Aborder la vie et l’œuvre de Vieira da Silva fait toujours surgir la question de l’appartenance. Son langage s’inscrit sur une portée portugaise qui lui vient de son pays natal, de la ville de Lisbonne en particulier, et cohabite avec la modernité et la multiculturalité du pays où elle a élu domicile : la France et, en particulier, Paris.
Maria Helena Vieira da Silva est née le 13 juin 1908 à Lisbonne, au nº 22 (actuellement le nº 20) de la Rua das Chagas, qu’elle peindra plus tard comme bien d’autres rues de la ville. « Je suis née la nuit de la Saint-Antoine, à trois heures du matin, entre le Bairro Alto et le Théâtre São Carlos. Ma mère disait m’avoir donné le jour au son de l’harmonica et dans le bruit des pétards1 ». Fernando Pessoa est lui aussi né un 13 juin. Quoique Vieira da Silva n’ait vécu que peu de temps à la Rua das Chagas, cet endroit de Lisbonne, ainsi que d’autres, figurent fréquemment dans son œuvre.
Après le décès du père de Maria Helena, Marcos Vieira da Silva (1875-1911), alors qu’elle n’avait que trois ans, Maria Silva Graça s’installe avec sa fille dans la maison du grand-père maternel (José Joaquim da Silva Graça (1858-1931)2, un hôtel particulier situé Rua Latino Coelho nº 3. Plus tard, cet édifice sera tout d’abord remplacé par l’Hôtel Avis puis par l’actuel Hôtel Sheraton.
Maria Helena a grandi, solitaire et curieuse, au sein d’une famille cultivée, entourée d’adultes qui alimentaient son intérêt pour la peinture, la lecture et la musique. Son enfance a été marquée par une solitude dont elle a retiré un certain goût pour l’introspection. Son instruction, faite à domicile et confiée à des professeurs particuliers, est allée de pair avec l’enseignement de la peinture, du dessin, du modelage et de la musique. Celle-ci, toujours présente dans son œuvre, est transposée sur la toile en une architecture visuelle faite de rythmes et de couleurs et sert de base et de structure fondamentale à ses recherches picturales. L’artiste se remémorait la bibliothèque de la demeure ainsi que ses livres comme autant de sources d’information et de plaisir. La bibliothèque demeurera un lieu fondamental dans sa vie et son œuvre, un espace symbolique et une référence à elle-même, représenté à maintes reprises sous forme identifiable, et un lieu d’accueil mythique, métaphore des nombreux univers qu’il rassemble : « J’ai commencé à dessiner des bibliothèques bien avant de dessiner des villes ; j’en dessine toujours3 ».
En mai 1926, la mère de Vieira achète une maison à Alto de São Francisco, nº 3. Toutes deux demeurent désormais proches du Jardim das Amoreiras et de l’Aqueduto das Águas Livres que Vieira dessinera très souvent au cours des années 30. Cette maison de Lisbonne est aujourd’hui encore la maison de Vieira, en tant que patrimoine de la fondation qui porte son nom. Jusqu’aux années 80, c’était son adresse et son atelier chaque fois qu’elle revenait à Lisbonne, déjà sous le nom de Maria Helena Szenes, accompagnée de son mari, le peintre Arpad Szenes. Le rez-de-chaussée avait été transformé en atelier et servait à la fois de lieu de travail, de séjour et de salle d’exposition. De 1935 à 1936, Vieira et Arpad ont habité Lisbonne pendant une longue période. C’est là qu’ils ont travaillé et vécu, en contact régulier avec les modernistes portugais dont ils ont même exposé les œuvres.
Pour Vieira da Silva, le paysage urbain a été un thème de prédilection. Ces structures ont trouvé une résonance intime avec sa peinture en s’ajustant à la perfection aux questions picturales qui l’occupaient : la perspective, les plans, les lignes. Lisbonne supplanta toutes les autres. Dans sa création, la ville de son enfance a agi comme une métaphore dynamique. Les maisons, les perspectives, les labyrinthes, les azulejos sont perceptibles dans la structure rythmique de ses tableaux. En tant que ville réelle, Lisbonne est présente sur d’innombrables dessins et toiles, souvent reproduite de mémoire.
