Le projet de fonder une littérature nationale au Brésil est formulé à partir des années 1830 par une poignée de jeunes hommes de lettres, depuis Rio et Paris. Leur trajectoire intellectuelle collective s’inscrit dans le climat contre-révolutionnaire qui anime l’Europe depuis 1815 et le congrès de Vienne. Ainsi, les Letras Pátrias – ces lettres dont le patriotisme est la valeur primordiale – se définissent, dans une certaine mesure, en réaction aux idées héritées des Lumières, accusées d’avoir plongé l’Europe dans l’horreur de la révolution et de la guerre civile1. Les écrivains brésiliens revendiquent à rebours leur attachement à la religion catholique et louent les vertus de la philosophie éclectique, alors en plein essor en France, en ce qu’elle rompt avec le sensualisme ou le matérialisme prêté aux Lumières. Il ne s’agit pas pour autant de faire table rase des Lumières, notamment dans leur version française, mais d’inscrire la nouvelle culture nationale au Brésil dans une philosophie de l’histoire qui soit compatible tant avec l’exigence de modernité, dont l’empire constitutionnel brésilien veut être une incarnation, qu’avec l’esprit contre-révolutionnaire auquel ont été nourris au cours de leurs années de formation ces hommes de lettres que l’on qualifie volontiers de « romantiques ».
Je voudrais m’intéresser dans ce chapitre aux processus de réception et d’adaptation des idées héritées des Lumières qui sont à l’œuvre dans la formation des Letras Pátrias, des années 1830 aux années 1850. Cette période de gestation est marquée par d’intenses circulations culturelles entre le Brésil et l’Europe, la France en particulier. Afin de comprendre la part que la contre-révolution occupe dans le projet de fondation d’une culture nationale au Brésil, il est indispensable de faire siens les outils d’analyse des circulations culturelles transnationales, et en particulier le concept de transfert culturel.
En effet, des formes d’interculturalité opèrent dans la définition d’une culture nationale, comme l’ont établi dans leurs travaux Michel Espagne ou Anne-Marie Thiesse2. Afin de dépasser la perspective souvent réductrice de l’ « influence » d’un modèle dominant, la circulation de biens, de personnes et d’idées entre divers espaces doit être appréhendée dans sa réciprocité, outre qu’elle implique dans le processus de réception-adaptation des modifications profondes dont l’analyse doit tenir compte :
Les relations entre cultures […] semblent se nouer en général à des niveaux hétérogènes, comme si tout livre et toute théorie devaient avoir une fonction radicalement différente de celle qui lui était dévolue dans son contexte originel. C’est donc la mise en relation de deux systèmes autonomes et asymétriques qu’implique la notion de transfert culturel3.
Le transfert est déterminé avant tout par la conjoncture du contexte d’accueil, qui définit ce qui peut être importé ou encore ce qui, déjà présent dans une mémoire nationale latente, doit être réactivé pour servir dans les débats contemporains4. C’est donc à la lumière de cette exigence qu’il faut comprendre pourquoi et dans quelle mesure les Letras Pátrias se sont construites dans un dialogue continu avec les « romantismes » européens ; un dialogue marqué parfois par l’incompréhension, la prise de distance voire le rejet. C’est ainsi que l’on pourra mieux appréhender la nature des liens entre les Letras Pátrias et la pensée contre-révolutionnaire.
La formation des Letras Pátrias résulte d’un processus génétique long et complexe, nourri des relations qu’elles entretiennent avec les romantismes européens. Si le détour par l’Europe est au cœur du processus de formation de la littérature nationale, le terme de « romantisme » n’a pas été l’objet d’un transfert au Brésil5. La définition du « grand monument national » brésilien (c’est ainsi que José de Alencar qualifie la littérature brésilienne) est donc indissociable d’une réflexion sur la nature des échanges interculturels qui ont lié si intimement le Brésil à l’Europe au cours de ces quelques décennies6. Et le prisme des Lumières et de la contre-révolution offre ici une clef de compréhension précieuse.
Le « détour parisien » des années 1830 et la genèse des Letras Pátrias
L’histoire littéraire, telle qu’elle commence à s’écrire dès le xixe siècle, fait de l’année 1836 le point de départ de la longue marche vers l’émancipation culturelle et littéraire du Brésil7. Cela se justifie par une double actualité éditoriale, parisienne et brésilienne tout à la fois : d’une part, la publication d’une nouvelle revue littéraire ; de l’autre, celle du second recueil de poésies de Gonçalves de Magalhães, intitulé Suspiros poeticos e Saudades.
