Résumés

À partir d’un essai de Thomas Mann sur l’articulation entre le néoplatonisme de Michel-Ange et la perception que l’artiste a de son corps vieillissant, l’article revient sur des textes où s’affirme un puissant érotisme sénile qui, de fait, conduit Michel-Ange à l’aveu d’une incapacité fondamentale à renoncer au désir. Cet échec invite à un rapprochement avec l’impossible conversion de Pétrarque qui s’avoue lui aussi incapable de « borner son désir » dans le Secretum. Dès lors, la poésie de Michel-Ange qui, traditionnellement échappe en partie au pétrarquisme, tant par le choix d’une langue contaminée par des florentinismes que par une admiration ostensible pour Dante, renoue alors avec l’essence de la poésie pétrarquienne.

Based on an essay by Thomas Mann on the link between Michelangelo's Neoplatonism and the artist's perception of his ageing body, the article returns to texts in which a powerful senile eroticism is asserted, leading Michelangelo to confess a fundamental inability to renounce desire. This failure invites a comparison with the impossible conversion of Petrarch, who also confesses his inability to “limit his desire” in the Secretum. From then on, Michelangelo's poetry, which traditionally escapes Petrarchanism in part, as much by the choice of a language contaminated by Florentineisms as by an ostensible admiration for Dante, thus reconnects with the essence of Petrarchan poetry.

Texte

p. 1-14

Dans un petit essai paru à Zurich en 1950 et intitulé Michelangelo in seinen Dichtungen [Michel-Ange en ses poésies], puis republié sous le titre Die erotik Michelangelo’s1, Thomas Mann – se fondant sur une nouvelle traduction, bilingue2 et en vers rimés, des Poèmes, de l’italien en allemand par un certain Hans Muhlenstein3 – livrait une analyse tout à fait stimulante de l’extrême sensualité de l’artiste toujours sous l’emprise d’Amour « bien au-delà de la limite d’âge séante »4.

À plusieurs reprises d’ailleurs, l’essai de Mann revient sur l’âge de Michel-Ange dont « l’érotisme […] semble reposer sur le principe de la polarité de la beauté et de la disgracieuse vieillesse », de sorte que, toujours selon lui, chez Michel-Ange

[…] l’amour existe et n’a rien à attendre qu’« un peu de pitié, de bonté, de miséricorde ». Effectivement, la plupart de ses poèmes d’amour furent écrits sur le tard. Il en écrivait encore jusqu’à plus de soixante-dix ans, et il y exprime, à plusieurs reprises, l’idée qu’à la laideur de son âge, il est donné mission de rehausser encore la beauté de l’objet élu 5.

La laideur, la vieillesse, l’encombrement du corps sont assurément quelques-uns des motifs récurrents de la poésie de Michel-Ange. Dans le même temps, la permanence d’une passion, parfois extrêmement érotique, invite, en effet, comme l’a proposé Mann, à s’interroger sur ce que nous appellerons plus explicitement son « érotisme sénile ».

La poésie de Michel-Ange est l’une des facettes de l’artiste complet que l’on sait. Vasari, dans ses Vies, souligne que

[…] l’intention de cet homme singulier était tout entière dans la peinture d’une composition parfaite et excellemment proportionnée du corps humain dans ses diverses attitudes, mais aussi en outre les affections des passions et le contentement de l’esprit, parties pour lesquelles il lui a suffi d’être supérieur à tous ses prédécesseurs. Il a montré le chemin de la grande manière, et des nus, et de tout ce qui relève de la difficulté du dessin. Bref, il a ouvert la voie à l’aisance de cet art dans ce qui fut son principal objet, le corps humain, et […] il a visé à cela seulement »6.

Dans cette excellence de la peinture des corps, ceux des hommes et des femmes âgés ne font pas exception. S’il est une caractéristique saisissante de leurs corps, c’est la singularité avec laquelle Michel-Ange les a peints puissants voire érotiques.

Parmi les exemples les plus célèbres, il y a naturellement le Dieu du plafond de la chapelle Sixtine avec sa grande barbe de vieillard, vu à la fois de face et de dos, mais un dieu tourbillonnant, dynamique et démiurgique.

