De la page aux images

Cristo si è fermato a Eboli : de Carlo Levi à Francesco Rosi

Résumés

La question méridionale et l’engagement social : voici ce que justifie une mise en perspective du roman de Carlo Levi sorti en 1945 et du film réalisé par Francesco Rosi en 1978, au-delà d’une simple analyse inter-médiale. Le contexte politique des années 70, ainsi que la méthode de mise en scène de Rosi, seront aussi abordés pour mettre en évidence la volonté de la part des deux artistes de donner la parole, dans la page et sur les images, aux déshérités de la société.

La questione meridionale e l’impegno sociale : ecco quel che giustifica, al di là di una mera analisi intermediale, il confronto tra il romanzo di Carlo Levi uscito nel 1945 e il film girato da Francesco Rosi nel 1978. Saranno inoltre trattati il contesto politico degli anni ’70 e il metodo registico di Rosi, per mettere in evidenza la volontà di entrambi gli artisti di dare voce, sulla pagina e nelle immagini, ai diseredati della società.

Plan

Texte

p. 61-82

Le roman de Carlo Levi

Publié en 1945 chez Einaudi pour la première fois, le roman autobiographique de Carlo Levi, Le Christ s’est arrêté à Eboli, fut réédité en 1963, avec une préface de l’auteur1. Italo Calvino et Elio Vittorini sont à l’époque le directeur et le consultant éditoriaux chez Einaudi : ils publient des écrivains tels que Natalia Ginzburg, Leonardo Sciascia et Giorgio Bassani. C’est la période où l’Italie, sur la voie du boom économique, commence aussi à repenser son histoire récente, à lire avec intérêt renouvelé les témoignages des protagonistes.

Dans l’après-guerre le témoignage de Carlo Levi suscita donc un grand intérêt, dans le sillage du goût néoréaliste de l’époque, car il portait à la (re)découverte d’un monde – celui du Midi italien – peu représenté dans la littérature entre les deux guerres. Corrado Alvaro avait raconté la vie des paysans des monts de l’Aspromonte dans les années 302, mais le roman Fontamara d’Ignazio Silone, qui traitait de la condition des paysan des Abruzzes fut publié à l’étranger en 1933 et seulement en 1947 en Italie. Il faudra attendre l’après-guerre pour que la « questione meridionale » soit à nouveau illustrée par une analyse fictionnelle qui mette en avant les conditions des peuples du Sud.

Carlo Levi, Aliano (Fondo fotografico Carlo Levi)

Carlo Levi, Aliano (Fondo fotografico Carlo Levi)

L’œuvre de Carlo Levi, issue de son expérience du « confino »3 – l’exil politique voulu par les autorités fascistes au pouvoir, d’août 1935 à mai 1936, dans une des régions les plus pauvres et isolées d’Italie – est moins un témoignage de son antifascisme (bien qu’il le laisse paraître à plusieurs reprises, ne serait-ce que dans le portrait féroce qu’il fait de Don Luigino, le podestà du village) qu’une réflexion sur la question méridionale. C’est un sujet qui a occupé l’État italien depuis sa fondation, et qui apparaît encore dans les discours politiques (même si l’appellation utilisée n’est plus la même).

Carlo Levi, Aliano sul burrone (toile de 1935, Fondation Carlo Levi)

Carlo Levi, Aliano sul burrone (toile de 1935, Fondation Carlo Levi)

La différence entre le Nord et le Sud de l’Italie, deux parties d’un même pays qui paraissent avoir grandi à un rythme différent (Antonio Gramsci écrivait en 1916 : « L’unificazione pose in intimo contatto le due parti della penisola »4), remet en cause toujours la notion même d’État, sa fonction et sa responsabilité. C’est dans les dernières pages du roman (dans l’avant-dernier chapitre) que Carlo Levi nous livre son opinion à ce sujet. À son retour au Sud, après un court voyage chez lui, il se remémore les discussions tenues avec ses amis et ses connaissances, qui pensent détenir la vérité ou la clé sur l’épineuse « question méridionale ». Un exemple de ces débats met aussi en évidence l’aspect essayiste de cette œuvre, avec des pages consacrées à des réflexions politiques et sociologiques :

Per tutti lo Stato avrebbe dovuto fare qualcosa, qualcosa di molto utile, benefico e provvidenziale : e mi avevano guardato con stupore quando io avevo detto che lo Stato, come essi lo intendevano, era invece l’ostacolo fondamentale a che si facesse qualunque cosa. Non può essere lo Stato, avevo detto, a risolvere la questione meridionale, per la ragione che quello che noi chiamiamo problema meridionale non è altro che un problema dello Stato5.

Cette réflexion arrive à la fin du séjour de Levi en Basilicate, et donc à la fin d’un parcours personnel et intime qui a porté l’auteur à l’analyse et à la compréhension du peuple qu’il a côtoyé pendant des mois. Pendant son séjour, en effet, il a eu la possibilité de fréquenter différentes classes sociales des villages où il est envoyé en exil : les paysans qui l’acceptent en tant que médecin et les bourgeois qui exploitent ces mêmes paysans et qui, par jalousie et par orgueil, voient de mauvais œil la sympathie qu’il exerce auprès des plus miséreux.

Si la perspective de l’auteur est bien celle d’un intellectuel, le narrateur arrive pourtant à abandonner sa posture rationnelle pour se rapprocher, d’abord avec scepticisme et ensuite avec fascination, de la mentalité primitive et magique du monde paysan. L’œuvre rejoint le courant du populisme6 avec la mythisation du peuple (même si Carlo Levi paraît tout à fait lucide de la situation du peuple de Basilicate et sa mythisation est relative). La rencontre entre l’écrivain et le peuple débouche ici sur une prise de conscience de l’intellectuel qui reconnaît que ces valeurs ancestrales sont aussi présentes dans son inconscient. L’artiste va donc « se retrouver » dans ce monde primitif : il y découvre une partie de lui-même, ensevelie, ce qui revient presque à une forme de salut. Certains éléments dans le roman et dans sa vie personnelle en sont la preuve : la communion avec la nature environnante, bien qu’hostile, le sentiment d’étrangeté qu’il prouve lorsqu’il s’éloigne temporairement de Gagliano, l’influence que cette expérience a eu sur sa peinture et enfin sa volonté de se faire enterrer dans ce même village.

