Introduction
Un vieil adage qui aurait été forgé dans le Saint Empire romain germanique au XVe siècle dit que « l’air de la ville rend libre ». Ainsi, la ville au Moyen Âge paraît être un espace de relative liberté qui rend possible tout un éventail d’entreprises par rapport aux campagnes européennes médiévales, où l’écoulement cyclique du temps au gré des semailles domine. Au-delà du poids de la saisonnalité qui sépare les espaces ruraux alors majoritaires des espaces urbains, la ville est – au-delà d’un espace dense aux effluves abondantes1 – avant tout le lieu de la liberté économique : on peut entreprendre dans le textile, l’artisanat, les activités financières, et donc potentiellement s’enrichir pour, peut-être, rejoindre une nouvelle élite qui se crée dans cet espace, formant graduellement la classe des bourgeois. Mais la liberté acquise dans cet espace à l’abri des murailles est aussi celle d’agir et de penser, facilitée par l’anonymat des villes, la proximité avec les lieux de formation du savoir en pleine expansion et par l’éloignement des pesanteurs et du contrôle social qui s’exerce dans les campagnes.
Ce que l’on pourrait caractériser comme un « effet ville » – dont l’origine est même bien antérieure à la période médiévale que l’on vient d’aborder –, annonciateur et révélateur d’un sentiment de liberté, se poursuit jusqu’à l’époque contemporaine et est valable pour la Lisbonne du début du XXe siècle. Capitale d’un empire certes amoindri par la perte du Brésil mais pluri-continental malgré tout, ville qui concentre la majorité des industries dans un pays essentiellement rural2, il s’y épanouit dans les milieux ouvriers, artisans et les professions intellectuelles, des idées contestant l’ordre monarchique puis orientant la période républicaine, nommément le libéralisme et le socialisme mais surtout le républicanisme. Mais le coup d’État du 28 mai 1926 marque un changement de paradigme. De cette ville d’où étaient votées les mesures républicaines se présentant comme celles d’une nouvelle ère3, partent dorénavant les ordres de la dictature militaire puis de ceux qui gouvernent le pays pendant quarante-six ans , António de Oliveira Salazar tout d’abord, puis Marcello Caetano de 1968 jusqu’à la Révolution des Œillets du 25 avril 1974.
Ce changement de paradigme politique en 1926 produit ce que l’on pourrait appeler un choc de liberté qui se traduit par un double glissement. D’abord par un enfouissement. Cet enfouissement est politique et littéraire : il se caractérise par une mise au ban progressive mais sûre de toutes les tendances progressistes et des écritures devenues non conformes, malgré quelques chétives persiennes4. En outre, prolongeant ce raisonnement, cette nouvelle période enclenche un enfouissement à l’échelle de l’individu, par l’autocensure et le non-dit instigué par la peur diffuse mais potentiellement réelle d’une sanction du pouvoir5. Le second glissement possible est celui d’une satellisation voire, pour reprendre une terminologie scientifique, une exérèse, impliquant le passage de la frontière portugaise pour pouvoir exprimer sans entraves cette liberté. Nous allons surtout nous intéresser à ce dernier glissement mis en évidence avec Paris comme ville refuge.
Dans le domaine intellectuel, l’attractivité de Paris s’inscrit dans une temporalité longue, remontant à la période moderne et qui s’accélère à la fin du XIXe siècle. Aussi, elle prend toute son ampleur par le dynamisme de l’historiographie française qui, à partir des années 1930, est en plein renouveau avec une nouvelle pratique de l’histoire qui se concentre sur l’histoire économique et sociale, désignée couramment comme celle de l’école des Annales6. À ce tropisme français déjà ancré dans les milieux universitaires portugais, s’ajoute l’étrange contexte de la dictature qui, pendant un quasi demi-siècle, pousse une partie des intellectuels opposants à l’exil. Ainsi, la tentation est forte, notamment pour une partie des historiens ou aspirants historiens qui ne se reconnaissent pas dans les lignes de pensées définies par le pouvoir en place, de répondre à l’appel de Paris, où se retrouvent les grands noms de l’historiographie et où la nouvelle pratique de l’histoire abordée précédemment fascine. L’objectif de cette communication est justement de saisir l’expérience parisienne de quelques historiens portugais qui ont osé franchir les Pyrénées en se demandant comment, lors du long moment autoritaire portugais, la ville de Paris est devenue un refuge qui rend libre pour une partie de la communauté historienne.
