Texte intégral
On a souvent associé l’œuvre de José Saramago à une écriture de la transgression narrative, un style modelé par un large recours aux procédés métafictionnels où l’usage de la métalepse serait emblématique d’une certaine esthétique postmoderne. Sans me porter à contre-courant de ces constats, je propose de comparer deux romans de José Saramago en m’intéressant plus particulièrement au jeu contrefactuel qui y est à l’œuvre. Je poursuis une voie ouverte, peu de temps après la mort (physique) de l’auteur, par Sylvano Santini (UQAM, sémiologie et littérature) au regard de l’analyse de l’Histoire du siège de Lisbonne1 par le prisme du genre uchronique dans un article intitulé « Le prix de l’inutilité ». Celui-ci s’inscrivait dans une étude collective plus large intitulée Poétiques et imaginaires de l'événement, proposant une analyse de l’œuvre par le prisme de l’événementiel comme trait structurant du genre de l’uchronie.
Avant de poursuivre, établissons ensemble ce qu’on entend par uchronie. L’uchronie2 est un genre souvent associé à la science-fiction qui prend l’histoire réelle (ou postulée comme telle) et en modifie au moins un élément, très souvent un événement, qui deviendra le point de bifurcation, le moment de fondation d’une autre chronologie, celle-ci fictive. Si le projet que je mène ici est complémentaire à celui de Santini en ce qu’il défend aussi la présence de procédés uchroniques dans l’Histoire du siège de Lisbonne, je préfère l’intégrer dans un plus grand corpus que j’appellerai « les récits contrefactuels ». Ceux-ci englobent les écritures uchroniques, mais aussi certaines utopies et dystopies, des récits d’anticipation ayant perdu leur valeur prospective et d’autres formes d’expérience littéraire de pensée (Aurais-je été résistant ou bourreau ? de Pierre Bayard, par exemple). Nous verrons d’abord en quoi ce roman de Saramago, tout en problématisant l’écriture de l’histoire, met en abyme l’écriture de l’uchronie et du contrefactuel en établissant les bases d’une réflexion historiographique qui n’a rien à envier à l’analyse contrefactuelle en histoire telle qu’elle se fait aujourd’hui. J’essaierai ensuite d’identifier en quoi le roman nous propose un dispositif ludique qui repose sur une écriture indicielle, sur l’ironie référentielle et la mise à distance des mythes et des récits nationaux et religieux. Puis, dans un dernier temps, nous appréhenderons le fonctionnement contrefactuel et transfictionnel de L’Évangile selon Jésus-Christ dans l’idée de démontrer que l’effet de lecture qu’il crée est plus « conventionnellement uchronique » que la réflexion contrefactuelle sur l’écriture de l’histoire dans Histoire du siège de Lisbonne.
Les écritures de l’histoire (du siège de Lisbonne). L’uchronie en abyme
De la correction à la création, une subversion
Avant de nous pencher sur les particularités de l’Histoire du siège de Lisbonne, paru en 1989, résumons brièvement l’intrigue de ce roman. Raimundo Silva, la cinquantaine avancée, vivant seul, pris dans un quotidien rythmé par l’habitude, est correcteur pour une maison d’édition de Lisbonne. Après un entretien initial entre l’auteur du manuscrit et le correcteur, qui fait figure de prologue, nous sommes rapidement confrontés aux manquements (à la rigueur et à l’authenticité) repérés par le correcteur dans le manuscrit de cette première Histoire du siège de Lisbonne de l’historien. Ainsi, l’historien fait mention de caravelles au XIIe siècle et de cinq écussons (pourtant absents en 1147) sur le drapeau portugais. Il transcrit également un discours du roi fondateur jugé trop policé par le correcteur qui suggère d’ailleurs la possibilité qu’il ait été écrit par des ecclésiastiques (HSL, 45-47). Cette accumulation d’erreurs constatée, Raimundo Silva décide de commettre l’irréparable pour sa profession : il change un « oui » pour un « non » (ou plutôt un « ne pas »). Les croisés du nord et de l’ouest de l’Europe, que le mauvais temps avait fait mouiller non loin de Porto, refusent (au lieu d’accepter) la proposition du comte Afonso Henriques, futur premier roi du Portugal, d’assiéger Lisbonne. Cette première transgression, d’ordre social et professionnel, a d’importantes implications pour Silva, qui défie ainsi un auteur et, d’une façon générale, les pouvoirs et savoirs institués. Cependant, la répercussion la plus notable de cette transgression réside dans la possibilité de poursuivre une ample et sinueuse réflexion créative sur ce qui fait la matière et la manière de l’histoire.
Le constat de l’usage d’« anachronismes terminologiques », terme que je reprends à Silvia Amorim, pousse le narrateur du roman, à la fois à distance et avec le correcteur, à multiplier les « anachronismes narratifs » (ou devrait-on dire des « pan- » voire, des « omni-chronismes » ?), c’est-à-dire qu’il adopte une posture extérieure au temps : une instance de présent dans le passé, qui en affecte le ton, la lecture, le discours. Car, disons-le d’emblée, José Saramago, par le projet de son protagoniste et par l’usage d’un narrateur métaleptique, illustre les thèses de l’histoire contrefactuelle considérée comme outil épistémologique. En effet, « peser » le poids d’un événement, d’une série d’événements, sur une époque; réaffirmer l’indécidabilité du passé; réitérer le doute; décristalliser notre lecture (forcément rétrospective) d’une époque en offrant des points de bascule (sans poursuivre plus longuement qu’il n’en faut les chronologies parallèles et fictives), tel est le projet de la démarche contrefactuelle en histoire. Dans la conclusion de leur essai, Pour une histoire des possibles, les historiens Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou (2016, 206) défendent que le fait de circonscrire un turning point3, véritable nœud de tension historique, et d’en explorer les conséquences directes (à court terme) serait méthodologiquement un outil à ajouter à l’analyse de l’historien (les conséquences à long terme étant réservées aux uchronies, au sens générique et littéraire du terme). Cet essai défend l’apport épistémologique du virtuel, des futurs non avenus, et prétend que de telles pistes « défatalisent » nos représentations de l’histoire. Ce roman, écrit en 1989, près d’une décennie avant l’essai Virtual history de l’historien britannique Niall Ferguson4 et le retour en force de l’histoire contrefactuelle, montre que la réflexion de Saramago est d’une acuité remarquable.
