Le séminaire « La traduction. Pratiques, enjeux, défis », coordonné par Solange HIBBS, directrice du CeTim, Professeur à l’Université Jean Jaurès de Toulouse et Carole FILLIÈRE, Maître de Conférences à l’Université Jean Jaurès de Toulouse, est organisé par l’École des Hautes Études Hispaniques et Ibériques (Casa de Velázquez de Madrid) et LLA-CREATIS de l’Université Jean Jaurès.
La première journée est présentée par le directeur de l’École des Hautes Études Hispaniques et Ibériques, Michel BERTRAND. Interviennent dans la séance Yves CHEVREL, Université Paris IV, Luis PEGENAUTE et Francisco LAFARGA, Universitat de Barcelona, Peter FRANCE, Université d’Édimbourg. Les participants présents, de profils et provenances universitaires diverses étaient 28.
Ouverture
M. Bertrand, en tant que Directeur de la Casa de Velázquez, a fait l’ouverture de ce séminaire. Il a donné le ton de la séance en soulignant le caractère pluridisciplinaire de la traduction et la diversité des approches, complémentaires, qui étudient la complexité de cette pratique qui se veut aussi objet d’étude. Il souligne, à juste titre, la dimension historique, mais aussi politique de la traduction, dont le débat est d’actualité.
Introduction
Cette séance dédiée à l’histoire et à l’historiographie de la traduction est le premier volet du séminaire « La traduction. Pratiques, enjeux, défis » qui prévoit quatre séances.
S. HIBBS, en tant que coordonnatrice, présente l’objet d’étude du séminaire, la traduction, ainsi que les axes de réflexion envisagés. Un premier axe apparaît justifié par le besoin de trouver un équilibre dans l’interdisciplinarité dont se nourrit la traduction, puisque l’intérêt est de « penser la traduction », propos empruntés à Yves Masson, non pas par des critères et méthodes préétablies par d’autres champs disciplinaires, mais en fonction de la spécificité qui est la sienne. Ce qui mène au deuxième axe, la question de l’existence de la traductologie en tant que discipline autonome et indépendante, ainsi que de la négociation du jeu de partages interdisciplinaires. S. HIBBS, après avoir défini la traductologie comme « pratique et théorisation à partir de la pratique », dessine deux axes d’interdisciplinarité : l’interdisciplinarité externe, ou comment la traductologie importe et s’approprie les objets d’autres domaines, et l’interdisciplinarité interne, soit la façon de travailler entre les différents champs disciplinaires et de concilier les différentes approches de la traduction.
La première séance de ce séminaire, de conception méthodologique, est dédiée à l’histoire et à l’historiographie de la traduction et s’inscrit dans les axes de réflexion exposés depuis une perspective sociologique. Cette séance essayera de montrer que la traductologie peut bénéficier de l’interdisciplinarité, qu’elle peut trouver une cohérence et une identité grâce à une démarche qui part de l’observation du phénomène et permet de retrouver les traces de la réflexion sur ce qu’est la traduction, la façon dont nous traduisons et comment mettre les théories en perspective par rapport à l’histoire de la traduction. S. HIBBS cite L. PEGENAUTE : « La réflexion sur la traduction commence par la réflexion sur l’histoire de la traduction ». La réflexion, qui est postérieure à l’action, va déboucher progressivement sur la constitution d’une discipline.
Présentation des intervenants
S. HIBBS présente les intervenants de la séance et leurs ouvrages en rapport avec l’objet de réflexion de la séance.
Luis PEGENAUTE et Francisco LAFARGA, auteurs des ouvrages : Historia de las traducciones en España (2004), Diccionario histórico de la traducción en España (2009), et Diccionario histórico de la traducción en Hispanoamérica (2013).
Yves CHEVREL, directeur, avec Jean-Yves Masson, de l’Histoire des traductions en langue française, XIXe siècle.
Peter FRANCE dirige une entreprise parallèle depuis 2005 : The Oxford History of Literary Translation in English, dont quatre volumes ont été déjà publiés.