Dans le Brésil impérial, les années 1830 sont celles de la Régence, une période de forte instabilité politique. Depuis l’exil de son père, qui a regagné le royaume du Portugal, le prince héritier, trop jeune pour gouverner, est secondé par des régents qui peinent à établir la légitimité du pouvoir central dans les frontières de l’empire. La décennie correspond aussi aux années de formation d’une poignée de jeunes lettrés qui posent alors les principes d’une « réforme » de la littérature susceptible de contribuer à la consolidation d’un empire encore fragile. Gonçalves de Magalhães a vingt ans lorsque Pedro I embarque à destination du Portugal. Étudiant, il est l’ami d’un jeune peintre qui a quitté la province du Rio Grande do Sul pour s’installer à Rio de Janeiro en 1827, Manuel de Araújo Porto Alegre, de cinq ans son aîné. Tous deux partagent une même soif de savoir qui les amène à suivre des cours de beaux-arts sous la direction de Jean-Baptiste Debret8, ainsi que les cours de philosophie que Monte Alverne dispense au séminaire de São José. Lorsque Debret décide en 1830 de retourner en France, Araújo Porto Alegre obtient de pouvoir le suivre à Paris. Gonçalves de Magalhães, accompagné de Francisco de Sales Torres Homem, qui a été son compagnon d’études à la faculté de médecine, gagne à son tour Paris en juillet 1833.
Le séjour à Paris est une étape majeure dans la conception du projet de fondation des Letras Pátrias. Araújo Porto Alegre, Gonçalves de Magalhães et Torres Homem y séjournent jusqu’en 1837. Le Paris des années 1830 voit s’épanouir ce romantisme libéral nourri de philosophie éclectique qui est bien reçu en Amérique latine, à l’heure de trouver un équilibre entre le maintien d’une structure socio-économique coloniale et des nouvelles pratiques politiques et culturelles, frappées du sceau du libéralisme et de la « modernité9 ».
En 1832, Araújo Porto Alegre fait la rencontre à Paris d’Almeida Garrett, l’un des fondateurs du romantisme portugais. En 1855, il revient au Brésilien de prononcer devant les membres de l’Institut d’histoire et de géographie du Brésil (IHGB) un éloge funèbre en l’honneur de l’auteur portugais. Il y mentionne deux œuvres de jeunesse, Camões (1825) et Dona Branca (1826), qui l’ont influencé dans ses années de formation :
Dans cette première œuvre transparaît le patriotisme, la mission du poète généreux envers sa patrie, l’inspiration libre mais sage guidant la société et la religion sévère, sainte et désintéressée. […] Ces deux poèmes, fils de l’école byronienne, ont abattu la poésie idolâtre, la muse plastique et anachronique du paganisme et ont ouvert à la jeunesse portugaise cette nouvelle époque littéraire qui leur fait honneur10.
On trouve là ces idées maîtresses qui ont prévalu à la création des Letras Pátrias : le patriotisme, la liberté du génie poétique et le profond attachement à la religion chrétienne. La préface à la première édition de Camões est, d’ailleurs, un véritable manifeste pour l’innovation en matière littéraire. Le poète s’émancipe des règles de la dramaturgie classique et revendique une liberté de création : « Je ne suis ni classique ni romantique. Je peux dire de moi que je n’appartiens à aucune secte ni parti en poésie (comme en tout chose d’ailleurs11) ».
À Paris, le petit groupe de débutants littéraires s’insère avec un certain succès dans la vie intellectuelle parisienne, notamment via le nouvel Institut historique de Paris, grâce au patronage de l’un des fondateurs, Eugène de Monglave, lequel a gardé de son séjour au Brésil un intérêt pour le pays et sa culture12. L’institut fondé en 1834 compte dans ses rangs près d’une cinquantaine de Brésiliens recrutés au cours des années 1830-1840, ce qui en fait alors la principale délégation étrangère13. Il offre la possibilité aux jeunes étudiants de présenter divers mémoires sur le Brésil. Or, cela suppose d’élaborer au préalable un discours cohérent, nourri des lectures, des discussions dans les cafés et salons, mais aussi des cours suivis en Sorbonne, sur la question de l’état de la philosophie, des arts ou de la littérature dans le nouvel empire. La lettre de ces diverses présentations nourrit quelques mois plus tard les deux numéros de l’éphémère revue Nitheroy, publiée à Paris.
