La périlleuse condition de la philosophie : les écrits des Lumières dans la bibliothèque d’un chanoine révolutionnaire

  • A perigosa condição da filosofia: os escritos ilustrados na biblioteca de um cônego revolucionário
  • The dangerous condition of philosophy: the writings of the Enlightenment in the library of a revolutionary canon
Traduit de :
A perigosa condição da filosofia: os escritos ilustrados na biblioteca de um cônego revolucionário

Lors de la répression de la Conjuração Mineira (mouvement révolutionnaire contre le Portugal qui eut lieu au XVIIIe siècle dans le Minas Gerais, au Brésil), plusieurs intellectuels, professeurs de philosophie et gens de lettres furent accusés de s’être associés pour conspirer contre la couronne portugaise. Homme aux moyens limités, comme en témoigne la liste de ses biens confisqués par les autorités, le chanoine Luiz Vieira da Silva disposait pourtant d’une bibliothèque très fournie, remarquable pour son époque et le lieu où elle se trouvait. La liste des livres saisis et confisqués par les autorités portugaises montre que leur propriétaire était cultivé, bien éduqué et se distinguait en particulier en tant que lecteur des Lumières françaises. L’objectif du présent travail est d’évaluer comment la lecture des Lumières est devenue, dans le Brésil du XVIIIe siècle, un facteur d’incrimination des intellectuels. Lire, cultiver ou posséder certaines œuvres était hautement dangereux en raison de l’influence révolutionnaire et critique qu’ils étaient censés contenir.

Durante a repressão à Conjuração Mineira (movimento revolucionário contra Portugal ocorrido no Século XVIII em Minas Gerais, Brasil), diversos intelectuais, professores de filosofia e literatos foram acusados ​​de associação para conspirar contra a sede, a coroa portuguesa. Homem de poucos meios, como evidencia a lista de seus bens apreendidos pelas autoridades, o cônego Luiz Vieira da Silva tinha, no entanto, uma biblioteca muito bem abastecida, notável para a época e o lugar. A lista de livros apreendidos e confiscados pelas autoridades portuguesas mostra que o proprietário era culto, bem formado e, em particular, destacava-se como leitor da Ilustração francesa. O objetivo do trabalho é avaliar como a leitura da Ilustração se tornou, no Brasil do Século XVIII, um fator de incriminação de intelectuais. Ler, cultivar ou possuir certas obras acarretava um alto grau de perigo, devido à influência revolucionária e crítica que se acreditava ali estar contida.

During the repression of the Conjuração Mineira (a revolutionary movement against Portugal that took place in Minas Gerais, Brazil, in the 18th century), several intellectuals, philosophy professors and literary figures were accused of conspiring against the Portuguese crown. A man of limited means, as shown by the list of his possessions confiscated by the authorities, Canon Luiz Vieira da Silva nevertheless had a very extensive library, remarkable for its time and place. The list of books seized and confiscated by the Portuguese authorities shows that their owner was cultured and well-educated, and distinguished himself in particular as a reader of the French Enlightenment. The aim of this study is to assess how reading the Enlightenment became a factor in the incrimination of intellectuals in eighteenth-century Brazil. Reading, cultivating or possessing certain works was highly dangerous because of the revolutionary and critical influence they were supposed to contain.

Plan

Texte

Bon nombre d’honnêtes gens n’ont pas laissé d’autre oraison funèbre que le catalogue de leur bibliothèque.
(Jules Janin)

Lors de la répression de la Conjuração Mineira (mouvement révolutionnaire contre le Portugal qui eut lieu au XVIIIe siècle dans le Minas Gerais, État du Brésil), plusieurs intellectuels, professeurs de philosophie et gens de lettres furent accusés de s’être associés pour conspirer contre la couronne portugaise. Parmis eux, homme aux moyens limités, comme en témoigne la liste de ses biens confisqués par les autorités, le chanoine Luiz Vieira da Silva disposait pourtant d’une bibliothèque très fournie, remarquable pour son époque et son emplacement. La liste des livres saisis et confisqués par les autorités portugaises montre que leur propriétaire était cultivé, éduqué et, surtout, se distinguait en tant que lecteur des Lumières françaises. L’objectif de ce travail est d’évaluer comment la lecture des Lumières est devenue, dans le Brésil du XVIIIe siècle, un facteur d’incrimination des intellectuels. Lire, cultiver ou posséder certaines œuvres était hautement dangereux en raison de l’influence révolutionnaire et critique qu’elles étaient censés contenir.

Outre des livres, que peut contenir une bibliothèque ?

Selon Kant1, un livre est un écrit qui comprend un discours que quelqu’un adresse au public à travers des signes linguistiques visibles. Celui qui parle en son nom est appelé auteur. Celui qui parle publiquement à travers un écrit au nom d’un autre est l’éditeur. Un écrit n’est pas, d’emblée, la désignation d’un concept, mais un discours adressé au public, c’est-à-dire que l’auteur s’exprime publiquement par l’intermédiaire de l’éditeur. L’édition de livres, dit le philosophe dans une lettre de 1798 à Friedrich Nicolaï, n’est pas une tâche anodine dans une société avancée en termes de civilisation, où la lecture devient une nécessité irrépressible et universelle.

Indicateur d’un état spirituel et social, cet objet se présente, grosso modo, de la même manière : composé de papier, ou de tout autre matériau orienté vers le même usage, il se caractérise par le fait qu’il est destiné à être composé comme une sorte de « scénario » de signes. Qu’un livre ait pour fonction d’être lu, cela ne fait aucun doute. Cependant, cette détermination en tant que telle reste insuffisante pour produire la spécificité de son mode d’existence. Un livre n’est pas un simple outil ; ou bien il ne l’est qu’accessoirement. Comme tout objet de la vie pratique, il ne peut être considéré que par la désignation stricte de son utilisation et non, comme les autres outils au sens propre du terme, par rapport à d’autres objets. Posséder un livre ouvre sur des usages et des pratiques qui ne se réduisent pas à la simple jouissance de sa réalité physique, ni même à son instrumentalisation. L’esprit qui s’y installe, en tant qu’esprit qui n’est pas seulement objectif, fonctionnel, ou limité à la simple utilisation de l’artefact concerné, nous renvoie à un intense processus de communication – cœur de la fonction remplie par le livre et par la lecture.

