Dictionnaires plurilingues et traduction

Introduction au dossier

Introduzione alla rubrica « Vocabolari plurilingui dei secoli XV-XVIII ». Genealogia del progetto di studi.

Introduction to the section « Multilingual vocabularies of the XV-XVIII centuries ». Genealogy of the studies project.

Introduction à la rubrique “Dictionnaires plurilingues des XV-XVIIIe siècles”. Généalogie du projet d’études.

Texte

Le dossier qui s’intitule Vocabolari plurilingui dei sec. XV-XVIII est le fruit de la lente maturation d’une idée assez ancienne lorsqu’en 2007, il y a plus de dix ans, nous avions été confrontés à la traduction d’un guide de pèlerinage, Il Viaggio da Venezia al santo sepulcro1, dont la première édition date de 1518 et qui avait connu une fortune assez extraordinaire avec ses quelque dix-neuf éditions pour le seul XVIe siècle. En regardant de plus près l’histoire de ce texte, il était apparu qu’il était une réécriture d’un guide assez peu célèbre paru à Bologne en 1500, lequel à son tour était en réalité la traduction d’un très beau guide allemand, ou plutôt bavarois, rédigé par un aristocrate de Nuremberg, un certain Gabriel Muffel, en 1467, et richement illustré.

Or, et ce n’est pas le moindre des rebondissements de cette affaire, C.D.M. Cossar2, qui a fait l’édition critique de l’unique exemplaire du manuscrit de Muffel3, a montré que le texte allemand était lui-même une traduction d’un texte italien du XVe siècle, extrêmement répandu, le Libro d’Oltramare du Florentin Niccolò da Poggibonsi, dont on a dénombré pas moins de soixante-deux éditions. Mais – et c’est ici que l’histoire tortueuse de la généalogie du Viaggio da Venezia al santo sepulcro intéresse notre dossier sur les dictionnaires –, la traduction en bavarois du récit de Poggibonsi en était à ce point éloignée que ni l’auteur bolonais de la traduction de 1500, ni celui du Viaggio da Venezia ne l’avait reconnu dans sa version allemande.

Il faut dire que Muffel avait adapté au goût allemand le texte de Poggibonsi, transformant « le vin grec produit à Pise » en « vin guelfe de Passau » ou ailleurs « une grande église comme la cathédrale de Sienne » en « une église grosse comme un évêché », gommant ainsi toutes les mentions trop italiennes. Hormis cela, le guide allemand était assez fidèle au texte de Poggibonsi, tandis que sa traduction parue à Bologne en 1500, en revanche, en était une sorte de dilation merveilleuse. Qu’on juge plutôt : là où le Bavarois mentionnait (folio 101r) der schiff und galeen, le Bolonais traduisait (chapitre CLXIII) ces deux mots par « choche, spinaze, galee, saetine, brighentini, barchi e altri legni » et, plus loin, les cinq variétés de pierres précieuses du trésor de Pharaon s’hypertrophiaient en une liste de pas moins de vingt-trois gemmes dans le texte bolonais.

À cela, certes, s’ajoutaient nombre d’erreurs d’interprétation, des approximations, des inexactitudes4 qui justifièrent peut-être que ce guide eût fort peu de succès et qu’on le réinventât à Venise en 1518. Mais à y regarder de plus près, cette emphatique traduction bolonaise n’était sans doute pas imputable à son seul auteur. Car était publié à Bologne en 1479 le tout premier dictionnaire allemand/italien au titre un peu long mais explicite : Solenissimo vochabuolista e utilissimo a imparare legere per queli che desiderase senza andare aschola como earesani e done. Anchora puo imparare todescho elitalian eltodescho puo im parare talian…5 Ce petit ouvrage pour ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas aller à l’école (les artisans et les femmes) est un dictionnaire bilingue au titre fort intéressant en cela qu’il vise explicitement un public précis, ciblé, désigné et qu’il n’aspire donc aucunement à dispenser une forme de savoir érudit voire intellectuel. Tout au contraire, il se présente comme une alternative à l’institution scolaire.