Les dernières pages citées font écho aux pages introductives au roman, les plus connues, sans doute, celles qui invitent à suivre le narrateur dans son voyage de mémoire dans les terres qui n’ont pas connu l’Histoire, là où – justement – le Christ n’est pas arrivé :

Cristo non è mai arrivato qui, né vi è arrivato il tempo, né l’anima individuale, né la speranza, né il legame tra le cause e gli effetti, la ragione e la Storia […] In questa terra oscura, senza peccato e senza redenzione, dove il male non è morale, ma è un dolore terrestre, che sta per sempre nelle cose, Cristo non è disceso. Cristo si è fermato a Eboli.7

D’ailleurs, l’œuvre de Levi, cette tranche de vie autobiographique, est considérée plus comme un essai d’anthropologie ou un document mémoriel que comme un roman : les épisodes de son histoire personnelle et les anecdotes sur les figures des villages qu’il fréquente en tant qu’exilé alternent en effet avec des pages de réflexion sur la condition des gens de ce Midi reculé, avec leurs croyances païennes et magiques, leurs maladies liées à la misère, leurs rébellions soudaines et sans avenir, leur attitude passive face aux pouvoirs qui se succèdent et face au destin. Ce Sud rural vit dans une dimension ancestrale et païenne, magique et superstitieuse, qui peuple la réalité de puissances mystérieuses et d’esprits follets, qui ne voit pas de séparation entre le monde humain et animal et celui des monstres fantastiques. Un monde qui est donc en dehors de l’histoire et loin de toute conscience politique.

L’œuvre de Levi contribuera largement à faire connaître les conditions de la Basilicate et en particulier de Matera. Si la ville est sur la liste du Patrimoine mondial de l’humanité établie par l’Unesco depuis 1993, et si elle a été choisie pour être Capitale européenne de la culture en 2019, elle a été longuement considérée comme la honte de l’Italie, et ce n’est que depuis les années 50 qu’elle a pu bénéficier d’un plan d’assainissement pour sauver la population des conditions misérables et insalubres dans lesquelles elle se trouvait. Dans le roman, les dialogues de Levi avec sa sœur sont souvent centrés sur ce sujet :

Io guardavo passando, e vedevo l’interno delle grotte, che non prendono altra luce e aria se non dalla porta. Alcune non hanno neppure quella: si entra dall’alto, attraverso botole e scalette. Dentro quei buchi neri, dalle pareti di terra, vedevo i letti, le misere suppellettili, i cenci stesi. Sul pavimento stavano sdraiati i cani, le pecore, le capre, i maiali. Ogni famiglia ha, in genere, una sola di quelle grotte per tutta abitazione e ci dormono tutti insieme, uomini, donne, bambini e bestie. Così vivono ventimila persone. Di bambini ce n’era un’infinità. In quel caldo, in mezzo alle mosche, nella polvere, spuntavano da tutte le parti, nudi del tutto o coperti di stracci. Io non ho mai visto una tale immagine di miseria8.

De cette manière, les villages et les personnages du roman, les figures que Levi s’attache à décrire et à peindre (les portraits sont nombreux sous sa plume), semblent être parfois des exempla d’un discours plus vaste : sur l’homme, sur ses actions et ses pensées.

Le film : sa genèse dans le cinéma social de Rosi

Dans les années 70, au moment où le film est tourné, la question du Mezzogiorno, en tant que question politique, est un sujet incontournable dans les débats militants de l’époque. Bien entendu, à cette tendance à tout lire et tout analyser d’un point de vue politique n’échappe pas le roman de Carlo Levi, qui est désormais mondialement connu. Les critiques du film de Rosi, qui sort en 1979, témoignent des attentes que les journalistes de cinéma pouvaient avoir dans ce sens :

Francesco Rosi torna con Cristo si è fermato a Eboli alla sua ispirazione più giusta, per la quale la tensione del lirismo si congiunge al fervore della denuncia. La qualità pittorica del film è mirabile, la fedeltà di Rosi allo spirito del libro di Levi è assoluta. Come Levi, Rosi penetra l’anima più segreta del Sud: la miseria dei contadini, l’egoismo e la presunzione di certi “galantuomini”, la piaga del malgoverno, e poi, con meraviglia attenta le superstizioni, l’ingenuità, la diffidenza e la generosità dei diseredati. Ci sono nel film scene e visioni suggestive: l’invocazione della pioggia al culmine della siccità, la mietitura, il paese fatto di ossa di morti, una composizione di bimbi e di capre simile a una tela di Levi9.

Et aussi:

La complessità di questo film non tanto nelle forme espressive adottate da Francesco Rosi per rendere le reazioni interiori del protagonista a contatto con una realtà ancestrale di cui non aveva mai neppure immaginato l’esistenza, quanto nella esteriorità ed interiorità di questo mondo desolato, immobile, apparentemente atono e disperato ma non privo di luminosità insospettabili: la vita dei contadini legata al fluire dei ritmi della natura, la religione vissuta spesso come superstizione, la magia venerata al posto di una scienza non conosciuta o male presentata, le necessità vitali a provocare le emigrazioni e i lucani naturali a determinare vacue nostalgie o fallaci ritorni, il senso di emarginazione rispetto all’altra Italia in cammino su strade di falsi imperialismi o avviata a sviluppi non adottabili, la tragica percezione di un fenomeno di dissoluzione della terra e della vita insieme. Come sempre, in casi analoghi, la critica può essere fatta con severi raffronti all’opera letteraria che ha dato origine al soggetto o con paragoni ad opere analogamente impostate su realtà corali viste socialmente, etnicamente, politicamente, moralmente (e in questo caso L’albero degli zoccoli e La terra trema sono i titoli che per primi si impongono). Ma il film è quello che è: forte, sobrio, impressionante, eloquente, ben interpretato e ben diretto. Le critiche comparative, come certe analisi pignole ne sminuirebbero la portata di documento appassionante, purtroppo ancora di attualità, tutto da meditare10.

Même quand elles sont moins flatteuses, les critiques s’interrogent sur le rôle des spectateurs :

Il film, nonostante la sua serietà di fondo, conserva un’assai debole eco di quell’applicarsi sulla “questione meridionale” delle generazioni del dopoguerra, di ciò che quell’azione e quel pensiero significarono in vitalità. E, d’altronde, neppure propone una “revisione critica” di tale ricerca, di tale impegno che, tutto sommato, avevano in sé degli equivoci se portarono a un ammodernamento del Sud ma anche a un “tradimento” rispetto a quanto di vero e di giusto era nella civiltà contadina. In un certo senso, siamo di fronte a un nobile fallimento sul quale, dato che in esso siamo tutti compromessi, e sia pure con diverse responsabilità, bisognerebbe interrogarsi a lungo, e non rimuoverlo frettolosamente11.

Ce « noble échec » [« nobile fallimento »] dont Bolzoni parle est d’ailleurs moins une attaque critique portée au film qu’une réflexion d’autocritique : il parle en effet de compromission, de responsabilité sur la question et de la nécessité de s’en occuper rapidement. Rosi commente cette critique dans l’interview de Giuseppe Tornatore, dans le livre Io lo chiamo cinematografo12  : Bolzoni se plaignait que Rosi aurait dû mieux faire vivre le monde paysan et moins mettre l’accent sur la relation entre ce monde et l’intellectuel Levi, quand par cette relation Rosi veut vraiment mettre en avant ce même monde paysan.

D’autre part, les notes qui se trouvent dans les dictionnaires italiens du cinéma, « Il Morandini » et « Il Mereghetti », sont unanimes sur l’interprétation exceptionnelle des acteurs protagonistes et sur la portée du lyrisme choisi par Rosi :

Rosi mette la sordina alla dimensione antropologica e magica del libro di Levi e l’accento su quella sociale e politica. Un po’ raggelato nei paesaggi o lirici o didattici, ma ammirevole per l’intensità della sua delicatezza13.