Ailleurs, dans la première travée de la voûte, L’ivresse de Noé peint un vieil homme assoupi au corps bien plus flasque que ses fils mais Michel-Ange a mis en relief les sexes des quatre hommes, qui tous ne devraient anatomiquement pas être visibles, pour unir les personnages dans une virilité commune ; et Noé, parce qu’il est ivre et nu, incarne seul la faiblesse de la chair. Sans doute retiendra-t-on aussi le très beau Moïse réalisé pour le tombeau de Jules II ; car si la barbe du prophète illustre la sagesse du vieil homme, la musculature de ses bras ou de ses mollets en fait un Hercule.

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Et en effet c’est bien de cela qu’il s’agit ; à savoir de renouer avec une tradition antique qui ne stigmatise pas la vieillesse comme un âge étranger aux manigances d’Éros. Loin s’en faut. Il nous suffira de rappeler ici les ardeurs insatiables du père de tous les dieux qui use le plus souvent de stratégies métamorphiques pour assouvir ses passions incessantes, ou les figures bibliques comme celle des vieillards lubriques dont Suzanne, la vertueuse épouse de Joachim, subit les avances pressantes, épisodes dont les peintres retiennent avant tout l’occasion de dénuder les superbes jeunes femmes mises en scène.

On pourrait enfin convoquer à loisir le théâtre, et notamment le théâtre comique de la Renaissance – songeons simplement à une pièce aussi célèbre que La Mandragore de Machiavel –, qui se repaît de cette tradition antique. L’image du vieillard concupiscent, toujours en quête d’une jeune épouse, a fait flores partout en Europe. Constatons alors que la propension à une lubricité sénile est un fait masculin tandis que la tradition associe la vieillesse des femmes avant tout à leur laideur7. Michel-Ange lui-même n’échappe pas au très conventionnel vituperium vetulae dans une pièce célèbre de ses poèmes, celle des stances 688.

De ce point de vue donc il semble suivre l’usage, y compris si l’on songe à la sibylle de Cumes dont seul le visage laisse encore croire que c’est une femme âgée. Ses bras dénudés, en revanche, trahissent une puissance musculaire qui n’a pas grand’ chose de féminin ; et encore moins de sénile.

Cela dit, Michel-Ange n’aspire aucunement à la dérision de cette sibylle : il associe simplement à sa vieillesse la monstruosité canonique d’un corps dénué de féminité. On a beaucoup écrit sur les modèles masculins dont se serait inspiré l’artiste pour tenter d’expliquer cette difformité ; mais il suffit de jeter un regard sur la jeune et belle sibylle de Delphes pour s’assurer, si besoin était, que Michel-Ange pouvait peindre un jeune personnage féminin monumental sans le rendre viril.

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Après cette rapide excursion dans la peinture et la sculpture, revenons-en à l’érotisme sénile, masculin, dans la production poétique du Toscan. Dans ses poèmes, Michel-Ange s’attache méticuleusement à la figure d’un vieillard : celle de Michel-Ange.

Il s’affuble en effet des attributs topiques de la sénilité : la froideur du corps (« le froid vieillard »9, 25, v. 11 ; « la froide période de l’âge moins vert »10, 142) puisque les théories médicales estimaient chez les personnes âgées une diminution de leurs humeurs ; l’infirmité (« la chair sans fermeté »11, 102, v. 12 ; « mes membres meurtris »12 242, v. 12) et la fatigue (« stanco », 232, 253, 254, 268 et 272 ; « lasse dépouille »13, 161 ; « debile vecchio », 175, v. 15 ; « frêle dépouille »14, 192) ; la laideur (« brutto », 121, v. 15 et 255) déclinée en claudication (« boiteux »15, 89, v. 4 ; « zoppo e nudo », 175) et difformité (237) ; la blancheur des cheveux (« col capo bianco », 23 et 263) ; la sécheresse et la dureté de la peau, tantôt mue de serpent (« vecchio serpe », 33, v. 7), tantôt écorce (« cruda e dura scorza », 152 ; « secca è già la scorza », 158), tantôt bois sec (« un legno secco », 176). Bref, Michel-Ange est impitoyable avec cet autoportrait de vieillard.

