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Issu d'un colloque bilingue intitulé Translating Sounds in Proust / Traduire la sonorité proustienne (intitulé qui ne suggère pas exactement la même chose en anglais qu'en français et qui pourrait donc lui-même constituer un point d'achoppement pour le traducteur), cet ouvrage dirigé par Emily Eels et Naomi Toth fait dialoguer traducteurs et universitaires de disciplines variées (littérature comparée, littérature française, littérature anglaise, esthétique et musicologie). Publié dans la mouvance de rééditions et révisions successives des traductions anglaises et américaines originales, il ne se donne pas, pour autant, comme un ouvrage de traductologie mais élargit considérablement l'empan de ce que la notion de traduction donne à entendre, comme l'annonce la très belle introduction des deux éditrices. Cet élargissement est à la mesure de ce que Proust a érigé, dans le quatrième volume de la Recherche en principe de son écriture, de toute écriture, et qui est régulièrement cité au fil des contributions : "le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur ». On comprend donc aisément que cette « activité primordiale de la pensée au travail" (Bonnefoy, 1996, 6) qu'est le traduire soit envisagée sous plusieurs angles complémentaires tout au long de l'ouvrage : traduction verbale du sensoriel – l'exploration de cette dimension fournissant l'essentiel de l'ouvrage –, traduction d'une langue à l'autre (l'anglais en l'occurrence), mais aussi traduction intersémiotique du texte (déjà en lui-même traduit du sensoriel) vers la BD, cette dernière piste étant explorée par Elina Absalyamova à propos du récent travail de Stéphane Heuet dans ce domaine.

Comme on le sait, et comme le soulignent de diverses manières les articles rassemblés dans cet ouvrage, les perceptions sensorielles, et singulièrement le goût et l'odorat, composent le fond de tableau sur lequel s'édifie l'expérience cognitive qui traverse l'œuvre de Proust. Le son y occupe une place prépondérante, ne serait-ce que d'un point de vue quantitatif puisqu'il donne naissance aux lexicalisations et aux images les plus variées. La plupart des contributions réunies ici offrent un florilège de ces manifestations sonores, de ce qui compose la "bande sonore" de la Recherche : musique bien sûr (au célèbre épisode de la sonate de Vinteuil s'ajoutent de nombreux moments musicaux de salon ainsi que les références à de nombreux compositeurs), mais aussi bruits domestiques ou de voisinage (du continuum sonore apaisant aux heurts redoutés subis par le narrateur), sons de la ville, souvenirs mêlés des « voix chères qui se sont tues », cloches tutélaires ranimant les souvenirs et établissant tout un réseau de correspondances secrètes avec le passé. Ces résurgences sont l'occasion pour Margaret Gray de se livrer à un rappel étymologique souvent négligé, la translatio étant, « à l'origine, le transfert des reliques d'un saint à son lieu de culte » (77), définition qui éclaire d'autant plus efficacement la démarche d'exhumation qui est au cœur de la narration.

Si l'on chercherait en vain à clore une liste d'éléments musicaux que chacun des articles contribue à enrichir ou à nuancer, l'impression qui ressort de la lecture de la Recherche est, comme l'affirme Anne Penesco, une "musicalisation des bruits en une véritable partition" (71) dans laquelle se fondent, au moment même où naît le futurisme musical et son parti pris bruitiste, les sons du quotidien, de l'industrie, des petits métiers qui peuplent les rues et les villages. Mais cette musicalisation s'affirme aussi via la polyphonie engendrée par la prolifération des discours rapportés, par l'attention portée aux idiolectes et sociolectes. Cette dimension, selon Daniel Karlin, lance un défi de taille au traducteur dans sa recherche d'ajustement aux registres mêlés des « cris de Paris » (105-121) où l'effet produit par le parler populaire et grivois original est susceptible de vaciller par le jeu de connotations insuffisamment respectées ou d'une perspective cibliste trop affirmée (dénoncée par James Grieve, 155, à propos du personnage de Françoise). Les nombreux bavardages et babillages qui participent de la trame sonore de l'œuvre sont eux aussi source de choix lexicaux délicats, comme l'explique Margaret Gray à travers le conflit qui oppose "chatter" à « gabbling » (83) dans la mise en relief de la veine satirique affectant certains personnages.

Loin d'être en reste, les questions de rythme et de sonorités sont abordées par Davide Vago dans son très bel article consacré au "pneuma" et à la corporalisation du texte, la phrase de Proust étant, comme il le rappelle, assimilée à "un périlleux exercice de gymnastique respiratoire" (Buisine, in Vago, 94). Si cette phrase engage massivement le corps du récepteur, le contaminant par son "ampleur respiratoire" (101), les effets varient, en anglais, d'une traduction à l'autre en fonction des phonèmes et des rythmes syntaxiques privilégiés par un traducteur habité soit par le souci du sens soit par celui du "souffle originaire" (102). Cette discussion rencontre un écho dans la partie finale de l'ouvrage où le dernier mot est laissé aux traducteurs, ces derniers confrontant leurs traitements respectifs de cette "langue étrangère" (164) qui est, fondamentalement, celle de la Recherche et qui, selon Serge Chauvin (opposé en cela à Christopher Prendergast et Ian Pettersan), doit résister à tout lissage en anglais qui en donnerait une vision gauchie.

La réflexion proposée au fil de cet ouvrage est passionnante, nourrie et multiforme, croisant des points de vue engagés sur le texte et sur sa matérialité et permettant de penser la traduction comme ce regard englobant porté sur ce qui fait l'organicité et le substrat cognitif d'un texte. On se prend malgré tout à regretter quelque peu que la seule langue cible envisagée soit l'anglais dans un volume où la richesse auditive, envisagée dans toutes ses manifestations et dans toute sa complexité, parfois lieu de "transmutations sensorielles" (69) par le biais de la synesthésie, aurait pu être évaluée à l'aune des effets produits par les traductions vers d'autres langues. Le volume n'en reste pas moins une très belle contribution aux études proustiennes, intersémiotiques et traductologiques et, plus généralement, à la réflexion sur ce que l'acte de traduire mobilise et suscite.

Bibliographie

BONNEFOY, Yves, "La Communauté des traducteurs" (conférence inaugurale), Treizièmes Assises de la traduction littéraire (Arles 1996), Arles, Actes Sud, 1998.

EELS, Emily, TOTH, Naomi, Son et traduction dans l'œuvre de Proust, Paris, Honoré Champion, 2018.

Citer cet article

Référence électronique

Nathalie Vincent-Arnaud, « Son et traduction dans l'œuvre de Proust », La main de Thôt [En ligne], 6 | 2018, mis en ligne le 23 septembre 2023, consulté le 16 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/732

Auteur

Nathalie Vincent-Arnaud

Université Toulouse Jean Jaurès

Professeur

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