En une période politiquement instable où la culture était en piteux état et où l’enseignement dispensé par l’École des Beaux-arts ne lui semblait pas répondre aux besoins d’une peinture toujours plus exigeante, Vieira décide de partir à Paris accompagnée de sa mère. « En 1928, je suis venue à Paris uniquement pour étudier la peinture. Je voulais embrasser très sérieusement le métier de peintre. Je pensais rester un ou deux ans à Paris et enfin ? J’y suis restée tout le temps4 ». Ce furent des années de formation et de découverte. Avide de connaissances, Vieira fréquente musées et librairies. Elle qualifie son passage par diverses académies de « papillonnage ». Tout l’intéressait mais rien ne suscitait son engagement, tant elle souhaitait connaître davantage, éprouver de nouvelles voies. Très précocement, dans une phase qui est encore d’apprentissage, Vieira da Silva prend intuitivement ses distances de tout mouvement et s’achemine vers des chemins inexplorés.
C’est à l’Académie de la Grande Chaumière qu’elle rencontre le peintre hongrois Arpad Szenes, son compagnon de vie et d’œuvre. Elle l’épousera en 1930, entamant avec lui une vie sans enfants consacrée à la peinture. Cette union est le reflet d’une époque où les nationalités se croisent. Tous deux avaient choisi de quitter leur pays d’origine pour s’installer dans un milieu cosmopolite, décontracté, où l’on créait et vivait en liberté, entouré d’amis qui, pour la plupart, venaient eux aussi d’ailleurs. À Paris, Vieira prend très vite part à la vie artistique de la ville, ce qui contribue de façon décisive à l’enrichissement de son parcours créatif. Sa première exposition individuelle se tient en 1933 chez Jeanne Bucher.
C’est Paris, ville mythique de l’avant-garde artistique, que Maria Helena et Arpad choisissent pour domicile commun et qui est restée liée à leur vie et à leur production artistique. Les interrogations de Vieira da Silva tournent autour du problème de l’espace, une constante au fil de toute sa production. Les travaux de jeunesse annoncent les toiles à venir, où des structures toujours plus complexes traduisent un intense désir de comprendre l’espace et laissent entrevoir nombre de contributions à la création d’un nouveau concept spatial. Dans les années qui précèdent la Deuxième Guerre mondiale, outre les recherches d’ordre structural, Vieira da Silva s’intéresse à la perspective. Elle conçoit des constructions mises en scène qui suggèrent d’étranges espaces où la perspective est réinventée. C’est également à cette époque qu’apparaissent les échiquiers et que le recours à la grille et au losange devient un module. La fragmentation des azulejos portugais réinventés par son souvenir est à l’origine de cette modulation. Ce morcellement de l’espace se manifeste également dans un autre de ses thèmes favoris, les jeux de cartes, où le dynamisme de la couleur perturbe la rigueur des structures et crée un effet déconcertant. Par ailleurs, ce thème lui permet de renouer formellement avec une certaine figuration sans renoncer à des recherches de nature purement plastique.
En 1931, les Szenes séjournent pour la première fois à Lisbonne dans leur maison du Alto de São Francisco, une présence qui se reproduira avec régularité jusqu’en 1939 et qui va de pair avec une participation à plusieurs événements artistiques marquants des années 30. Ce n’est que pour cette période-là que l’on peut parler historiquement du concours dynamique de Vieira da Silva à la création artistique portugaise. En 1930, elle expose au 1er Salon des Indépendants à la Société nationale des Beaux-arts, et prend ainsi symboliquement part à l’art portugais aux côtés de tous les modernistes engagés dans le renouvellement de la mentalité artistique nationale. De ces artistes, poètes, écrivains et journalistes rassemblés autour de causes et de manifestes, plusieurs demeureront liés ou proches du couple Szenes, comme Carlos Botelho, António Pedro, João Gaspar Simões, entre autres.