Sotto il profilo narrativo, Rosi traspone fedelmente il romanzo autobiografico di Carlo Levi. Ma dal punto di vista stilistico sostituisce alla sobrietà descrittiva dell’autore un accorato e poco felice lirismo14.

Face à l’écriture mémorielle et anthropologique qui caractérise le roman de Levi − dans laquelle se manifeste à la fois une affection vraie pour les personnages des paysans et leur mode de vie et un portrait sans pitié des autres classes sociales − les critiques de cinéma semblent chercher à comprendre l’équilibre entre dénonciation politique et empathie sociale. Une déclaration de Francesco Rosi à Giuseppe Tornatore, permet peut-être de mieux faire comprendre ses choix :

« Mi piaceva dedicarmi a un cinema sociale. Non voglio dire cinema politico, perché quella definizione è diventata popolare in seguito. Allora si diceva cinema della realtà e non della verità. Anche se molti parlano di me e continuano ad attribuirmi il cinema politico, il cinema d’impegno civile e politico. [...] Ciò che non amo è che la definizione di politico rischia di escludere tutto il resto. E questo non va, perché c’è anche la forma che conta, e nel mio cinema è decisiva. »15.

Pour pouvoir mettre en acte son idée de cinéma, Rosi a besoin d’étudier la réalité qu’il raconte :

« Vedi, fare un certo cinematografo, che io chiamo il cinema della realtà, richiede un continuo studio della materia attraverso testimonianze, documenti, partecipazione »16.

C’est la démarche qu’il a adopté dans tous ses films : une étude sur le terrain, des moments d’écoute des histoires locales, des rencontres attachantes, parfois amusantes, parfois dangereuses, mais qu’il considère essentielles pour donner une épaisseur aux personnages, pour poursuivre son idée de cinéma de la réalité. Et un travail avec des acteurs non professionnels, des gens du peuple qui vont apporter la vérité, l’authenticité des dialogues, de l’intonation, des visages.

C’est en tant qu’assistant de Luchino Visconti, que Rosi se confronte à cette méthode de travail avec les non professionnels. Il raconte que pendant le tournage de La terra trema, qui n’avait pas de scénario à proprement parler, Visconti menait des répétitions avec les pêcheurs, des répétitions qui consistaient à traduire de l’italien au sicilien certaines répliques ; Zeffirelli, l’autre assistant de Visconti, se chargeait ensuite d’entraîner les pêcheurs à apprendre les dialogues, car Visconti ne voulait pas d’improvisation. Rosi se souvient :

Nei miei film ho sempre preso alcuni personaggi dalla vita vera e li ho fatti diventare attori. Pretendevo solo che parlassero, che adattassero il dialogo con la loro lingua. Io dovevo fare in modo che a loro, quel dialogo, sembrasse vero, che lo sentissero dentro17.

Cristo si è fermato a Eboli est le quatorzième film de Rosi (si l’on prend en compte ses premières expériences en tant que réalisateur associé). C’est un film à l’élaboration très longue et Rosi déclare ce qu’il pensait à ce sujet depuis l’époque de Salvatore Giuliano, en 1961, lorsqu’il rencontre Carlo Levi qui le rejoint sur le lieu de tournage, en lui proposant d’écrire un article sur le film. En réalité, Rosi soupçonne que Levi cherche à comprendre son travail, son rapport avec les acteurs, avec l’histoire, car il aurait eu l’intention de lui proposer la direction du film tiré de son roman. Levi avait déjà refusé les droits à d’autres réalisateurs comme Rossellini, Germi, peut-être même Visconti, car – selon Rosi – le cinéma néoréaliste devait passer à travers une histoire, un récit, et dans cette œuvre, il n’y a pas proprement une histoire. C’est après le tournage de Salvatore Giuliano qu’une nouvelle rencontre va avoir lieu, cette fois chez Carlo Levi, à propos de laquelle Rosi relate avec enthousiasme le décor de la maison du peintre, qu’il mettra dans la scène initiale du film :

Andammo a mangiare le orecchiette alla lucana a casa di Carlo Levi, a Villa Strhol Fern, un posto bellissimo, nel quale aveva uno studio meraviglioso, pieno di quadri. Avevo quella scena in testa quando decisi di cominciare il film con lui già anziano, che contemplava i ritratti dei suoi contadini e ritrovava la sua esistenza.18

Gian Maria Volonté dans une scène du film de Rosi : l’atelier de Carlo Levi

Gian Maria Volonté dans une scène du film de Rosi : l’atelier de Carlo Levi

Une entente profonde de style et de point de vue semble être née. Le cinéaste et écrivain français, Michel Random, à la demande de Marc Gilbert, producteur d’« Italiques » (magazine littéraire diffusé sur la deuxième chaîne de l’ORTF entre 1971 et 1974), produit et réalise quatre émissions consacrées aux écrivains d’Italie. Dans ces portraits, on associe des écrivains et des réalisateurs italiens, proches dans le style : Rosi affirme qu’il associa Carlo Levi et lui-même.

Par l’intermédiaire de Linuccia Saba, la fille du poète Umberto Saba et proche de Carlo Levi, l’accord est donné, mais Rosi doit attendre 1978 pour commencer le tournage, au moment où le peintre-écrivain était déjà décédé. Grâce à la collaboration entre Daniel Toscan du Plantier, la société Gaumont et le producteur Franco Cristaldi, le film devient une production italo-française.

Rosi décide d’utiliser son style et sa méthode, en joignant à une structure documentaire des moments lyriques, voire intimistes. Il avoue avoir simplement suivi la structure du livre de Levi, en construisant une histoire là-dessus. Cela rejoint ce que Gian Piero Brunetta déclare pour les films de Rosi :

Nel suo cinema Rosi rivela un interesse dominante per l’architettura narrativa. I suoi film non sono che variazioni di una costruzione variamente modificata nel tempo : si parte da un dato e poi, con approfondimenti pluridirezionali, si cerca di ricomporre i quadro di relazioni complessive di tutte le forze19.

Avant d’écrire le scénario, Rosi déménage en Basilicate avec ses collaborateurs. Il choisit de faire travailler la population locale et invente – comme il dit – beaucoup de “petits personnages”, en confiant parfois l’interprétation à des collaborateurs, à des amis acteurs, à des personnes qui lui semblent ad hoc pour la scène. C’est le cas du rôle du fossoyeur interprété par Giardina, un poète futuriste sicilien qui récitait ses poèmes en « sursautant », très ému devant la caméra. Certains rôles sont confiés à des personnes rencontrées sur les lieux, comme le personnage de l’huissier, un balayeur analphabète de Matera qui invente les répliques en ayant compris parfaitement ce qu’on attend de lui.