Cette revue traite de sujets divers, qui touchent aussi bien à la littérature qu’aux arts, aux sciences, mais aussi à l’économie et à la politique. Ce faisant, elle scelle l’union de la culture et du politique au service d’une cause commune, la nation :
Les Sciences, la Littérature nationale et les Arts qui stimulent l’intelligence, qui animent l’industrie et remplissent de gloire et d’orgueil les peuples qui les cultivent, ne seront en aucune façon négligés. Et ainsi, par l’essor de l’amour et de la sympathie générale pour tout ce qui est juste, saint, beau et utile, nous verrons la patrie aller de l’avant sur le chemin éclairé de la civilisation jusqu’à atteindre la pleine gloire que la Providence lui a réservée14.
L’adresse au lecteur peut se lire comme le manifeste fondateur des Letras Pátrias. Revue généraliste et « brésilienne », Nitheroy accorde une place de choix aux belles-lettres. En particulier, la critique par Torres Homem des Suspiros poeticos e Saudades est la première étape d’une stratégie collective et concertée afin de faire du recueil la première pierre du panthéon des Letras Pátrias. Magalhães y est présenté comme le héraut d’une « nouvelle école », « ardent[e] d’avenir et de gloire, la tête pleine d’harmonies et le cœur lourd de nobles sentiments15 ».
La page de couverture du recueil en question reproduit une lithographie de P. Lenglois qui représente une stèle sur laquelle trône une croix de pierre, monument chrétien érigé au milieu d’une nature foisonnante.
Le choix d’une telle illustration, qui fait écho à la « terre de la vraie croix », est en parfaite cohérence avec le projet du poète tel qu’il est exposé dans l’avertissement qui ouvre le recueil, où l’auteur dévoile les racines chrétiennes de sa poésie :
Le Poète sans Religion et sans Morale est comme le poison versé dans la source, où meurent ceux qui viennent y étancher leur soif.
Or, notre Religion et notre Morale sont celles que nous ont enseignées le Fils de Dieu, celles qui ont civilisé le monde moderne, celles qui éclairent l’Europe et l’Amérique. Les cantiques des Poètes Brésiliens ne doivent répandre que ce baume sacré16.
Ainsi l’œuvre inaugurale des Letras Pátrias place-t-elle le catholicisme au cœur de l’identité brésilienne (et, plus largement, occidentale) et de l’exigence de modernité, dont l’Europe est le berceau.
Manifestes pour une poétique spiritualiste
Or, cet acte de foi s’inscrit explicitement, comme je voudrais ici le montrer, dans le mouvement de renaissance du sentiment religieux en Europe, après la Révolution française. Chateaubriand a établi dans le Génie du christianisme (1802) l’entrée du continent dans « la nouvelle ère du siècle littéraire », en renouant avec le legs catholique des siècles passés. Cet essai, dont l’objectif est de « rendre à la religion sa salutaire influence17 », rappelle combien celle-ci a inspiré de chefs-d’œuvre dans les belles-lettres. Pour Chateaubriand, « la religion est le plus puissant motif de l’amour de la patrie ; les écrivains pieux ont toujours répandu ce noble sentiment dans leurs écrits. » Les deuxième et troisième parties de l’œuvre font l’éloge de la « poétique du christianisme » et condamnent le poète incrédule, dont Voltaire serait l’incarnation exemplaire :
Un écrivain qui refuse de croire en un Dieu auteur de l’univers, et juge des hommes dont il a fait l’âme immortelle, bannit d’abord l’infini de ses ouvrages. Il renferme sa pensée dans un cercle de boue, dont il ne peut plus sortir. Il ne voit rien de noble dans la nature ; tout s’y opère par d’impurs moyens de corruption et de régénération18.
Chateaubriand justifie l’infériorité du « siècle littéraire » qui s’achève par son « irréligion ». Le salut des lettres suppose donc qu’elles soient régénérées par la foi dont le « génie » a inspiré tant de grands écrivains. Le sentiment religieux alimente également celui du patriotisme. Et l’auteur de poser l’équation suivante : religion + éloge de la nature = patriotisme :
Si l’homme religieux aime sa patrie, c’est que son esprit est simple et que les sentiments naturels qui nous attachent aux champs de nos aïeux sont comme le fond et l’habitude de son cœur. Il donne la main à ses pères et à ses enfants ; il est planté dans le sol natal, comme le chêne qui voit au-dessous de lui ses vieilles racines s’enfoncer dans la terre et à son sommet des boutons naissants qui aspirent vers le ciel19.
Chateaubriand, parangon de la pensée contre-révolutionnaire en France, est un auteur lu et apprécié des jeunes hommes de lettres brésiliens dans les années 1830, et en particulier de ceux qui, à l’instar de Gonçalves de Magalhães, séjournent alors à Paris. Ainsi trouve-t-on dans le recueil de 1836 les idées du Génie du christianisme acclimatées au Brésil : le patriotisme s’appuie sur la religion pour mieux exalter la nature et la nation.
