Résumé

Alfred Döblin, « Pantomime », traduit et présenté par Catherine Mazellier-Lajarrige
Ce texte a paru le 8 juillet 1911 dans le numéro 67 de la célèbre revue expressionniste Der Sturm, éditée par Herwarth Walden, artiste aux talents multiples de musicien, compositeur, écrivain et galeriste, infatigable promoteur des avant-gardes. Alfred Döblin, collaborateur régulier de la revue, y évoque la pantomime Les quatre morts de Fiametta, que William Wauer venait de mettre en scène au Kleines Theater de Berlin, d’après un canevas de sa plume et sur une musique composée par Walden. Cette musique, manifestement trop novatrice pour les oreilles des contemporains, avait été éreintée par la presse au lendemain de la première, le 15 juin 1911, et Walden s’était employé, dans le numéro 66 de sa revue, à morigéner des critiques musicaux selon lui incompétents, frileux, prisonniers des conventions ou de la « mode » Richard Strauss. Cette fois, c’est son ami Alfred Döblin qui vient à sa rescousse. Son évocation de la pantomime incriminée est un témoignage précieux, d’une part car la trace du livret et de la partition a été perdue, d’autre part car elle synthétise les débats esthétiques qui agitent la période : importance du leitmotiv wagnérien et du rythme dans la musique dramatique, en particulier pour l’accompagnement de pantomimes – et plus tard dans le cinéma muet –, valorisation du geste expressif, rejet de l’ornement dans les arts, ainsi que l’avait réclamé, en 1908, un autre collaborateur de Der Sturm, Adolf Loos, à travers son manifeste Ornement et crime. Mettant en application les exigences esthétiques d’économie et de clarté qu’il défend, Döblin rédige son compte rendu dans un style très ramassé, parfois heurté, propice aux jugements apodictiques.
Le personnage de Fiametta, inspiré du
Décamérone de Boccace – lorsque, au cinquième jour, « l’on parle des fins heureuses terminant des amours tragiques »– permet également à Döblinde dénoncer l’institution du mariage comme « la production la plus inquiétante de l’esprit humain », point de vue partagé par Herwarth Walden, Karl Kraus, Oskar Kokoschka et bien des contemporains. Ici aussi, on lit en filigrane les réflexions sur la guerre des sexes qui, dans le sillage du célèbre ouvrage d’Otto Weininger (Sexe et caractère, 1903), sont au cœur des crises de la Modernité.

Texte

Les morts sont tous égaux. L’histoire de Fiametta a été écrite par un désespéré, animé par le constat que les vivants aussi sont tous égaux. Si un moderne a manqué s’étouffer du fait que toute chose se déroule dans un éternel retour, sans la moindre modification, on a ici le regard d’un plus ancien, qui s’est contenté d’en sourire, le cœur endurci : c’est dans le déroulement lui-même, dans le présent que tout reste égal. Fiametta s’empare ardemment des trois Pierrots et eux d’elle ; mais le cordonnieri bossu, lui, se cramponne à cette gourgandine, qui est sa femme ; humilié et trahi, il tue alors les Pierrots, – Fiametta l’étrangle par le biais des mains du portefaix ivre, pour triompher à la fin, symbole de l’éternel retour, de ce qui revient éternellement à l’identique, dénué de sens.

Le mariage est peut-être la production la plus inquiétante de l’esprit humain, inquiétante non par ce qu’elle est, mais par ce qu’elle peut être. On peut en mesurer tous les hauts et les bas en s’éloignant des bouffonneries de Moser sur la familleii jouées au Residenztheater pour s’aventurer jusqu’à Ibsen, à ses dialogues mordants et assassins. Le mariage met en cage deux animaux humains, les contraint à un incessant équilibre des tensions. Si le sentiment de contrainte fait défaut, c’est alors le sentiment de captivité qui domine ; et l’un des deux a tôt fait de briser sa cage. La pantomime dont il est question montre l’évasion effroyable et ridicule de Fiametta hors de sa cage, son saut vers la liberté. La cage est mise en pièces, les acolytes meurent, le tailleur, petit mari impuissant, meurt ; reste Fiametta, triomphante, symbole de l’indomptable, pied-de-nez au mariage, symbole de la solitude qui ne connaît pas l’abandon.