Si l’on se plonge dans la construction du récit, on remarque que l’adjonction du prologue – qui fait figure de scène initiale où le correcteur s’entretient avec l’historien et auteur du manuscrit – avec la scène d’exposition où l’on rencontre Raimundo Silva dans son quotidien, donne à voir qu’il s’agit d’un correcteur ancré dans une forme d’éthique du détail. Un rapport à la lecture et au monde qui passe par l’authenticité. Pour faire une analogie avec la linguistique saussurienne, Silva préfère la « parole », là où l’historien offre une lecture de l’histoire du siège au niveau de la « langue »5. J’entends par là qu’il trouve dans le fin détail, le quotidien du passé, chez les oubliés, les petits de l’histoire, grâce aux contenus des almanachs et autres encyclopédies peu consultées, les fondements de l’authenticité, fondements qui entreront rapidement en crise à la lecture du manuscrit. L’historien semble défendre une vision événementielle de l’histoire qui ne s’attarde pas aux petites aspérités du passé. Il s’agit d’une vision qu’on pourrait associer à la macro-histoire6. On est promptement amené, au regard de plusieurs erreurs constatées, à se demander avec Silva ce qui fait histoire : l’avéré ou le raconté ? Or, l’institution aura jusqu’ici toujours fait ployer ses velléités : « Que le cordonnier se contente d’observer l’empeigne »7 (HSL, 41) semble-t-on lui répondre. Le correcteur ne pourrait s’aventurer à l’extérieur de la langue comme véhicule, comme matériau de l’auteur. Le roman illustre donc l’acte où l’artisan (correcteur) devient artiste, soit celui qui a autorité sur sa création :
Le hasard, ou plutôt la fatalité, a voulu que ces mots univoques fussent réunis sur une seule ligne, se présentant ainsi avec la force d’une légende, formant comme un distique, une sentence sans appel, mais ils sont aussi une provocation, car ils semblent dire ironiquement, Fais de moi autre chose, si tu en es capable. (HSL, 49)
Ce qui était de l’ordre du hasard météorologique, le fait que les croisés en provenance de Dartmouth mouillent non loin de Porto à cause d’une tempête, devient contingence historique. Si l’on peut, d’une part, « filtrer » ce qui fait une histoire et, de l’autre, laisser passer des erreurs factuelles, ce qu’on appelle l’Histoire relève-t-elle toujours de la vérité ? Dans l’incertitude, Silva tranche.
L’événement fondateur, pour reprendre la terminologie d’Éric Henriet8, cet événement qu’on fera passer dans la fiction par le moment de la bifurcation, s’inscrit ainsi :
[…] maintenant le livre dit que Non, les croisés n’aideront pas les Portugais à conquérir Lisbonne, c’est écrit et par conséquent c’est devenu vrai, même si c’est une vérité différente, ce que nous disons être faux l’a emporté sur ce que nous disons être vrai et l’a remplacé [...]. (HSL, 50)
On peut voir une certaine tension qui s’opère lorsque l’écrit tient lieu et place du réel, tension qu’il faudra appréhender par le prisme de la relation entre histoire-récit et histoire-enquête.
Nous assistons ici à ce qui est un acte irréparable (sans l’intervention d’un erratum) pour la plupart, et de l’ordre du « réparable » pour Raimundo Silva et la Doutora Maria Sara pour qui il s’agit d’une autre histoire qui demande à être racontée. Je rejoins le constat de Françoise Lavocat dans Théorie littéraire des mondes possibles, quant à l’empreinte du présent sur le passé transformé : « Il n’est pas de fiction contrefactuelle qui n’ait pour objectif de livrer une vérité sur le monde actuel. » (Lavocat 2010, 42). Nous sommes conviés à un exercice de présentisme, ressort répréhensible pour l’historien, alors qu’il est, pour le contrefactualiste, un enjeu qui brûle les lèvres de l’écriture. Silvia Amorim ne dit pas autre chose dans José Saramago : Art, théorie et éthique du roman, lorsqu’elle observe qu’« [e]n faisant intervenir un narrateur ancré dans le présent qui s’adresse à un lecteur contemporain, [les romans de José Saramago] questionnent davantage le présent que le passé » (Amorim 2010, 83). En ce sens, la pensée contrefactuelle est bien le pendant d’une certaine historiographie qui se refuse à une connaissance totale, objective et univoque de l’histoire, une historiographie partageant les sensibilités de la micro-histoire9.