Peut-être cette fonction première est-elle responsable d’un certain « magnétisme » qui implique la collection de livres sous le nom de bibliothèque, qu’elle soit publique ou privée. Lorsqu’il s’agit d’une bibliothèque privée, son rôle de communication l’empêche d’être considérée seulement comme un cabinet pour cultiver son propre ego, mais plutôt comme un lieu et une atmosphère de recherche fondés sur une sélection établie par son propriétaire. Comme le suggère Ítalo Calvino, une bibliothèque devrait être composée pour moitié de livres que nous avons lus et qui ont compté pour nous, pour l’autre moitié de livres que nous avons l’intention de lire et dont nous pensons qu’ils pourront compter2. Avec une étagère vide pour les surprises, les découvertes occasionnelles. L’affirmation paraît ici pertinente : les livres lus ont beaucoup moins de valeur que ceux non lus. Notre bibliothèque doit exprimer tout autant les choses que nous savons que nos ressources financières, nos projets, nos surprises et nos aspirations. Enfin, une bibliothèque porte en elle une histoire. Chaque livre semble être chargé d’un passé, d’une chronologie, tous deux liés à son acquisition et qui ne sont en rien manifestes pour qui visite la bibliothèque. La bibliothèque fut dans le passé, et sera à l’avenir, dédiée à la conservation des livres ; par conséquent, elle est et restera un temple de la mémoire. Les bibliothèques, au cours des siècles, ont été le moyen le plus important de préserver notre savoir collectif. Elles étaient et demeurent une sorte de cerveau universel dans lequel nous pouvons retrouver ce que nous avons oublié et ce que nous ne savons pas encore. Une bibliothèque est la meilleure imitation possible, par des moyens humains, d’un esprit divin, dans lequel l’univers entier est vu et, dans le même temps, compris. Quelqu’un capable de garder à l’esprit les informations fournies par une grande bibliothèque imiterait, d’une certaine manière, l’esprit de Dieu. Autrement dit, nous inventons des bibliothèques parce que nous savons que nous n’avons pas de pouvoirs divins mais nous faisons de notre mieux pour les imiter, rappelle Umberto Eco dans une conférence sur les livres et les bibliothèques3.

Ainsi, chaque bibliothèque est un lieu de « vénération », de « respect », de silence. C’est aussi pour cette même raison que les bibliothèques semblent être en contradiction avec le rythme quotidien, qui ne connaît pas le temps long et ignore magistralement la signification de l’otium litteratum – une condition par laquelle les idées jaillissent, se multiplient, avancent. Son patrimoine : les livres. Comme nous le savons, les livres ne sont pas simplement un moyen d’amener quelqu’un à penser à notre place ; au contraire, ce sont des instruments capables d’éveiller d’autres pensées. Le ferment intellectuel déposé dans les livres est à la base de divers mouvements intellectuels, culturels et politiques. Les bibliothèques peuvent révéler combien de ferments peuvent être contenus dans l’esprit de leur visiteur ou de leur propriétaire, car, justement, le livre est la matérialisation d’une pensée qui veut être diffusée et interprétée. Ainsi, nous pouvons comprendre qu’une bibliothèque est bien plus que la partie d’une maison ou d’un bâtiment où les documents sont lus ou déposés ; c’est en effet un lieu qui structure et combine les savoirs, qui confère une identité thématique. Liée à un propriétaire ou à une communauté, l’organisation d’une bibliothèque peut être avant tout un acte politique, car la bibliothèque tire son existence du principe même de l’égalité d’accès à la culture pour le plus grand nombre. Là où elle n’est pas, la pensée indépendante ne peut pas être non plus, pas plus que la parole soumise à l’interprétation publique et non censurée. « Que voulez-vous ? il ne nous est permis ni d’écrire, ni de parler, ni même de penser. Si nous parlons, il est aisé d’interpréter nos paroles, encore plus nos écrits4 ». Il y a, sans aucun doute, une distance entre le mot prononcé et le mot écrit. La référence à ce dernier requiert le soin de proposer des arguments, des preuves, des enchaînements, afin d’éliminer l’improvisation et la négligence ; ici, l’esprit est exposé et peut être interrogé de manière plus articulée. Des contraintes politiques ou idéologiques adressées à l’esprit répandent l’idée fausse qu’il y a danger dans la réflexion autonome et dans l’acquisition raisonnée de la connaissance. « Ils ont persuadé au gouvernement que si nous avions le sens commun, tout l’État serait en combustion, et que la nation deviendrait la plus malheureuse de la terre5 ». La décision de composer une bibliothèque exprime, directement ou indirectement, un principe démocratique d’accès aux idées et aux positions les plus diverses. Le lecteur se voit ainsi offrir la possibilité d’un large contact avec le monde et d’en retirer une réflexion favorable, entre autres, pour déclencher un changement de compréhension de la norme courante. Cet état d’esprit se retrouve aussi dans le fait historiquement prouvé que tout pouvoir autoritaire et tyrannique cherchera à censurer ou à empêcher l’obtention de livres qui troublent cet ordre, et peut même, dans un acte d’intimidation éloquent, à les brûler.

Dès son origine, la censure des livres se rattache au contrôle du comportement, comme le montre un passage biblique tiré des Actes des apôtres6, le seul endroit de la Bible d’ailleurs qui parle d’une destruction de livres par le feu […] il apparaît que le fait de renoncer à la lecture de certains textes, et même de les détruir, signifie abandonner les pratiques et les comportements que les livres reflètent, soutiennent, voire engendrent7.

La Conjuração Mineira

La Conjuração Mineira peut, schématiquement, être comprise à partir de deux causes principales. Premièrement, l’observation de grands changements sur le plan idéologique dans la colonie ; deuxièmement, les aspects économiques de la situation impériale, c’est-à-dire les conséquences de la fin de l’âge d’or du système luso-brésilien et son impact sur la politique coloniale du Portugal au Brésil.

État des revenus de l’or aux Real Casas de Fundição dans le Minas Gerais, juillet et septembre 1767.

État des revenus de l’or aux Real Casas de Fundição dans le Minas Gerais, juillet et septembre 1767.