Nous n’avons pas encore pu voir ce dictionnaire dont l’unique exemplaire italien, conservé à la Marciana à Venise, n’est pas numérisé mais il y a fort à parier qu’il suive le modèle, très répandu au XVIe siècle, de ces dictionnaires « non érudits » qui ne donnent aucune explication ou plutôt qui, en guide de traduction, proposent une liste la plus complète possible de synonymes. Ce dictionnaire allemand/italien, paru, on l’a dit, en 1479 fut publié à Bologne, justement là où parut la traduction du guide bavarois quelques années plus tard.

Cet épisode des péripéties éditoriales d’un texte aux multiples traductions nous est revenu en mémoire lors d’un récent séminaire de notre équipe, en janvier 2017, lorsque l’un de nos collègues du CESR de Tours, Laurent Gerbier, vint nous présenter une brillante intervention intitulée « Autour de Machiavel » sur les premières traductions françaises du Florentin, séminaire lui-même suivi quelques mois plus tard, en avril, d’une journée d’études que nous avions intitulée Dire quasi la stessa cosa, reprenant le titre d’un célèbre ouvrage d’Umberto Eco sous-titré Esperienze di traduzione6.

Ces séminaires successifs mettaient au cœur de la réflexion des seiziémistes de notre équipe, et depuis plus largement de notre équipe dans son entier, une question substantielle sur le rôle des instruments mis à la disposition d’un traducteur. L’idée est en effet un peu trop acquise, nous semble-t-il, du traducteur génial qui, fort d’une érudition presque impeccable, ose la traduction d’un texte, ici de Pétrarque, là de Machiavel ou du Tasse. Or on peut penser, tout au contraire, que s’il est indéniable que cette érudition de l’élite existe bel et bien, elle masque sans doute toutefois ce que nous appellerions la praxis du traducteur, celle qui n’a peut-être pas tant changé au fil des siècles et qui se nourrit bien sûr d’outils forgés à cet effet comme le sont les dictionnaires, mais aussi d’instruments plus aléatoires comme des traductions antérieures, des ouvrages techniques, scientifiques, pratiques ou a fortiori littéraires.

Il faudrait en somme, lorsque paraît une traduction, se demander quels autres livres ont été publiés peu de temps auparavant qui peuvent avoir éclairé notre traducteur voire même suscité son envie ou l’opportunité qui lui est donnée de traduire. La publication du dictionnaire allemand/italien de 1479 nous apparaît comme un instrument possible pour la version bolonaise du guide de l’allemand Muffel.

Et nous ne limiterions en rien ce mécanisme à une époque. Il y a peu de temps, lors d’une étude sur la traduction que Louis Aragon a donnée de cinq sonnets de Pétrarque7, nous avons pu identifier qu’Aragon, qui ne savait pas l’italien, s’était servi en sous main de l’édition bilingue posthume de Pierre-Louis Ginguené des Œuvres amoureuses de Pétrarque. Sonnets et Triomphes, traduits en français avec le texte en regard et précédés d’une notice sur la vie de Pétrarque parue en 1875. Le livre de Ginguené, premier auteur français à écrire une Histoire littéraire d’Italie (1811), est encore dans la bibliothèque de la maison d’Aragon de Saint-Arnoult-en-Yvelines. Cette pratique en somme de l’occasion que l’on saisit de l’édition d’un dictionnaire ou d’un autre livre doit être nous semble-t-il constamment à l’esprit de ceux qui s’intéressent à la pratique de la traduction.

