De la richesse et de la singularité des langues selon Arthur Schopenhauer

Florilège de citations traduites par Sanaâ Lachheb, Elisa Massanès, Joanne Sanlaville, Morgane Sépot Étudiantes germanistes du Master CeTIM (2017-2018)

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Homme de vaste culture, le philosophe Arthur Schopenhauer (1788-1860) aborde parmi tant d’autres thématiques celles de la langue et de la traduction. En privé, Schopenhauer était un solitaire grincheux, célibataire endurci et misogyne assumé. Pour autant, cela n’enlève rien à l’acuité de sa pensée. Sans concession, il prend à contrepied les idées préconçues de son temps et dissèque le réel de manière acerbe, âpre et parfois déstabilisante, mais ses écrits n’en demeurent pas moins profonds, subtiles et frappants d’actualité. Schopenhauer travaillait principalement à Francfort-sur-le-Main, où il est enterré.

Voici quelques-unes de ses pensées, extraites du recueil Parerga et Paralipomena (1851) et de son œuvre majeure Le Monde comme volonté et comme représentation (1859) :

(1) En quoi l’apprentissage de plusieurs langues est-il un outil important pour la formation de l’esprit

L’apprentissage de plusieurs langues est un outil éducatif non seulement indirect, mais aussi direct, et qui opère en profondeur. Car toute langue n’est pas nantie, pour chaque mot présent dans une autre, de son équivalent exact. Ainsi donc, l’ensemble des concepts que qualifient les mots d’une langue ne sont pas parfaitement identiques à ceux qu’exprime l’autre langue ; souvent, il s’agit de concepts similaires et apparentés, quoique différenciés à la suite de quelque transformation.

De ce fait, la difficulté première lors de l’apprentissage d’une langue réside dans la rencontre avec chaque concept pour lequel elle possède un mot, lorsque sa propre langue est dépourvue du mot qui lui correspondrait parfaitement, ce qui est souvent le cas.

Pour cette raison, l’apprentissage d’une langue étrangère implique de distinguer dans son esprit plusieurs sphères de concepts entièrement nouvelles ; c’est ainsi que se forment des sphères conceptuelles, là où auparavant il n’y en avait pas. On ne fait donc pas qu’apprendre des mots, on acquiert des concepts.

L’apprentissage de toute langue étrangère façonne de nouveaux concepts donnant une signification à de nouveaux symboles ; des concepts se détachent les uns des autres, eux qui auparavant n’en formaient qu’un, plus large et donc plus vague, simplement parce qu’il n’y avait pour eux qu’un unique mot ; on découvre des relations que jusqu’ici l’on ignorait, car la langue étrangère exprime le concept grâce à l’un de ses tropes ou l’une de ses métaphores caractéristiques ; par le biais de la langue nouvellement apprise, on prend conscience d’infinies nuances, similitudes, dissemblances et relations entre les choses ; on gagne ainsi une vision plus diversifiée des dites choses.

Ainsi, à travers l’apprentissage de toute langue, la pensée s’enrichit-elle d’une nouvelle transformation ou coloration ; par conséquent, outre ses nombreux avantages indirects, le polyglottisme est un moyen direct de la formation de l’esprit.

(2) Contre la nouvelle façon d’enrichir la langue

Il est à la fois juste et même nécessaire que la réserve de mots d’une langue s’enrichisse au même train que les concepts se multiplient. Toutefois, si l’un advient sans l’autre, c’est alors le simple signe d’une anémie de l’esprit qui n’entend pas moins mettre quelque chose sur le marché et qui, faute d’idées nouvelles, lance des mots nouveaux.

Ce type d’enrichissement linguistique fait désormais recette et c’est une caractéristique du temps. Mais apposer des mots nouveaux sur des concepts anciens, c’est comme une nouvelle couleur en guise de cache-misère sur un vieux vêtement.

(3) Massacre de la langue et du style à l’époque actuelle

On ne doit jamais sacrifier la clarté de l’expression à sa concision, et encore moins la grammaire. Affaiblir l’expression d’une pensée, ou encore obscurcir le sens d’une période, l’amenuiser afin de s’épargner l’ajout de quelques mots est déplorable folie.

Mais c’est précisément la mise en œuvre de cette fausse concision qui est aujourd’hui en vogue et qui consiste à omettre ce qui est approprié, voire grammaticalement ou logiquement nécessaire.

En Allemagne, les odieux gratte-papiers de l’époque actuelle en sont affectés comme d’une manie et ils la pratiquent avec une incroyable déraison.

(4) Des limites de toute traduction 

Tous les mots d’une langue n’ont pas nécessairement d’équivalent exact dans chaque autre langue, de sorte que tous les concepts désignés par les mots d’une langue ne sont pas exactement les mêmes que ceux exprimés dans une autre ; souvent, il ne s’agit que de concepts similaires et apparentés, mais distincts en raison de quelque modification.

Parfois, il manque à une langue le mot pour dire le concept, alors qu’on le trouve dans la plupart des autres langues. Parfois aussi, une langue étrangère exprime un concept en lui conférant une nuance que notre propre langue ne lui donne pas.

C’est sur cette disparité des langues que repose le caractère fatalement limité de toute traduction. Il n’arrive presque jamais que l’on puisse transposer une période caractéristique, prégnante et significative d’une langue à une autre, de telle façon qu’elle produise dans chacune d’entre elles exactement le même effet.

Même pour la simple prose, comparée à l’original, la meilleure des traductions s’apparentera au mieux à la transposition d’un morceau de musique dans une autre tonalité.

C’est pour cela que toute traduction reste morte et son style forcé, rigide, artificiel ; ou alors elle devient libre, ce qui signifie qu’elle se satisfait d’un à peu près*, qu’elle est fausse, donc. Une bibliothèque de traductions est comparable à une galerie de reproductions.

*en français dans le texte

(5) Poésie et intraduisibilité

La poésie est par nature intraduisible.

On ne peut pas traduire les poèmes, on se contente de les adapter, ce qui ne manque jamais d’être fâcheux.

(6) Valeur des traductions allemandes des auteurs de l’Antiquité

Concernant les auteurs grecs et latins, la traduction de leurs œuvres en allemand n’est guère qu’un succédané, ce que la chicorée est au café, et l’on ne saurait, par ailleurs, jamais se fier à leur exactitude.

(7) Contre les traductions qui corrigent et reprennent leur auteur

Parmi les hommes de lettres qui n’accordent d’importance qu’à leur chère personne – la seule qu’ils veuillent bien mettre en avant –, figurent aussi ces traducteurs qui à la fois corrigent et reprennent leur auteur, ce qui est impudent. Écris toi-même des livres dignes d’être traduits et laisse les œuvres des autres en paix.

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Référence électronique

Sanaâ Lachheb et Elisa Massanès, « De la richesse et de la singularité des langues selon Arthur Schopenhauer », La main de Thôt [En ligne], 6 | 2018, mis en ligne le 19 décembre 2023, consulté le 25 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/737

Auteurs

Sanaâ Lachheb

Elisa Massanès