C’est à travers un développement qui énumèrera les différentes périodes de cette chronologie autoritaire que nous tenterons de répondre à cette question. Ce sont ainsi trois périodes qui émergent, suivant plus ou moins quelques grandes phases de la dictature portugaise.
1926-1945 : Paris, base arrière de Lisbonne pour l’opposition ? Le temps politique
La ville de Paris devient très rapidement un espace d’agrégation de l’opposition portugaise. En effet, du fait de la réussite du coup d’État du 28 mai 1926, une partie des opposants fait le choix de partir. Les départs se concentrent dans deux zones géographiques : la France d’un côté et de l’autre l’Espagne, particulièrement autour de la frontière avec le Portugal. Soulignons que le moment français et surtout parisien connaît son apogée entre 1926 et 1931 car, par la suite, l’Espagne républicaine devient aussi un terrain de prédilection pour l’opposition portugaise et cela jusqu’au début de la guerre civile espagnole en 1936 qui redistribue soudainement à nouveau les cartes7. Mais si nous nous concentrons sur la période française, c’est depuis Paris que les opposants de l’époque initient leurs tentatives, tant bien que mal, de restructurer à l’étranger les réseaux républicains, ébranlés par le coup d’État, dans l’objectif de renverser le pouvoir autoritaire et conservateur qui s’était mis en place au Portugal. C’est donc de Paris que le soutien au « reviralhismo » part ou bien à Paris que ceux qui fuient le Portugal, après les différentes tentatives infructueuses de renversement du pouvoir, se réfugient8. Au sein de cette opposition républicaine, d’éminents historiens se retrouvent alors dans la capitale française : c’est le cas notamment de Jaime Cortesão et d’António Sérgio, qui participent activement à cette structuration de l’opposition à la dictature militaire portugaise. Il n’en reste pas moins que les deux auteurs évoqués ont écrit un certain nombre de pamphlets ou bien de livres depuis Paris. Il y a donc aussi, en sus de l’intense activité politique, une certaine production scientifique et historique portugaise à cette époque à Paris9.
Il n’en reste pas moins que la capitale française n’est pas encore l’espace de pensée et d’études de référence comme la ville l’a été dans les décennies postérieures à la Seconde Guerre mondiale. Si l’écriture de l’histoire au Portugal ne peut pas se résumer à la seule ville de Lisbonne, la géographie de la production historique se s’amoindrit très rapidement au début de la période autoritaire : pour cause, la Faculté de Lettres de Porto vivait ses derniers moments du fait de la décision de la supprimer en avril 1928 pour ne laisser que deux facultés de lettres dans le pays, Lisbonne et Coimbra10. Si le milieu scientifique n’a pas connu, comme en Espagne, une épuration à la suite du coup d’État de mai 1926, c’est lentement mais sûrement que le pouvoir met la main sur le monde académique11. Le moment crucial est la décision de sanctionner tout fonctionnaire qui serait en désaccord avec l’État par le décret-loi n°25 317 du 13 mai 193512, confirmée par l’obligation pour toute prise de fonction de signer la déclaration consignée dans le décret-loi n°27 003 du 14 septembre 1936 : « Declaro por minha honra que estou integrado na ordem social estabelecida pela Constituição Política de 1933, com activo repúdio do comunismo e de todas as ideias subversivas13 ». Si certains opposants l’ont quand même signée, révélateur d’une incapacité du pouvoir autoritaire portugais à tout contrôler, le risque d’être démis n’en restait pas moins sérieusement envisageable.