Or, comme on l’a vu, il n’y a pas incompatibilité entre sénilité et érotisme. Tout le recueil de Michel-Ange, qui s’étend grosso modo des années 1503-1504 aux années 1560, est continûment traversé par la présence d’un Amour dont le poète ne sait se départir. Dès les premiers textes du recueil, ceux des années 1525, quand Michel-Ange a tout juste cinquante ans, la perception qu’il a de lui-même, de son propre corps toujours sous l’emprise du désir, le conduit à mettre en scène un vieil homme aux prises avec le facétieux petit dieu à l’arc. Voyons par exemple, le sonnet 2316 :

J’ai été mille fois, il y a longtemps déjà,
Et blessé et tué, et vaincu et brisé
Par toi, ma faute, et ore, avec ma tête blanche,
Je vais encore croire à tes sottes promesses ?

Que de fois tu as lié et que de fois défait
Mes pauvres membres las, et tant piqué mon flanc
Que c’est à peine si je peux rentrer en moi,
En inondant mon sein de tout un flot de larmes !

De toi, Amour, me plains, avec toi je discours,
Mais de tes flatteries libéré : à quoi bon
Prendre ton arc cruel, et décocher en vain ?

À la scie ou au ver, d’offrir un bois brûlé
C’est grande honte au vrai, ou de courir après
Qui perd et a figé souplesse et mouvement.

Dans ce sonnet, il est manifeste que Michel-Ange se décrit comme un vieil homme chenu, fourbu, usé, mais aussi éprouvé par mille passions amoureuses et susceptible donc d’être plus avisé face aux attaques du dieu à l’arc. Mais les formules interrogatives et exclamatives attestent de l’émotion d’un homme qui se sait déjà frappé à nouveau par les traits d’Éros. S’il tire de son expérience quelque certitude, c’est bien celle de se savoir impuissant devant Amour et tout le texte vise d’abord à éviter qu’une flèche ne lui soit décochée. Cette tension amoureuse est une basse continue dans la mélodie du discours poétique de Michel-Ange et elle s’accroît encore avec la rencontre du jeune Tommaso Cavalieri.

Une partie conséquente17 du recueil met en scène les amours du poète pour ce noble jeune homme que Michel-Ange rencontre à Rome à la fin de 1532. Les attraits de Cavalieri, dont sa jeunesse et sa beauté, rendent encore plus aiguës la vieillesse et la laideur d’un Michel-Ange qui touche à la soixantaine. Sans doute trouve-t-il une issue dans l’éducation ficinienne qu’il a reçue auprès des Médicis, et le discours néoplatonicien qu’elle porte.

Dans la lecture de Thomas Mann, le néoplatonisme de Michel-Ange est la principale clé interprétative des textes. Sans doute Mann a-t-il raison de mettre en avant le phénomène platonicien d’interprétation non seulement de l’amour, mais aussi du Beau que vient en outre corroborer soudain une écriture plus policée, plus élégante, notamment avec la forme récurrente de superbes sonnets parfaitement achevés. On connaît d’ailleurs de multiples réécritures de certains de ces textes18, qui prouvent le soin du poète. Dans plusieurs de ces pièces sévit l’impitoyable archer (« Ahi ! crudele arcier » 74, v. 5 ; « flèche enflammée »19 77, v. 4 ; etc.) mais Cavalieri est aussi décrit comme « un angel » (80, v. 6) et l’on assiste effectivement à une évocation d’un Éros qui sublime l’amant, qui lui montre le Ciel par la parfaite beauté de son être :

Je vois mon cher seigneur, dedans ton beau visage,
Ce qui se peut bien mal décrire en cette vie :
Mon âme encor vêtue de sa chair, plusieurs fois
Est grâce à lui déjà montée jusques à Dieu20.

Il semble que persiste, que sourde au moins chez Michel-Ange, une ambiguïté, qui est celle du corps. Dès le premier sonnet de la série des textes pour Cavalieri, « longuement retravaillé au cours des premiers mois de 1533 »21, le dernier tercet s’ouvre sur les « per sempre […] indegne e pronte braccia », sur les bras indignes du poète et prompts à accueillir l’aimé. Ce même texte est d’ailleurs à rapprocher d’une lettre envoyée à Cavalieri le 28 juillet 1533, assez enflammée, où Michel-Ange souligne le « grandissimo amor » qu’il lui porte « comme mon regard vous l’a montré »22.

