter ses forces. Il faut aussi faire des promenades en pleine campagne, car l’air libre et l’oxygène raniment et exaltent l’âme ; parfois, un tour en voiture, un voyage, un dépaysement, ou bien encore un bon repas plus arrosé que de coutume, la revigoreront » (SÉNÈQUE 2003, 185).
Traduire est un exercice stoïcien. (C)
W
Weniger ist mehr/ less is more
« L’Europe n’est pas un paillasson sur lequel on s’essuie les pieds, mais c’est une maison que l’on construit ensemble. » Cette invective de Daniel Cohn-Bendit à l’encontre du Premier ministre hongrois Victor Orban, qu’il accusait d’aller dans la direction des régimes totalitaires, au cours d'un débat très animé au Parlement européen en janvier 2012, a fait l’objet d’une analyse sur le site de la Société d’étude des langages du politique20. Son auteur, Hugues Constantin de Chanay, professeur au département de Sciences du Langage de l'Université Lumière Lyon 2, y commente l’antithèse entre les deux métaphores du « paillasson » et de la « maison », dont la copule « mais » articule l’antithèse.
MAIS : dans cette citation de Cohn-Bendit, « mais » est en trop, c’est un germanisme. Il correspond à la conjonction adversative sondern, permettant d’introduire un élément en opposition à un autre élément du contexte antérieur, qui se trouve par là-même nié. Or, le coordinateur « mais » sera perçu ici non comme une négation de la première proposition, mais comme une simple concessive (« certes, l’Europe n’est pas un paillasson, mais il est vrai que c’est une maison que l’on construit ensemble ») : la force adversative de « mais » est moindre que celle d’une virgule. Une simple virgule, dans l’épure de la césure, aurait été plus juste et plus efficace que la copule en quatre lettres. (C)
X
Xenos, l’étranger
On appelle « xénismes » les mots étrangers qui se détachent de la langue-hôte. Ils désignent des réalités irréductibles, spécifiques à la culture du texte original, figurent en italique dans le texte traduit et participent de ce qu’Étiemble nomme « kystes exotiques » (RISTERUCCI-ROUDNICKY, 2008, 17).
Si toute traduction est décentrement vers un ailleurs plus ou moins lointain, « épreuve de l’étranger », pour reprendre le titre de l’essai fondateur d’Antoine Berman, elle est confrontée au choix entre domestication et dépaysement – terme qu’utilise Henri Meschonnic dans Pour la poétique II et auquel correspond le terme anglais de foreignization. Autrement dit, elle doit théoriquement choisir entre le souci d’adapter le texte source à la culture du public cible, au risque de rendre invisibles les spécificités culturelles et stylistiques de ce texte source et d’effacer la présence du traducteur ou de la traductrice (VENUTI 1995) et, à l’opposé, la volonté de conduire ce public vers une langue-culture étrangère, de lui faire sentir l’altérité, au risque de rendre étrange ce qui ne l’était pas dans le texte source. Ces deux positions antithétiques sont illustrées par l’opposition entre la traduction de l’Énéide par Roger Caillois et celle de Pierre Klossowski. Dans la pratique, les choses sont souvent beaucoup plus nuancées.
Et pour dépasser cette dichotomie, Henri Meschonnic a souligné combien il était nécessaire de déporter le point de vue du signe vers le discours, « d’écouter ce que fait un texte à sa langue, et qu’il est seul à faire ». Par ce déport, « toute la notion classique d’équivalence se déplace aussi : il y a à faire dans la langue d’arrivée, avec ses moyens à elle, ce que le texte a fait à sa langue » (MESCHONNIC, 2005, 29).
Traduire devient alors écrire, et non plus désécrire. (C)
Y
Yiddish (prononciation)
Le yiddish, langue-cendre en grande partie engloutie avec l’extermination du peuple juif sous le national-socialisme, a nourri une littérature dont la traduction représente une gageure et un paradoxe soulignés par Rachel Ertel : le traducteur n’a pas – ou plus – de langue de départ. « Il ne dispose que de langues d’arrivée » (ERTEL, 2001, 101), se retrouvant parfois dans une situation traductive d’aporie toute derridienne. Il incombe pourtant au traducteur de faire revivre, dans l’espace de la traduction, le monde aboli, tout en faisant éprouver qu’il a été irrémédiablement perdu21.
Mais, dans un registre plus léger, la prononciation yiddish et l’insertion de termes relevant de cet univers culturel posent d’autres défis au traducteur, d’autant que le yiddish intègre lui-même, parmi de nombreuses langues, la translittération de termes russes ou encore hébreux :
Quelle que soit la solution adoptée pour rendre le multilinguisme interne de la langue, elle est toujours inadéquate. Ni l’allemand, ni les langues slaves gardés dans la traduction ne sont immédiatement compréhensibles pour le lecteur de la langue d’arrivée. Les termes dits étrangers ne le sont qu’en traduction, dans l’original, pour le lecteur à qui les œuvres étaient destinées, ils sont familiers, ils font partie intégrante de son parler et de son environnement. (ERTEL, 2001, 103).
