GINÉ, Martha, PALENQUE María y GOÑI José (eds.), La recepción de la cultura extranjera en La Ilustración Española y Americana (1869-1905). Relaciones literarias en el ámbito hispánico: traducción, literatura y cultura, 2013, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, Peter Lang. 604 p. ISBN 978-3-0343-1386-5

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Les traductions et les processus de communication traductive s’intègrent dans des réseaux complexes constitués à la fois d’autres modalités de transfert, de structures d’accueil, d’autres œuvres littéraires. C’est cette complexité que la notion dynamique et en constante évolution de transfert culturel recueille. La popularité de cette notion est redevable au fait qu’elle a su s’imposer dans de nombreuses disciplines en sciences humaines, comme la sociologie, l’anthropologie, les études culturelle, la littérature comparée. La traduction en tant que modalité essentielle mais exclusive de ces transferts a été un phénomène culturel majeur en Espagne aux XIXe et XXe siècles et le mérite de l’ouvrage publié récemment par Peter Lang sous le titre La réception de la culture étrangère dans La Ilustración Española y Americana (1869-1905) est de s’interroger sur les diverses formes de la traduction au sens large du terme et qui concerne d’autres biens culturels que les textes. Cet ouvrage, qui constitue une excellente et précieuse synthèse sur les représentations et les transferts culturels dans l’Espagne de la Restauration, analyse les finalités et enjeux de ce processus de transfert, les résultats en termes de production et d’appropriation par le pays ou les autres destinataires en jeu.

Coordonné par trois chercheurs espagnols, Marta Giné (Université de Lleida), Marta Palenque (Université de Séville) et José Goñi (Université de Surrey) , il résulte de la fusion des apports d’un ensemble de collaborateurs qui ont pris en charge les 25 contributions regroupées thématiquement et chronologiquement sous les rubriques « littérature, almanach, peinture, politique, société et culture, science et publicité », rubriques qui alimentent la vie de cette prestigieuse illustration espagnole dont une des ambitions est d’européaniser les élites intellectuelles. Cet ouvrage s’inscrit dans la dynamique de projets de recherche antérieurs et de diverses publications du même groupe de chercheurs sur la réception et la traduction de la littérature étrangère dans la presse espagnole, sur les relations littéraires et culturelles entre l’Espagne et la France aux XIXe et XXe siècles. Il prend tout naturellement sa place dans la collection hébergée par Peter Lang et dirigée par Luis Pegenaute (Université de Pompeu Fabra) sur les Relations littéraires dans le monde hispanique : traduction, littérature et culture.

Comme le signale avec pertinence Marta Palenque dans un des deux chapitres d’introduction de l’ouvrage (« La Ilustración Española y Americana, una ventana abierta a la cultura dominante en España entre 1869 y 1905 »), les revues, et plus précisément les illustrations, sont un des segments les plus dynamiques et novateurs de la culture écrite en Espagne et constituent un matériau de toute première importance pour l’étude des techniques discursives puisqu’elles comprennent un large éventail de genres au sein desquels fonctionnent les processus de transfert et où les éléments transférés sont visibles : articles sur l’histoire, la politique et la littérature, la culture et les arts, éditoriaux et articles critiques, la publicité. Cette illustration, destinée à une bourgeoisie curieuse de l’étranger, aux élites intellectuelles désireuses d’être des médiateurs à part entière dans les échanges au niveau européen, opère un travail de diffusion des idées et des connaissances qui répond à plusieurs finalités. L’entreprise de Abelardo de Carlos, fondateur de la revue en 1869, s’inspire clairement d’autres modèles de revues européennes du même genre comme L’Illustration Française, The Illustrated London News. Le caractère encyclopédique de la revue, sa volonté cosmopolite dans le cadre de relations culturelles internationales et sa visée réformiste sont servis par la présence d’auteurs et de textes étrangers. Ces transferts culturels répondent en partie à un projet idéologique : aider l’Espagne à récupérer un retard évident surtout dans le domaine de la science et des techniques, et sans aucun doute à une volonté affichée de conquête du marché hispano-américain (Cuba, Puerto Rico, les Philipines). Pour cela, comme le montre cet ouvrage, cette illustration dispose d’un réseau de distributeurs, de représentants et d’agents dans différents pays fonctionnant comme de véritables médiateurs et « exportateurs » de biens culturels. Le transfert s’avère donc une pratique bien établie pendant toute l’existence de la revue et dispose d’une panoplie de techniques qui vont de la traduction, de l’imitation, à l’importation d’œuvres et de textes et à l’échange et à l’intégration de visions du monde et de réseaux institutionnels (agences de presse, éditeurs). Certain chapitres éclairants de cet ouvrage comme ceux qui sont consacrés à la chronique politique, la publicité, aux expositions internationales, montrent comment les indices de transfert peuvent être mesurés grâce à la visibilité des agents (dans les cas cités, les agences de publicité, les agences de presse, les chroniqueurs). Un cas éclairant à ce niveau est celui de la Crónica general, véritable vitrine des cultures étrangères mais surtout française, et qui est alimentée par des journalistes comme J. Nombela ou Fernández Bremón qui apparaissent comme de véritables passeurs. Leurs pratiques se nourrissent de l’importation de termes étrangers dont la fonction mimétique est soit critique (critique de la contamination linguistique due à l’alluvion des traductions), soit pégagogique, quand la langue et la cultures étrangères apparaissent comme des références exemplaires. Le rôle de médiation interculturelle de certains agents comme les journalistes et les critiques est également mis en exergue dans la contribution consacrée à « La vie à Paris (1872-1905) » et « Les croniqueurs ». Ces agents-médiateurs (les politiciens et journalistes Angel Ramón María Vallejo y Miranda, Antonio Fernández de los Ríos, Pedro de Prat) qui maîtrisent les codes linguistiques et culturels de deux communautés sont de véritables leviers du processus de transfert et leur rôle atteste d’une dynamique d’échange à la fois intra- et interculturel.

