Le séminaire « La traduction. Pratiques, enjeux, défis » est organisé par l’École des Hautes Études Hispaniques et Ibériques (Casa de Velázquez de Madrid) représentée par son directeur, Michel Bertrand. Il est coordonné par Solange HIBBS, directrice du CeTim, Professeur à l’Université Jean Jaurès de Toulouse et Carole FILLIÈRE, Maître de Conférences à l’Université Jean Jaurès de Toulouse. Interviennent dans la séance Jean-Yves MASSON, Université Paris IV - Sorbonne ; Clara JANÉS, traductrice littéraire, poète ; Laurence BREYSSE-CHANET, Université Paris Sorbonne, laboratoire CRIMIC, EA 2165 ; Jenaro TALENS, Universidad de Valencia (Espagne).
Ouverture
Stéphane MICHONNEAU, en tant que Directeur des Études Scientifiques de la Casa de Velázquez, fait l’ouverture de ce séminaire, donne la bienvenue et souhaite exprimer sa joie d’avoir été en mesure d’aider les coordonnatrices à mener cette activité. Il constate lors de cette dernière séance que le succès est grand.
Introduction
Cette séance intitulée traduction-création, traduction écrivante, est le quatrième volet du séminaire « La traduction. Pratiques, enjeux, défis ». S. HIBBS présente l’objet d’étude du séminaire : la traduction envisagée depuis une perspective sociologique. Le socle de ce séminaire était d’engager une réflexion collective et d’entamer un dialogue, de trouver un lieu de parole partagée. Cette séance traite de la création, et s’inscrit dans la réflexion herméneutique, philosophique. La création est un processus dans lequel la traduction joue un rôle constitutif, et plusieurs vérifications sont faites : l’engendrement réciproque entre une écriture première et seconde, l’œuvre et sa traduction, une écriture qui se renouvelle constamment ; la traduction écrivante ou écriture traductive où la création pointe vers l’énergie poétique.
Ensuite, Carole FILLIÈRE évoque la résistance textuelle de la poésie à la traduction telle que Jacobson l’avait énoncée - « la poésie est intraduisible ». La poésie semble appeler une traduction totale, une réécriture. La fidélité est une notion dont le contenu se déplace, le traducteur doit s’engager dans une loyauté vis-à-vis du texte, et non de fidélité, puisqu'il s’agit d’un engagement créatif.
Présentation des intervenants
C. FILLIÈRE présente les intervenants de la séance et leurs ouvrages en rapport avec l’objet de réflexion de la séance.
Jean Yves MASSON, écrivain, poète, traducteur, professeur de littérature générale et comparée. Co-directeur, avec Yves CHEVREL de l’ouvrage Histoire des traductions en langue française, XIXe siècle. Y. Masson nous parlera d’un ouvrage qui est encore en cours d’écriture et de réflexion : Lire la traduction.
Clara JANÉS, poète, plasticienne et traductrice.
Laurence BREYSSE-CHANET : agrégée d’espagnol et spécialiste de la poésie de langue espagnole aux XXe et XXIe siècles, en particulier des auteurs : Antonio Gamoneda, Luis Cernuda, Manuel Altolaguirre, Claudio Rodríguez et José Lezama Lima.Elle est aussi traductrice et participe à la revue Polyphonie avec J. Y. Masson.
Jenaro TALENS : professeur spécialiste de la poésie de Luis Cernuda, il est essayiste et historien de la littérature du cinéma.