Il est en effet établi que le néoplatonisme de Michel-Ange ne se résolvait pas, comme chez l’un de ses grands modèles que fut Pétrarque, en une écriture destinée à l’intime épanchement de la passion. Cavalieri était non seulement au courant des sentiments qu’il suscitait chez Michel-Ange, mais ce dernier lui adressa une certaine quantité de lettres explicites accompagnées à l’occasion de dessins. C’est le cas par exemple du sonnet 79 qui fait allusion à ce présent (« donandoti turpissime pitture », v. 13) qui, selon Girardi23 étaient « trois dessins de sujet mythologique (Le Rapt de Ganymède, le Tityos et La Chute de Phaeton) ». L’adjectif « turpissime » (« très honteuses » voire « très obscènes ») n’est pas dépourvu d’un érotisme ardent comme l’est le sujet du rapt de Ganymède qui met précisément en jeu un très beau jeune homme et le vénérable Zeus bientôt transformé en aigle.

Mais sans doute notre poète touche-t-on au paroxysme de l’érotisme dans l’une des dernières compositions écrites pour Cavalieri lorsque, précisément, Michel-Ange met en exergue les corps des deux hommes, dont l’un, celui de Michel-Ange, devient l’enveloppe de l’autre. C’est le sonnet 94 :

Plein de pitié pour l’autre et pour lui sans pitié
Naît un vil animal qui, en peine et douleur,
Revêt la main d’autrui et de sa peau s’extirpe,
Et il n’est, dira-t-on, bien né que pour mourir.

Ainsi puisse vouloir mon destin que j’habille
De ma peau morte celle en vie de mon seigneur
Comme fait le serpent qui mue sur le rocher,
Car je pourrais changer par ma mort mon état.

Ou si pouvait au moins mon hirsute enveloppe
Avec ses poils tissés lui faire une tunique
Qui par bonheur vendrait enserrer son beau sein,

Car je l’aurais à moi tout le jour ; ou les mules
Qui lui servent de socle autant que de soutien
Car j’en aurais ainsi au moins en moi deux onces24.

Dans ce sonnet splendide, le poète se dépèce à proprement parler pour, de sa peau, devenir un gant qui enserre la main du bien-aimé, de ses poils tressés tisser une tunique qui enveloppe le corps du jeune ou, à défaut, être au moins les mules où il glissera ses pieds, pour porter ne fût-ce qu’une infime partie de ce corps chéri.

D’un côté, la peau de Michel-Ange offerte jusqu’à sa plus modeste partie que sont ses poils ; de l’autre, la main, la peau, le sein et les pieds du jeune homme, avec toute la force érotique qu’ils dégagent. On se convaincra alors que lorsque l’âme ne parvient pas à s’abstraire du corps, lorsque ce dernier devient trop puissant, alors seul le discours parvient à épancher le désir. Ici Michel-Ange est bien moins pétrarquiste que pétrarquien, car comme le poète du Trecento l’avouait à la toute fin du Secretum, « desiderium frenare non vale[t] ».

La série de poèmes pour Tommaso Cavalieri court encore un peu, puis partir de cette expérience douloureuse, la poésie de Michel-Ange se modifie profondément. Un petit tercet semble servir de transition25 car la poésie se détourne ensuite de Cavalieri pour célébrer la très vertueuse princesse Vittoria Colonna dès le madrigal 111.

Que trouve-t-on encore et que ne trouve-t-on plus désormais ? Éros gambade encore ici ou là avec son arc bandé, et tout boiteux ; car le « zoppo Amore » n’a plus guère d’écho que dans le cœur de Michel-Ange vers lequel se tend toujours son arc (« Amour tendit très vite/ son arc, se souvenant/ que son coup n’est jamais vain dedans un cœur noble »26 142, v. 4-6).

L’ennemi se fait confident peu à peu (« Amour, je te l’avoue :/ je jalouse les morts »27 161, v. 11-12) quand l’emporte définitivement le désir de la mort.

