BANOUN, Bernard et ENDERLE-RISTORI, Michaela (dir.), Le Tournant des rêves. Traduire en français en 1936, 2021, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, collection « Traductions dans l'Histoire », 317 pages

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1936, année traductive ? Si oui, qui traduire, que traduire, comment et pourquoi ? C’est à ces questions qu’entreprend de répondre cet ouvrage, dernier-né de la collection déjà substantielle « Traductions dans l’Histoire » des Presses Universitaires François-Rabelais qui, en 2015, avait déjà mis en exergue une autre année, 1886, point de départ supposé de nouvelles pratiques traductives en raison notamment de nouvelles dispositions légales en matière de protection des œuvres littéraires (la Convention de Berne).

Si, pour les Français, l’année 1936 est en tout premier lieu liée à l’émergence du Front populaire, sa mention résonne bien plus largement dans le contexte européen, voire mondial, mêlant étroitement les échos de la Guerre d’Espagne, de la montée du nazisme, de la proclamation de l’axe Rome-Berlin par les fascistes, de la Constitution Staline et des purges qui en résultèrent, l’ensemble du continent européen et des relations diplomatiques mondiales étant massivement imprégné par cette flambée des totalitarismes. Ce fond de tableau général conduit la plupart des contributeurs à dresser un tableau politico-culturel circonstancié du contexte dans lequel s’inscrivent le ou les auteurs et traducteurs dont il est question dans leur article. À cela s’ajoutent les données statistiques précises, parfois sous forme de relevés bibliométriques, qu’on trouve dans certaines contributions.

L’illustration de couverture du livre, la Peinture de Miró, est contemporaine du début de la guerre civile espagnole, évoquée notamment par Carole Fillière dans son long et riche article « Les fronts de la pensée et le sang de la culture. L’Espagne de 1936 en guerre et en traduction » (99-139). De même que la violence chromatique de ce tableau n’est pas sans évoquer les « Réseaux rouges et filets bruns » qui donne une partie de son titre à l’article que Michaela Enderle-Ristori consacre aux « Traductions et traducteurs de l’allemand en 1936 », de même les jeux de symétries et d’oppositions, le mélange de contrastes et de rappels de formes et de couleurs qui l’habite semblent donner la mesure de la variété, de l’essor et de la vivacité parfois inédite de l’acte traductif en cette époque singulière, mais aussi de la variété du paysage qu’il engendre, déployé en alternance dans les 12 contributions du livre (en comptant la magistrale introduction de Bernard Banoun et Michaela Enderle-Ristori, co-directeurs de la publication).

Après avoir défini la traduction comme tension entre un « [t]ravail solitaire » et une « pratique éminemment sociale » qui en fait « le paradigme de tout processus culturel, de toute formation et transformation des cultures » (9), définition qui justifie en grande partie la démarche d’ensemble adoptée ici, Bernard Banoun et Michaela Enderle-Ristori attribuent sans surprise à cette année 1936 une « fonction de « charnière » au regard de l’Histoire dans toute sa complexité » (11). La dimension de pivot de 1936 est soulignée dans la plupart des contributions, même si deux des quelques incursions en territoire extra-européen – Brésil et monde arabe – que l’on trouve au fil des pages tendent à favoriser la prise en considération d’un segment temporel plus large ainsi qu’une mise en perspective historique remontant au moins au XIXe siècle, voire bien plus loin. Celle-ci permet de mettre en exergue, pour la littérature brésilienne, un silence traductif relatif, un « grand manque de reconnaissance internationale » (289) de longue date que la « fascination du tropical » (277) peine à dissiper, même si, comme le souligne Émilie Audigier à propos de la traduction française du roman Dom Casmurro de Joaquim Maria Machado de Assis par Francis de Miomandre, des tentatives novatrices se dessinent en matière de processus traductif, faisant la part belle au « recours à l’étranger » (289), à une attention authentique à une altérité débarrassée des oripeaux de l’exotisme. Si un même silence traductif est également observé, pour certaines époques, par Issam Toualbi-Thaâlibî à propos de la littérature mystique de l’Islam qui « n’aura que peu suscité l’intérêt de l’Occident médiéval » (294), celui-ci est en revanche largement battu en brèche par l’« engouement épistémologique au début du XXe siècle » (296) qui ne fait que s’affirmer avec la figure de Louis Massignon et ses traductions des oraisons du mystique al-Hallâj qui, en 1936, constituent une amorce attendue de « rapprochement culturel entre le monde musuman et l’Occident chrétien » (301).

À ces deux sorties du continent européen s’ajoutent les références à la sphère outre-Atlantique qui se multiplient sous la plume de Mathilde Lévêque dans l’article qu’elle consacre à la traduction pour l’enfance et la jeunesse en 1936 et dans l’article d’Audrey Coudevylle-Vue sur la traduction et l’adaptation dans la chanson populaire française de cette même année. Comme le montre Mathilde Lévêque, le déferlement de la bande dessinée et du cinéma en provenance des États-Unis donne le coup d’envoi d’une série d’adaptations permettant, entre autres, de ré-ensemencer la littérature classique à l’attention des plus jeunes, cet essor médiatique – et économique puisqu’il s’agit d’une industrie naissante visant un public toujours renouvelé – voisinant avec une « réflexion patrimoniale » (228). Si, pour Audrey Coudevylle-Vue, « [l]’air du temps se partage essentiellement entre deux rythmes venus d’outre-Atlantique » (243), jazz et tango, l’activité traductive ne s’en concentre pas moins, pour ce qui est de cette sphère américaine, sur les standards états-uniens dont la dynamique et la rythmique – influencées par le scat ou par le crooning – sont porteuses d’un pouvoir de séduction nouveau amenant adaptateurs et interprètes à « tendre vers une vraisemblance correspondant aux codes culturels nés du prisme par lequel les Français(es) perçoivent l’idéal américain » (265) : depuis le titre de la chanson traduit seulement partiellement à des fins de préservation d’un « charme exotique sûrement plus commercial » (251) jusqu’à l’accentuation de certains traits dansants ou humoristiques dans le goût du moment, la mise en œuvre de certaines stratégies traductives s’effectue selon un « mécanisme d’appropriation » (265) très marqué.