Les traducteurs sont également présents dans cet ouvrage qui souligne de façon légitime l’importance de cette autre catégorie de médiateurs trop souvent oubliée ou sous-estimée. La partie consacrée à la « Diffusion du savoir : analyse et interprétation de la section de nouveautés bibliographiques (1869-1905) » permet d’apprécier l’importance de certains flux de traductions et d’œuvres étrangères directement importées et même d’œuvres écrites en Espagne par des auteurs étrangers. Ces techniques de transfert ont contribué à alimenter les répertoires de différents genres, par exemple le roman, le théâtre et dans une moindre mesure, la poésie (sur 500 poètes recensés et sur 2000 poèmes publiés dans cette illustration pour la période concernée, il n’y a que 6,25% de traductions). Il semble que l’activité des traducteurs s’insère dans un réseau, par définition supranational, de pratiques économiques et culturelles. A ce sujet la fonction de médiation de certains éditeurs espagnols et étrangers qui participent à l’échange de biens culturels est identifiée grâce à des exemples comme ceux des éditeurs Pascal Aguilar et Carlos Frontaura. Un autre élément qui intéresse le processus de transfert linguistique et culturel est celui des conditions matérielles de ces traducteurs dont il n’est que peu question dans cet ouvrage bien que soit mentionnée l’amorce d’un processus de professionnalisation à travers la référence qui est faite aux traducteurs dans les collections et les ouvrages concernés. Dans l’ensemble, le transfert linguistique sous forme de traduction au sens strict du terme semble avoir surtout concerné le roman et certaines langues dont les plus traduites ont été, par ordre d’importance, le français, l’anglais, l’allemand et l’italien. Un des autres mérites de cet ouvrage est d’avoir démontré que la traduction stricto sensu n’est pas toujours une opération majeure en comparaison avec les autres techniques de transfert.