Conférences
Jean Yves MASSON : Lire la traduction
Le discours de Jean Yves Masson est une prise de position vis-à-vis de certaines théories proposées par ses confrères : A. Berman, F. Scheleiermacher ou encore la théorie interprétative de D. Seleskovitch. Son discours s’articule autour de trois idées: le rôle et la place de la lecture dans le processus de traduction, sa prise de position sur le débat entre traduction cibliste et traduction ethnocentrique, et le pacte de confiance que l’on établit avec le traducteur. Partant du constat que la grande oubliée dans la théorie de la traduction est la lecture, Masson affirme que lorsqu’on parle de traduction, il conviendrait d’inverser la tendance et de penser d’abord à la lecture et ensuite à l’écriture. C’est dans ce sens qu’il rédige un nouvel ouvrage, à paraître, dont le titre pourrait être Lire la traduction. Dans cet ouvrage l’accent est mis sur le traduit plus que sur le traduire, contrairement à ce qui est usuel. Il s’agit de s’interroger sur le rapport entre lecture et traduction.
J.-Y. Masson évoque les polémiques suscitées par cette question, dont la théorie interprétative de la traduction, car celle-ci postule que dans le processus de la traduction il y a une déverbalisation et une réexpression : peut-elle s’appliquer à la traduction littéraire ? L’auteur reste sceptique à l’instar d’Antoine Berman, qui, lui, propose une distinction entre la parole creuse, caractérisant les textes pragmatiques, et la parole pleine, parole poétique, seule véritable et sacrée, qui concernerait les textes littéraires. Or, Masson prend ses distances à propos de cette distinction entre paroles creuses et pleines, car, selon lui, bien des problèmes de la traduction littéraire viennent du fait qu’elle est sanctifiée. Dans la pratique, cette distinction est fausse car les textes pragmatiques sont aussi traduits en fonction des attentes qui sont celles du lecteur, on ne peut donc pas écarter la présence du lecteur de l’acte de traduction. Le texte s’accomplit dans la lecture car elle n’est pas un acte passif, elle participe à la construction du sens. On écrit avec ce qu’on est, mais on lit aussi avec tout ce qu’on est, comme il le rappelle U. ECO dans Lecteur in fabula, l’œuvre ne se réalise que dans sa réception.
Dans un deuxième moment de son intervention, l’auteur revient sur le clivage entre ciblistes et sourciers, prenant une position claire à faveur de la traduction cibliste qui s’imposerait afin de ne pas trop forcer le lecteur à sortir de sa zone de confort car, si le lecteur est prêt à faire un effort, celui-ci, nous prévient-il, est limité. Néanmoins, contrairement aux propositions de Schleiermacher, Masson affirme que le traducteur comme le lecteur doivent faire l'effort d’aller vers l’autre. La traduction est la convergence de l’individualité des trois acteurs : l’auteur, le lecteur, le traducteur. Le lecteur attend du traducteur qu’il soit le meilleur lecteur du texte original et qu’il repère les faiblesses de l’auteur. La plupart du temps, le traducteur corrige et améliore afin que la lecture du texte final se fasse avec fluidité, ce qui a pour effet de désamorcer le soupçon qui pèse sur la traduction. Avec ces propos, il défend une traduction ethnocentrique, et il est en désaccord avec A. Berman, dont la pensée se fonde sur l'opposition à la traduction ethnocentriste, puisque selon lui le texte final doit sentir la traduction.
L’auteur conclura son intervention en s’interrogeant : traduire implique-t-il donc un type spécifique de lecture ? Est-ce qu’on lit une traduction comme on lit un autre livre ? Masson, lecteur de poésie, est convaincu qu’en lisant une traduction nous savons, hypothèse non vérifiée encore, que nous lisons une traduction, du fait d'une sorte de conscience non consciente, dans la ligne de S. Freud, ou comme dans la « dénégation théâtrale » où nous avons conscience qu’il s’agit d’une fiction, ce qui permet à la catharsis de fonctionner.