De toute évidence, dans cette perspective, les dictionnaires tiennent une place de choix, encore que le mot lui-même n’ait rien de bien certain. Si l’on souhaite s’informer, par exemple, sur les dictionnaires plurilingues conservés à la Bibliothèque Nationale de Rome, on se heurte à une multiplicité de dénominations pour ce que nous nommons aussi « dictionnaire ». On a vu plus haut que le dictionnaire allemand/italien du XVe siècle s’intitulait vochabuolista, forme archaïque de l’actuel vocabolario ; mais on ne trouve dans tout le catalogue de la Bibliothèque Nationale de Rome, entre 1500 et 1700 que sept dizionari et une vingtaine de dictionarii : le mot italien paraît inapproprié et on lui préfère donc sa forme latine pour des dictionnaires où, précisément, on trouve du latin8 comme pour le Sex linguarum, Latinae, Gallicae, Hispanicae, Italicae, Anglicae, et Teutonicae, dilucidissimus dictionarius. Vocabulaire de six languages, latin, francoys, espagniol, italien, anglois, & aleman. Vocabulario de seis linguaies, latin, frances, espagnol, italian, englese, y alemana. Vocabulista de le sei lingue, cioè latina, franzosa, spagniola, italiana, anglese, et tudesca. A vocabulary in six languages, Latyn, Frenche, Spanich, Italy, English, and Deutch. Vocabular Sechserleysprach Lateynisch, Frantzosisch, Spanisch, Vuelsch, Englisch, und Teutsch9.

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Sex Lingva…, édition de Philipp I Ulhart (Augsburg, 1550)

Le dictionarius latin passe dans les langues vernaculaires sous la forme de « vocabulaire », « vocabulario », vocabulista », « vocabulary » ou « vocabular ». Dans le catalogue de la Bibliothèque Nationale de Rome on lui préfère donc en italien les 61 vocabulista10, les 120 vocabolario et 139 vocabulario. Le français, dès Robert Estienne, ne dédaigne pas le dictionarum11 ou dictio[n]naire12 qui supplante les autres termes dès le mitan du XVIe siècle. L’usage des vocables tels que « thesaurus », « glossaire », « lexique » ou « vocabulaire » est moins fréquent et ne signifie pas tant la notion moderne de « dictionnaire » qui nous intéresse ici. Ces quatre termes définissent chacun dans la langue française un recueil de mots à but didactique : « dictionnaire » est celui qui offre le champ sémantique le plus large, car il peut désigner un recueil de mots ou de choses ; « vocabulaire », un recueil ou une étude de mots (portant notamment sur un auteur ou sur un secteur d’activité) ; « lexique », un abrégé d’un dictionnaire de mots ou, plus souvent, le recueil des mots employés par un écrivain ; « glossaire », enfin, désignant surtout un travail d’érudition, s’emploie parfois pour un petit lexique des termes difficiles placé à la fin d’un livre. Encore doit-on stipuler « dans la langue française », car cela peut varier d’une langue à l’autre et il nous faut aussi tenir compte des traditions diverses de ces déterminations.

Dans le repérage même de nos dictionnaires, le catalogage des bibliothèques requiert ainsi des recherches croisées à la Bibliothèque Municipale du Patrimoine de Toulouse comme à la Bibliothèque Nationale de Rome – et donc gageons, partout dans le monde. Pour la période 1500-1700, la Bibliothèque toulousaine conserve ainsi 62 « dictionnaire » (incluant des « dittionario »), 60 « dictionarium » (avec son dérivé suffixé « dictionarolium »), 3 « dictionario », 2 « dictionary », 7 « vocabolario », 3 « vocabulario », 1 « vocabularium », 1 « glossaire », 2 « lexique » mais 85 « lexicon » et 41 « t[h]résor », auxquels on pourrait peut-être ajouter d’autres entrées. Parmi ceux-là tous ne correspondent pas aux dictionnaires plurilingues que l’on a essayé de repérer mais il y en a un bon nombre qui forment des familles d’ouvrages, selon qu’on les rassemble par auteur, villes de publication, ou, bien sûr, et c’est ce qui nous intéresse le plus aujourd’hui, par groupement de langues.