Rosi se remémore que le film fut tourné dans une période délicate de l’histoire italienne. Pendant les repérages, on entend à la radio l’information sur l’enlèvement d’Aldo Moro. Le climat politique ambiant est donc des plus tendus, ce qui va « amplifier les problématiques que le pays vivait » et va aussi charger le message du film d’une autre signification. Comme le souligne Tornatore :

In quel periodo stavi raccontando una storia che evocava l’incubo del fascismo ma anche il desiderio di un’Italia repubblicana, libera e democratica, e la raccontavi proprio mentre il terrorismo rimetteva in discussione le conquiste politiche del dopoguerra, e la Repubblica sprofondava nella sua notte più scura, come la definì Sergio Zavoli20.

Cette superposition d’un climat politique tendu et, par contraste, la sérénité que le paysage de la Basilicate réussit à insuffler chez Rosi lui donnent l’idée de tourner une scène construite autour d’une promenade silencieuse de son héros, par un long travelling accompagné par la voix de Mussolini qui évoque la conquête de l’Abyssinie.

Le climat sur le lieu de tournage était aussi tendu au sein de l’équipe artistique et technique, car la position politique de Rosi, d’une gauche plus traditionnelle, se heurtait à la pensée radicale de Gian Maria Volonté : les deux artistes éviteront de trop discuter autour de l’affaire Moro durant le tournage, pour éviter des conflits.

Francesco Rosi et Gian Maria Volonté sur le lieu de tournage du film (Archivi Rai)

Francesco Rosi et Gian Maria Volonté sur le lieu de tournage du film (Archivi Rai)

Malgré cette tension venue pour ainsi dire de l’extérieur, Rosi et Tornatore se rappellent un climat idéal pendant le tournage :

T: Ricordo un’anteprima nazionale di Cristo si è fermato a Eboli in diretta dal cinema Fiamma di Roma. Mandarono in onda anche alcune immagini realizzate sul set, in una vecchia casa contadina. Durante una pausa della lavorazione vi siete messi a ballare tutti [...].

R: Si era creata una simpatia naturale tra me e i lucani, tra il modo in cui li facevo lavorare e la loro sensibilità. Erano veramente molto affezionati a me e al film21.

De la page aux images : élaboration et personnages

Dans l’élaboration du scénario à partir du roman de Carlo Levi, Francesco Rosi, Tonino Guerra et Raffaele La Capria vont montrer un réel respect pour le style de cette œuvre qui est un hybride entre narration autobiographique et réflexion anthropologique. Difficile en fait de construire un récit là où, comme disait Rosi, il n’y a pas une vraie histoire.

Le film naît en deux versions différentes : une version longue de quatre heures, demandée par la RAI, et une version courte pour le cinéma, de deux heures quarante. Si l’on confronte les deux versions, on s’aperçoit que dans la version cinématographique manquent des retours au présent (dans le film on ne le retrouve qu’au début), certains dialogues avec Luisa, la sœur de Levi, dont la présence est bien plus forte, et une scène entière avec la réunion d’intellectuels dans une bibliothèque. Les explications didactiques étant insérées dans les dialogues du films, Rosi ne voit pas de difficultés à “couper” certaines scènes. Comme le fait remarquer Tornatore, en regardant la version cinématographique on peut deviner certains cuts, par exemples à deux reprises quand la musique s’interrompt de manière brusque – car pour des questions de budget le producteur Cristaldi n’avait pas permis de refaire le mixage du son.

Dans le film on est immédiatement frappé par les silences qui accompagnent les actions du protagoniste : Gian Maria Volonté dans la peau de Carlo Levi est avant tout spectateur des actions et des récits des habitants, paysans ou bourgeois. Dans l’œuvre écrite – là où la voix du narrateur est omniprésente – on remarque effectivement que les dialogues sont souvent à sens unique : ce sont des soliloques entrecoupés par des questions rhétoriques qui donnent l’impression de la présence de l’autre, presque accessoire, comme une oreille attentive. Un exemple tiré du début du livre peut en donner un aperçu :

« Io, vede, sono di una famiglia di liberali. I miei bisnonni sono stati in prigone, sotto i Borboni. Ma il segretario del fascio, sa chi è? È il figlio di un brigante. [...] Anche il barone di Collefusco, il padrone di tutte le terre qui attorno, il proprietario del palazzo sulla piazza, chi è? Non lo conosce? I baroni di Collefusco sono stati, di nascosto, i veri capi del brigantaggio, nel 60, da queste parti.22»

Gian Maria Volonté incarne parfaitement cette posture, avec un jeu tout en creux, silencieux et discret, observateur attentif et commentateur des gestes d’autrui. Rosi déclare : « Volonté era l’unico che potesse farlo. La combinazione dei silenzi, delle pause, del dire con lo sguardo, erano prerogative uniche di Gian Maria »23. On le voit souvent, dans le personnage de Levi, poser des questions, écouter les histoires et les anecdotes : on peut rappeler, à ce propos, cette scène où, à la recherche d’un peu de fraîcheur, il s’est abrité dans le trou creusé par le fossoyeur qui lui raconte sa rencontre avec le diable, incarné dans une chèvre menaçante. Ou encore lorsqu’il écoute les histoires sur les anges et les démons que Giulia, sa femme de ménage, lui raconte comme des phénomènes de vérité tangible. Dans l’attitude de l’acteur, on voit bien – par le regard, les demi-sourires, les gestes mesurés et discrets – cette même curiosité pour la culture paysanne qu’on expérimente lors de la lecture des pages de Carlo Levi.

Dans le film, les personnages sont introduits selon l’ordre du roman et dans des scènes muettes qui laissent le spectateur suivre le regard de Volonté, comme on suit les explications de Levi dans le roman. Comme déclare Rosi, il a choisi plusieurs figures du roman, et parfois il en a inventé, mais toujours dans l’esprit des nombreux personnages de fond qui peuplent le livre de Levi. Certains personnages sont davantage mis en valeur (et dans le roman et dans le film) non seulement parce qu’ils ont une importance dans l’expérience de l’exil de Levi, mais parce qu’ils sont fonctionnels pour transmettre un message sur les gens du lieu.

Particulièrement intéressante est l’introduction et la description de Giulia Venere, la santarcangelese, sa femme de ménage et la seule femme qui puisse travailler pour lui : elle est libre de pouvoir fréquenter la maison d’un homme célibataire et exemptée de suivre les sévères règles morales du village.

Lo impediva il costume, antichissimo e assoluto, che è a fondamento del rapporto tra i sessi. L’amore, o l’attrattiva sessuale, è considerata dai contadini come una forza della natura, potentissima, e tale che nessuna volontà è in grado di opporvisi. Se un uomo e una donna si trovano insieme al riparo e senza testimoni, nulla può impedire che essi si abbraccino: né propositi contrari, né castità, né alcun’altra difficoltà può vietarlo; e se per caso effettivamente essi non lo fanno, è tuttavia come se lo avessero fatto; trovarsi assieme è fare all’amore24.