Présentation de la revue électronique La Main de thôt
Carole FILLIÈRE, en tant que rédactrice en chef de la revue, a présenté la revue scientifique et multilingue dont la vocation est de refléter les enjeux de la traduction, médiation linguistique dans ses modalités écrite, orale et signée, et de réfléchir sur sa pratique et son enseignement.
La main de Thôt est une revue scientifique multilingue de l’Université Jean Jaurès de Toulouse; sa publication est annuelle. Elle émane du CEntre de Traduction, Interprétation et Médiation linguistique (CETIM), qui forme des professionnels de la traduction, et reflète la volonté d’interdisciplinarité de plusieurs chercheurs et laboratoires de l’Université, qui s’y rencontrent autour d’une réflexion commune sur les pratiques et les théories de la traduction. Ces laboratoires, inscrits dans un partenariat pérenne avec la revue sont LLA-CREATIS (Lettres, Langages et Arts), le C.A.S (Cultures anglo-saxonnes), le CREG (Centre de Recherche et d’Études Germaniques), le CLLE-ERSS (Cognition, Langues, Langage, Ergonomie. Équipe de Recherche en Syntaxe et Sémantique), auxquels s’associe l’IRPALL (Institut de Recherche Pluridisciplinaire Arts, Lettres et Langues).
Conférences
Luis PEGENAUTE : Historiografía de la traducción: definiciones, métodos, fuentes, funciones y problemas
Luis PEGENAUTE axe son discours autour de l’historiographie de la traduction. Il l’articule en trois temps afin de nous parler des fonctions, des méthodes et des sources, puis des problèmes liés à la démarche méthodologique choisie. Dans la première partie, il examine deux aspects qui confirment le rôle de médiateur culturel que joue la traduction. Le premier aspect est la dimension sociologique, mise exergue par trois des fonctions présentées : la fonction instrumentale, qui permet l’accès à des discours qui resteraient, en son absence, opaques ; la fonction démocratisante, puisqu’elle diffuse des connaissances, et la fonction littéraire qui dynamise la littérature réceptrice, lieu où se crée le besoin de traduction. Le deuxième aspect traité est la dimension politique de la traduction, mise en évidence par la fonction génétique, car la traduction nous sert à incorporer des nouvelles structures formelles par mimétisme avec les autres langues, et par la fonction identitaire, puisqu’elle peut être un outil au service d’une identité nationaliste. Un troisième aspect important est le besoin de déconstruction d’une perception négative de la traduction tout au long de l’histoire. Serait-ce à cause de la fonction mercenaire, traduire pour gagner sa vie, que les écrivains portent ce regard négatif sur elle ? En tout cas, cette déconstruction pourra s’appuyer sur la fonction interprétative, qui montre que le texte original peut se maintenir vivant grâce à ses successives traductions, les dotant ainsi de leur condition canonique, ce qui permet à Luis Pegenaute de souligner que c’est l’original qui est tributaire de la traduction et non l’inverse. Il décrit ensuite la fonction formative de la traduction qui a été systématiquement ignorée par les différentes histoires des littératures nationales, comme si celles-ci ne voulaient pas reconnaître que leurs écrivains se sont construit une identité, et parfois un style, grâce à d’autres écrivains étrangers.
Dans la deuxième partie de son intervention L. Pegenaute aborde les méthodes et sources pouvant s’avérer adéquates pour la construction d’une histoire de la traduction, tout en mettant en garde contre la possible manipulation et la subjectivité de l’historien, car celui-ci peut construire un discours qui sert ses propres intérêts. Ensuite, il examine l’objet d’étude de l’histoire de la traduction sous deux angles : l’histoire de la pratique (qui est le traducteur, pourquoi et pour qui traduit-il, qui sont les destinataires, comment traduit-il, etc.) et l’histoire des idées dont deux modèles sont proposés : le modèle socio-culturel, qui étudie le contexte social et culturel de la traduction, de sa production et de sa réception, puis le modèle descriptif-comparatif selon lequel sont comparés les textes de départ et leurs traductions. Depuis cet angle, la théorisation partielle ou générale du fonctionnement de la traduction a pour but l’analyse des phénomènes empiriques dans une perspective programmatique et normative qui essaye de déterminer le comportement future des traducteurs, car souvent le discours formulé autour d’une traduction déterminée est apologétique, c’est-à-dire en défense d’une poétique déterminée comme étant le modèle à suivre. Si jusqu’au romantisme l’approche est empirique et apologique, elle devient par la suite herméneutique et philosophique et ne s’inspire plus forcément de la pratique empirique.