Pour aller à l’essentiel, et si l’on se concentre sur les dictionnaires au moins trilingues, les « dictionnaires » se distinguent de la forme grecque du « lexicon » principalement en cela que les premiers concernent largement les langues européennes autour du latin et/ou du grec, tandis que les seconds réunissent les langues grosso modo du Proche-Orient autour de l’hébreu pour l’essentiel : hébreu, chaldéen, syriaque, arabe, éthiopien ou perse. Il s’agit là d’une première remarque très générique dont on trouve forcément des exceptions tel le Dictionarium annamiticum, lusitanum et latinum13 d’Antoine Barbosa (1651) publié par la Sacrée congrégation de la propagation de la foi où une langue extrême-orientale, utile aux jésuites, s’articule avec le portugais et le latin ; ou le Lexicon tetragloton, an English-french-italian-spanish dictionary de James Howell (1659) où sont réunis dans le titre les termes de « lexicon » et de « dictionary », sans latin, ni grec.

Il y a là matière d’ailleurs à distinguer entre trois grandes catégories de dictionnaires plurilingues selon les critères établis par la critique, de traduction dite « horizontale » ou « verticale », critères d’ailleurs parfois incertains : langue « majoritaire » ou « minoritaire », « majeure » ou « mineure », « dominante » ou « dominée » suivant, on l’aura compris des critères sociologiques, politiques, ethnologiques, etc. Ces critères ne sont pas absents du projet éditorial de certains de nos dictionnaires : le dictionnaire annamite conçu comme un adjuvant possible de la christianisation en est un bon exemple ; et on ne doute pas que le Dictionarium harmonicum biblicum Ebraeum, Graecum, Latinum, Germanicum d’Elias Huter (1598) soit intimement lié aux questions religieuses en pays protestant, etc. Mais si nous devons ici appliquer les dénominations de dictionnaires « horizontaux » ou « verticaux », ce sera en fonction de la nature classique ou vernaculaire des langues en jeu : ainsi appellera-t-on dictionnaire « vertical » un dictionnaire où est convoquée au moins une langue savante d’érudition (latin, grec ou hébreu) face à une langue vernaculaire, ce qui est la forme bilingue la plus courante ; et on définira comme un dictionnaire « horizontal », par exemple, le Tetragloton d’Howell déjà mentionné, un dictionnaire qui ne met en jeu que des langues vernaculaires.

Dans cette même catégorie, nous avons choisi pour illustrer notre propos le Vocabulario nuouo con il quale da se stessi si può benissimo imparare diversi linguaggi; cioè, Italiano greco. Italiano turco. Italiano Todesco, publié à Venise en 1574 qui indique clairement d’une part une méthode (« par lequel on peut fort bien apprendre tout seul ») et d’autre part une perspective que traduisent à la fois les langues convoquées (italien et un grec « archaïsant »14, qui est alors la forme vivante du XVIe siècle, italien et turc, italien et allemand), et bien évidemment l’illustration du frontispice (qui a servi d’ailleurs pour notre programme de ces journées).

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Vocabulario nuouo…, Venise, 1574

Il s’agit d’un petit dictionnaire anonyme pour voyageurs et pèlerins organisé en chapitres thématiques, qui ne prétend à aucune exhaustivité mais à un usage pratique et simple de la conversation de voyage, incluant des mots et des phrases utiles et nécessaires.

En vérité, la plupart de nos dictionnaires plurilingues sont alors des dictionnaires « semi-verticaux » où la présence d’une ou de deux langues savantes sert de truchement entre plusieurs langues vernaculaires. Arrêtons-nous par exemple sur l’extraordinaire Dictionaire des huict langages : c’est à sçavoir grec, latin, flamen, françois, espagnol, italien, anglois, & aleman : fort utile & necessaire pour tous studieux & amateurs des lettres. Nouvellement reveu & corrigé, paru tout d’abord à Paris chez Pasquier Le Tellier en 154615 puis publié à Lyon en 1573 par Michel Jouve, sur huit colonnes.

