Préambule pour une traduction hypermoderne

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Il est fou de penser que la traduction résiste encore longtemps aux logiciels. Il est tout aussi fou de penser qu’ils ne pourront jamais traduire la littérature. Ces logiciels n’ont pas de limite.

Qu’on ne se dise pas : le regard humain restera nécessaire pour vérifier, compléter, nuancer. La traduction ne sera bientôt plus une question, même plus un concept. Il sera naturel de passer du français à l’hindi, de l’arabe au chinois, comme il nous est naturel aujourd’hui de connaître la température à Melbourne – soit 9C° à cet instant.

Je ne parle pas seulement de « se comprendre », je parle de pouvoir discourir immédiatement dans une langue jusqu’alors inconnue comme dans sa propre langue. Je parle de concevoir la langue non plus comme la spécificité d’un rapport au monde propre à tel ou tel singularité linguistique mais comme un sous-ensemble, une variation sans valeur ou bien même, n’ayons pas peur des mots, un obstacle à la survenue d’une finalité autrement plus importante : la transmission d’information. Nous aurons notre Babel.

Je parle de demain.

Il en ira de même pour la littérature. L’objectif du logiciel de traduction n’est pas de rendre compte de la polysémie ni des charges sémantiques de tel ou tel mot, proposition ou ensemble. C’est celui de trouver l’équilibre entre le minimum de complexité et le maximum de compréhensibilité. Google Traduction traduit par exemple le terme néerlandais « gezellig » par « agréable ». DeepL par « confortable ». Le site Amsterdam Tourist Information le définit par ces mots « its meaning includes everything from cozy to friendly, from comfortable to relaxing and from enjoyable to gregarious ». Les logiciels remplissent ici leur rôle à merveille. Pour ce faire, ils utilisent une méthode simple, efficace : la traduction automatique statistique. Celle-ci procède de l’alignement de textes issus de langues différentes pour favoriser la mise en relation de différentes unités signifiantes. Ces logiciels construise nt de ce fait des dictionnaires bilingues ou multilingues généralisés et probabilisés, lesquels sont structurés par un ensemble de règles de traduction. Les logiciels segmentent et rendent compte d’hypothèses de plus en plus vraisemblables. Elles sont enrichies quotidiennement par plus d’un milliard d’internautes qui commentent, échangent, modifient. De ce fait, si la « traduction parfaite » est celle qui « perd » le moins d’informations, et par là j’entends également les informations propres au sensible, alors les logiciels de traduction feront des traductions parfaites de textes littéraires. En somme, ces logiciels seront reçus haut la main à l’épreuve de traduction de l’agrégation d’anglais.

L’exercice de traduction comme nous le connaissons n’existera bientôt plus dans sa forme actuelle parce qu’il n’y aura plus besoin de le pratiquer comme il n’y a plus besoin de retenir ses tables de multiplication. Le traducteur doit donc embrasser un tout nouveau paradigme de traduction pour ne pas disparaître.

La traduction automatique est conçue comme une hyper-technicité du rapport à la langue. Ce faisant, ces logiciels ont définitivement séparé l’art et l’artisanat en traduction. Par là j’entends que la technique, par l’usage de la méthode statistique, est désormais tout à fait séparée de la recherche de l’expression du soi, de la singularité de l’ouvrage du traducteur.

Jusqu’alors, la porosité était encore permise. Lorsque, de-ci de-là, une traduction basculait du travail technique pur ou relatif vers une expressivité relative ou totale de la créativité du traducteur, on avait pour habitude d’accoler le nom du traducteur au titre de l’ouvrage traduit : le Moby Dick de Giono ; Le Moine d’Artaud. Si cette logique ne devient pas la norme, alors il n’y aura plus de traducteur.

Ce qui s’opère ici est donc définitif. Je parle d’un schisme. D’une part, ceux qui restent et resteront du côté du travail technique pur, soit les traducteurs-artisans, lesquels disparaîtront ou deviendront des inspecteurs des travaux finis. D’autre part, les traducteurs-artistes qui ont fait, font ou feront de la traduction un art à part entière.