Dans la troisième partie sont cités quelques problèmes spécifiques à l’histoire de la traduction : des problèmes conceptuels comme le concept même de traducteur, la limite entre ce qui est considéré comme une traduction ou pas ; des problèmes méthodologiques tels que la conceptualisation de l’espace et la périodisation, surtout quand des champs différents sont étudiés simultanément. L. Pegenaute conclut son intervention en nous rappelant que l’histoire de la traduction apporte à la traductologie une dimension sociologique : étudiée en tant que discipline des études descriptifs de la traduction, elle a une fonction qui permet de connaître les traducteurs du passé, leur vision de la traduction, donne une majeur flexibilité intellectuelle, propose des idées à adopter, une tolérance vis-à-vis des poétiques divergentes, et rassemble les études descriptives et théoriques.
Yves CHEVREL : Les traductions : objets de quelle (s) histoire (s)?
Yves CHEVREL articule son discours autour des réflexions méthodologiques préalables qui ont orienté les choix qui caractérisent l’ouvrage qu’il a dirigé, l’Histoire des traductions en langue française, XIXe siècle.
La première question qui se pose est celle de la périodisation : l’historiographie de la traduction peut-elle être autonome à l’égard de la périodisation littéraire française, traditionnellement découpée en quatre grandes périodes ? Les auteurs de l'ouvrage ont ainsi pu constater que dans le cas du XIXe siècle on ne peut appliquer le même découpage et qu’une autre périodisation s’est imposée. La deuxième question est celle de la langue des traductions : dans leur cas, le choix de l’expression « langue Française » a été fait afin d’englober toutes les traductions en cette langue sans délimitation géographique. Ensuite, il insiste sur le choix du mot « traductions » au pluriel, car un des enjeux de leur entreprise est de parler de l’histoire des traductions et non de la traduction. Il a été aussi décidé de ne pas faire l’économie des traductions non-littéraires, et d’y inclure les traductions des domaines scientifique, religieux, etc. Dernière considération importante, l’auteur souligne l'emploi du terme « traduction » pour désigner l’objet textuel et spatialité. Une approche qualitative s’est donc imposée, et il a été demandé aux collaborateurs de ne point commenter des textes qu’ils n’avaient pas eus entre les mains. Y. Chevrel est extrêmement sensible à la matérialité des objets car un texte original peut être modifié ou manipulé. Quant à l’approche quantitative, l’auteur a tiré deux leçons: il faut absolument travailler sur des sources homogènes, car en introduisant des sources appartenant à d’autres catégories, l'on risque de fausser les statistiques. La deuxième leçon est qu’il faut confronter toute étude quantitative avec les réactions des contemporains, ce qui relève du domaine de l'histoire de la réception des traductions.
Selon Y. Chevrel, l’histoire culturelle apparaît comme l’un des cadres les plus approprié pour une histoire de la traduction, il faut donc essayer de se comporter en historien.
Peter FRANCE : Le rôle changeant de la traduction dans l’histoire de la culture : le cas britannique
L’intervention de P. FRANCE porte sur le domaine anglophone et introduit une approche différente car il fait l’économie de l’approche méthodologique et axe son discours autour des résultats, sur ce que ces histoires de la traduction peuvent nous apprendre sur la place occupée par la traduction dans l’histoire d’un pays. L’ambition de son projet était d’intégrer et de redonner la place que la traduction mérite dans l’histoire, car il considère que la traduction a été maltraitée dans l’histoire de la littérature et même dans l’histoire éditoriale.