L’uchronie abîme nos certitudes
Nous l’aurons compris, Histoire du siège de Lisbonne est le roman de la mise en scène d’une écriture transgressive, une écriture qui prend racine dans le présent pour apostropher l’effet des lectures instituées du passé par des intermédiaires. Il s’agit de voir la façon dont le narrateur saramaguien, qui transcende le temps passé, malmène la soi-disant authenticité des faits, souvent tirés de témoignages indirects et présentés aujourd’hui comme vérité irremplaçable. C’est un constat qui crée le terreau fertile pour « l’interventionnisme » du correcteur-créateur Silva, en soi, un nouveau « régime épistémique » : « La vraisemblance finit d’ailleurs par prendre le pas sur la vérité […] » (Amorim 2010, 89). Le glissement de la recherche de la vérité vers une certaine esthétique du possible est parallèle à la tension entre histoire (factuelle) et fiction. Le symbole du deleatur, outil de correction censé noter les parasites dans la phrase, peut être pris dans ce roman, par sa racine étymologique, comme le premier appel à un « qu’il soit détruit ». Que soient donc détruites nos certitudes au sujet des récits historiques trop empruntés, saturés de siècles de relectures idéologiques, semble nous dire le texte au sujet de ce mythe fondateur du Portugal.
Ainsi, son rapprochement avec l’uchronie semble inévitable. L’uchronie, qu’on représente souvent comme sous-genre de la science-fiction, sur le mode sériel, est associée sous cette acception à une forme d’histoire événementielle, intéressée par les grands hommes et les batailles-clés (Letourneux 2013, 123). Sylvano Santini précise quant à lui « que l’événement historique est une condition non pas de visibilité, mais, plus radicalement, de possibilité de l’uchronie » (Santini 2011, 158). Ce dernier fait référence au penchant esthético-narratif d’un des précurseurs de l’uchronie, Charles Renouvier, qui privilégie les « sommités de l’histoire » pour réécrire l’histoire de l’Europe chrétienne. Dans les deux cas, ces expressions se réfèrent à une histoire top-down, surplombante, censée donner les lignes maîtresses d’un dynamisme en histoire et dont le reste est pur détail. L’imaginaire historien ou historiographique est plus subtil et à la fois plus insidieux chez Saramago.
Ce que Sylvano Santini montre bien c’est qu’a contrario d’une histoire comme force déterministe, écrire l’uchronie chez Saramago est un acte performatif : « Tel est bien le sens de la liberté que s’autorise l’uchroniste : faire coexister le passé avec son présent. » (Santini 2011, 161). Ainsi, son protagoniste va à l’encontre d’une conception téléologique et prédéterminée de l’histoire. Grâce à cette transgression libératrice, qui n’est rien d’autre qu’une crise temporelle, le lieu devient « embrayeur » narratif entre les époques. Silva voit son Lisbonne autrement, comme débloqué de son ancrage temporel :
[…] Silva, qui se trouve justement sur l’emplacement de l’ancienne cité maure, a une conscience multiple, kaléidoscopique, de cette coïncidence historique et topographique, sans doute à cause de la décision qu’il a prise formellement et en vertu de laquelle les croisés ont décidé de ne pas aider les Portugais […]. (HSL, 61-62)
Maria Sara, engagée comme directrice de la correction à la suite de la frasque de Silva, se pose rapidement en commanditaire d’un désir double : désir d’écriture et désir amoureux. À la surprise du correcteur, elle l’enjoint à « [prendre] par conséquent [sa] déviation au pied de la lettre » (HSL, 110). Inattendue, cette relation viendra assurer la pérennité de l’écriture contrefactuelle, une écriture qu’elle perçoit comme un acte politique.
Libéré des normes de son métier, et maintenant motivé par une forme de mécénat affinitaire, Raimundo Silva trouve le point d’achoppement de l’histoire nationale : ses origines. Si les croisés refusent, c’est que quelque chose les a poussés à ne pas accepter. Cet événement fondateur sera le discours de Dom Afonso Henriques. Réalisant qu’il faille peut-être même « inventer un autre discours, plus en accord avec l’époque, la personne et le lieu, ou simplement, avec la logique de la situation, et susceptible de justifier le refus fatal des croisés par sa substance et ses particularités » (HSL, 122-123), Raimundo Silva ouvre une réflexion contrefactuelle qui vient bousculer les postulats de cet « épisode » de la Reconquista. Et de cette fondation énonciative découlent plusieurs questions : À qui le roi s’adressait-il ? Comment l’a-t-il dit ? Comment s’est-il fourvoyé ? Tout ramène au discours: de la source jusqu’à ses nombreuses relectures, le récit contrefactuel dans le roman s’institue rhétoriquement.
L’historiographie en jeu (d’échecs et de pistes)
Le jeu contrefactuel : du principe indiciaire à la transgression
Le détachement de Raimundo Silva de la version « officielle » du siège de Lisbonne de 1147 ne fait que gagner de l’ampleur à partir du discours d’Afonso Henriques. Pour autant peut-on qualifier ce roman de Saramago d’uchronique? Tenter de le résumer, ou simplement de l’associer à ce genre, à cette forme, lui ôterait une part de subtilité. Le texte ne répond pas à une partie des codes et des topoï repérés par Éric B. Henriet ou par Matthieu Letourneau. Il participe, sans aucun doute, d’un projet contrefactuel, en ce qu’il nie, et ce dès le premier quart du roman, ce qui est indéniable. Mais ne s’offrant pas directement, grâce à une mise en abyme de l’écriture en acte dans la fiction, comme un « artéfact uchronique » donné à lire tel quel10, le terme de contrefactuel permet d’ouvrir les lectures du texte. Car, voici que Raimundo Silva se retrouve avec une histoire, une chronologie parallèle qui demande à être écrite. Ces choix qui incombent à l’auteur répondent à un horizon plus large : celui d’une contrefactualité en acte. C’est ce que j’appellerai dorénavant, par souci de désambiguïsation, des « récits contrefactuels », des récits (qu’ils soient romans, contes, témoignages ou autres créations critiques) qui nous placent d’emblée face à une contradiction connue, repérable, proposant une autre série événementielle ou une autre dynamique historique et faisant appel à une connaissance générale ou légèrement située de la part du lecteur. Les récits contrefactuels sollicitent une série d’indices, de pistes, une série de coordonnées, de faits, d’énoncés, d’histoires, de fragments d’imaginaire social dont le texte assume une connaissance préalable ou un certain doute minimal de la part du lecteur.