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Dictionnaire des hvict langages,

C’est un dictionnaire organisé par rubriques, ici des adjectifs, là de petites phrases toute faites, qui par ailleurs en disent long sur ce qui paraît « utile » à l’auteur du dictionnaire.

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Jugez plutôt. En français, qui occupe la 4e colonne : « lo faces tost car je ne puis attendre plus longuement » ; mais surtout : « cestuy-là me veut tuer », « cestuy-là est mon ennemi mortel », « cestuy me veut mal et si ne sais pourquoi », etc.

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On se demande bien dans quel(s) pays ces phrases toute faites sont utiles d’autant que les langues convoquées, hormis le grec, sont celles des pays d’Europe de l’ouest où l’on a peu à craindre par exemple les périls de l’empire ottoman. Un autre chapitre nous éclaire peut-être, le chapitre 36, consacré à une liste de quatorze villes : Rome, Sienne, Florence, Bologne, Ferrare, Venise, Mantoue, Milan, Naples, Constantinople, Bâle, Cologne, Bruges et Paris.

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Hormis les dernières capitales, immenses et périlleuses, il semblerait bien que si ce dictionnaire sert à voyager, ce soit surtout en Italie et que ce soit là, donc, qu’on pourrait bien se faire occire sans trop savoir pourquoi. Et l’on voit donc, par ce simple exemple, que seule l’analyse du dictionnaire même peut permettre d’en déduire un usage, ici, nous dirions, plutôt pratique, évidemment pour les pèlerins qui vont à Rome mais plus largement aussi pour des protestants allemands, anglais ou hollandais en voyage dans la péninsule italienne, peut-être en chemin vers la Grèce. Le dictionnaire est imprimé à Lyon, et non en Italie : ceci explique peut-être la représentation topique d’un voyage italien non exempt de périls.

À l’extrême opposé de ce type de dictionnaire du voyageur, on trouve la grande famille des dictionnaires érudits d’Ambrogio Calepino (1440?-1511), moine bergamasque dont le dictionnaire latin (1502) bientôt augmenté d’hébreu, de grec et d’italien (1509) demeura une matrice fertile à partir de laquelle un nombre considérable de dictionnaires virent le jour, qui sont assurément les plus fameux et les plus extraordinaires : les trois exemplaires de la Bibliothèque Municipale de Toulouse contiennent respectivement huit voire dix langues et courent de 1594 à 1681, tel le Ambrosii Calepini Dictionarum decem linguarum imprimé par les Héritiers d’Eustache Vignon, Jacob Stoer, Guillaume de Laimarie & Jacques I Chouet en 1594.

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Outre le latin, on y trouve du grec, de l’hébreu, du français, de l’italien, de l’allemand, de l’espagnol, « itemque nunc primo » du polonais, du hongrois et de l’anglais. Le titre complet du dictionnaire est infiniment long et détaillé16. C’est un dictionnaire à entrée alphabétique, latin, et en latin, de 813 pages sur deux colonnes, où les mots peuvent être simplement traduits en langues vernaculaires (voir le verbe « Abbreviare ») ou être l’occasion de digressions culturelles plus développées : le substantif « Tempestas » propose tout d’abord des synonymes latins du mot lui-même (« memoria, aetas, tempus ») puis des équivalents non pas de « Tempestas » mais de « tempus » en hébreu, grec, français (« temps, saison, disposition de temps »), italien (« tempo »), allemand (avec l’article « Die zeit »), espagnol (« tiempo »), polonais (« cias »), hongrois (« Wdő » avec un petit signe diacritique sur le o pour prononcer « e » la voyelle finale du hongrois « idő ») et enfin en anglais (« Tyme, season, the weather »), c’est-à-dire exactement dans le même ordre que pour « abbreviare » et, naturellement, dans l’ordre où tout cela est annoncé dans le titre.