Joaquim Norberto de Sousa Silva salue en 1844, dans un article intitulé « Considérations sur la littérature brésilienne », l’œuvre de Magalhães qui, « en donnant le signal de la réforme, s’est présenté comme le chef d’une révolution toute littéraire20 ». L’idée de révolution souligne la rupture temporelle et paradigmatique que connaît la littérature au Brésil dans les années 1830. L’idéal réformateur, dont la généalogie remonte sans nul doute à la philosophie des Lumières, est réinvesti par les idéalisateurs des Letras Pátrias au nom du progrès et de la civilisation. Ferdinand Wolf, l’un des premiers historiens de la littérature brésilienne, revient longuement dans Le Brésil littéraire (1863) sur le recueil publié par Gonçalves de Magalhães en 1836, présenté comme le monument fondateur de la littérature nationale :
Un enthousiasme vrai pour la révélation divine du christianisme et pour le bien de la patrie, un sentiment très vif des beautés de la nature, un examen attentif de sa ressemblance avec la vie humaine, des méditations morales et religieuses ont en effet inspiré ces « soupirs et aspirations poétiques » ; rien de frivole, aucun désaccord ne vient troubler leur harmonie, et le ton élégiaque dont ils débordent ; l’amour même n’y trouve que rarement une place, et toujours d’une manière sérieuse et idéale21.
Celui qui livra une critique très louangeuse de ce recueil dans la revue Nitheroy, Francisco de Sales Torres Homem, est aussi l’auteur du manifeste de la nouvelle revue littéraire Minerva Brasiliense en 1843. L’article, intitulé « Progrès du siècle actuel », expose les principales thèses défendues par le périodique auquel participent Araújo Porto Alegre, Joaquim Norberto de Sousa Silva, Santiago Nunes Ribeiro et tant d’autres. Torres Homem y loue les mérites de la réhabilitation du christianisme qui s’est opérée en Allemagne et en France, et il reprend à son compte l’entreprise chateaubrianesque de défense et illustration des vertus de l’Église à travers les âges :
Si nous voulons connaître son influence sur les progrès des sociétés, nous voyons que le christianisme abrite les sources de l’antiquité, conserve la tradition des lettres au milieu du déluge de la barbarie, celle des révolutions obscures de l’Europe moderne, et établit la civilisation par les arts, la politique et l’humanité, l’univers suivant la trace du flambeau d’une lumière divine qui domine le temps […].
En conclusion, on a compris que le christianisme considéré dans sa doctrine, dans sa morale, dans ses institutions, dans ses bénéfices et dans son histoire offre dans tous les domaines, avec une richesse inextinguible, des maximes saintes pour le voyage de la vie, des sentiments pour le cœur et la véritable solution de la destinée humaine22.
Ce texte fondateur de l’une des principales revues littéraires du Brésil à l’époque impériale fait de la religion l’alpha et l’omega des progrès de toute société humaine, le bouclier contre les menaces de la barbarie et le garant de la « tradition des lettres » à travers les âges. Quelques mois plus tard, la revue publie un article d’Adolphe Mazure, traduit par Januário da Cunha Barbosa, intitulé « Influence du spiritualisme sur le génie littéraire », dans lequel l’auteur rejette très clairement les idées matérialistes en littérature23.
L’année suivante, le jeune écrivain Antonio Gonçalves Teixeira e Sousa livre en exergue à son œuvre intitulée Os Tres dias de um noivado (1844) « Quelques pensées ». Il s’agit là en réalité d’une longue argumentation afin de rappeler les méfaits du sensualisme et de l’incrédulité, et de souligner a contrario l’importance du sentiment religieux en l’homme :
C’est de cette idée sublime que découlent les idées d’une religion bénéfique, d’une morale sainte et d’une vertu inébranlable ! Et ces idées sont celles que j’ai voulu le plus mettre en valeur et faire resplendir dans mon Poème24 !
La préface réinvestit dans le champ de la création littéraire les principes fondateurs du renouveau spirituel qui accompagne la fondation des Letras Pátrias depuis une décennie. Junqueira Freire, jeune moine et poète bahianais, célèbre lui aussi la révolution romantique dans laquelle il croit voir la glorification du message divin :
Dr. Romualdo Antonio de Seixas25, l’un des plus grands lettrés que le Brésil possède, n’a pu ignorer l’essence religieuse qui est consubstantielle au romantisme. Il n’a pu nier que cette nouvelle école a pour caractéristique particulière de tirer ses sujets et son inspiration dans la Bible, où elle puise des paroles avec la foi du chrétien, ardente comme son amour26.