C’est donc dans des universités qui sont de plus en plus contrôlées que toute une jeune génération se forme et est formée par un groupe d’historiens qui n’avaient rien à se reprocher aux yeux du pouvoir. Précisons que la tendance à cette époque était celle d’un « historicisme néo-méthodique14 » soit d’une histoire politique qui s’intéressait surtout aux grands hommes et aux grandeurs de l’histoire nationale, comme dans la monumentale édition de la História de Portugal dirigée par Damião Peres15. Cette visée de l’histoire est confirmée par la résurrection de l’ancienne Académie portugaise de l’histoire par décision législative en 193616 qui veut, selon ses statuts originaux, réintégrer la vérité dans l’histoire. L’histoire qui s’écrivait à Lisbonne par les canaux légaux était donc inexorablement limitée ou au moins surveillée par le pouvoir.
1945-1962 : allées et venues scientifiques entre les capitales au gré des marées
La période qui suit la Seconde Guerre mondiale – moment où le Portugal s’est illustré par un attentisme intéressé17 – s’ouvre sur une grande interrogation : est-ce que le Portugal peut maintenir un gouvernement dont la teneur fascisante n’est plus à l’ordre du jour après la défaite de l’Axe ? La réponse est affirmative mais elle s’est faite non sans quelques ondulations, que j’appellerai les « marées lisboètes ». Ainsi, la marge de liberté ressentie serait proportionnelle au coefficient de marée, la marée haute étant une période de fragilité où les épreuves endurées par le pouvoir semblent pouvoir le faire vaciller, et la marée basse un moment où les critiques sont inaudibles et ne parviennent pas à corroder la stabilité du gouvernement sur la scène internationale. En fonction de la marée, le pouvoir portugais a pu exercer ou non une plus ou moins grande pression et un contrôle variablement efficace sur sa population et donc, par inclusion, sur le milieu des scientifiques. Le premier épisode de marée haute est la période allant de 1945 à 1949 : des espaces de contestation sont tolérés comme celui du Movimento de Unidade Democrático (MUD), qui tente de structurer l’opposition, alors que le contexte international n’était pas favorable au régime portugais. Mais profitant du rempart qu’il offrait au communisme, et fort d’un soutien tacite des puissances atlantiques, le pouvoir portugais est parvenu à reprendre la main et finit par interdire le MUD en 1948. Il faut cependant attendre l’année 1949 et l’élection présidentielle où le candidat Norton de Matos a émis publiquement une opposition au pouvoir avant de retirer sa candidature, pour que les choses se calment. Une longue période de marée basse s’installe jusqu’à un nouveau pic, une nouvelle fois provoqué par une élection présidentielle où cette fois c’est le candidat Humberto Delgado qui fédère toutes les oppositions autour de son nom. Mais le « furacão Delgado » de 1958 n’est pas parvenu à s’imposer face au candidat de l’Union nationale et à la fraude massive. La marée remonte ensuite inexorablement au fur et à mesure que la guerre coloniale s’étend à partir de 1961.
Si cette présentation semble subitement prendre une portée très politique et portugaise, s’éloignant de Paris et de la focale scientifique de cet article, l’étude du parcours de l’historien Vitorino Magalhães Godinho permet de montrer comment le monde scientifique et la sphère politique peuvent être intimement liés. Vitorino Magalhães Godinho est l’une des principales figures de l’historiographie portugaise du XXe siècle, et sur la période allant de 1945 à 1962, sa trajectoire professionnelle illustre la rhétorique des ondulations au gré des marées mise en évidence auparavant, en fonction des différentes scansions politiques. Après s’être formé en sciences historico-philosophiques à l’Université de Lisbonne, il est recruté comme professeur extraordinaire sur invitation de Manuel Heleno. Mais rapidement ses cours sont mal vus par ses collègues et, après que certains cours ont été surveillés à la demande de l’Université, il décide de quitter cette institution en 1944 et rejoint l’Ateneu Comercial de Lisbonne où il enseigne librement de 1944 à 1946, dans un de ces rares espaces de liberté que Lisbonne compte. C’est cependant au moment où le contexte politique se tend que Vitorino Magalhães Godinho prend la décision de faire son doctorat à Paris : par l’entremise de Pierre Hourcade, Marcel Bataillon et Lucien Febvre, il est invité à Paris et obtient un poste de chercheur du CNRS à partir de 1947. Il reste alors durant toute la décennie 1950 en France. Sa thèse sur l’économie de l’Empire portugais des XVe et XVIe siècles est soutenue en 1959 à Paris. Ce n’est qu’en 1960 qu’un tournant se produit : il est invité à retourner au Portugal comme « catedrático » de l’Instituto dos estudos ultramarinos, chaire qu’il n’occupe que deux ans comme nous le verrons. Au-delà de la dimension politique, son parcours est particulièrement intéressant car il est devenu le principal historien pratiquant une histoire économique et sociale qui, au Portugal, avait une très mauvaise image. En effet, aux yeux du pouvoir, elle était trop susceptible d’être de l’histoire à connotation marxiste. C’est donc en France qu’il trouve le refuge adéquat pour pouvoir réaliser ses observations de la façon dont il l’entend. Durant la période où il vit à Paris, n’abandonnant pas pour autant des thématiques portugaises, il fait de nombreux allers et retours entre Paris et les archives de Lisbonne, dont il se plaint du fonctionnement, comme dans cette lettre qu’il écrit à Fernand Braudel le 1er août 1950 :
À la Torre do Tombo les conditions de travail sont devenues pires : on ne peut même plus écrire à l’encre ! Toujours le même horaire – de 11h15 à 15h45, pas de catalogues ; des documents soustraits à la lecture18.