Quand nous achetons un livre traduit nous concluons un double pacte de lecture : avec l’auteur et avec le traducteur car nous attendons de lui fidélité, nous lisons la lecture qui préalablement a fait le traducteur, nous lisons ses mots. Un pacte de confiance s’instaure donc entre le traducteur et le lecteur du texte traduit. Pourquoi ne parle-t-on jamais de cette confiance? Parce que toute l’histoire de la pensée de la traduction fait culpabiliser le traducteur comme étant un traître, quelqu’un qui diminue la valeur d’un texte. Or, parfois nous constatons que la traduction est meilleure que l’original. Ce pacte de confiance peut être dénoncé en permanence par le lecteur, ce qui motiverait les retraductions. Masson voit dans la pulsion de retraduire un acte prétentieux : déontologiquement, cela permet de revisiter les propos de Berman sur l’altérité, qui méritent d’être repensés à travers un filtre psychanalytique : dans la traduction nous devons écouter le texte original, sentir ce qui dans la traduction vient de l’étrangeté du texte, du traducteur.
Clara JANÉS : La traducción como conjuro
Clara Janés déclame son discours. Un discours riche en références littéraires, poétiques et artistiques, dont l’intonation, la diction, le rythme et la musicalité sont déjà poésie et préparent nos sens à recevoir ses enseignements. Elle parlera d’abord de la surface, des mouvements des mots, pour pénétrer peu à peu dans le langage qui nous mène à la pensée se transformant en poésie. Selon l’auteure, nous traduisons pour comprendre, pour connaître le mouvement secret des choses. En traduisant nous entrons dans ces mouvements secrets des mots et des ceux qui les ont écrits. Traduire suppose un double rapprochement : vers un tiers et vers d’autres cultures. Clara Janés prône la nécessité d’arriver à une compréhension plus profonde des choses, la traduction aurait un caractère de conjuration qui nous permettrait d’y arriver tout en respectant les diverses idiosyncrasies. L’importance de la traduction est l’importance du langage car l’homme ne peut pas vivre sans communiquer, il est en constant mouvement, mais la parole fixe la pensée, comme disait Derrida « la pensée est comme une âme, dont la matière est la langue », et le traducteur se trouve en équilibre entre les deux. Il s’agit d’un transfert de la pensée concrète vers la parole concrète. Le langage est un soi une traduction de la pensée : « dans le langage chaque mot est une brique pour la grand cathédrale de la culture ». Steiner affirmait que « la poésie est la forme la plus rigoureuse de la pensée ». Donc la poésie est ainsi investie d’une responsabilité particulière. Clara Janés cite Gandhi quand il déclare que « la poésie est l’interminable résistance passive », ouvrant ainsi la porte au poète et l’invitant aimablement à participer sur le terrain politique : « la poésie est une interminable façon de ne pas accepter car elle se lève contre la tyrannie de l’histoire, des religions, des fanatismes ». La poésie enferme l'occulte dans les mots, la poésie dit ce qu’elle ne dit pas, ce qui emmène C. Janés à affirmer que les traducteurs doivent être des poètes. Le poète qui se prête à traduire de la poésie a conscience que la tâche est impossible. Néanmoins, cette impossibilité, cette presque intraduisibilité est applicable à tout art, le poète sait que dans son poème il peut y avoir plus que ce qu’il dit, et le traducteur vit la même chose. Si l’homme est en mouvement, la poésie aussi et le texte semble bouger. On peut et on doit traduire la poésie, mais cela ne va pas sans risque. Convaincu du principe d’incertitude, le traducteur doit prendre appui dans l’interrelation et établir un dialogue avec l’auteur pour s’introduire dans sa pensée, dans sa quête inépuisable, dans ses mots. Nous pourrions parler de sacrifice afin d’atteindre la genèse poétique, fusion entre le traducteur et la pensée de l’auteur. Le mot ouvre la porte au traducteur, la pensée ferme et la forme et le contenu afin de se situer dans le point génésique du poème. Qui réussit à faire le saut inverse, vers la vibration initiale, peut atteindre un résultat, cette conjuration qu'est la traduction.