Bien sûr, toute uchronie est contrefactuelle, en ce qu’elle prend l’histoire comme contre-exemple. Le contraire n’est pas vrai : le contrefactuel n’a pas à respecter un quelconque horizon d’attente esthétique. En me basant sur la définition énonciative du contrefactuel proposée par Richard Saint-Gelais, spécialiste des métafictions, nous pouvons statuer que « [le] contrefactuel est un énoncé qui fait référence à un état de choses imaginaire, mais dans une proposition soumise à un jugement de vérité » (Saint-Gelais 1999, 62). Il semble opportun de se poser davantage la question du processus plus que de sa finalité. Pour le lecteur, ces propositions contrefactuelles ne peuvent être vraies (sauf exception), mais elles ne peuvent se lire pleinement qu’en posant le miroir du texte – souvent diffracté – vers le réel. L’Histoire du siège de Lisbonne tout comme L’Évangile selon Jésus-Christ, bien qu’ils soient identifiés comme des romans, se rapportent à un canon, un cadre qui, lui, est entièrement référencé et référentiel, en cela, dans ces textes, la fiction vient faire irruption dans le réel11. C’est pourquoi je défends ici le concept de « cadre de référence partagé »12, notion de sûreté, spécialement dans le sillage de la déconstruction postmoderne des discours sur le passé. Il est un cadre de connaissances minimales communes, postulées par le texte, dans lequel se joue une tension référentielle entre le Lecteur Modèle et le lecteur empirique. Il est le réel imaginé par le texte contrefactuel comme devant être connu du lecteur, relevant d’un imaginaire social ou d’un canon institué par l’enseignement (l’école, l’université, etc.). Le narrateur saramaguien sollicite d’ailleurs beaucoup son lecteur, « il se sert [de l’historiographie] et prend en considération les connaissances du lecteur, ses idées reçues concernant le passé et la façon de rendre compte de celui-ci » (Amorim 2010, 86).
Il s’agit ainsi de voir ce que la lecture de l’Histoire du siège de Lisbonne fait à l’uchronie et fait des ressorts narratifs associés à un « jeu » contrefactuel. Notre point d’ancrage est ce que la critique appelle « l’effet de lecture », soit la relation qui semble s’installer avec un Auteur Modèle qu’on se figure tapi derrière ce narrateur transgressif et digressif (voire « surgressif »13) qui appelle non pas au retour de la grande science du narrateur-dieu, mais plutôt à la flexibilité d’une histoire polyphonique, interne et externe à son déroulement.
On peut, à ce stade, se demander ce qui dans ces romans relève du jeu. Les deux romans de Saramago présentent clairement les traits d’un jeu métafictionnel, caractéristique selon Saint-Gelais de toute uchronie qui se respecte : « [en uchronie] l’imaginaire entre en collision directe avec le réel, de sorte qu’on passe, irrémédiablement, de la coexistence à la contradiction ouverte. » (Saint-Gelais 1999, 44). Il s’agit d’un texte en « crise » qui se refuse à un effet de réel, l’histoire fictive du siège sans la plupart des croisées est constamment lue par rapport à l’état de fait au présent, l’histoire connue avec des milliers de Flamands ou d’Anglais. Elle s’institue par une attente lors de la lecture, sur le devenir de ce Lisbonne et des personnages que cette histoire parallèle convie. Le clin d’œil, cette allusion à l’histoire « réelle » dans l’uchronie, en est probablement l’usage le plus emblématique.
C’est donc en faisant face à la tâche ardue qui incombe à celle ou celui qui remet en cause la version officielle que Raimundo Silva se confronte aux enjeux de la suite de « ce » monde. Le texte file une courte métaphore qui n’a rien d’anodin, celle du jeu d’échecs. Elle est courtement évoquée lorsque le correcteur-créateur se retrouve au cœur du doute de l’écriture contrefactuelle :
Silva se trouve dans une situation intéressante, celle de l’homme qui, jouant aux échecs avec lui-même et connaissant d’avance le résultat final de la partie, s’engage à jouer comme s’il ne le connaissait pas et, qui plus est, à ne favoriser consciemment aucune des parties au litige, noirs ou blancs, dans ce cas-ci Maures ou chrétiens, selon leur couleur. (HSL, 229)
Grâce à une esthétique de l’analogique, par laquelle le narrateur nous convie, au détour d’une polysémie ou d’une homophonie, sur deux plans à la fois, le jeu d’échecs est convoqué comme « problème » abstrait du passé dans le réel, à régler au « niveau du jeu », et comme correspondance parfaite des pièces du jeu (xadrez en portugais) avec les acteurs de cette bataille de fondation. Le roi, les cavaliers, les pions (cyniquement) et même les tours (engin de siège) côtoient les évêques – qui se dit en portugais bispo14 –, tous homonymes de leur pièce respective, comme le sont les deux évêques, de Porto et de Braga, présents lors du siège selon les sources. Mais surtout, il s’agit là d’une métaphore de l’écriture du contrefactuel : que faire du plateau de l’histoire avec le jeu (et sa composition à un instant t) que j’ai face à moi dans un état qui ne fut pas. Cette métaphore renforce une certaine fiction du jeu de guerre15 (wargame ou Kriegsspiel) – le texte mentionnant par deux fois Carl von Clausewitz et Napoléon – dans sa vacuité profonde ; le fait de prendre la guerre comme un jeu où l’on meurt par centaines.