En d’autres termes, plus francs, c’est une femme qui aurait eu plusieurs hommes, qui seraient considérée comme une prostituée sans l’être vraiment et qui utiliserait les pratiques magiques : une sorcière donc. Irène Papas25 incarne dans le film Giulia. Elle était connue par le grand public grâce à des rôles de personnages issus de la tragédie grecque, comme Antigone, Iphigénie, Clytemnestre, Hélène dans des films grecs des années 60 et 70, et en Italie pour avoir interprété Pénélope dans L’Odyssée, une série TV de 196826.

Rosi la choisit car, selon lui, « Irène era perfetta, aveva una faccia meravigliosa, sembrava una di loro »27. Le choix d’Irène Papas n’est pas anodin, si on relit le portrait que Carlo Levi en fait. Cette beauté fanée, mais encore fière réunit plusieurs caractéristiques qui rattachent ce personnage à une lignée d’autres personnages féminins, antiques, mais aussi véristes.

Giulia era una donna alta e formosa, con un vitino sottile come quello di un’anfora, tra il petto e i fianchi robusti. Doveve aver avuto, nella sua gioventù, una sua barbara e solenne bellezza. Il viso era ormai rugoso per gli anni e giallo per la malaria, ma restavano i segni dell’antica venustà nella sua struttura severa, come nei muri di un tempio classico, che ha perso i marmi che l’adornavano ma conserva intatta la forma e le proporzioni. Sul grande corpo imponente, diritto, spirante una forza animalesca, si ergeva coperta dal velo, una testa piccola, dall’ovale allungato. La fronte era alta e dritta, mezza coperta da una ciocca di capelli nerissimi, lisci e unti; gli occhi a mandorla, neri e opachi, avevano il bianco venato di azzurro e bruno, come quelli dei cani. Il naso era lungo e sottile, un po’ arcuato; la bocca larga, dalle labbra sottili e pallide, con una piega amara, si apriva per un sorriso cattivo a mostrare due file di denti bianchissimi, potenti come quelli di un lupo. Questo viso aveva un fortissimo carattere arcaico, non nel senso del classico greco, né del romano, ma di un’antichità più misteriosa e crudele, cresciuta sempre sulla stessa terra, senza rapporti e mistioni con gli uomini, m legata alla zolla e alle eterne divinità animali. Vi si vedevano una fredda sensualità, una oscura ironia, una crudeltà naturale, una protervia impenetrabile e una passività piena di potenza, che si legavano in un’espressione severa, intelligente e malvagia28.

Comme on peut le lire, non seulement les adjectifs font référence à l’antiquité – antico, classico, arcaico, et jusqu’à barbaro (car finalement la vie du village est étrangère à la morale et aux mœurs) – mais on se réfère surtout au monde animal, qui lie à la terre et à un culte animiste, païen : misteriosa e crudele, eterne divinità animali, cani, denti bianchissimi come quelli di un lupo. Par ces traits, on est porté à penser à un autre personnage littéraire hors-norme, La Lupa de Giovanni Verga dans la nouvelle du même nom :

Era alta, magra, aveva soltanto un seno fermo e vigoroso da bruna e pure non era più giovane; era pallida come se avesse sempre addosso la malaria, e su quel pallore due occhi grandi così, e delle labbra fresche e rosse, che vi mangiavano. Al villaggio la chiamavano la Lupa perché non era sazia giammai di nulla. Le donne si facevano la croce quando la vedevano passare, sola come una cagnaccia, con quell’andare randagio e sospettoso della lupa affamata; ella si spolpava i loro figliuoli e i loro mariti in un batter d’occhio, con le sue labbra rosse, e se li tirava dietro alla gonnella solamente a guardarli con quegli occhi da satanasso, fossero stati davanti all’altare di Santa Agrippina. Per fortuna la Lupa non veniva mai in chiesa, nè a Pasqua, nè a Natale, nè per ascoltar messa, nè per confessarsi. Padre Angiolino di Santa Maria di Gesù, un vero servo di Dio, aveva persa l’anima per lei29.

Avec la Lupa, Giulia a en commun des références aux chiens et aux loups, et la relation clandestine avec le prêtre du village qui « avait perdu son âme pour elle » renvoie aussi à une relation aux hommes et au monde qui est instinctive, presque dictée par un sentiment désespéré de survie.

De tous les personnages du livre, Giulia incarne de la manière la plus explicite le côté archaïque de ces gens. Carlo Levi la représente – elle, la sorcière – dans le rôle de la mère (elle avait eu quinze grossesses), comme une madone à l’enfant, sans pathos et sans aura, mais avec une certaine résignation.

Carlo Levi, Giulia la santarcangelese

Carlo Levi, Giulia la santarcangelese

Dans le film, Rosi explicite la relation ambigüe qui se serait créée entre Levi et Giulia, avec la scène du bain et celle avec la gifle que le peintre lui donne pour l’obliger à poser pour un portrait. Dans le roman la violence reste moins explicite, mais Levi dit bien que seule une violence autoritaire a pu obliger Giulia à poser pour un portrait, contente d’être dominée par une force absolue. Sa “superstition” l’empêchait en effet de le faire, en vertu des pouvoirs de l’image : « Un ritratto sottrae qualcosa alla persona ritrattata, un’immagine : e, per questa sottrazione, il pittore acquista un potere assoluto su chi ha posato per lui »30. Cette scène sert à condenser des pages où Levi se laisse fasciner par les histoires de Giulia qui finit par lui transmettre ses secrets de sorcière, comme alternative à sa médecine scientifique. Dans les pages finales du roman Levi raconte que Giulia quittera son poste poussée par la jalousie de son dernier amant, comme l’illustre la dernière scène du roman.

Une deuxième figure centrale du roman et du film est représentée par Don Luigino, le podestà de Gagliano, qui incarne le pouvoir vide, buté et distant du fascisme. Si les exilés sont la preuve tangible du pouvoir du fascisme, les parades du samedi et les meetings forcés et sans entrain imposés par Don Luigino sont la preuve du contraire, que le pouvoir fasciste, comme toute domination, n’a pas de prise sur cette population. Interprété par Paolo Bonacelli, qui revient travailler avec Rosi après Cadavres exquis de 1976, et dont toutes les critiques font les louanges, Don Luigino est – dans le film comme dans le roman – un personnage caricatural. Imbu de sa charge, de son petit pouvoir local, Don Luigino est en réalité un ignavo [indolent, paresseux] hypocondriaque, incapable de s’engager dans cette guerre d’Abyssinie qu’il loue tellement devant les paysans du village ou de prendre des décisions urgentes (comme l’explicite l’épisode du malade de Pantano, qui doit attendre longuement la décision du podestà pour que Carlo Levi puisse aller le soigner, et qui mourra d’infection). Dans ce cas, Rosi crée un dialogue entre l’homme de pouvoir et l’exilé Levi, pour confronter les points de vue divergents : c’est le seul cas où les scènes sont réécrites (et disloquées aussi, car en réalité elles sont à la fin du roman) pour pouvoir mettre en parole les pages de réflexion de Levi sur la situation des paysans.