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Cet ordre même mériterait qu’on s’y arrête parce que l’allemand est entre deux langues romanes et que l’anglais est rejeté en fin de liste. Du coup, seules les langues anglo-saxonnes ne se suivraient pas de manière cohérente. Puis, contrairement à la simple traduction d’« abbreviare », après les équivalents de « Tempestas », sur une trentaine de lignes courent des citations de Plaute, Salluste, César, Cicéron, Virgile. Ensuite seulement arrivent les traductions de « Tempestas » dans l’ordre canonique suivies elles aussi de citations de Plaute, Virgile, Pline. Enfin, le mot est mis en contexte dans des expressions figées, des sens abstraits, toujours étayés de citations d’auteurs latins illustres et pour lesquels il n’y a pas la moindre traduction.

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Plus d’un demi-siècle après la mort de Calepino, on y reconnaît sans doute ses dictionnaires primitifs, son dictionnaire unilingue latin de 1502 et son dictionnaire latin, hébreu, grec et italien de 1509 puisque c’est bien l’ordre des quatre premières langues de notre dictionnaire en dix langues de 1594. On imagine dès lors tout l’intérêt qu’il peut y avoir à suivre, sur tout le XVIe siècle par exemple, l’évolution de la traduction de mots qui sont ici le ferment de la pensée politique d’un Machiavel, là du vocabulaire courtisan d’un Castiglione. On peut se demander aussi pourquoi surgissent à ce moment le polonais et le hongrois et s’il faut y lire la trace d’un moment politique ou historique.

Le fait que Calepino fût un moine augustin soulève un autre point liminaire à nos recherches, à savoir celui d’une distinction qu’il nous faut opérer entre dictionnaires laïcs et dictionnaires religieux. L’approche de ce dossier se veut pluridisciplinaire : au-delà des aspects linguistiques et historiques, nous souhaiterions consolider les perspectives de travail identifiées dans les domaines de la philologie, de la bibliothéconomie, de la lexicographie, mais aussi de la littérature, et valider la pertinence de critères transversaux en nous concentrant toutefois sur les dictionnaires laïcs ; ou pour le dire autrement : à l’exclusion des dictionnaires religieux, non qu’ils ne soient pas formidablement intéressants mais ils constituent à leur tour une « famille » qui, il faut bien le dire, s’appuie très largement sur des langues qui échappent de loin à nos domaines de compétences, ces langues que nous disions préalablement et pour aller vite du Proche-Orient, auxquelles se mêle fréquemment celle que nos dictionnaires appellent « talmudico-rabbinique » comme dans le Lexicon pentagloton hebraicum, chaldaicum, syriacum, talmudico-rabbinicum et arabicum publié par Valentin Schindler en 1612. Comme toujours, les choses ne sont pas aussi tranchées et, on l’a vu, l’hébreu par exemple, entre dans la tradition des dictionnaires de Calepino au titre des autres langues « classiques » que sont le latin et le grec ; de même, le turc est l’une des quatre langues du petit Vocabulario nuouo.

Mais de fait, c’est dans la perspective d’explorer autrement les échanges culturels entre France et Italie, ou France et Italie d’une part et, à l’occasion, des horizons plus lointains d’autre part (Europe orientale ou septentrionale, espace méditerranéen dans son entier, etc.) que se place l’organisation de ce dossier et des articles qui vont le constituer17. Il s’agit pour nous de comprendre les premières stratégies de diffusion, de transposition et bien sûr d’édition dans un tel espace où la mobilité politique, religieuse, économique et culturelle a toujours tenu une grande place : la communication orale mais surtout écrite avec l’apparition de l’imprimerie en Italie à Venise a non seulement mis en relief ces vecteurs linguistiques que sont les dictionnaires, mais aussi les politiques de transmission des langues en question. C’est pourquoi notre volet de réflexion s’étendra sur deux grands siècles, de la fin du XVe siècle avec l’apparition des incunables au tout début du XVIIIe siècle, lorsque sont impliquées dans le processus lexicographique des langues de plus en plus « périphériques ».

