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Eça de Queiroz, Le Mandarin

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Eça de Queiroz, O Mandarim

Texte

C’est en 1880 qu’Eça de Queiroz propose O Mandarim au Diário de Portugal, qui l’égrène en feuilleton du 7 au 18 juillet. L’éditeur Chardron l’offre en volume au public en décembre de la même année dans une version plus étoffée. En 1884, une traduction française, Le Mandarin, qui laisse à désirer, paraît à Paris dans la Revue Universelle Internationale, précédée d’une Préface devenue une postface écrite directement en français par Eça lui-même, et qui ne sera incluse au Portugal que dans l’édition post-mortem de 1907, la cinquième.

O Mandarim s’inscrit dans la veine fantastique qui n’a cessé d’irriguer l’écriture queirozienne depuis les proses de jeunesse et les récits courts de la maturité jusqu’aux légendes de saints du dernier tiers de sa vie. Pour cette longue nouvelle, Eça brode sur « le paradoxe du Mandarin », réinterprétation de la légende antique de l’anneau de Gygès qui, rendant son possesseur invisible, lui confère l’impunité pour d’éventuels crimes commis. S’inspirant de Rousseau, c’est Chateaubriand, éclaircit António Coimbra Martins1, qui, dans Le Génie du Christianisme, résume ainsi cette tentation : « Si tu pouvais par un seul désir tuer un homme à la Chine et hériter de sa fortune en Europe, avec la conviction surnaturelle qu’on n’en saurait jamais rien, consentirais-tu à former ce désir ? ». On ne saurait négliger pour autant le repentir qui accable celui qui a cédé à sa convoitise, complétant ainsi, en somme, le paradoxe, comme dans le conte « Un Mandarin », d’Auguste Vitu, où l’assassin à distance du riche Chinois et son heureux héritier, pris de remords met fin à ses jours.

Dans le conte d’Eça, le jeune Teodoro, une mauviette et un raté, scribouillard mal payé par l’État, trouve au Marché aux Puces de Lisbonne, où il habite, un livre qui expose l’histoire de ce riche Mandarin que l’on peut assassiner à distance en faisant tinter une clochette. Il cède à la tentation que lui souffle une incarnation du Diable, hérite d’une énorme fortune, vit comme un pacha… Mais le remords l’habite, il lui faut « tuer ce mort ». Il entreprend alors un voyage jusqu’à Shanghaï, puis à Pékin, essaie sans succès de se débarrasser du fantôme qui le hante, finit par y renoncer, retrouve la capitale portugaise où il reprend son travail de gratte-papier, avant de céder à nouveau aux charmes de la fortune, mais sans en éprouver le moindre plaisir. Même le suppôt du Diable ne peut rien pour lui, aussi lègue-t-il sa fortune au Démon, formulant avant d’expirer le souhait que tous les Mandarins chinois soient tués à distance, afin qu’il n’en reste plus aucun vivant.

La date d’écriture et de publication de O Mandarim, 1879-1880, fait de ce texte une exception dans la fiction queirosienne des années précédentes, qui ont vu paraître « Singularidades de uma Rapariga Loira » (1873), O Crime do Padre Amaro (1876 pour la première version en livre), et O Primo Bazilio (1878). L’on sait aussi qu’Eça est déjà attelé à Os Maias. Il s’affirme donc comme le chef de file du réalisme au Portugal, dans le droit fil de Flaubert, dont il aime et connaît parfaitement l’œuvre, et même de Zola, dont La Conquête de Plassans (1874) a pu inspirer le personnage d’Amaro. Eça de Queiroz est considéré de la sorte au Brésil, comme le suggère sa polémique avec Machado de Assis, qui voit dans le livre une imitation de La Faute de l’Abbé Mouret (ce qui, soit dit en passant, n’a aucun sens, étant donné que Mouret n’est pas conscient de ce qu’il fait, ce qui l’innocente du ‘péché’ qu’il commet), et en son auteur « un fidèle et farouche défenseur du réalisme déployé dans L’Assommoir. »2

Est-ce la raison qui pousse Eça à se justifier, dans la « Lettre qui aurait dû être une préface » qui précède le chapitre III de la traduction française, d’avoir écrit un conte fantastique ?

Ce qui est indiscutable, c’est que l’ensemble de cette Lettre-Préface, comme elle sera appelée dans l’édition portugaise de 1907 (Carta-Prefácio), est une argumentation destinée à séduire le lecteur – français, rappelons-le – conquis par la littérature du réel, et désormais peu enclin à se délecter des fièvres imaginatives qui ont caractérisé le romantisme.