Ainsi, le jeu contrefactuel se présente comme un mode d’ordonnancement d’un futur antérieur non advenu reposant sur l’hypothèse et l’inférence : « J’imagine, je vois, je conclus, – ces trois opérations peuvent aussi bien mener à la vérité que conduire à l’erreur. » (HSL, 234). Ce qu’avance la Doutora Maria Sara, mécène intellectuelle de Raimundo Silva, pousse ce dernier à compléter « honnêtement » sa réflexion contrefactuelle. Rappelons les usages de la démarche contrefactuelle en histoire, tels qu’identifiés par l’historien Éric Vial, afin de mieux circonscrire ce qu’offre la réécriture du siège :
[l’exercice contrefactuel] permet d’isoler un facteur, de préciser le poids implicite qu’on lui attribuait. Il peut aider à déconstruire une causalité qui n’est en fait qu’une coïncidence, à mettre en lumière des mécanismes moins aveuglants, mais plus réels, à se mettre à la place des acteurs. (Vial 2013, 117)
Pour le dire autrement, pour certains historiens, la démarche contrefactuelle permet de mettre en perspective des archives souvent partiales ou partielles et de repérer les points de discontinuités occultés et le poids de la mise en narration sur l’enquête (Deluermoz et Singaravélou 118). Raimundo Silva ne peut pas abandonner ni s’abandonner à la facilité : il doit explorer cette autre bataille avec le sérieux du créateur.
Ces opérations spéculatives passent non pas par une visée de factualité, mais bien par la recherche d’une remise en cause de discours dominants, principalement véhiculée par l’usage de l’ironie, de la distance et du ridicule. C’est après tout en se trouvant ridicule sur les remparts du château que Raimundo Silva a une épiphanie quant à l’écriture de la suite contrefactuelle de son siège de Lisbonne. L’« exposition » du ridicule et la dissonance qu’elle crée passent beaucoup par le regard porté sur ce que l’on croit être un consensus historique. Le roman fait feu de tout bois du récit national et religieux :
Pourtant, loin de nous l’intention d’offenser ces hommes encore si peu portugais qui s’en vont combattre pour créer une patrie valable, sur le champ de bataille quand c’est nécessaire, traîtreusement quand c’est plus commode, car c’est ainsi sans exception que les patries sont nées et qu’elles ont prospéré […]. (HSL, 201)
Dom Afonso Henriques harangue les troupes avec une force prospective qui vient invalider la nécessité et le poids à cet « acte » de fondation. S’ils ne se battent pas, « le Portugal sera fini avant que d’avoir commencé » (HSL, 231). Ce constat semble justifier le massacre d’« hommes, femmes, et enfants, sans considération d’âge, et qu’ils eussent ou non des armes à la main » (HSL, 138). Cette facilité du sort, de l’histoire divinement ordonnée et déterminée, est mise à mal par le narrateur métaleptique, capable de transgresser l’ordre narratif, passé, présent et futur, et par l’acte de subversion de Raimundo Silva.
Petit cours d’écriture d’un récit contrefactuel
Il est intéressant d’observer l’écriture sous contraintes de vraisemblance et de référentialité dans cette (version de l’) Histoire du siège selon Raimundo Silva. Sylvano Santini met le doigt sur un aspect important de ce récit contrefactuel lorsqu’il avance que le roman s’intéresse moins « aux causes des événements qu’à leurs effets concrets sur la vie des êtres humains » (Santini 2011, 156). Le même constat est valable pour L’Évangile selon Jésus-Christ qui se présente, dans ses conséquences, beaucoup plus que grâce à un quelconque élément déclencheur original de la vie du Christ – ce qui offre tout de même un renversement des représentations symboliques du Nouveau Testament. À l’épithète de « métafiction historiographique », terme que Silvia Amorim appose à l’Histoire du siège de Lisbonne, j’ajouterais celle d’exploration contrefactuelle. Si l’histoire est écriture (historio-graphie) comme l’indique Paul Ricoeur, l’historien ne peut plus prétendre, depuis au moins Hayden White et les « dangers » fictionnels prétendument consubstantiel au récit historique16, à être extérieur à sa production (à ce qu’il écrit), mais il doit se poser à titre de participant, d’observateur actif (Hellekson 2001, 26). Nous avons vu que les modifications qu’engagent Silva font « subi[r] une transformation ludique » (Amorim 2010, 91) au texte source. Elles marquent la matière de l’histoire, non pas en la qualité d’invention gratuite, mais bien dans un geste qui cherche à donner une « plasticité » au passé, caractéristique que nous donnerions d’emblée à l’avenir. Rappelons qu’il s’agit là d’une idée chère à José Saramago : « les virtualités irréalisées du passé, les possibles de l’histoire sont aussi utiles à la compréhension de notre présent que la démonstration effective, prouvée et démontrée, de ce qui est réellement advenu. » (cité dans Amorim 2010, 92) 17.