Le chantier que nous ouvrons est un écheveau délicat, qui peut aisément se muer en une pelote touffue. En partant des compétences solides de notre équipe de recherche, c’est-à-dire de l’Italie et de la France, des XVe, XVIe et XVIIe siècles, de la littérature enfin, et en faisant résonner ces compétences avec d’autres champs disciplinaires, d’autres aires linguistiques, d’autres méthodologies, nous visons à reprendre les questions fondamentales de l’interprétation et de la diffusion des textes, et de leur traduction, tout en mesurant que l’outil lui-même – et le dictionnaire plurilingue est l’un de ces outils parmi les plus incroyables que la Renaissance ait produits – peut forger le sens, le fabriquer, le repenser.

Note de fin

1 Le texte est paru dans La représentation de Jérusalem et de la Terre sainte dans les récits de pèlerins européens au XVIe siècle, sous la direction de J.-L. Nardone, Paris, Honoré Champion, 2007.

2 C. D. M. Cossar (ed.), The German Translation of Niccolò da Poggibonsi’s Libro d’Oltramare, « Göppinger Arbeiten zur Germanistik », vol. 452, Kümmerle, 1985.

3 Le manuscrit est conservé à la Bristish Library, Egleton 1900 (2r-151r).

4 Voir in La représentation de Jérusalem etc., le détail de nos notes p. 28-31.

5 Il n’en existe qu’un exemplaire en Italie (à la Biblioteca Marciana) et aucun à la BNF. Voir un ouvrage d’Alda Rossebastiano Bart, Antichi vocabolari plurilingui d’uso popolare : la tradizione del « Solenissimo vochabuolista », Alessandria, Ed. dell’Orso, 1984. Voir aussi à ce sujet par exemple l’article et la bibliographie d’Anna Maria Finoli, « Aspetti didattici nei dizionari plurilingui del XVI secolo: l’Utilissimo Vocabulista », 2003 et le chapitre 9 « Multilingual Dictionaries and nomenclators » du volume de Werner Hüllen, English Dictionaries 800-1700, The Topical Tradition, Oxford, Oxford Linguistics, 2006, en particulier le paragraphe 9.3.2. Introito e porta (1477), p. 331 et suivantes.

6 Umberto Eco, Dire quasi la stessa cosa. Esperienze di traduzione, Milano, Bompiani, 2003.

7 Voir J-L. Nardone, « Le vie europee del petrarchismo » in Petrarca, l’Italia, l’Europa. Sulla varia fortuna di Petrarca a cura di Elisa Tinelli, Bari, Edizionidipagina, 2016, p. 3-12. À paraître : J.-L. Nardone, « Sur les Cinq sonnets de Pétrarque traduits par Aragon. Nuovissimi appunti » in Volume in onore di Francesco Zambon, Trento, Università di Studi di Trento.

8 De la même façon, le termes de lexico s’impose lorsqu’il s’agit de grec ou de langues « orientales » tel le Lexicon Hebraicum de Johann Reuchlin (Basileae, apud Henricum Petru, mense Martio 1537).

9 In Venetia, per Marchio Sessa, 1541. Le Catalogue OPAC SBN n’en repère qu’un seul exemplaire à la BN de Florence. En 1548, Sessa en fait une réédition toujours à Venise (localisations : Kärntner Landesbibliothek de Klagenfurt, Biblioteca del Seminario vescovile de Pavie, Biblioteca comunale Augusta de Pérouse, Biblioteca Angelica de Rome, Württembergische Landesbibliothek de Stuttgart, Indiana State University Library de Terre Haute, IN (USA), Biblioteca Nazionale Universitaria de Turin, Biblioteca centrale dell’Area Umanistica dell’Università degli Studi Carlo Bo d’Urbin. En 1549, on en trouve une réédition de Hans Daubmann à Nuremberg (localisations : British Library et University College de Londres). Pour la réédition de Philipp I Ulhart (Augsburg, 1550), on trouve des exemplaires à la BN de Vienne et à la Bibliothèque de Zwickau (Allemagne). En 1582, les héritiers de Melchiorre Sessa rééditent le dictionnaire, toujours à Venise, sous le titre de Dictionarium sex linguarum, Hoc est Latinæ, Gallicæ, Hispanicæ, Italicæ, Anglicæ, & Theutonicæ. Nedum vtile, sed studiosis omnibus pernecessarium (localisations : BN de Florence, Biblioteca Giovardiana de Veroli-Frosinone, Biblioteca centrale dell’Area Umanistica dell’Università degli Studi Carlo Bo d’Urbin, Biblioteca comunale de Tivoli, Biblioteca comunale de Terni).