Il passe en revue les différents volumes de The Oxford History of Literary Translation in English qui sont déjà parus, et suit donc un ordre chronologique. Du Moyen Âge, en passant par la Renaissance et jusqu’au siècle des Lumières, la traduction va jouer un rôle très important dans la création d’une tradition littéraire nationale en anglais. Son rôle de médiation culturelle est mis en relief à une époque où l’Angleterre jouit de très peu d’influence sur les peuples européens ; c’est donc en traduisant que l’on importe la culture étrangère, le renouveau, et que l’on enrichit la culture nationale. Selon un cliché victorien, les traducteurs font œuvre de patriotisme, ce qui correspond très bien au programme politique et à l’ambition littéraire d’établir une littérature nationale assez riche et puissante pour pouvoir rivaliser avec la littérature grecque, latine et étrangère. La littérature nationale est ainsi exaltée par la simulation des grands classiques, grâce à la traduction qui sert la cause de la grandeur nationale. Cependant, dans le dernier volume publié, qui concerne le XIXe siècle, celle-ci ne sert plus à consolider le prestige de la littérature nationale, mais à connaître l’Autre. En effet, l’histoire de la traduction en langue anglaise recommence à se jouer aux États-Unis, c’est une nouvelle société qui se crée et qui a besoin de se « déprovincialiser » et pour cela rien de tel que la traduction.
Francisco LAFARGA : Écrire ou réécrire l’histoire de la traduction au XIXe siècle en Espagne
F. LAFARGA inscrit son travail dans une volonté européenne d’écrire l’histoire de la traduction. Il reprend les problèmes méthodologiques de la construction d’une histoire des traductions. Il part d’un constat : les réalités culturelles et les relations entre les pays peuvent jouer un rôle actif dans la méthodologie choisie. En effet, dès la définition ou délimitation du champ d’étude, l’auteur avoue les difficultés dues à la pluralité culturelle et linguistique de l’histoire de la traduction en Espagne qu’en Hispano-Amérique. Il considère qu’il faut tenir compte des problèmes d’ordre culturel et politique liés aux différentes langues et cultures nationales existantes car il était nécessaire d’intégrer dans leur projet les autres langues en plus du castillan. Suivent les difficultés liées à l’établissement d’un corpus et aux sources car, en l’absence de catalogues des traductions jusqu’au XIXe, quelles sources peut-on donc consulter pour établir un corpus des traductions ? Il en cite quelques-unes mais qui se révèlent insuffisantes. Afin de pallier ce manque et de compléter et enrichir les catalogues existants, il a créé, en collaboration avec L. Pegenaute, les portails BITRES, Biblioteca de traducciones españolas, et BITRAIS, Biblioteca de traducciones hispanoamericanas, qui s’enrichissent progressivement.
Dans un deuxième temps de son intervention, F. Lafarga s’interroge sur les facteurs qui ont retardé ou favorisé la publication et la circulation des traductions au XIXe siècle. Des événements qui ont d’abord freiné cette activité sont évoqués, comme la faible alphabétisation de la population, le prix du livre assez élevé, la censure, réelle, malgré les dérogations officielles pendant le triennat libéral (1820-23). Néanmoins, certains facteurs vont relancer l’activité traductrice et la circulation des œuvres : des intellectuels libéraux quittent le pays après la guerre de l’Indépendance et s’installent notamment en France où des maisons d’édition vont voir le jour, échappant ainsi à l’extrême rigueur de la censure ; l’alphabétisation du peuple en 1880 avait augmenté de 30% ; l’ouverture du marché des nouvelles républiques américaines ; l’essor de la presse va aussi favoriser la diffusion de traductions, la forte présence d’une presse culturelle, ainsi que l’apparition de la littérature en feuilleton. Tous ces événements ont favorisé une importante activité traductrice à Perpignan, à Bordeaux, et surtout à Paris.
Dans la troisième partie, F. Lafarga présente leur nouveau projet de recherche sur le XIXe siècle espagnol, qui étudiera les rapports entre la création et la traduction, le rôle des créateurs traducteurs.