Cette posture peut sembler paradoxale lorsqu’on la confronte au recours à deux personnages de fiction que crée Raimundo Silva, ce qui, nous l’avons indiqué, permettra d’achever cette version contrefactuelle de l’histoire. L’implication de la micro-histoire du chevalier Mogueime et de la courtisane Ouroana, sortes de contreparties (ou d’homologues fictionnels) de Raimundo Silva et de Maria Sara, vient affecter la soi-disant histoire événementielle. Ce sont les revendications portées par les soldats portugais, parmi lesquels Mogueime tient un rôle important, et l’entente avec le roi qui mènent à la victoire sur les Maures de Lisbonne. On assiste à une inversion lorsque le grand et le majestueux (le roi) se tournent vers le petit, l’anonyme qui prend l’avant-scène de l’histoire. Cette inversion s’insère comme le fruit de la fiction prenant la forme de l’intervention située et affectée de l’auteur, mais qui donne à voir, par le fait même, l’invisibilisé de l’histoire factuelle. Cette insertion est opérée grâce ce que nous pourrions appeler une esthétique de l’entrecroisement entre récit contrefactuel en cours d’écriture et vie de son écrivain : « Je m’appelle Ouroana, dit-elle. / Le papier avec le numéro de téléphone est toujours sur la table […]. » (HSL, 225).
Nous l’avons mentionné, José Saramago entretient un rapport discursif particulier avec ses fictions, qu’il qualifie lui-même « d’essais avec des personnages », comme les titres de ses œuvres le laissent à penser d’ailleurs. Sûrement entretient-il aussi un rapport particulier avec ses personnages :
Les personnes dans les livres sont des personnages, répliqua Maria Sara, Je [Raimundo] les vois plutôt comme appartenant à un échelon intermédiaire, libres d’une façon différente, par rapport auquel cela n’aurait aucun sens de parler de logique du personnage ni de nécessité contingente de la personne […]. (HSL, 261)
Ce statut intermédiaire de l’être de fiction est, me semble-t-il, un moyen singulier qu’emprunte le correcteur pour permettre à nos certitudes historiques de balbutier. Cette intrusion associée au narrateur « surgressif » saramaguien incarne le changement perceptif que décrit la Doutora Maria Sara : « je suppose que la vraie connaissance est dans la conscience que nous avons de passer pour ainsi dire d’un niveau de perception à un autre » (HSL, 297).
L’histoire se défile et seule une analyse méticuleuse des faits, personnalités, mouvements, actes peut restituer une part de vraisemblance et non de vérité. Saramago se refuse à rabattre du côté du vrai ce qui reste en tension dans l’historiographie classique, tare que décrivent les historiens Deluermoz et Singaravélou (2016) au sein de plusieurs uchronies. Ce qui peut nous faire dire, comme le narrateur au regard effréné de Sapiens, que « si nous avons sous les yeux ce qui d’après tous les signes et toutes les apparences a l’air d’un effet, et que nous n’en percevions pas une cause immédiate ou proche, la solution consiste à temporiser, à donner du temps au temps » (HSL, p. 119).
Contrefactuels et blasphème : l’Évangile panoptique
Contextualisation et transfictionnalité de la figure de Jésus de Nazareth
Suivant ma lecture des explorations contrefactuelles menées dans cette « autre » histoire du Portugal, je propose de brièvement appréhender L’Évangile selon Jésus-Christ (1991) en tant que roman se plaçant dans un rapport de contrefactualité avec son cadre de référence : les Évangiles canoniques18.
Le lecteur comprend assez rapidement, que ce soit par la fresque initiale ou la Conception du Christ, que cette version de la vie de Jésus de Nazareth offre un écart par rapport aux Évangiles synoptiques. Dieu se présente comme adversité primaire et ultime de l’humain, Lucifer paraît beaucoup plus conscient de l’humaine condition, et maints personnages (dont Syméon ou Marie-Madeleine) divergent de ce que nous connaissons de leurs interventions dans la vie du Christ. Nous avons affaire ici à une esthétique du décalage, de la subversion du cadre de référence partagé et à une « augmentation de la population » fictionnelle, pour reprendre l’expression de Dorrit Cohn (1999), spécialement dans les passages sur son adolescence et sa vie de jeune adulte, où plusieurs événements et personnages viendront étendre notre connaissance de Jésus.
Françoise Lavocat, dans son magnum opus Fait et fiction, présente les affinités qu’ont le blasphème (la transgression de canons religieux) avec ce que nous associons aux récits contrefactuels. Le premier exemple qu’elle donne de ces vies « alternatives » de Jésus est La Dernière Tentation (1954) écrit par Nikos Kazantzakis et porté à l’écran par Martin Scorsese en 1988. L’épisode contrefactuel se situe à la fin du roman, entre les chapitres trente et trente-trois, et il est présenté comme l’œuvre du diable. Ce Jésus de Nazareth est lui aussi assailli par le doute, sujet de l’opprobre parce qu’étant charpentier, il collabore étroitement avec les autorités romaines à l’érection de croix. Le texte fait aussi montre d’une polygamie ouverte chez le protagoniste, qui va à l’encontre de la chasteté défendue par l’Église. L’originalité majeure est sûrement le choix de représenter l’hésitation, la « tentation » du Christ, au travers d’un principe de mise en abyme : on suit un Jésus qui aurait « fui » la Passion et aurait renoncé à la crucifixion. Ayant vécu une longue vie, mais qualifié de traître par Judas et rencontrant Paul de Tarse qui défend malgré cela la naissance d’une religion chrétienne, Jésus décide de se confronter au crépuscule de sa vie à son « destin ». Pour Françoise Lavocat, ce roman présente une contradiction double qui permet d’en tirer plusieurs lectures :
D’une part, elle suggère que la version officielle de la mort du Christ se serait imposée quelle que soit la réalité des faits, et elle pointe le rôle de Saint Paul comme auteur : c’est lui qui « fabrique », qui « forge » ce qui apparait ici comme fiction. D’autre part, elle soutient que le monde réel est le meilleur des mondes possibles et que la crucifixion, nécessaire, a bien eu lieu. (Lavocat 2016, 256-257)
Pour la spécialiste des théories de la fiction, ce qui se joue dans ces versions contrefactuelles n’est pas simplement de l’ordre du « pacte de fiction », mais affecte l’imaginaire collectif de la figure du Christ : « L’œuvre se donne implicitement comme une version plus juste de l’humanité du Christ que ne l’autorise la version officielle. L’abandon de la chasteté est une constante des fictions christiques contemporaines. » (Lavocat 2016, 259). Ces versions s’immiscent dans l’imaginaire occidental dans une forme singulière de crédibilité, notamment à l’heure du discrédit des versions synoptiques, de la découverte de versions apocryphes, associées à tort à une preuve du non-célibat de Jésus, et du caractère forcément construit et humain des Évangiles officiels.