Laurence BREYSSE-CHANET : Rosales tardíos en el parque de Névons o cómo giranlos hierros del poema. Notas sobre las huellas de René Char en la escritura última de Antonio Gamoneda
Laurence BREYSSE-CHANET, d'un ton rythmé qui nous maintient dans un continuum de musicalité, à l’instar de C. Janès, propose lors de son intervention de penser la relation entre traduction et création à travers la présence de René Char dans l’œuvre du poète espagnol Antonio Gamoneda. L’auteure, à travers l’analyse minutieuse de l’œuvre des deux auteurs, établit d’abord les modalités de la rencontre initiale et silencieuse entre Gamoneda et Char, puis parcourt ces rencontres et leur influence dans l’ensemble de l’œuvre gamonedienne.
L. Breysse décrit A. Gamoneda comme un poète de la pensée poétique, dans lequel on peut surtout lire une poétique de l’expérience de la poésie. Gamoneda superpose des poèmes propres avec des versions d’autrui, selon un accord basique de trois notes qui définit la mue, définition même de traduction créatrice : quand la force compulsive lui mène à opérer cette superposition, terme musical qu’il conçoit comme une « ‘violation’ plus ou moins fracassante d’un texte antérieur à moi ou à autrui, création et collage ». Selon Gamoneda, la musicalité articule la forme, le pouls génératif qui existe dans le langage poétique. Il s’agit d’une rencontre de nature musicale, car la révélation de l’autre passe par l’ouïe en même temps que le poète cherche sa propre identité réflexive. Quelle est la présence du poète René Char ? Il est présent d’une façon particulière depuis le début de l’écriture de Gamoneda et resurgit à la fin, comme s’il revenait de l’oubli. Or, en réalité, sa présence est décrite par l’auteure comme une rivière souterraine. Cette présence aurait commencé dans Resonancias, aurait passé doucement par le creuset de Estaluz (anthologie 1947-2004), de la poésie, puis s’accomplit dans Canción errónea (poèmes écrits après 2004) dans le profond processus temporel de l’écriture gamonedienne. La rencontre avec René Char, dans les années 50, est une rencontre silencieuse et profonde qui n’est possible qu’à travers le poème. La clandestinité politique et la censure générèrent une énergie politique innovatrice. Sa première lecture de R. Char en 1946 fut Hojas de Hipnos, dont la traduction provenait d’éditions latino-américaines puisqu’elle était interdite en Espagne car elle tourne autour des années de résistance, dans une communauté fraternelle et clandestine qui résiste à la dictature. La deuxième rencontre sera Fureur et mystère (1948), cœur de l’ensemble de l’œuvre de René Char. Coïncidence, en 1960 Gamoneda écrit Sublevación inmóvil, où l'influence de l’écriture de R. Char se fait depuis une position de résistance antifasciste dans la clandestinité, élément rapprochant les deux auteurs. L’écriture de Gamoneda est une lente et permanente interrogation à propos de la vérité de la poésie qui s’enracine dans un temps d’urgence et d’action où le mot est force active qui ne renonce jamais, néanmoins, à sa condition de langage poétique. C’est la leçon que Fureur et mystère lui a appris.
Dans un deuxième temps l’auteure se concentre sur « Le Deuil des Névons » (2008), où la voix gamonedienne se superpose à ces quatre mots français et où l’importance de la voix, jadis silencieuse, de René Char devient explicite. L. Breysse-Chanet propose de définir cet ouvrage comme « une traduction créatrice, filtre, tamis entre mémoire et oubli comme ensorcellement musicalisé ». C’est l’émergence tardive d’une affinité puisqu’elle affirme que la poétique gamonedienne est profondément temporelle, entre mémoire et oubli, et que dans chacun de ses poèmes agissent des forces actives et opaques à l’unisson. Un tressage complexe où la question sur la poésie est toujours latente, sur les modalités de l’existence des filiations poétiques, la manière dont s’établit la vérité poétique dans une sorte de constante épanorthose. Le poème initial de R. Char est le deuxième dédié à « Les Névons » nom de la propriété familiale qu’il a perdu, lieu d’enfance où s’enracinent ses souvenirs et qui se caractérise par son pouvoir de restauration, fondement de son écriture et analogue à l’écriture gamonedienne. Dans « Le Deuil des Névons », Gamoneda lie les deux poèmes préalables de R. Char, par sa forme, par sa construction élaborée, il les lie au premier poème "Jouvence des Névons", et dialogue intimement avec lui. Mais ces poèmes sont liés également par le contenu, par la coïncidence dans la douleur. Dans la strophe centrale du poème de R. Char apparait le vrai deuil, la perte du père, le même que Gamoneda a vécu enfant à travers les récits maternels qui parlaient au quotidien de l’absence du père : le deuil que l’on vit, celui qui ne se traduit pas, mais qui s’exprime par la poésie, ce langage qui dit ce que l’on ne peut dire autrement.