Discussions
Est-ce que finalement ce n’est pas la dimension politique qui a régi l’histoire de la traduction ? Je pense notamment à la censure en Espagne dans les traductions du XIXe.
L. PEGENAUTE renvoie à Théo Hermans, École de la Manipulation, qui considère que la traduction littéraire dans certains contextes peut supposer une manipulation du texte original afin d’atteindre des buts bien déterminés en bénéfice du traducteur ou du commanditaire de la traduction. Si nous adoptions ce présupposé, nous pourrions conclure que dans la traduction la forme la plus extrême de manipulation est la censure. Cette censure peut être externe, celle qui s’exerce sur la traduction et le texte original quand les censeurs estiment que l’œuvre est contraire à l’idéologie du régime, mais aussi interne, celle effectué par le propre traducteur, soit en s’autocensurant, soit parce qu’il adhère au régime politique. L’effet est le même : la diffusion et vulgarisation du savoir sont limitées. Le traducteur se trouve ainsi dans une position très avantageuse pour manipuler le texte.
Y a-t-il des études approfondies sur la censure inquisitoriale dans les traductions provenant du français ?
F. LAFARGA recommande l’ouvrage de Marcelin Défourneaux, L'Inquisition espagnole et les livres français au XVIIIe siècle. S. HIBBS suggère l’ouvrage coordonné par Michel Ballard Censure et traduction. L. PEGENAUTE conseille, pour l’analyse de ces questions, l’ouvrage d’André Lefevere, Translation Rewriting and the Manipulation of the Literary Fame, où il parle de traduction en tant qu’outil de canonisation et distingue systèmes différencies et non différenciés. Y. CHEVREL revient sur le terme de manipulation et renvoit à l’ouvrage de Théo Hermans, The Manipulation of Literature, car cette transformation possible des textes pose un problème capital dans l’histoire de la traduction, et mène à une réflexion sur ce qui peut être une lecture critique non seulement d’une traduction mais de l’original. S. HIBBS rebondit sur la fonction didactique de la traduction, et relaye une question récurrente chez les étudiants en traduction : comment doit-on traduire si le texte est mal écrit ? Se pose ainsi le problème du critère de la « bonne » traduction, puis la question de la fidélité, serpent de mer de la traduction, élément très intéressant car la traduction est un élément qui réveille le texte, qui suscite d’autres lectures et d’autres écritures, ce qui rejoint la pensée de L. PEGENAUTE à propos de la « secondarisation » du texte traduit à cause de la vision négative de la traduction, défi que les chercheurs, qui sont aussi des formateurs, doivent relever.
L. PEGENAUTE revient sur la question identitaire en considérant les sociétés bilingues et multilingues comme des laboratoires propices aux flux de traduction. Il accorde beaucoup d’intérêt à l’étude des flux de traduction qui ont lieu entre périphérie-centre, centre-périphérie et périphérie-périphérie, il parle en termes polisystémiques. Il est intéressant de voir comment du centre vers la périphérie, c’est la propre périphérie qui demande afin de se distinguer et de faire parler des grandes plumes dans leur langue. De la périphérie vers le centre on ne traduit pas, ou très peu, dans la volonté d’imposer une conscience de monolinguisme afin de nier l’évidence d’une diversité linguistique. Au niveau mondial, ces flux sont asymétriques, les traductions du nord vers le sud sont plus abondantes que l’inverse. Il y a un processus évident d’« introduction » très réduit et d’« extradition » très important, ce qui est symptomatique de la capacité ou de la tolérance des différents systèmes littéraires nationaux face à l’admission d’éléments étrangers dans leur propre développement. De la même façon, il n’y a pas de flux sud-sud, comme si l’on ne voulait pas que les peuples opprimés aient conscience de leur propre situation.
F. LAFARGA intervient pour interroger Y. CHEVREL sur l'existence, dans l’histoire « des » traductions, d' une histoire de « la » traduction, la différence pour lui n’étant pas très claire et la dénomination choisie par l’auteur dans son projet lui semblant même restrictive, même s'il y voit des éléments qui sont utiles pour l’histoire de la traduction.