Ainsi, la crucifixion a bel et bien lieu dans la « version » de José Saramago, pour le malheur de l’humanité, mais peut-être pourrions-nous lire les « libertés » prises avant ce sommet du texte comme une forme de « jeu » d’allusions (voire de clins d’œil) envers le canon. Lavocat avance que le Dieu des versions contrefactuelles ressemble beaucoup à la figure de l’auteur, ce qui renvoie non seulement à l’artificialité du récit contrefactuel, mais aussi de toutes les versions, y compris la version canonique. On ne saurait éluder ce passage de L’Évangile selon Jésus-Christ : « Peut-être ce Dieu et celui qui viendra ne sont que des hétéronymes. De qui, de quoi demanda avec curiosité une autre voix. De Pessoa, entendit-on, mais cela aurait aussi bien pu être, de La Personne » (ÉJC, 330) 19. Il s’agit d’un passage vers la fin du roman, où Jésus est sur une barque sur la mer de Galilée en compagnie de Dieu et du Diable alors qu’une quatrième voix fait irruption en provoquant une peur ordinaire « qui concilie facilement les différences ».
Ce qui s’offre au lecteur est une mise en tension entre ce qu’il ou elle connaît du Nouveau Testament et les ajouts, les précisions de motifs et d’intentionnalités des personnages, et surtout une forme de renversement symbolique du roman. Car l’une des forces motrices de ce récit est la culpabilité des personnages. De la honte de Joseph de n’avoir pas prévenu les parents de Bethléem du massacre des Innocents à cette culpabilité passée à son fils manipulé par un Dieu machiavélique.
Analyse d’un contrefactuel transgressif
Cette transfictionnalité qu’expose Lavocat, dans son élargissement symbolique du « personnage » Jésus, nous aide à appréhender plusieurs motifs de ce roman. Rappelons l’un des caractères communs des deux œuvres, c’est-à-dire la mise à mal d’un discours transformé sur des siècles et institué aujourd’hui comme vérité incontestable, un passé qui influe tendancieusement sur le présent.
Le narrateur « surgressif » de l’Histoire du siège de Lisbonne évoque la trop grande perméabilité des témoignages à la transformation et au dévoiement :
[…] l’ennui avec les sources, même quand elles se veulent véridiques, c’est que les données sont imprécises et que les nouvelles s’y propagent à une vitesse hallucinante […], aussi celles qui se sont proclamées vérité unique, éternelle et irremplaçable, ces dernières étant plus que tout autre suspectes. (HSL, 123-124)
Ce constat est renforcé, me semble-t-il, lorsqu’on transforme les Saintes Écritures. En parlant de la subordination d’Ève à Adam, le narrateur ne dit pas autre chose : « quand donc apprendrons-nous que pour comprendre certaines choses il faut accepter de remonter aux sources. » (ÉJC, 48).
Ainsi s’ouvre une potentialité de permutations qui relève, comme dans la plupart des récits contrefactuels, de l’usage de l’allusion et du clin d’œil. L’exemple de la Conception de Jésus donne le ton. Jésus naît comme nous tous, de l’union de deux êtres humains, sans intervention de prime abord divine. Le lecteur rencontre, bien sûr, la figure ambiguë du mendiant-ange qui lui annonce que cet enfant ne connaîtra pas un destin des plus « classiques », mais l’invalidation d’une quelconque immaculée conception chez Marie offre une certaine lecture au texte. Elle et Joseph auront neuf enfants, et plusieurs indices dans le texte, dont la place invisible de femmes, replacent ces personnages dans les us et rites de Juifs du Proche-Orient à l’aube du premier siècle.
En somme, la figure de Jésus est celle d’un être curieux, usant de la maïeutique socratique, jamais complètement docte ni naïf face à son sort. Jésus est foncièrement humanisé, un humain face aux doutes théologiques et à la culpabilité. Face au projet de Dieu, un projet de souffrance et de mort pour la création d’un règne nouveau, Jésus croit se prémunir en demandant à être crucifié (et connu) comme le roi des Juifs et non le fils de Dieu. Or, il ne fera que précipiter le dessein de Dieu « […] pour la simple raison que toutes ces choses sont choses de la terre, qu’elles restent sur la terre et qu’elles servent à façonner la seule histoire possible » (ÉJC, 18).