Les nouvelles de la déclaration d’indépendance réussie des États-Unis, le 4 juillet 1776, parviennent en Amérique latine. Ces nouvelles sont associées à un ensemble d’idées récentes dont le centre est la liberté en tant que condition humaine, plus précisément en tant que condition de l’action transformatrice, de l’action politique. Ainsi, selon Santos, il y avait pour les colonies américaines deux sources d’inspiration à caractère libertaire, à savoir, la première, relative à une révolution réussie qui avait rendu possible la concrétisation de la libération d’un peuple et l’émergence d’une nouvelle nation ; la seconde, à caractère idéologique, promouvait la liberté et l’égalité des hommes et était adoptée hors de la colonie par son aristocratie intellectuelle mais, curieusement, parvenait à se diffuser parmi les classes populaires8. Au Brésil, les membres de ce groupe privilégié avaient la possibilité d’étudier dans des universités non seulement au Portugal, mais aussi en France et en Angleterre. Parmi les Brésiliens d’ascendance blanche, une élite lettrée a émergé, de plus en plus représentative du caractère même de sa société. Pendant des décennies, les familles brésiliennes envoyaient leurs enfants dans les grandes universités européennes. Dans ces établissements d’enseignement, ces derniers se sont familiarisés avec les dernières interprétations de la philosophie politique, sont entrés en contact avec des maîtres et des collègues d’autres nations, se sont impliqués dans des discussions et ont défendu des valeurs inspirées des Lumières françaises et du jusnaturalisme moderne. Ces idées leur enseignaient que les hommes à l’état de nature étaient libres et égaux, mais aussi que la raison et le développement intellectuel étaient importants. « À leur retour dans la colonie, il était naturel que les discussions littéraires, philosophiques et politiques se poursuivent. Ainsi, les idées modernes se sont propagées même parmi ceux qui n’avaient pas quitté le pays9 ».

Fait digne d’attention, dans les années 1780 une tension interne dans le système luso-brésilien se fait sentir, entraînant un désaccord croissant entre la colonie et la métropole. Tant que la politique impériale était tolérante, l’implication de puissants groupes métropolitains et coloniaux dans les fonctions gouvernementales n’annonçait pas, inévitablement ou nécessairement, la menace d’une confrontation entre eux. Cependant, après la chute de Pombal, en raison de motivations économiques opposées, la situation a radicalement changé. Dans ce contexte, la capitania10 du Minas Gerais se distingue : hormis les Indiens, en 1776 sa population était de plus de 300 000 habitants, ce qui représentait 20% de la population totale de l’Amérique portugaise et constituait la plus grande agglomération de la colonie. Plus de 50% de la population était noire, composée d’Africains importés ou d’esclaves brésiliens de pur héritage africain. Le reste de la population était composé, grosso modo, d’un pourcentage égal de blancs et de pardos (métis). L’économie régionale, avec ses propriétés rurales intégrées dans une économie horizontale, était capable absorber le choc des transformations survenues après l’épuisement du cycle de l’or au Brésil. Dans le Minas, une plus grande concentration urbaine et le développement diffus de multiples activités économiques ont fait des valeurs ploutocratiques des puissants de la capitania quelque chose de différent, qualitativement, de l’esprit patriarcal du reste de la colonie11. Les préoccupations d’un homme d’affaires vivant dans la colonie, qu’il soit d’origine brésilienne ou portugaise, étaient profondément enracinées et indissociables de l’environnement local. Le Minas Gerais réunit donc les conditions économiques et idéologiques nécessaires à la planification d’un soulèvement contre la couronne portugaise. Le développement qu’on pouvait y observer était à l’opposé de ce que l’intelligentsia officielle et bureaucratique de Lisbonne considérait comme la fonction d’une capitania coloniale, plus précisément celle d’une capitania qui, pendant si longtemps, avait été la source la plus importante de richesse venue d’outre-mer.

[...] Sous-jacente à la confrontation des groupes d’intérêt, il y avait l’antagonisme le plus profond entre une société qui prenait de plus en plus conscience et confiance en elle-même, dans un environnement économique qui stimulait l’autosuffisance, sur laquelle elle mettait l’accent, et la métropole, intéressée par la préservation des marchés et la sauvegarde d’une source vitale de production de pierres précieuses, d’or et autres revenus12.

En mars 1789, le gouverneur du Minas Gerais reçoit une dénonciation et se persuade de l’existence d’un certain complot qui avait pour but de libérer de la domination portugaise sinon la colonie entière, du moins le Minas Gerais. Les détails de la tentative d’insurrection furent mis au point à la fin décembre 1788 et impliquaient un soulèvement armé contre la couronne. Tous les participants étaient brésiliens et représentaient différentes localités de la capitania ; le groupe s’attendait à ce qu’une augmentation fiscale des recettes soit imposée à la mi-février. Comptant sur l’inquiétude générale de la population, les insurgés proposaient de provoquer une agitation qui serait l’occasion d’assassiner le gouverneur et de proclamer une république indépendante. Selon toute vraisemblance, la proposition d’un État indépendant s’est faite jour, dans une situation d’insatisfaction très trouble, comme la solution pour des gens redevables de la couronne dans la capitania – des personnes importantes qui, bien que n’étant pas à la tête du mouvement, avaient grand intérêt au succès du mouvement13.

Cependant, la Conjuração Mineira échoua, l’espoir d’une agitation populaire face aux impôts abusifs, retomba, des dénonciations eurent lieu. Si tout s’était passé comme prévu, observe Maxwell, l’action déclenchée aurait pu, au bout du compte, porter un coup dévastateur à la domination portugaise au Brésil14. Puis vinrent les tortures, les massacres, les suicides et les pendaisons. Le châtiment des insurgés fut brutal. Le procès de certains d’entre eux avait une particularité : lors des arrestations et des confiscations des biens matériels, l’une des preuves requises pour les incriminer était les livres qu’ils possédaient et gardaient sur eux.

Luís Vieira, chanoine de Cidade Mariana, a été arrêté. On dit que sa culpabilité se limite au fait qu’on a trouvé sur lui un petit livre français, relatif au soulèvement de ce pays, dans lequel il est dit que les habitants pouvaient vivre par eux-mêmes, sans dépendre du commerce avec notre royaume, à l’image de ce que les Américains ont fait aux Britanniques15.

Derrière les insurgés, il y avait un groupe intellectualisé qui était probablement chargé de rédiger les lois et la constitution du nouvel État, pour expliquer la justification idéologique de la rupture avec la métropole. « C’étaient des hommes bien informés et qui avaient d’excellentes bibliothèques »16.