Ainsi la poétique spiritualiste, incarnée visuellement par le frontispice du recueil de Gonçalves de Magalhães, définit-elle le canon littéraire des Letras Pátrias.
La philosophie éclectique, rempart contre le sensualisme et le matérialisme
À l’instar de Gonçalves de Magalhães ou Teixeira e Sousa, nombre d’hommes de lettres insistent sur la dimension morale de la foi religieuse27. Santiago Nunes Ribeiro dénonce dans un article de 1843 publié dans la Minerva Brasiliense les méfaits des livres inspirés par la « philosophie sensualiste » du XVIIIe siècle, au nom de la vérité du Livre et de la foi, et d’une philosophie chrétienne qui permet d’invalider certaines idées héritées des Lumières :
Neutraliser donc les effets dommageables de l’instruction tirée de ces livres ; élever ensuite le sentiment moral au niveau de son essence divine : voilà sans aucun doute la mission de la littérature actuelle des grands peuples28.
La lutte contre le sensualisme emprunte des voies différentes, littéraires et philosophiques. M. M. Carvalho, dans un article intitulé « La philosophie au Brésil » paru en 1844 dans cette même revue, reprend à son compte la philosophie éclectique de Victor Cousin pour mieux dénoncer les ravages du matérialisme au Brésil :
Le matérialisme équivaut à l’indifférence et à l’incrédulité en religion, à l’intérêt égoïste, à l’anarchie en politique, au mépris et à l’abandon des arts, à la méfiance et à la torpeur dans l’agriculture et le commerce, à la superficialité et à l’arrogance dans les sciences29.
L’auteur assimile le matérialisme et l’incrédulité religieuse à une agression envers la patrie, sur le plan économique et intellectuel. Le spiritualisme élaboré par Cousin et ses disciples est une réponse au matérialisme de leurs prédécesseurs, et en particulier de Condillac30. Victor Cousin livre dans ses Cours publiés en 1828 le portrait d’une humanité inspirée par le souffle divin :
Dieu est clair dans le monde qui le manifeste et pour l’âme qui le possède et qui le sent. Partout présent, il revient en quelque sorte à lui-même dans la conscience de l’homme qui en exprime les attributs les plus sublimes, comme le fini peut exprimer l’infini31.
Persuadé de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu, l’éclectisme, terme emprunté à l’Encyclopédie de Diderot, est au moins un déisme et donc compatible avec le catholicisme, sans s’y réduire pour autant.
Proposant une doctrine philosophique cohérente et susceptible de penser le monde dans sa totalité et sa profondeur historique, Cousin retrace dans ses cours une « histoire de la philosophie », compte tenu du fait que l’esprit d’une époque se manifeste d’abord par le milieu géographique, puis par les éléments constitutifs que sont l’industrie, les lois, l’art, la religion et la philosophie ; que cet esprit s’incarne dans les grands hommes, qui sont les représentants de l’idée dans l’histoire. Selon Cousin, la véritable histoire de l’humanité est son histoire intérieure, c’est-à-dire la détermination de l’idée représentée par un peuple, une époque, un pays. Dans ses Cours (1828) donnés à la faculté des lettres de la Sorbonne, Victor Cousin postule une humanité en perpétuelle évolution, ce qui alimente l’espérance en la grandeur future de la nation, au nom d’une perfectibilité chère aux romantiques brésiliens : « L’humanité a son but, et par conséquent de son point de départ à ce but, elle marche, elle marche sans cesse et régulièrement : elle se perfectionne32 ».
Cette humanité se divise en autant de peuples irréductibles les uns aux autres, selon un principe d’égalité qui satisfait là aussi les ambitions des jeunes écrivains brésiliens :
Chaque peuple représente une idée et non pas une autre. Cette idée, générale en elle-même, est particulière relativement à celles que représentent les autres peuples de la même époque ; elle est particulière, elle est elle et non pas une autre, et à ce titre elle exclut tout autre idée qu’elle33.
Pensée spiritualiste au service de la nation, l’éclectisme trouve donc dans l’Empire constitutionnel un terrain d’acclimatation fertile. En réponse au matérialisme, les hommes de lettres brésiliens font le choix de brandir l’étendard de la pensée éclectique, puisée dans le champ intellectuel français et adaptée au Brésil où elle connaît un véritable succès, comme en atteste ce témoignage de 1859 de Pedro Maria de Oliveira :
Trois longs siècles d’élaboration, de luttes et de réformes ont été nécessaires pour fondre la civilisation antique dans la civilisation moderne, pour allier les idées du fini et de l’infini. […] La gloire de ce grand résultat était réservée au XIXe siècle, qui a vu apparaître et triompher l’Éclectisme. Mais qu’est-ce que l’Éclectisme, sinon l’alliance de l’État avec l’Église, de la religion avec la philosophie, du principe de la liberté, du ciel avec la terre, de l’homme avec Dieu34 ?