D’autres formes d’importation de biens culturels sont également prégnantes au cours des dernières décennies du siècle comme l’attestent deux contributions passionnantes sur la présence et la réception du théâtre étranger en Espagne. Les représentations d’œuvres françaises, italiennes et portugaises en Espagne avec des compagnies également étrangères dans leur propre langue, ont constitué un phénomène majeur de la vie culturelle sous la Restauration. La circulation et la représentation d’œuvres étrangères correspond sans doute à certaines formes de sociabilité bourgeoise, mais elle s’explique aussi par l’accompagnement à des fins commerciales des goûts dominants. L’importation et la circulation des images et représentations iconiques jouent également un rôle fondamental dans ces transferts interculturels comme le démontrent les chapitres consacrés à l’almanaque et à la peinture. Les reproductions d’œuvres de peintres, sculpteurs, dessinateurs et illustrateurs constituent une galerie partagée par le public européen et une vitrine sur la différence et l’exotisme. La représentation des œuvres est complétée par le discours critique de journalistes professionnels étrangers et nationaux qui pratiquèrent le compte-rendu des expositions comme un véritable genre littéraire. L’image, sous la forme de représentations des coutumes et des goûts fonctionne comme le prolongement des textes et de la littérature. Au-delà de l’inventaire des ces biens culturels, opérés dans ce cas principalement à travers la presse, il serait intéressant d’étudier la traduction au sens large du terme dans la matérialité des images et dans leur rapport au texte. La curiosité pour l’Autre, pour la différence sous ses diverses formes comme le montre l’intérêt suscité par le voyage et les découvertes, maillons essentiels dans la circulation et les échanges d’idées, de visions du monde, sont favorisés par le développement de relations culturelles internationales. Car les transferts de produits culturels et d’idées sont largement tributaires des forces géopolitiques en présence et vont bien au-delà de simple relations bipolaires. C’est une des conclusions qu’offrent les différentes contributions regroupées sous le chapitre « Politique, société et culture ». Le mouvement d’échanges accrus et accélérés qui se produit au cours du XIXe siècle tant en Espagne qu’en Europe s’inscrit dans un jeu complexe de tensions et d’équilibres à l’intérieur et à l’extérieur des frontières démontrant, s’il en était besoin, l’intérêt et la nécessité d’une histoire culturelle comparative et cosmopolite.

Cet ouvrage, dont les mérites sont nombreux, constitue un apport indéniable pour l’histoire culturelle et l’histoire des transferts en Espagne au XIXe et XXe siècles. Dans une approche comparée partagée par les études de la traduction et les études de transfert, il fait apparaître un faisceau de caractéristiques essentiels pour l’histoire des échanges interculturels : ces échanges, qui peuvent être multidirectionnels, plus ou moins équilibrés, caractérisent les relations de différentes aires linguistiques et culturelles et s’appliquent à des produits ou des biens différents : livres, textes, images, idées, visions du monde. Ils opèrent grâce à des médiateurs et agents capables de transformer ces produits (traducteurs, critiques, éditeurs) et s’insèrent dans des réseaux qui sont souvent transnationaux et qui remettent en cause l’appartenance à un seul territoire (concept de « déterritorialisation »). Dans le cadre de ces échanges les revues et plus particulièrement des illustrations comme La Ilustración española y Americana, objet de cette analyse, jouent un rôle majeur dans la constitution d’une certaine idéologie nationale à travers ses représentations du réel et de l’imaginaire d’une communauté. Cette illustration, comme cela est souvent sous-entendu par les contributeurs de l’ouvrage, répond à certaines finalités idéologiques, entre autres celle d’aider l’Espagne à récupérer d’un certain retard et d’intégrer pleinement le paysage européen et même international. Inscrire l’Espagne dans l’actualité du mouvement scientifique (comme le démontrent les contributions consacrées à la science et au progrès des techniques), la doter des outils intellectuels nécessaires sous-tendent de façon cohérente ces finalités.

Un des regrets que l’on peut formuler concerne l’absence d’une introduction permettant d’avoir une vision plus claire des concepts, des méthodes et du métalangage utilisés. Il eût été opportun que soit signalée la relation entre la traduction et les transferts dans le cadre de l’histoire culturelle d’autant plus qu’un des apports de cette étude est d’avoir évité de restreindre la traduction à ses applications et implications à la seule littérature. Un chapitre ou des annexes présentant de façon synthétique les données concernant le flux de traductions (pourcentages en fonction des genres abordés et des langues) aurait également constitué une clé de lecture utile.

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Référence électronique

Solange Hibbs, « GINÉ, Martha, PALENQUE María y GOÑI José (eds.), La recepción de la cultura extranjera en La Ilustración Española y Americana (1869-1905). Relaciones literarias en el ámbito hispánico: traducción, literatura y cultura, 2013, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, Peter Lang. 604 p. ISBN 978-3-0343-1386-5 », La main de Thôt [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 14 septembre 2023, consulté le 24 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/494

Auteur

Solange Hibbs

Université de Toulouse Jean Jaurès

Professeur

solange.hibbs@wanadoo.fr

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