La longue série pour Vittoria Colonna se conclut. Et Michel-Ange alors s’adresse au petit dieu qui seul n’a pas vieilli dans le madrigal 175 :

Elle n’est pas guérie, Amour, la plus petite
De mes anciennes plaies dues à tes traits dorés,
Qu’à mon esprit lucide
Tu annonces des maux pires que ceux passés.
Si les vieux tu épargnes,
Si tu laisses en paix les morts, je survivrai.
Si tu joins l’arc aux ailes
Contre moi, boiteux, nu,
Si tu prends pour enseigne
Ces yeux qui plus me tuent que tes dards les plus âpres,
Qui donc me secourra ?
Pas un heaume, un écu
Mais cette marque seule
D’honneur si suis vaincu, de honte si tu frappes.
Faible vieillard, ma fuite
Est lente et difficile, où mon salut se trouve ;
Qui peut vaincre en fuyant doit quitter la bataille28.

Lorsqu’il écrit ce texte, Michel-Ange a près de soixante-dix ans. Il est désormais bel et bien ce vieil homme qu’il décrit, mais qui redoute encore et toujours les coups d’Amour, qu’il supplie en somme de l’épargner. Pourtant, le ton est plus conventionnel, plus convenu. La métaphore du combat amoureux est l’une des plus banales de la poésie pétrarquiste, puisée d’ailleurs à Pétrarque lui-même qui la met en scène dès le sonnet II (« dans le plus grand secret Amour reprit son arc »29 v. 3) et surtout le sonnet III (« Car Amour me trouva tout à fait désarmé / […] / Aussi, je le crois bien, n’eut-il aucun honneur/ À me blesser d’un trait, moi dans un tel état, / Tandis qu’à vous, armée, il ne montrait son arc »30, v. 9 et 12-14).

C’est que la rencontre avec Vittoria Colonna permet un épanouissement plus classique du discours amoureux. Dans cette partie du recueil, on retrouve les éléments qui ont conduit Thomas Mann à son analyse, et notamment « l’idée qu’à la laideur de son âge, il est donné mission de rehausser encore la beauté de l’objet élu », qui est justement le sujet du madrigal 172. Encore que cette pièce, qui n’est pas explicitement adressée à la princesse Colonna pourrait, par le jeu des miroirs qu’elle met en œuvre, signifier un échange entre artiste et art (qui est un substantif féminin en italien). Bref, dans ces textes, on a bien l’opposition entre l’âme et le corps, qui l’emprisonne, l’enserre, l’étouffe, un corps devenu de surcroît vieux et laid, douloureux et courbatu dont le poète aspire à se dépouiller.

Pourtant, il lui reste encore près de vingt années à vivre. En 1544, Michel-Ange consacre près de cinquante textes – de 179 à 228 – à la mort du jeune neveu de l’un de ses amis romains, puis en revient à Vittoria Colonna lorsqu’elle meurt à son tour, en 1547. Dès lors l’autoportrait qu’il offre souligne du poète l’exaspération de sa laideur, de sa vieillesse, jusqu’au dégoût qu’il s’inspire dans le célèbre capitolo 267. De sénile, son corps devient répugnant. Michel-Ange multiplie les allusions humiliantes et basses et ne cesse d’invoquer la mort comme issue enfin salvatrice à sa souffrance (« si la mort peut guérir les maux de la misère »)31.

L’essai de Thomas Mann est avant tout une impression, spontanée, que l’écrivain ressent à la lecture de la traduction des Poèmes de Michel-Ange faite par Muhlenstein ; le nom de ce dernier ouvre d’ailleurs le texte de Mann, comme pour à la fois lui rendre hommage mais aussi souligner qu’il est le filtre à travers lequel il faut lire l’essai. Le fait par ailleurs que Muhlenstein ait choisi de traduire en vers rimés conduit à une interprétation assez libre de certaines tournures ; et l’on peut donner par exemple la dernière citation de Mann, « Warum mit Puppen-Meissen sich so placken/ Wenn ich wie der, der’s Meer durchschwamm, zuletzt/ Ersaufen soll im faulen Sumpf der Bracken ? », assez éloignée, dans son expression finale, de l’italien « che passò ’l mar e poi affogò ne’ mocci » où les « crachats » (« mocci ») sont rendus par l’expression « le marais stagnant des saletés »32, traduction assez éloignée de l’italien et forcée sans doute pour la rime « placken »/« Bracken ».