Le curé du village, dont se défie la population, représente le troisième pôle du triangle social : la religion comme présence incomprise et autoritaire, au même titre que la politique. Interprété par François Simon et doublé par Oreste Lionello dans la version italienne, le curé est un personnage intéressant : exilé à son tour pour un passé trouble et ambigu, mal jugé par les fascistes qui le considèrent comme un ivrogne et un intellectuel désenchanté, il aurait pu créer malgré tout une relation avec le juif athée Levi. Mais nonobstant ses quelques tentatives pour comprendre les gens du village, il finit par avoir un comportement borderline en exerçant l’autorité de l’Église comme les autres exercent l’autorité de l’État : quête d’impôts, mépris et incompréhension pour les déshérités.

Les paysans émigrés, à moitié américains mais jamais vraiment intégrés, seraient aussi intéressants à analyser, car Levi leur consacre plusieurs pages qui rejoignent les réflexions sur l’émigration forcée du Mezzogiorno, après la dernière rébellion du brigandage évoquée au tout début du roman, comme le seul épisode de l’Histoire qui ait pu impliquer directement la population et, pour cela, mythifié et inscrit dans les légendes populaires.

Mais le personnage principal, à côté des paysans, est certainement la Lucanie, que Rosi va regarder à travers les yeux de Levi. Pour reconstituer le village d’Aliano-Gagliano, il va tourner à Matera, à Craco (pour un paysage d’éboulement et pour le cimetière) et à Guardia Perticara. Rosi trouve dans la Lucanie une région merveilleuse, dont il commence à connaître la culture et l’esprit lors des habituels repérages avant d’écrire le scénario. Il déclare à Tornatore qu’il avait eu la sensation de se reconnaître beaucoup dans le personnage de Levi : « Carlo Levi c’est moi ». On devine cet attachement à la Basilicate dans les dernières images du film, avec le trouble de l’intellectuel du Sud (Rosi est de Naples), qui voudrait faire plus pour le Sud de l’Italie. Le sentiment de résignation qu’on peut ressentir à la fin fait aussi la force du film et de l’engagement de Rosi.

Levi voulut se faire enterrer à Aliano, pour revenir à “ses” paysans qu’il ne reverra plus jamais de son vivant, une fois gracié et libéré de son exil. Sa peinture sera fortement influencée par cette expérience. En 1961, lors des commémorations pour le centenaire de l’Unité d’Italie, le Ministère lui demanda une grande toile pour représenter la région de la Basilicate : Lucania ’61.

Carlo Levi, Lucania ’61 (troisième volet, où apparaît Rocco Scotellaro)

Carlo Levi, Lucania ’61 (troisième volet, où apparaît Rocco Scotellaro)

On y retrouve des visages connus (Umberto Saba, Carlo Levi lui-même), des portraits de paysans anonymes et sur le troisième panneau, cheveux roux et taches dues à la malaria, la figure de Rocco Scotellaro, écrivain et poète mort très jeune (en 1953, à 30 ans), qui avait écrit sur le Mezzogiorno et sur la population paysanne31. L’ensemble de Lucania ’61 lui est dédié.

Des histoires d’engagement, d’une génération à l’autre, d’un média à un autre, pour un problème qui reste vivant32.

Crédits des illustrations

Image 1 – Aliano, Fondo fotografico Carlo Levi
Image 1bis – Carlo Levi, Aliano sul burrone
Image 2 – Francesco Rosi, Cristo di è fermato a Eboli
Image 3 – Francesco Rosi e Gian Maria Volonté sur le lieu de tournage du film (Archivi Rai)
Image 4 – Carlo Levi, Giulia la santarcangelese
Image 5 – Lucania ’61 - terzo pannello - (Museo nazionale di Matera)

Notes

1 Il est intéressant de remarquer que 1963 est aussi l’année où Einaudi publie le roman La trêve de Primo Levi qui sera également mis en scène par Rosi en 1997. C’est le deuxième roman-témoignage de l’auteur de Si c’est un homme, et celui qui lui accordera un vrai premier succès éditorial. Retour au texte

2 Corrado Alvaro, Gente in Aspromonte, Firenze, Le Monnier, 1930. Retour au texte

3 La « résidence surveillée », peine restrictive de la liberté, était utilisée par le pouvoir fasciste afin d’éloigner les condamnés de leurs réseaux politique et social. Retour au texte

4 A. Gramsci, « Il mezzogiorno e la guerra », dans le journal Il grido del popolo, 1 avril 1916. Retour au texte

5 C. Levi, Cristo si è fermato a Eboli, Einaudi, Torino, 1963, p. 220. Version française, Le Christ s’est arrêté à Eboli, traduction de Jeanne Modigliani, Paris, Gallimard, 1948, p. 205 : « Mais tous se trouvaient d’accord pour dire que l’État aurait dû faire quelque chose, quelque chose de très utile, de bienfaisant et de providentiel ; et ils m’avaient regardé avec étonnement lorsque je leur avais dit que l’État, tel qu’ils l’entendaient, était au contraire l’obstacle fondamental à ce qu’on fît quoi que ce soit. Ce ne saurait être l’État, avais-je dit, qui pourra résoudre la question méridionale, pour la simple raison que ce que nous appelons le problème méridional n’est autre chose que le problème de l’État » Retour au texte

6 Mouvement historique russe de la moitié du XIXe siècle qui a tendance à mythifier le peuple comme porteur de valeurs ancestrales. . Retour au texte

7 C. Levi, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit, p. 4. Version française, op. cit., p. 7 : « Le Christ n’est jamais arrivé ici, ni le temps, ni l’âme individuelle, ni l’espoir, ni la liaison entre causes et effets, ni la raison, ni l’histoire. […] Mais sur cette terre sombre, sans péché et sans rédemption, où le mal n’est pas un fait moral, mais une douleur terrestre, qui existe pour toujours dans les choses mêmes, le Christ n’est jamais descendu. Le Christ s’est arrêté à Eboli. ». Retour au texte

8 Ibid., p. 75-76. Version française, ibid., p. 70 : « Je regardais en passant et j’apercevais l’intérieur des grottes, qui ne voient le jour et ne reçoivent l’air que par la porte. Certaines n’en ont même pas, on y entre par le haut, au moyen de trappes et d’échelles. Dans ces trous sombres, entre les murs de terre je voyais les lits, le pauvre mobilier, les hardes étendues. Sur le plancher étaient allongés les chiens, les brebis, les chèvres, les cochons. Chaque famille n’a, en général, qu’une seule de ces grottes pour toute habitation et ils y dorment tous ensemble, hommes, femmes, enfants et bêtes. Vingt mille personnes vivent ainsi. Des enfants, il y en avait un nombre infini. Dans cette chaleur, au milieu des mouches et de la poussière, il en surgissait de partout, complètement nus ou en guenilles. Je n’ai jamais eu une telle vision de misère ». Retour au texte