Dès le premier paragraphe, Eça déclare au Rédacteur de la Revue Universelle que cette œuvre « s’écarte […] du courant moderne de notre littérature devenue […] analyste et expérimentale », qu’elle « appartient au rêve et non à la réalité », et qu’en cela elle « caractérise fidèlement […] la tendance la plus naturelle […] de l’esprit portugais. ». « Quoique », précise-t-il, « toute notre jeunesse littéraire, et même quelques-uns des ancêtres échappés du Romantisme, s’appliquent patiemment à étudier la nature » et à « mettre dans les livres la plus grande somme de réalité vivante, — nous sommes restés ici, dans ce coin ensoleillé du monde, très idéalistes au fond, et très lyriques. Nous aimons passionnément, Monsieur, à tout envelopper dans du bleu ; une belle phrase nous plaira toujours mieux qu’une notion exacte ; la fabuleuse Mélusine, dévoratrice de cœurs d’hommes, charmera toujours nos imaginations incorrigibles bien plus que la très-humaine [sic] Madame Marnesse […] ce qui nous charme, ce sont des émotions excessives traduites avec un grand faste plastique de langage. […] Ce qui les attire [les esprits ainsi formés], c’est la fantaisie, sous toutes ses formes ». Eça développe ensuite longuement les caractéristiques de cette tendance au « style riche et métaphorique […] à cette espèce d’ivresse extatique qui fait chanter les rossignols par nos beaux soirs de pleine lune », estimant que c’est pour imiter la France qu’au Portugal « on s’est imposé bravement le devoir de ne plus regarder le ciel — mais la rue. » Mais il poursuit en affirmant que « l’artiste portugais […] étouffait » de ne pouvoir « quelquefois faire une escapade vers l’azur ». C’est pourquoi, commente-t-il, « nous écrivons encore des contes fantastiques, des vrais, de ceux où il y a des fantômes », échappant ainsi à « l’incommode soumission à la vérité, […] l’impertinente tyrannie de la réalité. » Puis, conclut-il, « on quitte la nue3, on reprend le trottoir, et on se remet à l’étude sévère de l’homme et de sa misère éternelle. »4 Une impeccable logique préside donc à ce développement, plaidoyer pro domo de toute évidence, comme si Eça voulait se faire pardonner, lui qui est l’incarnation du courant réaliste au Portugal, d’avoir précisément commis avec O Mandarim un de ces contes fantastiques qu’il évoque.

Dans cette perspective, mon attention a été retenue par l’opposition entre la « fabuleuse » – qui appartient au domaine de la fable, merveilleuse, féérique – « Mélusine » et une « très-humaine Madame Marnesse ». La logique du texte n’imposait-elle pas qu’à la fée s’opposât une démone, ou figure approchante ? Une brève consultation de l’annuaire téléphonique national me surprend alors : le nom de famille Marnesse n’est pas répertorié ! J’en conclus qu’il est rarissime. Le mieux étant alors de jeter un coup d’œil au manuscrit5, je me rends là où il est conservé, c’est-à-dire à l’accueillante Bibliothèque polonaise de Paris, sise dans un bel immeuble du XVII° siècle de l’Île St-Louis. La graphie du s et du f se confondant dans plusieurs langues d’Europe jusqu’à une époque avancée, y compris dans les ouvrages imprimés, je me penche sur les pages jaunies, et suis frappée dans le passage concerné de l’interchangeabilité du s et du f, que j’avais d’ailleurs pu constater chez Eça de Queiroz en éditant ses quatre contes posthumes6. Me voici donc devant une Mme Marneffe ! Il n’est pas difficile alors d’identifier le deuxième personnage le plus important de La Cousine Bette (1846), de Balzac. Le qualificatif « très-humaine » mérite qu’on s’y arrête avant d’entrer plus avant dans l’examen des turpitudes et noirceurs de la dame. On est aujourd’hui enclin à considérer ce mot comme laudatif (tel avocat, tel confesseur est ‘très humain’, c’est-à-dire compréhensif, compatissant), mais l’acception peut en être tout autre, pour ne pas dire à l’opposé, ainsi, selon Littré, une « femme humaine » a « peu de rigueurs pour ses adorateurs. Cette belle est fort humaine ». Le Grand Robert signale le sens, ‘vieilli’ : « en parlant d’une femme : accessible ». Or, il est clair qu’Eça fait bien allusion à la complaisance, la légèreté de sentiments et de mœurs de celle qui est ainsi qualifiée. En effet, Valérie Marneffe, femme facile et rouée, illustre à merveille les définitions de Littré et du Robert : mariée à un modeste fonctionnaire sans charme et sans avenir, cette petite bourgeoise parisienne trouve avec le consentement de son époux le moyen de lui faire gravir les échelons qui leur donneront à tous deux la position sociale souhaitée : elle devient pour ce faire la maîtresse du Baron Hulot, qui l’installe à grands frais dans un appartement des beaux quartiers, puis elle choisit en cachette du premier un autre amant tout aussi fortuné, Célestin Crevel, qui, lui aussi, lui offre une luxueuse demeure ; enfin, non contente de ces deux soupirants, elle fait la conquête d’un jeune et riche Brésilien, Henri Montès de Montéjanos, qui la couvre de présents, et elle entretient un amant de cœur, Wenceslas Steinbock. À chacun elle fait croire qu’il est le père de l’enfant qu’elle attend. Outre ce parcours édifiant, elle répand le mal autour d’elle, c’est en particulier le bourreau de la pauvre cousine Bette, dont elle moque et ruine la passion, en lui volant Wenceslas, dont la malheureuse est follement éprise.