Dès lors, l’« impression » que Mann se forge à la lecture du texte ne vise pas à une analyse critique approfondie puisque lui-même avoue « Je ne sais rien de Tommaso Cavalieri […]. Les érudits sont peut-être renseignés sur son compte »33.

Il ne s’agit pas au demeurant ici d’utiliser exclusivement les recherches les mieux informées sur les relations entre Michel-Ange et Cavalieri pour réduire le néoplatonisme mis en avant par Mann aux seuls poèmes adressés à Vittoria Colonna. Loin s’en faut. Mais il nous paraît capital de ne pas mettre sur un même plan les textes des deux périodes.

Dans la première, les élégants sonnets composés pour Cavalieri soulignent l’érotisme d’un homme vieillissant qui résiste mal aux attraits de la beauté de son inspirateur. La sensualité est exacerbée, la passion saisissante, la douleur charnelle.

Dans la seconde, le platonisme ficinien semble sortir vainqueur des atermoiements encore sensibles auparavant.

La comparaison entre Michel-Ange et Pétrarque prend sa consistance dans l’impossibilité fondamentale de Michel-Ange à véritablement obtenir le salut auquel il dit aspirer. Chez Pétrarque, cet échec – qu’on peut lire finalement dans les derniers de ses textes comme des appels réitérés à Dieu pour qu’il le sauve, ce qui précisément semble ne jamais advenir et entretient du coup la réitération des prières – est pour l’essentiel imputable à une quête effrénée de gloire.

C’est ce qui ressort, on l’a dit, de son dialogue avec Augustin dans le Secretum. Chez Michel-Ange, il y a ce même cri final, ces mêmes prières tournées vers le Christ, le Dieu incarné qui a souffert dans sa chair. C’est vers lui, naturellement, que se tourne le pécheur tout en constatant son propre échec : car « Je n’ai pas en moi », écrit-il, « les forces nécessaires/pour que changent mes vie, amour, mœurs ou destin »34 (293, v. 5-6).

Cet aveu d’impuissance est aussi le signe des limites du néoplatonisme de Michel-Ange, vers lequel il aspire sans jamais s’affranchir définitivement d’un érotisme concupiscent dont il ne parvient pas à libérer son corps. Ici, la comparaison avec l’échec de la conversion de Pétrarque rapproche fondamentalement les Rimes de Michel-Ange du Canzoniere. Et si son écriture, la plus toscane, la plus dantesque peut-être de ceux de sa génération fait de lui un pétrarquiste singulier, la crise insoluble qui nourrit sa poésie en fait aussi l’un des poètes les plus pétrarquiens.

Notes

1 Nos références à ce texte suivent la 3e édition, celle de 1974 : Thomas Mann, Gesammelte Werke in dreizehn Bânden, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, vol. IX, p. 783-793. Retour au texte

2 « […] die Übersetzung rechts neben dem Original » (Op. cit., p. 783). Retour au texte

3 Tombé, semble-t-il, dans l’oubli Hans Muhlenstein aurait traduit les poèmes de Michel-Ange dans une série intitulée L’incomparable poésie de la Renaissance [Die unvergängeliche Dichtung der Renaissance, Celerina, Quos Ego Verlag], ainsi que, nous dit Mann, des « Fragmenten der Göttlichen Komödie » dantesque. Il ne nous a pas été possible de trouver l’édition à laquelle fait référence Mann pour les poèmes traduits de Michel-Ange mais quelques-uns des exemples qu’il cite nous permettent de noter que Mulhenstein a choisi une traduction en vers rimés qui n’est pas sans poser de nombreuses difficultés exégétiques. Retour au texte

4 Nos traductions en français sont tirées de Thomas Mann, L’artiste et la société, trad. de Louise Servicen, Paris, Grasset, 1973, p. 260-269. Retour au texte