Jenaro TALENS : La escritura llamada traducción
Jenaro TALENS concentre son intervention sur le texte qu’il rédige en ce moment : Lire, traduire, écrire, trois mots pour une même pratique. Deux hypothèses sont au centre de son propos : le rapport entre le traducteur et les voix du texte, et le lien étroit entre théorie du discours et théorie de la traduction.
À travers la pratique de la traduction, J. Talens a découvert que dans les différentes traductions d’un même ouvrage, la voix qui parle n’est pas la même. Il s’est donc interrogé sur les voix, les sujets parlants de la traduction. À la suite de cette interrogation, il affirmera que « toute théorie du discours est théorie de la traduction ». Par traduction, il entend traduction interculturelle et traduction discursive, soit tout ce qui relève de la transcription d’un système dans un autre. Il évoque sa première approche de l’étude de la traduction et avoue sa stupéfaction d'avoir découvert l’origine religieuse de la traductologie, concrètement de sa tradition biblique. À partir de ce constat, il met en exergue le rôle de la médiation rhétorique et diverge des conclusions tirées par l’herméneutique religieuse : traduire pour interpréter, équivalents selon lui, est découvrir ce que l’autre a voulu dire. Le processus interprétatif consisterait ainsi à retrouver « quelque chose » existant préalablement. Dans la mesure où nous serions capables de le récupérer la traduction serait alors correcte, mais qui décide de sa correction ? L’institution médiatrice – répond-il– : c’est pourquoi dans la religion, celui qui n’interprétait pas d’une façon correcte était sanctionné. Selon Talens, ce rôle rempli par l’Église d'antan serait aujourd’hui investi par l’Université, qui a le pouvoir de sanctionner ce qui est correct et ce qui ne l’est pas. L’auteur propose qu’au lieu de parler d’herméneutique dans le sens traditionnel religieux et de considérer que traduction est interpréter ce qui existait, le traducteur peut reconstruire cela à partir du dialogue avec le texte. Ce qui soulève la question de l’auteur, du sujet énonciatif, du copyright, de l’autorité qui valide ou pas la traduction, etc.
Concernant la question de l’auteur, en prenant comme point de départ les différentes traductions de la Bible, Talens constate que les versions divergent en fonction de l’institution sanctionnatrice qui les accueillait. La question n’est donc pas ce que le texte dit, mais la cohérence du texte en rapport avec le public récepteur de la traduction. Quant à la question du copyright, et celle du plagiat plus contemporaine, il prône leur mise en question car l’écrivain, comme le traducteur, interprètent d’autres discours et sont influencés par d’autres styles et auteurs. Finalement, il s’interroge sur la responsabilité en cas de traduction collective et distingue deux façons de faire : la responsabilité tombera sur un seul membre du groupe qui signe la version proposé par le collectif, ou bien, à partir d’une expérience personnelle, il propose la possibilité de prendre un texte et de le faire traduire en plusieurs langues. Les différents traducteurs traduisent à partir de versions en langues intermédiaires, sans passer par la langue original, qu'ils ne connaissent bien souvent pas. Le résultat a fonctionné dans toutes les langues, ce qui lui permet d’affirmer fermement que l’intraduisible n’existe pas, car comme il dit U. Eco « il s’agit de dire « à peu près la même chose ».