Dès le deuxième paragraphe de sa Préface7, Eça de Queiroz fait donc subtilement reposer sur deux figures antithétiques l’analyse qu’il va développer tout au long de son texte : la fée Mélusine d’une part, la sorcière Valérie Marneffe de l’autre, emblématiques de l’opposition réel/fantaisiste-fantastique, qui correspond, selon lui, aux deux tendances qui différencient l’esprit français et l’esprit portugais, en particulier dans le cadre de l’expression littéraire.

Renonce-t-il pour autant à l’écriture réaliste ? En aucun cas ! Et ce n’est pas le moindre de ses talents, de ses paris, que de l’utiliser pour donner de la crédibilité à ce qui est supposé n’en pas avoir. C’est ainsi, par exemple, que dans les pages du Mandarim consacrées à une Chine qui, à en croire son créateur, serait « fantaisiste », le lecteur voit défiler, entonnés par la femme du général Camiloff, tout aussi fictive que son mari, les « arias de Madame Favart », un opéra-comique d’Offenbach créé aux Folies-Dramatiques le 28 décembre 1878, les « mélodies caressantes du Roi de Lahore », un opéra de Massenet joué pour la première fois à l’Opéra le 27 avril 1877, et même « La Femme à barbe », un air de Georges Murat, qui avait été inauguré par la chanteuse Thérésa à l’Alcazar de Paris en 1865 ! Et l’on peut aussi s’amuser de voir servies à Teodoro les délicieuses « huîtres de Ning-Po », directement tirées, selon toutes probabilités, des Tribulations d’un Chinois en Chine, de Jules Verne, paru en feuilleton dans Le Temps, du 2 juillet au 7 août 1879.

Eça de Queiroz pousse donc au plus loin avec O Mandarim le paradoxe du réel et de l’imaginaire qui ne cesse de hanter l’écriture romanesque, et qu’il développe avec son habituelle maestria dans ce conte d’une scintillante malice.

Notes

1 Toute l’éblouissante préface au conte d’Eça, d’A.C. Martins, est à lire (Le Mandarin, traduction de Michelle Giudicelli, Paris, La Différence, 1985, pp. 13-68). La traduction dans la Revue universelle est de M.L. Simões de Fonseca. Retour au texte

2 Rappelons en outre que O Crime do Padre Amaro est publié en feuilleton dans la Revista Ocidental à partir du 15 février 1875, et que La Faute de l’Abbé Mouret sort chez l’éditeur Georges Charpentier en mars de la même année, ce qui écarte clairement l’hypothèse injurieuse du plagiat. Retour au texte

3 La lecture (« nue ») du ms. est formelle. La lecture hâtive [rue] contredit la logique du texte. Retour au texte

4 Nous avons modernisé l’orthographe et rétabli les accents. Retour au texte

5 Luís dos Santos Ferro en donne la reproduction graphique à la fin de son étude rigoureuse et fouillée « À propos du Mandarin », Arquivos do Centro Cultural Calouste Gulbenkian, vol. XXXV, Lisboa-Paris, 1996, pp. 867-874 + 19 p. non numérotées reproduisant, outre le ms., la couverture et les trois premières pages de la Revue Universelle Internationale, ainsi que la couverture de l’édition de 1907 chez Chardon. Retour au texte

6 Édition critique des œuvres d’Eça de Queirós, Contos II (éd. M-H. Piwnik), Lisbonne, IN-CM, 2003. Je fais la preuve dans ce volume que « A Catástrofe » n’est pas un conte inachevé : si l’on retourne, comme je l’ai fait, la dernière page du manuscrit, on y trouve le paragraphe final… Retour au texte

7 Dont on peut estimer qu’Eça n’en a pas corrigé les épreuves, car il aurait été frappé par l’erreur de transcription du typographe. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marie-Hélène Piwnik, « Madame Marneffe », Reflexos [En ligne], 3 | 2016, mis en ligne le 19 mai 2022, consulté le 03 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/reflexos/842

Auteur

Marie-Hélène Piwnik

Professeur des Universités (E)

Université Paris-Sorbonne

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