5 Op. cit., p. 265. Retour au texte

6 « L’intenzione di questo uomo singulare non ha voluto entrare in dipingere altro che la perfetta e proporzionatissima composizione del corpo umano ed in diversissime attitudini ; non sol questo, ma insieme gli affetti delle passioni e contentezza dell’animo, bastandogli satisfare in quella parte nel che è stato superiori a tutti i suoi artefici, e mostrare la via della gran maniera, e degli ignudi, e quanto e’ sappia nelle difficultà del disegno, e finalmente ha aperto la via alla facilità in questa arte nel pricipale suo intento, che è il corpo umano, ed attendendo a questo fin solo, ha lassato da pate le vaghezze de’ colori, i capricci, e le nuove fantasie di certe minuzie e delicatezze che da molti altri pittori non sono interamente, e forse non sanza qualche ragione, state neglette », Giorgio Vasari, Vite de’ più eccellenti pittori, scultori e architetti…, publié à Florence en 1550. Dans cette première biographie d’artistes qui remonte à Cimabue, comme on le sait, seul Michel-Ange est encore vivant lorsque l’ouvrage paraît. Retour au texte

7 Voir Jean-Luc Nardone, « Les canons de la laideur : portrait des muses des antipétrarquistes, in Dérision et démythification dans la culture italienne, actes du colloque organisé les 6 et 7 novembre 2001 à Lyon, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2003, p. 27-40. Retour au texte

8 «  À ses côtés, une grand vieille oisive/ allaite et materne l’horrible brute/ […]/ Pâle et livide, sur son sein pesant,/ elle porte le chiffre de son seul seigneur:/le mal d’autrui l’enfle, le bien l’amaigrit,/ manger sans répit ne la rassasie ;/ ses ravages n’ont limites, ni fin,/ elle hait autrui et ne s’aime point ;/ de pierre est son cœur et de fer ses bras,/ montagnes et mers son ventre engloutit » (68, v. 25-26 et 33-40), in Michel-Ange, Poésies/Rime, trad. de A.-Ch. Fiorato, Paris, Les Belles Lettres, 2004. Retour au texte

9 « il freddo vecchio ».  Retour au texte

10 « il freddo tempo dell’età men verde ». Retour au texte

11 « la carn’inferma ». Retour au texte

12 « le mie afflitte membra ». Retour au texte

13 « stanca spoglia ». Retour au texte

14 « fragile spoglia ». Retour au texte

15 « zoppo ». Retour au texte

16 Mais nous pourrions tout aussi bien nous servir des pièces 22 à 30. « I’ fu’, già son molt’anni, mille volte/ ferito e morto, non che vinto e stanco/ da tte, mie colpa ; e or col capo bianco/ riprenderò le tuo promesse stolte ?// Quante volte ha’ legate e quante sciolte/ le triste membra, e ssì spronato il fianco,/ c’appena posso ritornar meco, anco/ bagnando il petto con lacrime molte !// Di te mi dolgo, Amor, con te parlo,/ sciolto da’ tuo lusinghi : a che bisogna/ prender l’arco crudel, tirare a voto ?// Al legno incenerato sega o tarlo,/ o dietro a un correndo, è gran vergogna,/ c’ha perso e ferma ogni destrezza e moto » [Nous traduisons ici et partout, comme à notre habitude, les hendécasyllabes italiens par des alexandrins et les heptasyllabes par des hexamètres]. Retour au texte

17 Grosso modo, du sonnet 72 au madrigal 109. Rappelons pour mémoire que Michel-Ange n’a pas publié, et donc pas ordonné, ses poèmes. Il s’agit de l’opération de son neveu Michel-Ange le Jeune. Cela dit, la critique suit généralement cet ordre devenu canonique et dans l’ensemble chronologique. Retour au texte

18 Il y a par exemple six moutures du sonnet 76, dix du sonnet 81. Retour au texte

19 « acceso strale ». Retour au texte

20 Sonnet 83, v. 1-4 : « Veggio nel tuo bel viso, signor mio,/ quel che narrar mal puossi in questa vita:/ l’anima, della carne ancor vestita,/ con esso è già più volte ascesa a Dio » [Nous traduisons]. Retour au texte