Débat
S. HIBBS prend la parole afin souligner la nécessité d’aller à l’encontre du discours moralisant à propos de la traduction technique, et rejoint les propos de J.-Y. Masson quand il parlait du soupçon qui, pour elle, s’inscrit dans une catégorie morale qui fait du tort car elle enlève de la liberté de manœuvre, et propose d’en finir avec ces distinctions car il ne faut pas oublier que l’on traduit de texte à texte pour de multiples destinataires, et que dans un texte médical on peut aussi avoir des enjeux très importants, de la parole pleine et non creuse. Un autre point qu’elle souligne est le soupçon qui pèse sur le traducteur qui, selon elle, peut être paralysant. Un autre aspect moral dans la réflexion sur la traduction est posé par la question du plagiat, de la traduction comme une voix vers l’écriture malhonnête, elle cite des femmes du XVIIe siècle qui ont vampirisé des textes pour arriver à une réécriture à travers la traduction. Elle prône la déculpabilisation et le rejet des catégories morales.
On constate une évolution dans la mise en scène d’un texte dramaturge, est-ce qu’un jour l'on pourra imaginer une évolution parallèle de la reconnaissance de la traduction par le lecteur lambda ?
Y. MASSON est d’accord avec le parallèle entre le traducteur et le metteur en scène, il opine que la vérité de l’œuvre est d’être jouée, le texte de théâtre n’est pas fait pour être lu, tant qu’il n’est pas joué il n’existe pas. Quand on lit le théâtre il y a un protocole de lecture qui se met en place : la lecture, la lecture individuelle et la lecture du spectateur dans la salle.
Les traductions de Polynésie doivent passer en commission du CNL (Centre Nationale du Livre). Le CNL note en marge des remarques à l’auteur qui doit les mettre en place et effectuer des corrections, condition sine qua non pour que l’éditeur reçoive l’argent pour publier le livre. Il y a donc un but commercial et des stratégies de ventes, etc., qui influencent l’œuvre.
Y. MASSON confirme que le traducteur travaille sous contraintes. Le CNL fait appel parfois à des professeurs de langues qui ne sont pas des traducteurs. On peut se demander si les subventions à l’édition ne transforment pas le CNL en une sorte de commission de lecture.
Lors d'une rencontre avec une auteure espagnole, Clara Usónet à propos de son ouvrage Hija del Este, cette dernière a raconté son expérience sur la politique éditoriale : elle avait essayé de se faire publier en allemand et on lui a refusé car une auteure espagnole qui écrit sur les Balkans n’est pas envisageable.
Y. MASSON répond qu’il s’agit d’une question de réception. En effet, il y a des éditeurs qui ont du mal à accepter, par exemple, qu’un étranger écrive sur un auteur autochtone.
S. HIBBS s’interroge à propos de la dimension politique éducative en citant Camille Toledo « la langue de l’Europe devrait être la traduction » : cet auteur suggère, à l’instar d’Y. Chevrel, de travailler plus de textes littéraires à travers les traductions.
Y. MASSON est d’accord : il existe une forte réticence au niveau de l'enseignement de la littérature en France. La discipline qui essaye de promouvoir cela est la littérature comparée. Or, il remarque que cette discipline fait l’objet des réticences institutionnelles, elle est absente des concours de l’enseignement, elle est minimisée, les postes sont supprimés, en France il s'agit d'une discipline « persécutée par les institutions ».
S. HIBBS appuie l’intervention d’Y. Masson et signale la dimension politique de la question.
Les dictionnaires français n’utilisent jamais d’exemples de traductions alors que les dictionnaires anglais le font abondamment.
Y. MASSON confirme le fait que, jusqu’à présent, l’histoire de la littérature française a été faite sans tenir compte des traductions. C’est une évolution lente que les Anglais ont commencé avant nous. Il pense qu’il faut refaire le dictionnaire car il existe beaucoup de mots qui sont entrés dans la langue par néologisme et le dictionnaire ne le signale pas.