9 Carlo Laurenzi, Il Giornale, 1979. « Francesco Rosi revient avec Cristo si è fermato a Eboli à son inspiration la plus juste, dans laquelle la tension lyrique s’unit à la ferveur de la dénonciation. La qualité picturale du film est admirable, la fidélité de Rosi à l’esprit du livre de Levi est absolue. Comme Levi, Rosi pénètre l’âme la plus secrète du Sud : la misère des paysans, l’égoïsme et la prétention de certains “galantuomini”, le fléau de la mauvaise gestion de l’État, et puis, avec un émerveillement attentif, les superstitions, la naïveté, la méfiance, la générosité des déshérités. Il y a dans ce film, des scènes et des visions suggestives : l’invocation de la pluie au comble de la sécheresse, la moisson, le village fait des os des morts, une compositions d’enfants et de chèvres qui ressemble à une toile de Levi ». (Carlo Laurenzi, Il Giornale, 1979) Retour au texte

10 Segnalazioni cinematografiche, vol. 87, 1979. « La complexité de film réside pas tant dans les formes expressives adoptées par Francesco Rosi pour rendre les réactions intimes du protagonistes en contact avec une réalité ancestrale dont il n’avait même pas imaginé l’existence, que dans le portrait extérieur et intérieur de ce monde désolée, immobile, apparemment atone et désespéré, mais non pas dépourvu d’insoupçonnables côtés lumineux. On y découvre la vie des paysans, liée aux rythmes de la nature, la religion souvent vécue comme superstition, la magie, vénérée à la place d’une science inconnue ou mal enseignée, les nécessités vitales qui provoquent les émigrations, la nature des habitants qui détermine des inutiles nostalgies ou des retours illusoires, le sens de l’émargination par rapport à l’autre Italie en chemin vers des faux impérialismes ou vers des progrès non applicables, la perception tragique d’un phénomène de dissolution de la terre et de la vie en même temps. Comme toujours, dans des cas similaires, on peut faire une critique qui se fonde sur des comparaisons sévères avec l’œuvre littéraire qui est à l’origine au sujet ou sur des comparaisons avec des œuvres similaires fondées sur des réalités chorales, étudiées du point de vue social, ethnique, politique ou moral (et les titres qui s’imposent d’emblée sont L’Arbre aux sabots et La Terre tremble). Mais le film est ce qu’il est : fort, sobre, impressionnant, éloquent, bien interprété et bien dirigé. Les critiques comparatives, comme certaines analyses pointilleuses, en diminueraient la portée de document passionnant, malheureusement encore d’actualité et tout à méditer ». Retour au texte

11 Francesco Bolzoni, Rivista del Cinematografo, 3, 1979. « Le film, malgré son sérieux de fond, conserve une très faible écho de la réflexion sur le question du Midi des générations de l’après-guerre, de ce que cette action et cette pensée ont signifié en termes de vitalité. Et d’autre part, il ne propose pas non plus une “révision critique” de cette recherche, de cet engagement qui, tout compte fait, véhiculaient des équivoques, s’ils ont porté à une modernisation du Sud, mais aussi à une trahison par rapport à ce qu’il y avait de bon et de juste dans la civilisation paysanne. En un certain sens, nous sommes face à un noble échec, par rapport auquel – comme nous sommes tous compromis, par des diverses responsabilités – il faudrait s’interroger longtemps et ne pas l’effacer trop vite ». Retour au texte

12 Francesco Rosi, Io lo chiamo cinematografo, Conversazione con Giuseppe Tornatore, Milano, Piccola Biblioteca Oscar Mondadori, 2014. Retour au texte

13 Morando Morandini, Laura Morandini, Luisa Morandini, Il Morandini. Dizionario dei film, Bologna, Zanichelli, 2000. « Rosi met une sourdine à la dimension anthropologique et magique du livre de Levi et en souligne l’aspect social et politique. Un peu glacial dans les paysages, ou lyrique ou didactique, mais admirable pour l’intensité de sa délicatesse ». Retour au texte

14 Paolo Mereghetti, Il Mereghetti. Dizionario dei film, Milano, Baldini & Castoldi, 1993. « Du point de vue narratif, Rosi transpose fidèlement le roman autobiographique de Carlo Levi. Mais du point du vue stylistique il remplace la sobriété descriptive de l’auteur par un lyrisme trop émotif et pas très heureux ». Retour au texte

15 Francesco Rosi, Io lo chiamo cinematografo, Conversazione con Giuseppe Tornatore, op. cit., p. 39. « J’aimais me consacrer à un cinéma social. Je ne veux pas l’appeler cinéma politique, car cette définition est devenue populaire par la suite. À l’époque on disait cinéma de la réalité et non pas de la vérité. Même si beaucoup, quand iles parlent de moi, continuent de m’attribuer un cinéma politique, le cinéma d’engagement civique et politique. [...] Ce que je n’aime pas c’est que la définition de “politique” risque d’exclure tout le reste. Et cela ne va pas, parce qu’il y a aussi la forme qui compte, et dans mon cinéma elle est décisive. » Retour au texte

16 Ibid, p. 222 : « Tu vois, faire un certain cinéma, que j’appelle le cinéma de la réalité, demande une étude sans répit de la matière à travers des témoignages, des documents, de la participation. » Retour au texte

17 Ibid, p. 47. « Dans mes films, j’ai toujours pris des personnages de la vraie vie et les ai fait transformer en acteurs. J’exigeais seulement qu’ils parlent, qu’ils adaptent le dialogue avec leur langue. Moi, je devais faire en sorte que ce dialogue leur semble vrai, qu’ils le ressentent intimement ». Retour au texte

18 Ibid, p. 340. « Nous sommes allés manger les “orecchiette alla lucana” chez Carlo Levi, à la villa Strhol Fern, un endroit magnifique, dans lequel il avait un atelier merveilleux, plein de tableaux. J’avais en tête cette scène quand j’ai décidé de commencer le film avec Levi déjà âgé qui contemplait les portraits de ses paysans et retrouvait son existence » (la Villa Strohl Fern se trouve dans le parc de la Villa Borghese et est aujourd’hui un des sites du Lycée Chateaubriand de Rome). Retour au texte

19 Gian Piero Brunetta, Cent’anni di cinema italiano, Vol. 2 Dal 1945 ai giorni nostri, Roma, Bari, Laterza, 1998, p. 240 : « Dans son cinéma, Rosi dévoile un intérêt dominant pour l’architecture narrative. Ses films ne sont que des variations d’une construction qui s’est diversement modifiée dans le temps : on part d’une donnée et ensuite, avec des approfondissement pluridirectionnels, on cherche à recomposer le tableau des relations entre toutes ces forces ». Retour au texte

20 F. Rosi, Io lo chiamo cinematografo, op. cit., p. 349. « Durant cette période, tu étais en train de raconter une histoire qui évoquait le cauchemar du fascisme, mais aussi le désir d’une Italie républicaine, libre et démocratique. Et tu le faisais juste au moment où le terrorisme remettait en discussion les conquêtes politiques de l’après-guerre et que la république plongeait dans sa période la plus noire, selon les mots de Sergio Zavoli ». Retour au texte