J’utilise le terme traducteur-artiste, et non pas traducteur-auteur ou traducteur-poète pour une raison précise : le sujet principal du traducteur n’est pas le texte.

De la même manière qu’il existe à l’intérieur du texte littéraire une infinité de relectures opérables, il existe une hyper-traduisibilité du texte littéraire. Par là je soutiens qu’il contient en son sein la possibilité, voire même le besoin, de subir un modelage. Le traducteur-artiste doit donc travailler dans un même temps la plasticité mais également la mobilité du texte littéraire.

La plasticité est le fait même de sa polysémie, la mobilité est le fait même de sa force émouvante et de sa nature transgénérationnelle. Par-là j’entends qu’un texte littéraire articule dans un même espace l’intemporel et l’évolutif, c’est-à-dire ce qui sera sujet à l’apparition de charges évocatrices nouvelles en fonction du contexte culturel, spatial ou temporel.

La créativité du traducteur permet le transfert de cette plasticité et de cette mobilité dans la langue cible. Ce qui doit en résulter c’est un transfert d’étonnement. Ce qui importe fondamentalement ce n’est ni le travail de médiation ni même celui d’interprétation, c’est celui d’investissement.

Si le texte littéraire peut tout, ce n’est pas le cas de son auteur. Si le texte peut subir un passage vers une autre langue que l’auteur ne pourrait opérer, alors le texte doit également subir un transfert d’étonnement. De ce fait, lorsqu’il est dit que le traducteur « trahit », ce n’est pas l’auteur qu’il trahit, ni son texte, ni même l’histoire si tant est qu’il y en ait une, c’est le lecteur qu’il trahit, parce qu’il cherche à lui faire croire que ce qu’il lit est bien du Maïakovski.

Lorsqu’un traducteur fait œuvre de traduction il doit à la fois être celui qui opère la transition langagière mais il doit également investir radicalement la langue d’arrivée d’une charge sémantique tierce, qui se fait au carrefour même de la langue de départ, de celle de l’auteur, de celle du traducteur et de celle d’arrivée. De ce fait, le traducteur ne peut être rien d’autre qu’un créateur. Il ne traduit plus. Il fait œuvre de traduction et ne peut pas disparaitre derrière son ouvrage.

Vous voulez lire du Maïakovski ? Apprenez le Russe, puis apprenez le Maïakovski. Il n’y a pas de passe-droit.

La traduction est un genre littéraire à part entière.

Le traducteur doit restituer la langue source dans une langue cible comme le metteur en scène rend compte d’un espace possible pour le texte dramatique. C’est l’investissement.

Les amateurs de Shakespeare n’auront pas manqué de remarquer qu’il existe un nombre phénoménal de mises en scène, d’adaptations, de réécritures partielles ou totales, et même de castings, d’espaces de représentation, etc. Il n’en reste pas moins que c’est Hamlet, Richard III, Le songe d’une nuit d’été. Par-là j’entends que le traducteur, par sa créativité, a le rôle de rendre compte de sa perception du texte. L’idée de « mise en scène » par le passage d’un espace de représentation A, soit la langue source, vers un espace de représentation B, la langue cible, représente assez, je crois, ce que le traducteur se doit de chercher. Reprenons par exemple ce mot : « gezellig ». Je soutiens que le traducteur se doit de faire « sentir » la charge sémantique de ce mot. Je soutiens qu’il vaudra toujours mieux que le traducteur ajoute un paragraphe supplémentaire, un chapitre même s’il le faut, pour faire « sentir » au lecteur cible ce que le lecteur source peut ressentir en lisant « gezellig » plutôt que de traduire par agréable.