21 « Composto attraverso una lunga elaborazione nei primi mesi del 1533 », écrit Matteo Residori dans son édition : Michelangelo, Rime, Milano, Classici Mondadori, 1998, p. 133. Notons que ce volume est pour nous l’édition de référence du texte italien et qu’il reproduit d’ailleurs en annexe une traduction italienne de l’essai de Thomas Mann. Retour au texte

22 « come per gli ochi mia vi dimostravo » in note de M. Residori, Op. cit., p. 133. Retour au texte

23 Cité in M. Residori, p. 142. Retour au texte

24 « D’altrui pietoso e sol di sé spietato/ nasce un vil bruto, che con pena e doglia/ l’altrui man veste e la suo scorza spoglia/ e sol per morte si può dir ben nato.// Così volesse al mie signor mie fato/ vestir suo viva di mie morta spoglia,/ che, come serpe al sasso si discioglia,/ pur per morte potria cangiar mie stato.// O fussi sol la mie l’irsuta pelle/ che, de suo pel contesta, fa tal gonna/ che con ventura stringe sì bel seno,// ch’i l’are’ pure il giorno ; o le piannelle/ che fanno a quel di lor basa e colonna,/ ch’i’ pur ne porterei du’ oncie almeno » [Nous traduisons]. Retour au texte

25 La pièce 110. Sur l’organisation du recueil, voir supra note 18. Peu importe en réalité que ce tercet ait été placé ici par le neveu de Michel-Ange ou non. Ce choix conforte de facto le sentiment d’une coupure nécessaire entre les poèmes pour Cavalieri et ceux pour Vittoria Colonna ; car c’est cela qui doit retenir l’attention du lecteur. Retour au texte

26 « l’arco subito torse/ Amore, che si rammenta/ che ’n gentil cor ma’ suo colpo non perde » [Nous traduisons]. Retour au texte

27 « Amore, a te nol celo/ ch’i’ porto invidia a’ morti » [Nous traduisons]. Retour au texte

28 « No’ salda, Amor, de’ tuo dorati strali/ fra le mie vecchie ancor la minor piaga,/ che la mente presaga/ del mal passato a peggio mi traporti./ Se ne’ vecchi men vali,/ campar dovria, se non fa’ guerra a’ morti./ S’a l’arco l’alie porti/ contra me zoppo e nudo,/ con gli occhi per insegna,/ c’ancidon più ch’e’ tuo più feri dardi,/ chi fia che mi conforti ?/ Elmo non già né scudo,/ ma sol quel che mi segna/ d’onor, perdendo, e biasmo a te, se m’ardi./ Debile vecchio, è tardi/ la fuga e lenta, ov’è posto ‘l mie scampo ;/ e chi vince a fuggir, non resti in campo » [Nous traduisons]. Retour au texte

29 « celatamente Amor l’arco riprese ». Retour au texte

30 « Trovommi Amor del tutto disarmato / […] / Però al mio parer non li fu honore / ferir me de saetta in quello stato, / a voi armata non mostrar pur l’arco » [Notre traduction in Pétrarque, Amour en regards. Trente poèmes du Canzoniere, traduit de l’italien et présentés par J. Malherbe-Galy et J.-L. Nardone, Nantes, Séquences, 2005]. Retour au texte

31 « se-lla miseria medica la morte », 269, v. 11. Retour au texte

32 On notera d’ailleurs que la traductrice de l’essai de Thomas Mann en français a bien senti cet excès rhétorique et choisit finalement de ne pas traduire l’intégralité de l’expression avec « Ah pourquoi tant peiner pour sculpter des pantins/ si, pareil au nageur qui traversa les mers, / je dois sombrer dans les marais stagnants » (Op. cit., p. 269). Retour au texte

33 Op. cit., p. 264. Retour au texte

34 « Né propie forze ho, c’al bisogno sieno/ per cangiar vita, amor, costume o sorte ». Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Luc Nardone, « Michel-Ange pétrarquien », Line@editoriale [En ligne], 14 | 2022, mis en ligne le 02 février 2024, consulté le 26 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lineaeditoriale/1587

Auteur

Jean-Luc Nardone

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