Sur deux points, la pièce apporte du nouveau au plus ancien des thèmes : le fait que le petit mâle « trompé » oblige sa femelle à tuer avec lui ses amants ; et le fait que le mâle périsse ensuite presque par hasard, presque fortuitement. Le tailleur pense faire preuve d’un stratagème particulièrement raffiné en obligeant sa femme à assassiner ceux qui ne vivaient que par amour pour elle ; mais la sublime vengeance, ce plan de la blesser au plus intime, échoue. Il n’a en rien réussi à la toucher, seuls ont été touchés quelques objets, qui se seraient tôt ou tard écartés d’elle ; le centre, le noyau productif n’a pas été atteint par son tir. Qui plus est, Fiametta se repaît de la mort de ses amants, elle jubile, se redresse, encore plus désirante, aiguillonnée de plus belle ; tout a glissé sur elle. Elle s’est faufilée comme une anguille, s’échappant dans une danse lugubre d’une vérité digne d’adoration. La flèche que l’homme a décochée en la visant ne peut que se retourner contre lui. Sa mort n’est pas fortuite, elle n’est pas un hasard.

Tout s’allie en sa faveur, la pure coïncidence sert la sauvagerie organique et pulsionnelle, telle une jeune amoureuse. Le portefaix doit emporter les cadavres des trois amants ; ivre comme il est, il est pris de fureur parce qu’il croit qu’il y a un seul amant qui ne cesserait de revenir dans la pièce, de retourner dans la malle ; par un acte stupide et irréfléchi, il étrangle le mari, qu’il prend pour la quatrième apparition du seul et même amant. Elle, cependant, reste impassible ; à peine ressent-elle cette vérité : c’est elle qui domine toute action, elle, la Fiametta, la femme du tailleur bossu.

Il n’est évidemment pas nécessaire qu’on parle dans cette pièce. Tout le besoin d’expression des personnages qui agissent peut se réduire au mouvement ; car au fond, ils n’ont rien à se dire. Cette expression linéaire est artistiquement la meilleure, parce qu’elle est tout à la fois la plus concise et la plus concentrée ; qu’elle correspond à la volonté fondamentale de l’art : la réduction à la formule la plus objective. Le superflu est la mort de l’art ; la théorie de Machiii sur l’économie des forces, principe du minimum de force à dépenser pour un maximum de sensation de résultat, relève de l’évidence pour un artiste. Ce qui pourrait aller au-delà de la pantomime serait ici, dans le meilleur des cas, la vie.

Cela a été une erreur, propagée entre autres par les artistes eux-mêmes, de présenter l’art et les mathématiques comme incompatibles. Nul ne peut aimer sérieusement l’esthétique et adhérer à cette vision. Les artistes ayant un bon sens de l’observation ont souvent surpris chez eux-mêmes un désir de géométrie ; ils ont remarqué que s’affirmait en eux un schématisme intérieur qui était une volonté artistique, qu’ils étaient fascinés non seulement par l’aspect extérieur des mathématiques, mais par la rigueur et le « sans phrase »iv. Fiametta est la démonstration de la sévérité artistique, où au flux et superflu d’un déroulement vivant s’applique la rigidité d’un schéma de plomb, où s’impriment la pure dynamique et énergétique, où surgit le mouvement, la pantomime muette.

La parfaite conclusion, le dernier pas dans ce sens a été franchi au moment où la musique est venue s’ajouter. La musique, seul art dont l’objet est le mouvement véritable, et non sa seule manifestation visible, elle qui est capable de saisir en quelques formules concises et modulables l’essence de tout mouvement dans son déroulement : ici, la réduction géométrique est portée à son apogée ; aucune déperdition, aucun affadissement ; mais l’effacement de la pure décoration, extérieure et factuelle, et l’émergence la plus urgente de ce qui importe.