L’acte dont je parle se distingue bien de celui de la réécriture parce que le traducteur n’ajoute rien de plus que ce qui est déjà présent en germe au sein du mot « gezellig ». Le texte source reste tout au long du processus la glaise sur laquelle s’opère l’acte du traducteur-artiste. S’il semble s’en éloigner ce n’est que pour fondamentalement s’en rapprocher davantage. Il traduira donc l’étonnement avant de traduire la langue, la plasticité avant la structure, la complexité avant la complicité1, la mobilité avant l’évidence et choisira pour lui-même la présence à l’effacement.

J’appelle traduction hypermoderne un type de traduction de la langue littéraire à part entière. Elle se caractérise par trois facteurs fondamentaux :

La recherche de l’apparition d’une charge sémantique tierce par la mise à distance de la lecture « la plus objective possible » du texte et par le rapprochement de la lecture « la plus personnelle possible » du traducteur-artiste en vue de retrouver chez le lecteur de la langue cible, l’étonnement que le lecteur de la langue source peut éprouver.

La potentialité ici n’est pas un point négligeable. Lorsque je parle de lecture « la plus personnelle possible » je veux dire qu’une traduction sera hypermoderne parce qu’elle rendra compte d’une singularisation des interprétations possibles par hypertrophie des facteurs qui la rendent étrangère à sa propre langue.

L’utilisation d’un ou de plusieurs « protocoles » de traduction. Par là j’entends que pour que cette mutation soit hypermoderne, il faut que le parti pris du traducteur mette en lumière non pas son aisance de traduction mais sa « digestion » du texte.

Prenons l’exemple du travail de traduction d’Hamlet par l’Indéprimeuse. Jambon-Laissé est une traduction protocolaire systématique au mot par mot qui traduit de l’anglais vers le français via le traducteur automatique Google Traduction. Sa technique de traduction est faible voire inexistante, c’est pourtant une excellente traduction hypermoderne parce qu’elle permet la survenue d’un nouvel étonnement. Ce faisant, l’Indéprimeuse est cohérente avec son propre rapport au détournement, cohérente avec l’époque, cohérente avec le texte-source, cohérente enfin avec une certaine forme d’étonnement que peut susciter la langue de Shakespeare.

Enfin, la prise en compte de la nécessité du travail collectif. La traduction hypermoderne entend investir radicalement un modus operendi de traduction ouvertement très partial et radical pour laisser à d’autres traducteurs la possibilité d’investir tout à fait différemment le même texte. Pas seulement sur quelques points de détail techniques mais sur de tout nouveaux rapports aux textes sources. Par là il prolonge le processus d’étonnement autour d’un même texte source par pluralité des modalités de traductions. Mais il reconnaît également qu’une unique traduction ne peut rendre compte absolument de l’hyper-traductibilité d’un texte littéraire.

Le traducteur hypermoderne laisse donc derrière lui les paradigmes de fidélité comme d’infidélité. Il abandonne toute notion de « contenu inessentiel », de fond et de forme, de musicalité, de rythme, de symétrie, de cohérence d’ensemble ou de partie, d’efficacité et ne les convoque que dans la mesure où celles-ci participent de sa recherche d’une hyper-plasticité du texte littéraire à des fins d’étonnement.

Chercher la transcription langagière, proche ou éloignée ne sera plus jamais son problème. Il ne fait plus l’erreur de croire que le sujet du traducteur est le transfert d’une langue vers une autre. Le sujet du traducteur c’est le transfert de l’étonnement.

Le traducteur ne trahit pas, parce qu’il n’y a rien à trahir.

Tout ça ne fait sens qu’en sentant poindre au loin une ère nouvelle.

Inaugurons bientôt un rayon « Traduction » au côté du rayon « Roman » « Théâtre » et « Poésie », dans chaque librairie.

Note de fin

1 La complexité avant la complicité veut simplement dire qu’il préférera toujours un travail de création en lieu et place d’un intraduisible et que son art remplacera les notes de bas de page.

Citer cet article

Référence électronique

Arthur Scanu, « Préambule pour une traduction hypermoderne », La main de Thôt [En ligne], 9 | 2021, mis en ligne le 28 janvier 2024, consulté le 20 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/998

Auteur

Arthur Scanu