Synthèse historique et philosophique du legs des siècles passés, l’éclectisme permet ainsi de concilier tous les principes fondateurs de la « civilisation moderne » : l’État impérial, l’Église catholique, la liberté et la philosophie spiritualiste. La modernité définie dans les colonnes de la revue littéraire Ensaios Litterarios conforte le projet fondateur des Letras Pátrias et accorde une place de choix à l’éclectisme dans l’espace intellectuel brésilien.
L’acclimatation de l’éclectisme au Brésil
La réception de ce courant de pensée au Brésil doit beaucoup à la médiation de Francisco do Monte Alverne et au séminaire épiscopal de São José qu’il anime à Rio de Janeiro. En 1829, le franciscain obtient de l’évêque de Rio la chaire de rhétorique du séminaire, avant de prendre également en charge les chaires de philosophie et de théologie dogmatique quelques années plus tard. En tant que professeur, il fut responsable de la formation intellectuelle de jeunes lettrés tels Gonçalves de Magalhães et Araújo Porto Alegre. Il les initie à l’éclectisme et introduit ainsi quelques thématiques romantiques, comme le culte du moi, l’expérience individuelle du christianisme, les arts et les lettres mises au service de la religion, ou l’exaltation de la patrie35.
Il ne faut pas mésestimer le rôle des religieux, prêcheurs et penseurs qui, depuis le début du siècle, ont produit au Brésil des œuvres pétries de religion. Dans les années 1810-1820, la poésie religieuse et l’art oratoire dominent l’espace culturel à Rio. Antonio Candido a souligné l’importance de l’éloquence sacrée dans la genèse du mouvement romantique :
La Chapelle Royale, puis Impériale, où maîtres et prêcheurs cohabitaient, était une sorte de salle de concert et de conférences, réunissant ainsi deux des principales influences qui ont formé la nouvelle sensibilité. Des hommes comme les frères Sampaio et Monte Alverne, le chanoine Januário [da Cunha Barbosa] […] donnaient plus d’ampleur encore à leur présence en chaire par une intense activité qui leur permit de devenir les mentors de la jeunesse, qu’ils marquèrent définitivement par leur spiritualisme et patriotisme, cependant que leur rhétorique restait le paradigme de l’élévation intellectuelle36.
Monte Alverne comme Borges de Barros ont popularisé à travers leurs prêches une conception du verbe au service de la religion, puisant dans les exemples du passé pour rappeler sermon après sermon la fonction civilisatrice de l’Église. Les orateurs de la chapelle royale occupaient alors une place éminente à la Cour. En présence du roi puis de l’empereur, leurs prêches ont contribué à consolider le lien établi entre la foi et le patriotisme. Dans un compte rendu critique des Œuvres oratoires de Monte Alverne publié dans la revue Guanabara en 1854, Joaquim Caetano Fernandes Pinheiro rappelle la longue histoire de « l’éloquence sacrée » qui s’enracine dans la chrétienté européenne et a rayonné jusqu’à la cour du Brésil37. Il s’inspire des travaux d’Abel-François Villemain, dans son Tableau de l’éloquence chrétienne au quatrième siècle38 (1849), pour évoquer « la grandeur de la mission de l’orateur sacré », avant de s’attarder sur la renaissance de cette tradition en France après les temps catastrophiques de la Révolution, à travers notamment l’œuvre de Denis Frayssinous39. Fernandes Pinheiro établit un parallèle entre ce renouveau en France et la tradition brésilienne de l’éloquence sacrée, héritée des précurseurs de la veine romantique et incarnée par l’œuvre remarquable du frère Monte Alverne.
Ce dernier revendique son statut de maître de la génération fondatrice des Letras Pátrias dans une lettre de remerciement adressée à l’IHGB, en 1847 :
J’ai fait, ou plutôt souhaité faire quelque chose dans ma vie au profit des lumières de mon pays, au cours des trente années pendant lesquelles j’ai occupé la chaire et la fonction de magistère : j’ai fait quelque chose pour ma patrie, parce que je vois nombre de mes disciples occupant des charges honorables, scientifiques et littéraires, et certains d’entre eux sont dotés d’une réputation que les attaques de la jalousie ne sauraient atteindre40.