Le chef de la Conjuração Mineira, Joaquim José da Silva Xavier (dit « Tiradentes »), quelques instants avant son exécution.Œuvre de Raphael Falco, 1951

Le chef de la Conjuração Mineira, Joaquim José da Silva Xavier (dit « Tiradentes »), quelques instants avant son exécution.
Œuvre de Raphael Falco, 1951

La circulation des idées subversives dans le Brésil colonial à la fin du XVIIIe siècle et le chanoine Luís Vieira da Silva

Selon Ventura, l’oralité est la forme de communication prédominante dans la société ibéro-américaine de la fin du XVIIIe siècle17. La révolution bibliographique, provoquée par la diffusion des œuvres de Raynal, Rousseau, Voltaire, Montesquieu, Diderot et D’Alembert, implique un essor considérable de la culture écrite et typographique dans les sociétés formellement orales. Cette révolution des formes de conscience et de représentation s’est opérée par la médiation de la traduction et de l’interprétation de groupes lettrés, détenteurs de la langue écrite. Les idées des Lumières ont voyagé par bateau, arrivant dans le Nouveau Monde à la suite de séjours d’Américains en Europe, avec le passage d’Européens dans la colonie, l’importation ou la contrebande de livres et autres imprimés. Des ouvrages essentiels à la diffusion des principes philosophiques et politiques des Lumières étaient présents dans certaines bibliothèques de la période coloniale, malgré leur interdiction par la censure ibérique. Au Portugal et au Brésil, les auteurs français étaient majoritairement interdits.

Il faut rappeler que le pombalisme, en expulsant les jésuites, avait aussi supprimé les contraintes bibliographiques établies par eux, mais en avait imposées d’autres :

Le contrôle des œuvres, sous la responsabilité de l’Inquisition, du Saint-Office et du Roi, est unifié en 1768 par le futur Marquis de Pombal avec la création de la Real Mesa Censória, organe remplacé en 1787 par la Comissão Geral para o Exame e a Censura dos Livros18.

Le tribunal censorial condamne à nouveau Descartes, qui avait été préalablement autorisé par les prêtres jésuites, ainsi que Bayle, Rousseau, Voltaire, Raynal, Holbach, et le jusnaturalisme, principalement Hobbes et Locke. Même Bossuet n’a pas échappé à l’interdiction. L’Encyclopédie fait l’objet de censure dès 1759. Ces ouvrages étaient considérés comme subversifs et devaient rester interdits, car, selon les censeurs, ils étaient en mesure, d’une certaine façon, d’inciter à la révolte contre les autorités constituées, en remettant en cause le pouvoir absolu ou en proclamant la liberté du citoyen. Cependant, les restrictions à la vente et à la circulation des œuvres d’auteurs subversifs n’ont pas empêché leur rapide apparition dans les bibliothèques publiques et privées des Amériques. Ventura informe que l’Histoire des Deux Indes, dont la première édition date de 1772, fut commentée parmi les inconfidentes du Minas Gerais en 178919. Des publications proscrites, comme l’Encyclopédie, pouvaient être consultées à la bibliothèque publique de Salvador ou au Collège San Marcos de Lima. L’interdiction limite la diffusion des œuvres mises en cause mais ne l’arrête pas, même si les contrevenants sont passibles de mesures judiciaires. Il ne fait pas de doute que les interdictions finissaient par susciter l’intérêt pour les lectures d’ouvrages jugés menaçants et subversifs et les livres ont été, en général, interdits longtemps après leur circulation.

Dans une lettre de 1776 au Marquis de Pombal, l’évêque de São Paulo dénonce la présence de « mauvais » livres parmi le clergé de la ville, révélant les obstacles à l’implantation au Brésil des décrets de la censure métropolitaine : “J’ai choisi la voie la plus douce pour présenter de bons livres au clergé, mais je ne peux pas supprimer les mauvais car, soit les lois et les décrets de la Real Mesa Censória, [...] ne sont pas arrivés dans cette Ville, soit il n’y avait personne pour les exécuter et leur effet précis en a été suspendu”20

Les enquêtes et les procès des participants à la révolte de 1789 dans la capitania de Minas Gerais contiennent des mentions ou des inventaires d’ouvrages et de bibliothèques confisquées, ce qui prouve que le retard souvent constaté pour bloquer la circulation des ouvrages interdits n’atténuait pas les tentatives de poursuite. Lorsque le pouvoir constitué était confronté à des intentions révolutionnaires fondées sur des idées remettant en cause certaines formes de commandement et de gestion politique, comme celles que l’on trouve dans l’Encyclopédie21, ou fondées sur des concepts associés à la libre pensée, tels que ceux proposés dans l’article « Liberté de pensée », du Dictionnaire philosophique22, l’action énergique et violente ne tardait pas et s’exerçait avec une grande efficacité pour vaincre non seulement les révolutionnaires mais aussi les idées qui les animaient et leur servaient de support intellectuel. Les livres incriminent leurs lecteurs ! La possession de livres, surtout ceux considérés comme « subversifs », métonymie du savoir, est devenue lors de la Conjuração Mineira un signe d’intelligence, d’humanisme et, surtout, de fuite face au pouvoir oppressif23. Ainsi, le livre, outre qu’il se conjugue au sentiment de liberté, est aussi un objet capable de déstabiliser l’ordre, capable de « déformer » et de « pervertir » ses lecteurs, c’est-à-dire la colonie. L’une des bibliothèques mentionnées et confisquées lors de la répression de la Conjuração Mineira est celle du chanoine Luís Vieira da Silva, emprisonné à l’âge de 54 ans, accusé d’être impliqué dans le complot de 1789. Ses livres étaient considérés comme des preuves de ce lien.

Dans la librairie du chanoine de la Cathédrale de Mariana, il y avait aussi des livres dans lesquels vivaient certains êtres « enchantés », et certains qui n’étaient pas catholiques, qui avaient besoin d’eau bénite. Dans quelle mesure le propriétaire (et lecteur) de ces livres s’est-il laissé « enchanter » par eux ? Nous ne pouvons pas le savoir. Mais si, comme cela paraît certain, ils l’ont enchanté et perturbé, c’est qu’ils étaient bons. Le destin des bons livres est celui-ci : enchanter et pertuber, exciter la fantaisie par magie, féconder et stimuler la faculté créatrice de l’esprit, unissant le rêve à l’action24.