Cette musique – elle est de mon ami Herwarth Walden – prend en charge, en vertu de sa nature complexe, tout ce qui lui revient en tant que musique : elle endosse tout le faste de l’éthos, pénétrant ainsi jusqu’à son cœur même, démontrant avec une sensibilité appuyée – le tragique. J’ai toujours ressenti la musique comme quelque chose de terrible : elle compromet et menace tout progrès, voire toute clarté dans le domaine éthique ; elle qui, justement, tire sa force de sentiments dont la valeur éthique est bien assise, elle se délecte de tout ce que notre âme a de rétrograde, elle enfonce le clou de plus en plus fort. Elle ne veut rien de nouveau ; la nouvelle Europe est sa mort. La musique a participé à de nombreuses tragédies de la vie, elle en a fait des tragédies ; la musique s’en est si souvent rendue coupable, de cela et de bien d’autres choses. Mais ce que la musique est capable d’offrir à la fois comme concision géométrique et comme faste de l’éthos, la musique de Walden parvient à l’offrir. Elle dessine avec la plus extrême clarté l’ultime fondement, la véritable structure de la pièce. Elle la dessine si clairement que seuls des sourds ou des critiques musicaux peuvent passer à côté. Même l’auditeur le plus réticent sera nécessairement frappé par la limpidité du tissu musical chez Walden ; il suffit de comparer son aptitude à saisir aussitôt le cœur de la chose musicale avec celle du Dr Strauss, qui, tant et tant de fois, se contente de rester en surface et « compose » allègrement, à tort et à travers. Ici, le motif de la joie de vivre et du carnaval occupe d’emblée le premier plan, dominant tout ; face au motif de la colère et de la jalousie, celui de l’innocence hypocrite se fait implorante ; mais Fiametta se jette résolument au cou des trois Arlequins, – derrière la sicilienne, poussé par le motif de la jalousie, s’élève celui de la mort, dans toute son horreur ; puis c’est une lutte des trois motifs : carnaval, jalousie, mort ; le motif du carnaval veut s’imposer ; c’est alors qu’intervient le portefaix ivre, en sauveur : son thème progresse comme le destin, qui se répand en coïncidences. Un combat de courte durée ; le portefaix a exécuté sa mission ; par-dessus le motif de la mort se déchaîne le carnaval, chante Fiametta. Les thèmes sont d’une précision extraordinaire ; la signature musicale de chaque mouvement a été comme saisie au bond. Elle s’accomplit à travers la musique : la lascivité triviale du carnaval, l’hypocrisie de l’innocence, la peur de la jalousie, l’effroi transcendantal de la mort. Les thèmes sont tout à fait plastiques ; certains donnent l’impression d’une mise à nu psychologique. Ils ne sont pas du tout recherchés, ne veulent pas sortir du cadre musical convenu, ni du point de vue de l’harmonie, ni par la conduite mélodique. Seule la profonde sincérité de l’invention, l’absence totale d’ostentation les démarque de la plupart des productions musicales actuelles. La musique dramatique sied particulièrement à Walden. Sa musique entraîne, coule, elle a du tempérament ; je n’ai pas trouvé un seul temps mort. À mille lieux du remplissage de l’harmonie imitative, du programmatique, elle refuse toute ornementation. Elle reste dans le domaine strictement musical, sur la ligne de l’action vraiment essentielle ; en ce sens, elle est véritablement une musique dramatique.

Une caractéristique majeure de la musique de pantomime est la rythmique. Il fallait bien la mettre en valeur, cette structuration du mouvement identique dans le déroulement concret de l’action et dans la musique ; il fallait que la rythmique, dans l’exécution individuelle, puisse être reconnue comme la racine commune de la musique et de l’action. William Wauer, le metteur en scène, a saisi cela avec une acuité incomparable. Il a laissé se développer la pantomime à partir de la musique ; je ne connais pas de metteur en scène capable de faire mieux, de mettre en valeur le style de la pièce avec un instinct aussi sûr. Dans le détail, voici la genèse de la corrélation entre musique, scénario d’origine et pantomime : Walden a composé la musique d’après le scénario qui lui avait été donné, un simple canevas, un sujet, un bon sujet ; sa musique a prévu le moindre mouvement ; c’était au metteur en scène ou au mimographe de percevoir cela dans la musique et de lui donner une forme plastique, visuelle. Wauer y est parvenu avec brio, à quelques réserves près. Je voudrais souligner tout particulièrement son art dans la caractérisation du tailleur et du portefaix (Guido Herzfeld). Un défaut de la représentation m’a paru être l’utilisation du piano ; il n’est pas à la hauteur d’une musique fondée sur la différenciation ; le théâtre ne supporte pas une telle uniformité de la qualité sonore. Souhaitons que des représentations futures de cette pantomime proposent une orchestration qui mette pleinement en valeur la sensibilité de cette œuvre forte.

Première donnée au Kleines Theater de Berlin.

Note de fin

i Il s’agit ici manifestement d’une erreur de la part de Döblin, qui évoque par la suite le personnage du tailleur. De même, les amants de Fiametta sont nommés tantôt « Pierrots », tantôt « Arlequins ». Toutes les notes sont de la traductrice. Quelques coquilles présentes dans l’original ont été tacitement corrigées et la ponctuation lissée.

ii L’auteur lance ici une pique contre Gustav von Moser, auteur de comédies dans les années 1870.

iii Allusion au  physicien et philosophe empiriste Ernst Mach (1838-1916). Dans son ouvrage épistémologique La connaissance et l’erreur (1906), il érige en principe l’économie de pensée, la science consistant à exposer les faits aussi parfaitement que possible avec le minimum de dépense intellectuelle.

iv En français dans le texte.

Citer cet article

Référence électronique

Alfred Döblin et Catherine Mazellier-Lajarrige, « Pantomime », La main de Thôt [En ligne], 6 | 2018, mis en ligne le 05 décembre 2019, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/720

Auteurs

Alfred Döblin

Catherine Mazellier-Lajarrige

Université Toulouse Jean Jaurès

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