21 Ibid, p. 351. « T: Je me souviens d’une avant-première nationale du Christ s’est arrêté à Eboli, en direct du cinéma Fiamma de Rome. On projeta aussi quelques images réalisées sur le lieu de tournage, dans une vielle maison paysanne. Pendant la pause vous vous êtes tous mis à danser. [...] / R: Une sympathie toute naturelle était née entre les gens de Lucanie et moi, entre la manière dont je les faisais travailler et leur sensibilité. Ils étaient vraiment très attachés au film et à moi.[...] ». Retour au texte

22 Carlo Levi, Cristo si è fermato a Eboli, op. cit., p. 22 (je souligne). Version française, op. cit., p. 23-24 : « Moi, voyez-vous, je suis d’une famille de libéraux. Mes arrière-grands-parents ont fait de la prison sous les Bourbons. Mais le secrétaire du fascio, savez-vous qui c’est ? C’est le fils d’un brigand […]. Et le baron de Collefusco, le maître de toutes les terres alentour, le propriétaire du palais sur la place, qui est-ce ? Vous ne le connaissez pas ? Les barons de Collefusco ont été, dans l’ombre, les vrais chefs du brigandage dans cette région.» Retour au texte

23 F. Rosi, Io lo chiamo cinematografo, op. cit., p. 343 « Volonté était le seul qui puisse le faire. La combinaison des silences, des pauses, de la parole par le regard étaient des prérogatives uniques de Gian Maria ». Retour au texte

24 C. Levi, op. cit., p. 87. Version française, op. cit., p. 81 : « Ainsi le voulait l’antique coutume, qui est à la base du rapport entre les sexes. L’amour ou l’attrait sexuel est considéré par les paysans comme une force de la nature, d’une puissance telle qu’aucune volonté n’est en mesure de s’y opposer. Si un homme et une femme se trouvent ensemble à l’abri et sans témoin, rien ne peut empêcher qu’ils ne s’étreignent. Ni les résolutions prises, ni la chasteté, ni aucun autre obstacle ne peut les retenir, et si par hasard ils ne s’unissent pas effectivement, c’est comme s’ils l’avaient fait. Se trouver ensemble équivaut à faire l’amour qui ne peuvent concevoir une relation de travail entre un homme et une femme, puisque « se trouver ensemble dans une même pièce avec un homme équivaut à faire l’amour ». Retour au texte

25 L’actrice est récemment décédée, le 14 septembre 2022. Retour au texte

26 On peut citer, dans la filmographie d’Irène Papas, Électre de Michel Cacoyannis (1962), A Dream of Kings de Daniel Mann (1969), Les Troyennes de Michel Cacoyannis (1971), Iphigénie de Michel Cacoyannis (1977), et L’Odyssée de Franco Rossi (série télévisée de 1968). Retour au texte

27 F. Rosi, Io lo chiamo cinematografo, op. cit., p. 346. « Irène était parfaite, elle avait un visage merveilleux, on aurait dit qu’elle faisait partie de ces gens ». Retour au texte

28 C. Levi, op. cit., p. 91-92. Version française, op. cit., p. 86 : « Giulia était une femme grande et bien faite avec une taille mince comme une amphore, la poitrine et les flancs généreux. Elle devait avoir eu dans sa jeunesse une sorte de barbare et solennelle beauté. Le visage était maintenant ridé par les années et jaune de malaria, mais sa structure sévère gardait les traces de l’ancienne beauté, comme les murs d’un temple classique qui a perdu les marbres qui l’ornaient mais conserve intactes la forme et les proportions. Sur son grand corps majestueux, droit, respirant une force animale se dressait couverte du voile une tête petite à l’ovale allongé. Le front était haut et droit, à demi caché par une mèche de cheveux très noirs, lisses et gras, les yeux en amande noirs et opaques avaient, comme ceux des chèvres, le blanc strié de bleu ciel et de brun. Le nez était long et mince, un peu arqué. La bouche grande, aux lèvres minces et pâles avec un pli amer, s’ouvrait dans un rire méchant sur deux rangées de dents éclatantes, solides comme celles d’un loup. Ce visage avait un caractère archaïque très accentué, non à la manière de l’antiquité grecque ou romaine, mais d’une antiquité plus mystérieuse et plus cruelle, née sur cette terre même, pure de tout échange et de toute influence humaine, liée à la glèbe et aux éternelles divinités animales. Une sensualité froide, une obscure ironie, une cruauté instinctive, une dureté imperméable, et une passivité pleine de pouvoir, lui composaient une expression à la fois sévère, intelligente et mauvaise. » Retour au texte

29 Giovanni Verga, La Lupa, Vita dei campi, Milano, I Meridiani, Mondadori, p. 1990, p. 197. Version française (La Louve et autres récits de Sicile, Paris, Folio, 2018, traduction de Gérard Luciani), p. 11 : « Elle était grande, maigre, elle avait seulement une poitrine ferme de brune et pourtant elle n’était plus jeune ; elle était pâle comme si elle avait la malaria, et sur cette pâleur deux yeux grands et des lèvres fraîches et rouges, comme si elles vous mangeaient. Au village, on l’appelait la Louve parce qu’elle n’était jamais rassasiée – de rien. Les femmes se signaient quand elles la voyaient passer, seule comme une mauvaise chienne, avec cette allure incertaine et soupçonneuse de la louve affamée : elle dévorait leurs fils et leurs maris en un clin d’œil avec ses lèvres rouges, et les entraînait derrière ses jupes rien qu’en les regardant de ces yeux de démon, quand bien même ils auraient été devant l’autel de sainte Agrippine. Heureusement la Louve ne venait jamais à l’église, ni à Pâques, ni à Noël, ni pour entendre la messe, ni pour se confesser – le père Ange de Sainte-Marie de Jésus, un vrai serviteur de Dieu, avait perdu son âme pour elle. » Retour au texte

30 C. Levi, op. cit., p. 136. Version française, op. cit., p. 126 : « Un portrait soustrait quelque chose au sujet, une image, et grâce à cela le peintre acquiert un pouvoir absolu sur la personne qui a posé pour lui. » Retour au texte

31 C’est ce Rocco qui aurait inspiré à Luchino Visconti le nom du protagoniste de son film. Retour au texte

32 Cet article est issu de l’intervention à la journée d’études « Le cinéma de Francesco Rosi. Un regard sur l’Italie du XXe siècle : Histoire, politique et société », organisée par Philippe Foro et Philippe Ragel, avec l’équipe ELH du laboratoire PLH de l’Université Toulouse-Jean Jaurès, et en collaboration avec la Cinémathèque de Toulouse, le 8 novembre 2022. Dans les notes on peut lire la version française des textes cités. Si le traducteur ou la traductrice ne sont pas mentionnés, il faut considérer que la traduction est de l’autrice de cet article. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Antonella Capra, « De la page aux images », Line@editoriale [En ligne], 14 | 2022, mis en ligne le 02 février 2024, consulté le 29 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lineaeditoriale/1906

Auteur

Antonella Capra

Il Laboratorio (EA4590)

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