L’enjeu, malgré tout, est de conserver le plus possible ces couleurs, cette bigarrure caractéristique de la Mitteleuropa. Le roman de Gregor von Rezzori, Ein Hermelin in Tschernopol, d’abord publié sous forme de feuilleton en 1958 dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, en fournit une illustration dans certains de ses chapitres. Parmi la multitude de personnages hauts en couleurs qui peuplent la ville fantaisiste de Tchernopol – contraction de Tarnopol et de Czernowitz, où est né Rezzori en 1914, dans l’ancien empire des Habsbourg – dans cette Bukovine aux portes de l’Orient, le romancier rend hommage à la culture juive à travers la famille du mercier Uscher Brill. Il utilise un parler imagé, ponctué d’interjections en yiddish, telle nébèh’, signifiant « hélas », ou encore « pauvre malheureux ». Dans la nouvelle traduction française pour les Éditions de l’Olivier, le choix a été fait de conserver systématiquement ces termes, avec une explicitation dans une note de bas de page pour la première occurrence, mais pas toujours. Ainsi, le terme de parasolnik, utilisé en yiddish pour désigner un oisif passant son temps à promener son ombrelle – parasolnik en polonais – se comprend-il aisément dans le contexte de cette sortie, où le jeune Saly Brill imite son père vitupérant contre la fainéantise du frère aîné :
« – C’est pour ça, beugla-t-il dans un filet de voix contre un Bubi Brill imaginaire, qui prenait chair sous nos yeux – c’est pour ça que moi, Usher Brill, honorablé commerçant dé cette ville, jé bésogné et trimé toute ma vie avec mains qué voilà, pour qué toi, la chair de ma chair, ti déviennes un parasolnik, ine espèce dé bellâtre portant des bas, un gommeux, un traîne-savates ? C’est pour ça qué ti as étidié avec mon argent, dans lycées et écoles dé commerce ici et à l’étranger ? Pour ça, par ma vie, qué ti es deveni, avec mon argent, un adilte grand et fort, un beau gars aux joues rouges, un réserviste dans lé pli beau régiment, même qué ti n’as mis les pieds dans la caserne et qué ti t’es pavané toute une année chèrement payée dans ton iniforme tout galonné d’or, avec mon argent, tout ça pour qué ti traînes tous les soirs au Trocadero chez Schodorok et qué ti picoles avec officiers et cocottes ! C’est pour ça qué jé continue de rester debout toute la journée dans la boutique, malgré varices ! »
Saly s’arrêta, se métamorphosa de nouveau en lui-même et regarda Monsieur Tarangolian droit dans les yeux, avec une assurance inimitable.
« – Pas mal, non ?
– Excellent, Saly, tout à fait excellent », dit le préfet. (REZZORI, 2011, 223)
Le yiddish est ici employé dans un contexte parodique – celle d’un fils qui prend ses distances à l’égard de l’autorité paternelle –, mais fait aussi revivre avec humour un univers culturel évoquant le Mangeclous d’Albert Cohen, dont un passage explicite précisément la prononciation du français chez le juif de Céphalonie Jérémie (COHEN, 1999, 170-171). La traduction française s’est appuyée sur ce roman pour transcrire la prononciation yiddish dans le roman de Gregor von Rezzori, où transparaît le désir de rendre hommage à ce monde englouti de l’ancien empire austro-hongrois, sur fond de débordements nationalistes, conduisant aux premiers pogroms. (C)
Z
Zigzaguer
Zigzaguer entre théorie et pratique, entre tendances sourcières et préférences ciblistes, entre conservation et métamorphose, entre rapprochement et mise à distance, tel est le cheminement sinueux de l’entreprise traductive en quête d’adéquation avec son objet.
Ce qu’écrit Solange Hibbs concernant la traduction de la poésie dans une démarche soucieuse de tenir à distance « l’objectivité normative et les positions essentialistes » vaut plus généralement pour l’acte de traduire en tant que « présence particulière du traducteur au texte », écoute particulière, et en justifie une approche phénoménologique (HIBBS, 2018b). Dans le cas de la poésie, l’écoute est pour ainsi dire mise en abyme, puisque la poésie nous fait elle-même écouter « les choses du monde », déclare Yves Bonnefoy dans son introduction aux traductions nouvelles de Keats et Leopardi : « Elle a pour bienfait parmi nous de permettre à nos vocables de se porter plus près des choses du monde, elle est un enseignement qu’il faut entendre, et quelle meilleure écoute que la traduire ? » (BONNEFOY, 2000, 7).
Le cheminement de la traduction est zig-zag, loin de la ligne droite et – idéalement – des sentiers battus, dans une exploration toujours renouvelée, anti-pascalienne, d’espaces infinis et de leur bruissement éternel. (C)