Y. CHEVREL revient donc sur le débat en insistant sur sa volonté de faire une histoire des traductions parce qu’il pense ainsi apporter des éléments à l’histoire de la traduction. C. FILLIÈRE souhaite attirer l’attention sur les constructions internes de ces différentes histoires, car l’histoire est avant tout une manière de raconter, et tout récit impose un point de vue. Quand on écrit une histoire de la traduction ou des traductions, quel est le point de départ ?
Très souvent je trouve de la traduction dissimulée ou cachée, ce qui me semble être proche du plagiat. Au XVIe siècle il y a un foisonnement de ce type de traduction, on dit traduire tel ouvrage, mais en réalité il s’agit d’un original. Il est difficile de voir une différence entre traduction et plagiat car la traduction était souvent une adaptation…
P. FRANCE confirme que parmi les textes les plus prestigieux de la littérature il y a des traductions cachées. Il évoque ainsi la figure de Coleridge, poète anglais, qui a énormément plagié les philosophes allemands sans dire qu’il s’agissait de traductions. S. HIBBS ajoute qu’il en va de même pour le XIXe siècle et apporte la découverte qu’elle a faite de petites légendes, d’histoires, surtout écrites par des femmes, et qui se sont avérées en réalité être des adaptations de l’écrivain anglais Chapman Smith. On observe qu’à cette époque l’adaptation est courante, et on voit comment progressivement la traduction se vide de tout son sens et devient une réécriture pour devenir à nouveau un objet, un roman. Cependant, elle remarque la difficulté d’identifier ce phénomène. L’adaptation est plus importante à certains moments, néanmoins la réécriture fait partie aussi des stratégies de la traduction, les limites ne sont pas très précises.
Dans l’art contemporain la traduction est un outil fonctionnel très important car elle affecte la pratique et la diffusion de l’art. Hélas, souvent on n’accorde pas assez d’importance à la qualité de la traduction, ce qui est dommage car l’art contemporain est très concerné par les questions politiques, sociales, d’actualité, etc. Finalement, on se rend compte que cette affirmation identitaire aujourd’hui n'est pas si éloignée de celle d’il y a deux siècles.
S. HIBBS confirme que la traduction est souvent négligée, ce qu’elle regrette car cela a un impact dans la représentation d’un pays ou de la culture. Elle insiste sur le fait qu’il faut mesurer l’impact économique de la non traduction. Elle estime que cela répond plutôt à un état d’esprit, la traduction reste encore très secondarisée. La Communauté Européenne fait des efforts à ce sujet, mais les traducteurs doivent porter aussi le projet. P. FRANCE estime qu’il s’agit d’une question budgétaire.
Avec le cadre méthodologique que vous avez présenté ce matin, pourrait-on parler de « sciences de la traduction » ?
Y. CHEVREL répond que le terme traductologie correspond parfaitement puisque cela veut dire « le discours sur », c’est la science de quelque chose ; P. FRANCE répond qu’en anglais les deux existent : les -logies et studies, ce dernier permet d’être un peu plus large d’esprit.
À propos des différentes manières de nommer une discipline, -logy ou Studies, quelles sont les raisons du choix de Translation Studies au lieu de Traductology ?
P. FRANCE répond que le terme Traductology ne s’emploie pas, peut-être parce que, phonétiquement il n’est pas agréable. F. LAFARGA ajoute qu’en français est apparu le terme Translatologie, mais n’a pas survécu et traductologie s’est imposé.
Est-ce que des arabisants ont traduit au XIXe ?Avez-vous établi des parallèles entre la pratique traductive et la pratique éditoriale ? Je pense à la pratique éditoriale scientifique car elle évolue au fil du XIXe siècle vers plus de scientificité.
F. LAFARGA révèle que pour leur nouveau projet en cours cela n’a pas été envisagé d’une manière particulière et que le travail reste à faire dans le domaine philologique. Il regrette que les littéraires fassent l’économie de la traduction non littéraire, scientifique. Cependant, il estime qu’il est aussi du ressort des historiens de la science de s’occuper de la traduction de la science. L. PEGENAUTE justifie l’absence d’arabisants dans leur projet par le fait que les plus importants en Espagne se situent plutôt au XXe siècle.