Attribuer à une bibliothèque le pouvoir d’enchanter et de perturber un esprit finit par la transformer en un lieu énigmatique, propre à diffuser des idées inquiétantes qu’il faut dépouiller de leur pouvoir d’attraction. Tantôt désapprouvé, tantôt épargné, l’espace de la bibliothèque, en apparence neutre, se révèle dans ce contexte comme un lieu où les idées subversives trouvent un refuge privilégié. Dans le même temps, d’une certaine manière, il préserve son propriétaire jusqu’à ce que la contrainte ne parvienne plus à retarder la propagation des lumières. Ce fut le cas du Chanoine Vieira :

Le chanoine était un homme de lettres et peut-être un ecclésiastique pur, un ascète dans sa tour de papier. Mais c’est parmi ces gens-là que se trouvent généralement les dissidents et les transgresseurs, les hérétiques, ceux qui, sous une apparente indifférence aux choses de la terre, ruminent dans leur cerveau la subversion [...]. C’était un idéologue, un intellectuel, il appartenait à une sorte d’individus qui semblaient déjà suspects aux partisans de l’Ordre. Dans sa bibliothèque se trouvaient des livres dangereux et incendiaires. [...] L’esprit de la Révolte [...] y avait pénétré, maladroitement caché dans les ouvrages d’écrivains et de philosophes qui discutaient du régime qu’il convenait imposer aux peuples pour les rendre heureux, bienveillants et adeptes des Lumières25.

Homme de peu de biens, comme l’atteste la liste de ses biens saisis par les autorités26, sa collection, en revanche, était assez vaste au regard des exemples de l’époque. Elle comportait 270 ouvrages, ce qui correspondait à peu près à 800 volumes ; plus de la moitié étaient édités en latin, environ quatre-vingt-dix en français, un peu plus de trente en portugais, cinq ou six en italien et beaucoup en espagnol, outre les 24 livres anglais qui figuraient dans la liste mais sans aucune indication de titres ou d’auteurs27. Ces centaines de volumes représentaient une bibliothèque extraordinaire, compte tenu de l’époque et du lieu :

Pour n’importe quel endroit à ce moment-là, disons-le dès à présent, car il faut tenir compte du fait qu’à l’époque de Luís Vieira da Silva, les bibliothèques privées, même en Europe, n’étaient pas considérables. Celle de Kant, par exemple, ne comptait pas plus de trois cents ouvrages. Un siècle plus tôt, Spinoza n’en avait que cent soixante28.

Tant dans les ouvrages de formation ou d’information, que dans ceux d’éducation, de divertissement ou de propagande d’idées nouvelles, il y avait moyen de satisfaire l’esprit le plus exigeant de cette époque où le goût de la lecture se répandait partout dans la colonie. La religion, la philosophie, les lettres, la science étaient bien représentées dans la bibliothèque du chanoine où les aspirations intellectuelles compatibles avec l’époque pouvaient se développer pleinement. La science politique et la philosophie sociale du moment y sont bien représentées29. On y trouvait Montesquieu, Bielfeld, Bossuet, Voltaire, Mably, outre d’autres philosophes importants : Descartes, Fénelon, Condillac, Hume, etc. Les volumes saisis et confisqués révèlent, grâce à leurs auteurs, les raisons qui ont déterminé les choix intellectuels du chanoine ; si la liste qui en a été faite ne dit pas tout ce que le chanoine a lu, elle montre du moins tout ce qu’il n’a pas ignoré. Une certaine responsabilité intellectuelle y était présente et elle correspondait au désir d’en finir avec les conditions dégradantes auxquelles la colonie était de plus en plus soumise. Puisque, selon Queiroz, le clerc était « bien éduqué, nourri de bonne science, bien informé, il était aussi bien naturel que Voltaire, grand agitateur d’idées, et l’abbé utopiste Mably, lui aient appris politique et rébellion »30. Selon un témoin à charge, l’ecclésiastique lisait fréquemment l’Histoire de l’Amérique, probablement la traduction française du livre de Robertson31 :

Le témoin était un ami proche du chanoine Luís Vieira, un habitant du Minas Gerais ; cependant, il remarquait chez lui un certain nombre de choses pour lesquelles, s’il avait été roi, il lui aurait fait trancher la tête ; [...] il voyait toujours le chanoine vanter les succès de l’Amérique anglaise ; il lisait son histoire et [avait] une complaisance naturelle devant le succès des rebelles américains en question32.

Nous sommes certainement en présence d’un esprit bien formé, sachant apprécier une lecture dense et stimulante, « un Brésilien éclairé de la fin des années 1800, le Brésilien le plus éclairé de son temps33 » ; il se tenait au courant des idées européennes, notamment les idées françaises, qui contaminèrent un groupe de Brésiliens lettrés et influencèrent incontestablement la pensée séparatiste des révolutionnaires du Minas Gerais :

On notera particulièrement la présence de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, une machine de guerre au service de l’esprit critique et de l’incrédulité, animée par des libres penseurs qui visaient à bouleverser les fondements politiques et religieux de la société. Il n’est pas étonnant que certains volumes de cet ouvrage impie aient été retrouvés parmi les livres du Chanoine [...]34.

Au-delà de ses nombreux traits profondément novateurs, ce qui distingue l’Encyclopédie est l’ambition critique qui l’anime : critique du savoir, dans son élaboration, sa transmission et sa représentation, critique des préjugés, critique de l’autorité et du dogme. L’Encyclopédie35 surprend immédiatement par l’audace de son engagement et de ses objectifs. Elle rappelle le rôle du langage dans la transmission des savoirs et l’importance de combattre les interdits de la pensée par la reconnaissance des découvertes scientifiques (lire les articles « Antipodes » et « Copernic ») ; elle est emplie de critiques à l’égard des institutions religieuses (voir les articles « Fanatisme », « Intolérance », « Tolérance »), du gouvernement politique (voir « Faim », « Appétit » ou « Généalogie »). Elle dénonce les barbaries, à commencer par l’esclavage (« Traite des nègres »), la torture (« Question (procédure criminelle) ») et la guerre (« Guerre »)36. Le rayonnement et la diffusion de ces positions parmi les conjurés du Minas suffisent à caractériser ce que João Cruz Costa a souligné comme étant, dans le Brésil du XVIIIe siècle, « le crime d’encyclopédisme » :

Au XVIIIe siècle, l’influence de la France est prépondérante. Nous lui devons [...] une grande impulsion vers la réalisation de notre autonomie politique. Son influence sur l’Inconfidência est bien connue. Les procès ont révélé que, dans les bibliothèques des Inconfidentes, figuraient des œuvres des encyclopédistes. Dans la seule bibliothèque du chanoine Luiz Vieira da Silva, à côté des ouvrages de Racine, se trouvaient ceux de Condillac, de Voltaire et même l’Encyclopédie. En 1790, le comte de Rezende prit des mesures énergiques contre les lecteurs de l’Encyclopédie et en 1794 des personnes furent arrêtées au Brésil pour crime d’encyclopédisme37.