C’est toutefois le continent européen qui, en raison de tous les bouleversements politiques et sociaux déjà mentionnés et de leurs ondes de choc conjuguées, fournit l’ancrage essentiel de l’ouvrage. De l’Espagne à l’Allemagne et à la Russie, de l’Italie à la Roumanie et la Hongrie, se dessine toute une cartographie de langues et de cultures convergeant vers une France conçue comme « lieu privilégié d’expression d’une parole libre » (146) et soucieuse, en cette année 1936, de « démocratiser l’accès à la culture » (14) via des écrits censés se faire caisse de résonance et vitrine de certaines idéologies. Certaines voix d’écrivains et de traducteurs deviennent en France les catalyseurs de mouvements de résistance ou d’avant-garde, la scène littéraire française se trouvant ainsi envahie tout autant par les manifestations d’un « tropisme communiste » (160), comme le montre Tatiana Victoroff, que par des voix émigrées telles que celle du poète roumain Ilarie Voronca, dont Muguraș Constantinescu souligne le parcours de l’auto-traduction à l’écriture en français, typique d’« émigrés qui ont répondu à l’appel de la France et de la langue française » (216-217). Dans un contexte marqué par l’absence ou la rareté des traductions de certains auteurs et de certaines littératures – telle la littérature italienne encore reléguée à l’époque, selon Anne-Rachel Hermetet, à « une place marginale » (180) ou à « une image folklorique » (190) –, des figures de traducteurs ou d’intellectuels invitant à la traduction émergent avec force, tel Aragon appelant à la redécouverte de Heine dont il fait le héros d’un engagement social permettant du même coup de « ne pas porter le discrédit sur l’Allemagne entière » (86), comme le montre Claire Placial. Il en est également ainsi, pour la littérature espagnole, de Jean Cassou que son double statut de « médiateur culturel » et de « militant antifasciste » (108), souligné par Carole Fillière, conduit à multiplier les traductions de poètes engagés tels qu’Antonio Machado, entraînant dans son sillage nombre de « traducteurs en urgence » (121), véritable génération spontanée de passeurs de « l’épopée d’un peuple » (131). C’est, de même, la figure du traducteur que Robert Kahn met à l’honneur dans son article consacré à la traduction du plus célèbre essai de Walter Benjamin par Pierre Klossowski et l’auteur lui-même, collaboration pour l’essentiel fructueuse ayant nécessité une résistance importante à certaines contraintes lexicales émanant d’un commanditaire soucieux de lisser tout à la fois la dimension politique et la provenance étrangère de l’écrit (36-37).

À travers ces arrêts sur image multipliés sur les auteurs, les traducteurs, les contextes culturels et politiques liés aux langues sources, c’est toute une réflexion sur le processus traductif qui se met en place, comme on l’observe au fil des micro-lectures fréquentes mais aussi des remarques sur la littéralité, sur la préservation de parcelles d’étrangeté ou encore sur la résistance de certains textes, qui jalonnent l’ensemble. La perspective historico-sociale n’éclipse en aucun cas les interrogations sur le texte proprement dit, et c’est ainsi que se déploie bien souvent, via un appareil d’annexes ou sous forme de citations, une réflexion sur le lexique utilisé, ses maladresses et ses bonheurs, les discussions sur l’essai de Benjamin, sur les poèmes de Voronca ou encore sur l’adaptation dans la chanson française offrant des exemples convaincants de ce parti pris. Là où la perspective se fait plus généraliste, les observations telles que celles mentionnées plus haut, concernant les tendances générales des stratégies traductives, fournissent autant d’éclairages précieux sur les modalités et les enjeux de cette opération tout à la fois si délicate et si décisive qu’est le passage d’un texte dans un autre environnement linguistique et culturel. Si, comme le souligne Carole Fillière, « [l]a tentation de la littéralité est grande dans la traduction d’urgence, motivée par le respect et l’admiration » (136), si, de même, la « préservation de la littéralité » apparaît comme une nécessité pour le texte benjaminien (43), c’est sans doute que, en cette année particulière où le politique et ses impératifs occupent le devant de la scène, l’écoute d’une voix propre et des enseignements qu’elle recèle ne peut, dans certains cas, se faire qu’en l’absence de ce qui serait perçu comme un détour.

Par sa densité et son caractère extrêmement documenté, par l’empan et l’acuité du regard qu’il offre sur une époque assurément déterminante pour le monde contemporain, ce livre constitue à n’en pas douter un apport précieux à une réflexion traductologique que l’on souhaite résolument ancrée, à de nombreux égards, dans le terreau de la société.

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Référence électronique

Nathalie Vincent-Arnaud, « BANOUN, Bernard et ENDERLE-RISTORI, Michaela (dir.), Le Tournant des rêves. Traduire en français en 1936, 2021, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, collection « Traductions dans l'Histoire », 317 pages », La main de Thôt [En ligne], 9 | 2021, mis en ligne le 14 septembre 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1000

Auteur

Nathalie Vincent-Arnaud

Université Toulouse-Jean Jaurès

nathalie.vincent-arnaud@univ-tlse2.fr*

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