Il s’avère difficile de trouver les traductions faites par un traducteur-créateur car ceux-ci ne les publient pas toujours.
F. LAFARGA confirme que certains écrivains ont réalisé des traductions à une première étape de leur vie littéraire comme un gagne-pain, puis qu'après leur succès ils se sont consacrés à la littérature seulement. Il est alors important d’apprécier que la traduction fait partie de l’étape formative. On pourrait donc étudier le degré d’interférence ou de présence du travail de traduction dans l’activité de création. L’auteur parle d’un sentiment de « honte » chez les traducteurs, mais le public nuance, pense que faute de pouvoir devenir créateurs, écrivains, certains trouvent leur « consolation » dans l’exercice de la traduction. C. FILLIÈRE fait remarquer que la traduction peut être considérée comme une création. S. HIBBS montre qu’écriture et traduction peuvent coexister en se référant à l’ouvrage de Maria del Carmen Simón Palmer, Escritoras españolas. 1500-1900, ouvrage qui fait un recensement magistral de toutes les femmes écrivaines du XIXe : pour chacune d'entre elles existe une fiche avec la chronologie des œuvres et des traductions. L. PEGENAUTE met en relation la question de la création et de la traduction dans le domaine de la traduction poétique et la dualité de Scheleiermacher, traduction ethnocentrique vs traduction littérale, en transposant ce discours sur les stratégies de traduction, et pense qu’il est intéressant de voir si, quand un poète traduit un autre, celui qui traduit subit des influences dans sa conception poétique ou bien s’il se produit un phénomène de domestication du poète étranger pour l’emmener vers l’univers du poète qui le traduit. À ce sujet, il y aura un colloque en octobre 2014 à Barcelone, organisé par F. LAFARGA et L. PEGENAUTE, intitulé « Création et traduction ». À propos du philosophe allemand, S. HIBBS informe qu’Adriana Serban, présente, coordonne un ouvrage sur Schleiermacher et qu’en ce moment l’Espagne découvre son importance à travers l’œuvre d’Ortega y Gasset. L. PEGENAUTE ajoute l’existence de la thèse doctorale, Miseria y esplendor de la traducción, la influencia de Ortega y Gasset en la traductología contemporánea, de Pilar Ordóñez, à travers laquelle on peut aussi suivre la trace de l’influence de Schleiermacher en España.
S. HIBBS clôture la séance se réjouissant du dynamisme et de la richesse des échanges. En effet, la séance ouvre de nouvelles perspectives. Nous avons vu que la circulation des livres permet de mettre en place des stratégies de réécriture et d’adaptation qui sont revendiquées comme étant une première étape vers la création d’une littérature dite nationale. Ceci nous emmène à une réflexion, à la fois politique et culturelle, qui s’avère un champ de recherche très fécond. Les interventions de L. PEGENAUTE et d'Y. CHEVREL montrent que la traductologie est une discipline à part entière qui dispose des outils d’analyse lui permettant de fonctionner : l’observation systématique, la recherche du fait confirmatoire, de l’inférence documentaire, l’histoire culturelle, qui s’appuie sur la médiation culturelle qui est la traduction, tout cela permet de prouver l’existence de l’objet et son analyse. Les ouvrages présentés par les conférenciers donnent une légitimité à la recherche que l’on fait dans le domaine de la traduction. Elle insiste sur l’importance de décomplexer la traductologie et de défendre sa spécificité et de lui accorder une marge importante de progression sur ce terrain car pendant longtemps elle n’a pas été considérée à sa juste valeur, même si l'on observe aujourd'hui une évolution grâce au travail interdisciplinaire. S. HIBBS a un discours combattif en affirmant qu'« encore une fois il faut défendre sa recherche et arriver à montrer la pertinence des outils qu’on utilise ». Elle met ainsi fin à une journée méthodologique, première étape de la réflexion.