Yvan LISSORGUES s’adresse aux assistants afin de connaître leurs avis à propos de la polémique récemment ouverte à propos de la traduction modernisante du Quichotte faite par Aline Schulman. En quelle mesure peut-on moderniser des œuvres comme celle de Cervantès afin que le public français puisse les lire ?
Y. MASSON explique que l’auteure de cette traduction souhaitait présenter une version différente dans le but d’emmener le lecteur à l’auteur, son propos étant de faire une traduction hypercibliste. C’est une stratégie pour faire lire le Quichotte à des gens qui ne le liraient pas autrement. C’est un parti pris adaptateur cohérent. Un bel exemple qui illustre très bien qu’on ne peut pas éliminer le lecteur de la traduction.
S. HIBBS soulève la question des niveaux de lecture : à savoir, si on fait lire le Quichotte à un public qui ne l’aurait pas lu autrement, félicitons-nous car il s’agit de passer d’un mode de lecture à un autre ; la gravure qui attire le lecteur au texte est un autre niveau de lecture. Aujourd’hui nous lisons autrement, donc on ne peut pas parler du même pacte de lecture, la finalité n’est pas la même.
S. HIBBS s’adresse maintenant à C. Janés et lui déclare qu’elle est profondément émue par la racine profondément organique de sa poésie et de la lecture qu’elle en fait.
C. JANÉS ajoute qu’à travers la lecture on apprend à se connaître davantage et à mettre en perspective son rapport à l’autre.
Malgré la beauté de votre discours, je ne peux que rester sceptique quant à l’idée que langage scientifique puisse exprimer la genèse poétique ou la raison d’être de la poésie, peut-être car je suis influencée par l’ouvrage de Alan Sokal sur les Impostures Intellectuelles (1997).
C. JANÉS ne voit pas une dichotomie très importante et parle de la connaissance spontanée, intuitive et inhérente à l’être humain.
L’inclusion des termes scientifiques dans la poésie produit des métaphores intéressantes, jolies, mais qui brouillent ma compréhension.
C. JANÉS explique que la fonction de la métaphore n’est pas de faciliter la compréhension, puisqu'elle n’explique pas, et qu'elle évoque ; il s’agit de plusieurs niveaux, elle est comme la lumière traversant un prisme.
J. TALENS intervient pour revenir sur l’ouvrage de Sokal qui a été écrit, selon Talens, pour des raisons politiques, pour dénoncer le pouvoir de la gauche dans les départements de sciences humaines aux États-Unis. De plus, selon J. Talens, Sokal ne maîtrisait pas du tout le sujet et il se permettait de citer de seconde main sans vérifier les sources. Cet ouvrage a produit la réponse d’un autre ouvrage, qui n’est nulle part cité, livre que J. Talens connaît car il l’a traduit en espagnol, et qui réfutait les assertions de Sokal. Quant au principe d’incertitude, il partage ce principe avec C. Janés, mais le principe d’incertitude d’Heisenberg est devenu principe d’indétermination car le traducteur ne maîtrisait pas l’allemand, mais grâce à cette erreur le microonde a pu être créé.
I. LISSORGUES s'adresse à Clara Janès : dijiste “poesía es lo que queda cuando se acaban las palabras”; para el traductor la primera tarea es la de intuir lo que hay más allá de la palabras.
S. HIBBS remercie L. Breysse-Chanet et fait l'éloge d'un bel exemple de textes qui s’enchainent et qui s’enchâssent.
C. FILLIÈRE interroge L. Breysse-Chanet à propos de l’impact de l’aspect visuel de la page en poésie, lui demandant si dans les études de traduction cet aspect est travaillé.
L. BREYSSE-CHANET répond en pensant à la première version qu’elle a faite pour la traduction de Don de la ebriedad, de Claudio Rodríguez. La traduction été musicalement acceptable mais elle s’est rendue compte qu’elle boitait car nous sommes des corps en correspondance et l’oreille et l’œil intérieure sont confondus, donc l’aspect visuel doit être travaillé.