En effet, la philosophie avait contaminé le clergé, et pas seulement le haut clergé ou ceux de ses membres davantage liés aux choses laïques ; son influence atteint même les prêtres modérés et les séminaristes. Beaucoup étaient déistes, épicuriens ou simplement des « esprits libertins », c’est-à-dire des libres-penseurs. Dans un siècle de Lumières, de confiance en l’homme et en sa capacité intellectuelle, où le principe d’autorité est remis en cause et où l’esprit critique prévaut, le monde ecclésiastique ne pouvait échapper à ces idées. Certes l’Église y est critiquée ; ses failles, ses vices sont mis en évidence, mais cette critique, parfois amère, se veut constructive : il ne s’agit pas de détruire l’édifice religieux, mais de le nettoyer. Ainsi, l’Église est pleine d’hommes de bonne volonté, désireux de donner à la religion et à la société une nouvelle image : celle d’une religion qui réconcilie foi et raison, capable de s’adapter aux nouvelles exigences de son temps, et à celles d’une société juste et équitable. Dans ce contexte, religion et société finissent par aspirer au changement résultant d’une intervention radicale dans la structure du pouvoir en vigueur jusqu’alors. Les ecclésiastiques sont à l’écoute de leur temps, ils sont sensibles aux changements qui se produisent tant dans leur pays qu’à l’étranger. Fervents croyants dans leur majorité, leur foi ne fait aucun doute. Ils croient en Dieu et en sa loi. En fait, le clergé éclairé s’oppose à l’oppression déchaînée par les pouvoirs despotiquement constitués et finit par adopter des positions plus audacieuses et plus risquées face aux problèmes sociaux et politiques. Sachant faire preuve d’audace, il n’hésite pas non plus à aborder les questions brûlantes sur lesquelles les esprits ont tôt fait de s’enflammer, détruisant ainsi l’image stéréotypée d’un clergé sclérosé et réactionnaire38. En embrassant la cause des auteurs des Lumières, en défendant parfois les idées les plus avancées, le clergé entend contribuer à la diffusion la plus large possible des idées libératrices. En ce sens, on peut dire sans risque d’inconvenance, que Luís Vieira da Silva « était un fils des Lumières39 ». Le chanoine, influencé par les Lumières comme presque tous les conjurés et comme tant d’autres Brésiliens éclairés et mécontents de la fin du XVIIIe siècle, connaissait la pensée sociale et politique et l’action pédagogique des Lumières qui ont déclenché le mouvement de renouveau mental en Europe - et particulièrement au Portugal. Ces aspects sont directement présents dans le désir d’émancipation des conjurés du Minas face à la métropole. « Penser alors à un soulèvement lui semblait une folie douce, comme il l’a déclaré lors de son interrogatoire »40.

Le drapeau idéalisé par les Inconfidentes a été adopté par l’État de Minas Gerais.

Le drapeau idéalisé par les Inconfidentes a été adopté par l’État de Minas Gerais.

En guise de conclusion

L’épisode de censure et de mort qui a eu lieu dans la capitania du Minas Gerais à la fin du XVIIIe siècle semble mettre sous nos yeux un cas exemplaire : une bibliothèque ne contient pas seulement un ensemble de papiers. Plus que cela, elle peut aussi être une source de déstabilisation et de changement d’orientation sans cesse alimentés par des idées fortes, telles que : les gouvernements doivent respecter les droits et libertés fondamentaux, comme la liberté d’expression ; la souveraineté appartient au peuple ; les principes de la politique prouvent qu’ils sont corrompus quand « les premières dignités sont les marques de la première servitude ; lorsqu’on ôte aux grands le respect​ des peuples et qu’on les rend les instruments du pouvoir arbitraire41 ».

Il est possible que la réflexion perturbe les normes et les conventions des hommes. Lorsqu’elle se prévaut de la philosophie, la tâche réflexive se fonde sur un engagement envers l’autonomie de l’esprit, et la liberté d’expression qui en découle. Son objectif absolu : éliminer l’ignorance. Bien qu’elle ne soit pas au service de la modification concrète du monde, parce qu’elle n’a de lien de subordination particulière, la philosophie se caractérise avant tout par sa condition autonome et critique. Son rôle est d’aider à construire un esprit libre, structuré et fort, d’améliorer la compréhension de soi-même et du monde, de remplacer les croyances et les superstitions par la mise en doute et le jugement indépendant. Il semble que ce fut le cas du chanoine Vieira :

Homme « instruit et au courant de tout », comme le mentionnait un témoin de l’enquête, le chanoine de la Cathédrale de Mariana était tout à fait le type de lecteur à la page, et un lecteur surprenant, puisque même à l’intérieur de la Capitania peu peuplée du Minas [...] et malgré l’état de misère dans lequel il vivait, il sut trouver une nourriture abondante et variée pour son appétit de livres, sa soif de savoir. Ce fils lettré du Minas Gerais avait peut-être dans son cœur la maxime qu’un écrivain qu’il connaissait, l’historien Robertson, notait dans tous ses carnets : “Vita sine litteris mors est42.

Bien que le clerc ait été accusé de rébellion, de complot contre la métropole, dans sa résidence aucune arme ni aucune pièce d’artillerie n’ont été retrouvées, seulement des livres43. C’était un homme de lettres, qui fut condamné pour les avoir diffusées. Et c’est pourquoi il est resté seul. C’est pourquoi il fut exécré et descendit dans l’arène :

Le plus grand malheur d’un homme de lettres n’est peut-être pas d’être l’objet de la jalousie de ses confrères, la victime de la cabale, le mépris des puissants du monde ; c’est d’être jugé par des sots. [...] L’homme de lettres est sans secours ; il ressemble aux poissons volants : s’il s’élève un peu, les oiseaux le dévorent ; s’il plonge, les poissons le mangent. Tout homme public paye tribut à la malignité ; mais il est payé en deniers et en honneurs. L’homme de lettres paye le même tribut sans rien recevoir ; il est descendu pour son plaisir dans l’arène ; il s’est lui-même condamné aux bêtes44.