Dans un discours prononcé en 1852, Monte Alverne rappelle les fonctions éminentes de la religion et de l’art oratoire au service des « empires » et des « institutions ». Incarnation du « génie brésilien », l’orateur est à ses yeux le premier avatar du génie national41. À Rio, il semble donc que l’éloquence de la chaire a préfiguré les prétentions futures des jeunes écrivains prêts à porter le flambeau d’une littérature autonome. Le climat d’émulation qui entoure les prêches du franciscain à la Chapelle Royale témoigne de l’intérêt des élites pour cet art oratoire qui marque d’une empreinte profonde les Letras Pátrias.
Auteur d’un Compendio de philosophia composé en 1833 et publié de façon posthume en 1859, le franciscain ne cache pas son admiration pour Victor Cousin, ce génie qui a su restaurer le « système philosophique » sur les ruines laissées par le sensualisme et l’idéalisme42. En 1833, Gonçalves de Magalhães suit à la Sorbonne les cours de Théodore Jouffroy, un disciple de Cousin, et tient informé par correspondance son maître resté à Rio de Janeiro des derniers travaux des philosophes français, comme la parution des Cours de Victor Cousin de 1828. Lorsqu’il obtient la chaire de philosophie au collège impérial en 1842, Gonçalves de Magalhães enseigne la pensée éclectique aux jeunes élèves destinés à intégrer la bureaucratie d’État43.
Le succès du transfert de l’éclectisme au Brésil réside dans l’adéquation manifeste entre la philosophie de Cousin et la pensée politique de ces jeunes lettrés qui étaient les défenseurs d’une monarchie constitutionnelle libérale et catholique, dont Cousin lui-même vantait les mérites sous la Restauration. Rappelons à cet égard que ce courant de pensée était devenu la doctrine officielle de l’Université dans la France de la monarchie de Juillet.
Les Letras Pátrias en lieu et place de la bannière romantique
Le projet formulé depuis Paris dans la revue Nitheroy ne correspond pas exactement à ce qu’était le « romantisme » en France dans les années 1830. Dans la correspondance de Magalhães, l’admiration le dispute souvent à la stupeur, lorsque ce dernier évoque ces pièces du répertoire romantique auxquelles il a pu assister. On retrouve cette idée dans la préface de 1839 à la tragédie Antônio José, où il revendique l’originalité de sa plume :
Je ne suis ni la rigueur des Classiques, ni la confusion des [Romantiques] ; je ne vois de vérité absolue dans aucun des systèmes, je fais les concessions nécessaires à chacun ; ou plutôt, je fais comme je l’entends, et comme je le peux44.
C’est là un argumentaire emprunté à la préface de Camões qu’Almeida Garrett compose à Paris. Le postulat de l’indépendance s’accommode donc d’une rhétorique qui est aussi un lieu commun de la représentation romantique du génie littéraire, de ce culte du moi qui sied aux poètes romantiques. Avec Antônio José, Magalhães compose une tragédie qui rejette les « exubérances » voire le « grotesque » du drame romantique français. Or une telle prise de distance avec l’un des grands noms du romantisme français a trait à la philosophie contre-révolutionnaire qui est la sienne. Le spiritualisme des fondateurs des Letras Pátrias justifie en effet l’exigence de « beauté morale » sur lequel se fonde la valeur littéraire. C’est au nom d’une telle exigence que Magalhães condamne dans la préface à la pièce Olgiato l’esthétique dramatique prônée par Victor Hugo, perçue comme une profanation, un avilissement de l’art et de son créateur :
Si l’on considère que l’art est libre, dit Mr V. Cousin, il ne peut néanmoins choisir d’autre fin que celle de la beauté morale ; c’est dans les moyens d’expression que réside la liberté de l’art. Ainsi, tout artiste qui, singeant la nature, se contenterait de la copier fidèlement, tomberait du rang d’artiste à celui des ouvriers45.
De cette relation ambiguë avec le romantisme français découle une certaine frilosité à user de cette bannière, tant le « romantisme » en France ne se réduit pas à l’exigence spiritualiste qui anime les jeunes lettrés brésiliens. La raison principale de cette frilosité tient à l’inadéquation entre un concept sémantiquement lourd et polysémique, celui de « romantisme », et les aspirations de la jeune génération des lettrés brésiliens. Pour recourir à une métaphore climatique, les débuts du « romantisme » au Brésil pourraient relever d’une inversion de la géographie continentale des climats : alors que les romantismes européens, et en particulier français, semblent prompts dans les années 1830 aux emportements tempétueux, le romantisme s’acclimate au cours de ces mêmes années aux latitudes tropicales du Brésil sous les traits de la tempérance46.