10 Une occurrence seulement de vocabolista avec l’ouvrage d’Ovidio Montalbani, Vocabolista bolognese etc., Bologna, per Giacomo Monti, 1660.

11 Dictionarium, seu Latinae linguae thesaurus etc., Parisiis ex officina Roberti Stephani. M. D. XXXI.

12 Dictionaire françois-latin, contenant les motz et manières de parler françois, tournez en latin, Paris, impr. de R. Estienne, 1539.

13 Sur ce dictionnaire voir dans ce dossier (à paraître) l’article de Carlota Miranda Urbano.

14 Sur ce dictionnaire et l’usage du grec en particulier voir dans ce dossier (à paraître) l’article de Constantino Raios.

15 Quatre localisations : Bibliothèque d’Amiens Métropole à Amiens, Sächsische Landesbibliothek Staats und Universitätsbibliothek de Dresden, Biblioteca Vallicelliana de Rome, Biblioteca Reale de Turin. Il est réédité plusieurs fois à Paris : en 1548 chez Juan Ruelle, en 1550 et en 1552 chez Guillaume Thibout, et en 1580 chez Nicolas Bonfons.

16 Ambrosii Calepini Dictionarium decem linguarum. Nuper hac postrema editione quanta maxima fide ac diligentia fieri potuit, accurate emendatum, multisque partibus cumulatum, et aliquot milibus vocabulorum locupletatum. Ubi Latinis dictionibus Hebraeae, Graecae, Gallicae, Italicae, Germanicae, et Hispanicae, itemque nunc primo et Polonicae, Ungaricae, atque Anglicae adjectae sunt. Accesserunt insignes loquendi modi, lectiores etymologiae, opposita, translationes, adagia ex optimis quibusque auctoribus decerpta. Huc, praeter alia, accedunt certae syllabarum quantitatis notae, singulis vocibus inscriptae : magna sylva nominum, tum appellativorum, tum propriorum : ut virorum, mulierum, sectarum, populorum, deorum, siderum, ventorum, urbium, marium, fluviorum, montium, reliquorum : ut sunt vici, promontoria, stagna, paludes, etc. Ita ut haec editio omnibus thesauris et dictionariis, quae hactenus collecta sunt, incredibili et rerum et verborum numero sit locupletior. Haec autem novissima editio superioribus tum emendatior, tum plurimarum vocum, variarum significationum et observationum accessione locupletior prodit, ut ex asteriscis seu stellulis cuivis statim cognoscere licebit.

17 Nos premiers travaux au sein du Laboratorio (EA4590) ont d’ores et déjà donné lieu à quatre journées d’études, trois à Toulouse (les 29 et 30 novembre 2018, 29 mars 2019 et 28 février 2020) et une à Varsovie (20 septembre 2019) qui constituent le vivier des premières contributions au dossier sur les Vocabolari plurilingui dei sec. XV-XVIII.

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Jean-Luc Nardone, « Dictionnaires plurilingues et traduction », Line@editoriale [En ligne], 12 | 2020, mis en ligne le 06 février 2024, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lineaeditoriale/1369

Auteur

Jean-Luc Nardone

Il Laboratorio

jean-luc.nardone@orange.fr

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