Apparemment, la vie personnelle du clerc Vieira semble n’avoir connu aucun événement significatif et notable. Il a travaillé et a exercé son sacerdoce. Cependant, sa bibliothèque et ce qu’il en est advenu est un témoignage historique important à la fois de la politique portugaise envers ses colonies en Amérique et de l’aversion pour la libre-pensée, notamment une aversion pour la philosophie et ses auteurs. De Socrate à nos jours, elle a un rôle à jouer dans la formation des citoyens. En ce sens, faire de la philosophie, c’est se faire des ennemis. Elle est dangereuse. Car, ses chemins conduisent à une révision constante des jugements, à une compréhension renouvelée de la réalité et de ses interventions. L’un de ses ennemis, sans aucun doute, est le pouvoir institutionnalisé qui voit dans la philosophie un danger pour la stabilité politique des dirigeants car il est possible d’utiliser les idées à des fins politiques, c’est-à-dire d’introduire des normes absolues dans le domaine des affaires humaines, où, sans ces normes, fruits de l’intelligence, tout reste relatif. L’homme politique peut être d’accord ou non avec ces normes et, dans ce cas, peut utiliser un moyen arbitraire de censure et de violence pour imposer son désaccord. Il sort alors du terrain du conflit spirituel et étouffe complètement toute manifestation de la pensée menaçante ! Le résultat de cet affrontement est la suppression de la parole, et le dirigeant politique met en quelque sorte le philosophe hors de la sphère politique, une sphère dans laquelle « la plus haute faculté humaine est précisément la parole - logon échon est ce qui fait de l’homme un zoon politikon, un être politique45 ».

ARENDT, Hannah, « Philosophie et politique » (Trad. de Françoise Collin), Les Cahiers du GRIF, n°33, 1986, p. 84-94.

Bibliographie

AUTOS DE DEVASSA DA INCONFIDÊNCIA MINEIRA (vol. I), Belo Horizonte, Assembleia Legislativa do Estado de Minas Gerais, 2016.

CALVINO, Italo, Por que ler os clássicos (Trad. de Nilson Maulim), São Paulo, Companhia das Letras, 2007.

CRUZ COSTA, João, A filosofia no Brasil, Porto Alegre, Globo, 1945.

ECO, Umberto, “Muito além da internet”, Folha de São Paulo (Caderno Mais), 14 de dezembro de 2003.

ENCYCLOPÉDIE ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772), New York, Pergamon Press, 1969. Réimpr. de l’éd. de Paris, Briasson, 1751-1776, 5 vols. et http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/

FERRARI, Jean, « La bibliothèque de Kant et les sources françaises de sa philosophie », Les Études Philosophiques, n°4, octobre-décembre, 1971, p. 477-482.

FRIEIRO, Eduardo O diabo na livraria do cônego, São Paulo, Editora Itatiaia, Editora da Universidade de São Paulo, 1981.

GUILBAUD, Alexandre et alii, “ ’Entrer dans la forteresse’ : pour une édition numérique collaborative et critique de l’Encyclopédie, Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie », n° 48, 2013, p. 225-261.

JOSTOCK, Ingeborg, La censure négociée : le contrôle du livre à Genève, 1560-1625, Genebra, Droz, 2007.

 KANT, Emmanuel, Metafísica dos Costumes (Trad. de José Lamego), Lisboa, Fundação Calouste Gulbenkian, 2005.

LARRIBA, Elisabel, « Le clergé et la presse dans l’Espagne de l’Ancien Régime »El Argonauta español, 1, 2004, URL : http://journals.openedition.org/argonauta/1124 consulté le 08 octobre 2021.

MANUSCRITOS DA BIBLIOTECA NACIONAL DO PORTO, Carta fragmentária, sem assinatura, escrita de um ponto da Comarca do Rio das Mortes, em Minas Gerais, a um correspondente em Portugal, in TAUNAY, A. de E., « Boatos sobre os inconfidentes mineiros (1789) », Jornal do Comércio, janeiro de 1943.

MAXWELL, Kenneth, « Conjuração mineira: novos aspectos », Estudos Avançados, vol. 3, n°2, março-agosto, 1989, p. 4-24.

OLIVEIRA, Késia Rodrigues de, « Um monstro nas minas ilustradas: O diabo na livraria do cônego », Arquivo Maaravi: Revista Digital de Estudos Judaicos da UFMG, Belo Horizonte, v. 5, n. 8, mar. 2011, p. 65-71.

QUEIROZ, Maria José de, Como me contaram: fábulas historiais, Belo Horizonte, Imprensa Publicações, 1973.

RODRIGUES, André Figueiredo, « Sequestros de bens dos participantes da Inconfidência Mineira como fonte de pesquisa para a história do livro e das bibliotecas », História (São Paulo), v. 36, e 35, 2017, p. 1-30.

SANTOS, Célia Nunes Galvão Qurino dos, « Inconfidentes mineiros: Versos ternos. Palavras duras », in COGGIOLA, O., A revolução francesa e seu impacto na América Latina, São Paulo, Edusp/Nova Stella, 1990.

TRASLADO DO AUTO DE SEQUESTRO FEITO NOS SEUS BENS QUE SE ACHARAM EM CASA DO CÔNEGO LUIS VIEIRA DA SILVA, In Autos de Devassa da Inconfidência Mineira, publicados pela Biblioteca Nacional, Rio de Janeiro, 1936, vol. V, p. 277-291.

VENTURA, Roberto, “Leituras de Raynal e a Ilustração na América Latina”, Estudos Avançados, vol. 02, n°3, setembro/dezembro, 1988, p. 40-51.

VOLTAIRE, Dictionnaire Philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, 1964.

VULLIAUD, Paul, Spinoza d’après les livres de ses bibliothèques, Paris, Chacornac, 1934.