En 1837, lors des solennités organisées par la Sociedade Amante da instrucção en hommage à Evaristo da Veiga, sont lues deux compositions de Magalhães, ce « jeune Poète Brésilien qui a su mettre à profit les beautés de l’école moderne, sans en approuver ou en imiter les excès et les extravagances, préférant donner à ses poésies une tonalité grave et pathétique47. » La modernité se confond donc bien ici avec la modération qui sied aux élites brésiliennes.
Qui plus est, si l’acte de naissance du romantisme brésilien correspond à une parenthèse éphémère de connivence intellectuelle avec le libéralisme constitutionnel français, le tournant conservateur au Brésil accentue à partir de 1837 les divergences. Une double distanciation se dessine vis-à-vis des écrivains français : à la lecture critique faite par Magalhães et consorts s’ajoute la distance induite par la conversion des élites intellectuelles au conservatisme saquarema, désormais hégémonique pour quelques décennies au Brésil.
À leur retour à Rio, ces jeunes littérateurs vont se convaincre des vertus du projet saquarema, qui a le mérite de penser la culture comme un élément essentiel de la politique de centralisation et de consolidation de l’empire. L’espoir d’une pacification de la vie politique leur laisse miroiter la possibilité d’une insertion dans l’appareil d’État48. Ainsi, la politique saquarema finit par séduire les jeunes talents revenus au pays, en ce qu’elle préserve l’intégrité impériale et contribue à structurer l’espace littéraire dans sa dépendance au politique. En outre, le jeune empereur, féru de littérature et élevé dans l’idée de la grandeur de la civilisation française par ses précepteurs, cristallise très vite sur sa personne les espoirs de réussite des jeunes écrivains49.
La conversion au conservatisme s’apparente donc à une réaction pragmatique devant un état de fait politique sur lequel ces derniers n’ont aucune prise. Il est par exemple remarquable de voir que l’abolition de l’esclavage – pourtant souhaitée dans la revue Nitheroy – devient un sujet tabou à partir de 1837, pour ne réapparaître sur la place publique qu’à compter des années 1860. La conversion des élites impériales au dogme d’un esclavage perçu comme un mal nécessaire entérine la poursuite du commerce illégal des esclaves, sur lequel repose la prospérité d’une économie fondée sur l’agriculture d’exportation50.
Conclusion
L’éloge de la foi est un précieux rempart dans un siècle gagné par les idées « positives », ces valeurs bourgeoises qui accompagnent une progressive déchristianisation des élites à laquelle essayent alors d’échapper les hommes de lettres, sûrs que la religion est un fondement de l’attachement à la patrie, d’une part, et au monde occidental, d’autre part. Si le romantisme a eu partie liée avec la pensée contre-révolutionnaire aux premières décennies du mouvement en Europe, force est de constater que « les romantismes » y prennent dans les années 1830 des tournures très différentes, certaines très radicales sur le plan politique, et en cela incompatibles avec les principes fondateurs des Letras Pátrias, incarnées par une première génération d’hommes de lettres qui, bien que formés dans une matrice libérale, ont su faire le tri dans la profusion des manifestations romantiques à l’heure de construire le socle intellectuel sur lequel bâtir une nation une et commune.
Ainsi, la mise à distance du legs des Lumières, perçu au prisme de la Révolution française et de ses « excès », explique la condamnation du sensualisme et du matérialisme d’une part, et l’adhésion à un romantisme contre-révolutionnaire qui n’est plus hégémonique dans l’Europe des années 1830. L’acclimatation de la philosophie éclectique à Rio accompagne la configuration d’un compromis par le biais duquel la modernité politique du modèle constitutionnel s’accommode avec la réalité d’un empire oligarchique et esclavagiste, dont les structures socio-politiques sont en grande part héritées des temps coloniaux. L’on comprend mieux dès lors le peu d’enthousiasme des acteurs du petit milieu littéraire à s’emparer de la bannière du romantisme, et leur préférence pour les expressions de « Letras Pátrias » ou de « literatura pátria » à l’heure de qualifier la littérature nationale en gestation.
Au mitan du siècle, à mesure que ce petit monde des lettres grandit, l’unité intellectuelle va progressivement se disloquer : si la tradition contre-révolutionnaire reste pour beaucoup de mise, elle n’est plus nécessairement première aux yeux des jeunes générations, notamment parmi ceux qui prennent leurs distances vis-à-vis du modèle impérial voire, aussi, de la place de la religion dans la société brésilienne51.