En rencontrant Zélomi, une figure tirée des textes apocryphes (parfois appelée Zahel), Jésus prend conscience, à l’âge de treize ans, de la tragédie associée à sa naissance :
[Jésus] avait à peine entendues les paroles de Zélomi car sa pensée, telle une lézarde subite, s’ouvrit sur l’évidence aveuglante que l’homme était un simple jouet entre les mains de Dieu, éternellement assujetti à ne faire que ce qui plaît à Dieu, soit quand il croit lui obéir en tout, soit quand il s’imagine le contrecarrer en tout. (ÉJC, 187)
Sa rencontre avec celle qui fut la sage-femme qui « le mit au monde » s’expose comme l’antithèse du libre-arbitre ; Dieu incarnerait le déterminisme ultime, ce qui va à l’encontre de l’enseignement de la doxa chrétienne. En contrepartie, la première rencontre (consciente) entre Jésus et le Pasteur (ange, mendiant et Diable) se fonde sur la rhétorique de la preuve de la toute-puissance de Dieu qui nous ramène à une disputio retorse, se fondant sur les limites de l’omnipotence. Si le sexe de Jésus est bien la création de Dieu, peut-il la rejeter ? « Il ne le peut pas, Pourquoi, Parce que le Seigneur ne peut pas ne pas vouloir ce qu’il a un jour voulu. Pasteur hocha lentement la tête et dit, En d’autres termes, ton Dieu est le seul gardien d’une prison où le seul prisonnier est ton Dieu » (ÉJC, 202). Étant donné que Dieu est omnipotent et omniscient, à l’extérieur même du temps, ce qu’il décide ne peut être invalidé que par une autre décision de sa part, il ne peut s’invalider lui-même, se contredire. Cet enchaînement logique, rappelant le De Potentia de Thomas d’Aquin (1265 à 1267), évoque un fondement intéressant de la logique scolastique : si Dieu « sait » et « peut » tout, il ne « veut » pas tout, sinon il aurait voulu le mal. Cette logique est grandement invalidée par le roman.
En quelque sorte, Dieu dévoile à « son fils » qu’il a été le Dieu du peuple juif pour plus de 4000 ans, le Dieu d’une minuscule population, et il ne s’en satisfait plus. Sur le socle du martyr et des morts chrétiennes, dont il fera d’ailleurs la litanie, son plan pour Jésus est le devenir catholique (universel). Pour ce faire, Dieu se base sur une inversion de la logique chrétienne médiévale : « […] pour que je sois le Bien il est nécessaire que tu continues à être le Mal, si le Diable ne vit pas en tant que Diable, Dieu ne vit pas en tant que Dieu, la mort de l’un serait la mort de l’autre » (ÉJC, 333). On prouve ici, alors que Lucifer proposait d’en finir, que le Bien repose sur les fondations du Mal.
Cette « nécessité » logique atteint son paroxysme dans ce doute ultime de Jésus. Lorsqu’il cherche à être libéré de cette charge divine qu’est la mort sur la croix, Marie-Madeleine lui dit qu’il veut l’impossible : « la seule chose que Dieu ne peut pas véritablement, c’est ne pas se vouloir lui-même » (ÉJC, 344). Conformément à la logique aquinienne, Dieu ne veut pas tout, sinon il aurait voulu une chose et son contraire. À partir de ce moment, Jésus fera face à son destin non pas comme fils de Dieu, mais comme roi des Juifs, en invalidant toute intervention miraculeuse, dont la possibilité de ressusciter Judas Iscariote.
Ces « clins d’œil » du texte sur la complexification de ce qui était, à la base, manichéen, permettent de rejoindre la posture de Françoise Lavocat :
Ce sont des fictions qui ne parviennent pas à être autonomes, comme le prouve assez la réception qui en est faite. Cela ne signifie pas que ces œuvres mettent en cause la frontière entre fait et fiction, mais elles révèlent de façon éclatante la factualité, ici fatale et constitutive, de certaines fictions. (Lavocat 2016, 260)
L’inversion finale « Hommes, pardonnez-lui, car il ne sait pas ce qu’il a fait » (ÉJC, 377) expose non seulement l’avidité de Dieu pour une adoration totale et universelle, mais aussi l’immuabilité du sort du « Fils de l’Homme ». Ce déterminisme absolu, celui d’être l’extension de la Toute-Puissance de Dieu sur Terre, un rôle non souhaité, est exposé par les rouages du pouvoir du divin sur l’humanité : un pouvoir qui repose sur la culpabilité. Cette grande interversion où le spirituel pervertit le temporel, l’assujettit et le divise – en plus d’être en correspondance avec l’assujettissement religieux dans notre monde –, est peut-être le plus grand jeu que s’offre l’auteur quant au discours théologique, car le lecteur est ramené au caractère construit et factice du roman, et donc au caractère humain du Nouveau Testament qui en est l’étalon, ce que je considère ici comme central au « cadre de référence partagé » sollicité dans le roman. Ce constat n’est pas étranger à la forme que prend la réécriture de l’histoire de la conquête de Lisbonne.
Enfin, nous aurions pu mentionner Caïn (2009)20 qui procède à une relecture similaire de l’Ancien Testament, mais ce que j’ai tenté de relever de ces deux romans antérieurs de José Saramago est le caractère méthodique et épistémologique d’ordre contrefactuel de la première œuvre, et l’effet de lecture, la mise en application de ce rapport à la connaissance dans L’Évangile selon Jésus-Christ. Si la réflexion est beaucoup plus explicite dans le cas de la construction du discours historien par rapport au mythe de la fondation du Portugal, l’effet de lecture des permutations saramaguiennes sur la vie de Jésus ne se fait pas moins sentir. Les liens entre contrefactualité (ici littéraire) et jeu semblent évidents tant dans leur déploiement scriptural (je remercie Raimundo Silva pour ces éclaircissements), que dans la relation du texte (voire de l’intertexte) vers le lecteur, la lectrice. Être vigilant quant aux soubresauts de notre histoire nationale ou des canons religieux nous pousse à prendre une certaine distance épistémique qui pourrait nous aider à nous acclimater au doute.