En septembre 1939, le couple se réfugie à Lisbonne. Arpad étant d’origine juive, les Szenes fuient devant la menace d’invasion de Paris par les troupes allemandes et la persécution des juifs. Ils pensent s’installer au Portugal et Vieira nourrit l’espoir de retrouver la nationalité portugaise, perdue au moment de son mariage, et de la voir attribuée à son mari. Le visa demandé au ministère des Affaires Étrangères qui leur aurait permis de demeurer à Lisbonne en tant qu’étrangers leur est refusé. Ils s’en vont donc au Brésil en 1940 où ils resteront jusqu’en 1947. Pour Vieira, l’exil fut une époque de tension et d’angoisse. Sa peinture reflète ses inquiétudes : la douleur de la guerre, l’absurdité de la condition humaine, le déracinement et la nostalgie.
En 1947, Vieira da Silva quitte le Brésil pour accomplir son destin parisien et international. Son travail d’après-guerre reprend des thèmes et des événements antérieurs en une interrogation permanente. L’espace réside toujours au cœur de son travail, des espaces fermés, des villes, des jeux ou des bibliothèques. Une nouvelle spatialité survient et dévoile des variations qui lui sont propres, des rythmes et des cadences conjugués à des références littéraires, à des mythes et des métaphores. Désormais, les motifs ne sont plus que peinture et composition. Les thèmes urbains sont introduits et les références à ces paysages sont constantes, que ce soit à la ville natale ou d’élection, d’exil, de passage, la ville imaginaire et mythique où les structures de la cité trouvent d’intimes affinités avec les préoccupations d’ordre plastique de l’artiste. Son parcours est lent et réfléchi, ponctué de ses éternels doutes et incertitudes. Pour elle, il n’y pas d’expérience qui n’ait qu’une seule signification, et la posture de Vieira da Silva, qui s’est tenue en marge des pratiques artistiques de son temps, a valu à son œuvre la reconnaissance de sa grande originalité.
Dès la fin des années 40, les séjours à Lisbonne seront fréquents. En 1952, Vieira da Silva tente vainement d’obtenir la nationalité portugaise. À la suite de cet échec, tous deux deviennent français en 1956. Elle a retrouvé le Portugal avec la révolution des Œillets (25 avril 1974) qui rétablit les conditions pour que l’artiste se rapproche de son pays. Les affiches qu’elle a créées pour célébrer la révolution, à la demande de son amie, Sophia de Mello Breyner, traduisent les retrouvailles d’un esprit libre avec un pays libéré.
La peinture de Vieira da Silva témoigne de l’intelligente association d’un passé – dans lequel Lisbonne est restée une référence culturelle – à un présent de renouvellement et de modernité, symbolisé par Paris. Les relations affectives, thématiques et formelles avec la culture portugaise se situent au-delà de l’apprentissage de jeunesse, qui n’avait que peu de poids. Les racines portugaises et leur empreinte dans le souvenir, la lumière de Lisbonne, les labyrinthes, les azulejos et les chaussées, évoqués en permanence, sont exprimés selon des valeurs mises à jour et modernes. Dans son œuvre, Vieira da Silva a retravaillé avec originalité les éléments marquants d’une identité et, ce faisant, apporté visibilité et projection internationale à la culture portugaise. Si la vie a précocement conduit l’artiste à voyager et à vivre loin de son pays, si son œuvre en a fait une citoyenne du monde, son identité est toutefois son fil conducteur, sa référence et la trame de son sensible. Et si c’est en France que Vieira da Silva s’est affirmée en tant que peintre de renom international, c’est à Lisbonne qu’elle a voulu laisser son œuvre et son fonds documentaire, aujourd’hui remis à la garde de la Fondation Arpad Szenes-Vieira da Silva. Ses œuvres ont une signification qui leur est à la fois propre et universelle, qui va au-delà des frontières géographiques, d’identité ou d’appartenance. Vieira da Silva a tissé une vie qui se confond avec la peinture.