Notes

1 KANT, 2005, p. 140. Retour au texte

2 CALVINO, 2007, p. 14 Retour au texte

3 ECO, 2003. Retour au texte

4 VOLTAIRE, [1964], article « Liberté de penser », p. 259. Retour au texte

5 Ibid. Retour au texte

6 At 19, 19 « Multi autem ex his qui fuerant curiosa sectati contulerunt libros et conbuserunt coram omnibus et conputatis pretiis illorum invenerunt pecuniam denariorum quinquaginta milium ». (Et un certain nombre de ceux qui avaient exercé les arts magiques, ayant apporté leurs livres, les brûlèrent devant tout le monde: on en estima la valeur à cinquante mille pièces d’argent.) Retour au texte

7 JOSTOCK, 2007, p. 10-11. Retour au texte

8 SANTOS, 1990, p. 274. Retour au texte

9 Ibid. Retour au texte

10 Unité sous le gouvernement d’un capitaine général, issue de la première division administrative du Brésil. Retour au texte

11 MAXWELL, 1989, p. 9 et suiv. Retour au texte

12 Ibid., p. 9. Retour au texte

13 Ibid., p. 17-20. Retour au texte

14 Ibid., p. 23. Retour au texte

15 Manuscrits de la Bibliotèque Nationale de Porto, in TAUNAY, 1943. Retour au texte

16 MAXWELL, 1989, p. 19. Retour au texte

17 VENTURA, 1988, p. 40-41. Retour au texte

18 VENTURA, 1988, p. 41. Retour au texte

19 Ibid. p. 42. Retour au texte

20 Ibid. p. 42. Retour au texte

21 « Le consentement des hommes réunis en société, est le fondement du pouvoir. Celui qui ne s’est établi que par la force, ne peut subsister que par la force; jamais elle ne peut conférer de titre, & les peuples conservent toujours le droit de réclamer contre ele », Encyclopédie, article « pouvoir », [1969], et t. XIII, 1765, http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v13-508-0/ Retour au texte

22 « Il ne tient qu’à vous d’apprendre à penser ; vous êtes né avec de l’esprit ; vous êtes un oiseau dans la cage de l’Inquisition ; le saint-office vous a rogné les ailes, mais elles peuvent revenir. Osez penser par vous-même. Ce sont ces tyrans des esprits qui ont causé une partie des malheurs du monde. Nous ne sommes heureux en Angleterre que depuis que chacun jouit librement du droit de dire son avis ». VOLTAIRE, Op. Cit., 1964, p. 259. Retour au texte

23 OLIVEIRA, 2011, p. 68. Retour au texte

24 FRIEIRO, 1981, p. 23.

Retour au texte

25 Ibid. p. 22. Retour au texte

26 “Traslado do auto de sequestro feito nos seus bens que se acharam em casa do cônego Luís Vieira da Silva” (1936, p. 277-291). Le procès d’un séquestre constitue, en tant qu’inventaire de biens post-mortem, l’une des sources de recherche les plus importantes pour l’étude de la possession de livres et de leur éventuelle lecture. Bien que le séquestre de livres ait suivi une procédure systématisée par la législation de l’époque, basée sur le Ve livre des Ordonnances Philippines, qui déterminait sa constitution avec rigueur et minutie, son élaboration revenait à la justice locale, conformément aux ordres des juges ou magistrats du domicile de l’accusé, suivant l’intervention du juge chargé de l’instruction ou de l’information judiciaire. Comme les auteurs de l’Inconfidência de 1789 étaient domiciliés dans le Minas Gerais, il appartenait au gouverneur de nommer le juge ou la commission chargée de poursuivre les criminels, appliquant la loi dans sa juridiction administrative. (RODRIGUES, 2017, p. 7). Disponible sur le site : Retour au texte

https://www.scielo.br/j/his/a/6rzw7QkcLWD7pv7ps3YRJLh/?format=pdf&lang=pt

27 FRIEIRO, 1981, p. 24. Retour au texte

28 Ibid.Voir aussi VULLIAUD, 1934 et FERRARI, 1971. Retour au texte

29 FRIEIRO, 1981, p. 48. Retour au texte

30 QUEIROZ, 1973, p. 72. Retour au texte

31 VENTURA, 1988, p. 43. Retour au texte

32 Autos de Devassa da Inconfidência Mineira, 2016, p. 158. Disponible sur le site : Retour au texte

https://dspace.almg.gov.br/bitstream/11037/21494/1/Autos%20de%20Devassa%20VOLUME%201.pdf

33 FRIEIRO, 1981, p. 55. Retour au texte

34 FRIEIRO, 1981, p. 49. Retour au texte

35 Voir l’Encyclopédie en ligne: http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/ Retour au texte

36 GUILBAUD, 2013. Retour au texte

37 CRUZ COSTA, 1945, p. 42-43. Retour au texte

38 LARRIBA, 2004. Retour au texte

39 FRIEIRO, 1981, p. 50. Retour au texte

40 FRIEIRO, 1981, p. 51. Retour au texte

41 Encyclopédie, t. X, p. 636, article « Monarchie »: http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v10-1724-0/ Retour au texte

42 FRIEIRO, 1981, p. 55-56. Retour au texte

43 OLIVEIRA, 2011, p. 66. Retour au texte

44 VOLTAIRE, [1964], « Gens de lettres, ou Lettrés », p. 89. Retour au texte

45 ARENDT, 1986, p. 93. Retour au texte

Illustrations

  • État des revenus de l’or aux Real Casas de Fundição dans le Minas Gerais, juillet et septembre 1767.

  • Le chef de la Conjuração Mineira, Joaquim José da Silva Xavier (dit « Tiradentes »), quelques instants avant son exécution.
    Œuvre de Raphael Falco, 1951

  • Le drapeau idéalisé par les Inconfidentes a été adopté par l’État de Minas Gerais.

Citer cet article

Référence électronique

Edmilson Menezes, « La périlleuse condition de la philosophie : les écrits des Lumières dans la bibliothèque d’un chanoine révolutionnaire », Reflexos [En ligne], 9 | 2025, mis en ligne le 16 mars 2025, consulté le 22 juin 2025. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/reflexos/1920

Auteur

Edmilson Menezes

Universidade Federal de Sergipe / Brasil

Edmilson Menezes est chercheur au CNPq et professeur au Département de Philosophie de l’Université Fédérale de Sergipe.

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC BY