On le voit donc ici se plaindre des conditions d’accès à l’un des principaux outils de travail de l’historien : les archives nationales de la Torre do Tombo. Les chercheurs devaient donc s’adapter à des horaires de travail extrêmement restreints et surtout dépendre de la bonne volonté des fonctionnaires, qui pouvaient limiter l’accès à certains documents. En l’absence de catalogue, les chercheurs étaient dans l’impossibilité d’avoir connaissance des documents détenus par cette institution, renforçant l’importance des relations interpersonnelles. À travers ce passage, on peut aussi supposer les habitudes que Vitorino Magalhães Godinho a pu prendre en France, notamment dans l’organisation des archives mais aussi dans la liberté d’accès aux informations afin de pouvoir élaborer sans aucune entrave un corpus de travail historique. Le parcours de Vitorino Magalhães illustre donc les enjeux autour de la fuite à Paris : limité dans sa pratique enseignante et historiographique, dans une période où le pouvoir en place parvenait à se maintenir sans réelles difficultés, il a préféré quitter le Portugal pour pouvoir travailler librement sur des thématiques portugaises.
1962-1974 : fuir Lisbonne, vivre à Paris
S’ouvre, à partir de 1962, une nouvelle étape dans l’exil des historiens. J’ai fait le choix de prendre 1962 et non pas 1961 qui est le début de la guerre coloniale car la date de 1962 fait écho à la grande crise estudiantine dans la capitale portugaise et correspond davantage à une problématique propre au milieu universitaire auquel nous nous attachons. Cette immense secousse touche le monde étudiant mais aussi celui des professeurs19 puisqu’elle emporte l’historien Vitorino Magalhães Godinho, solidaire des étudiants, démis à la suite d’un procès, recevant ainsi, comme il aimait à la dire, « a honra de ser o único professor catedrático demitido20 ». Les turbulences dans le milieu étudiant, associées à la guerre coloniale, poussent une partie des historiens à faire le choix de l’exil, comme pour un grand nombre de Portugais21, ou bien renforce leur choix de rester en France. Le nombre d’historiens qui partent s’amplifie à mesure que la guerre s’étend. C’est le cas pour Joaquim Barradas de Carvalho qui s’installe à Paris en 1962 tout comme Victor de Sá, mais on peut aussi évoquer le cas de Miriam Halpern Pereira, accompagnant son mari qui risquait la prison, ou bien encore José Augusto França et enfin António José Saraiva, que l’on va étudier un peu plus longuement. Sans pour autant créer un noyau de lusistes, ces quelques historiens se retrouvent dans les séminaires des plus grands tenants de l’histoire économique et sociale française et des historiens attirés par le monde lusophone, comme Léon Bourdon, Albert Silbert ou bien Frédéric Mauro. La plupart viennent y rédiger leur thèse de doctorat en histoire. Soulignons au passage que le pouvoir portugais a tout fait pour limiter au maximum la recevabilité des candidatures de ces historiens formés à l’étranger, disant que leurs diplômes n’avaient aucune validité. Ce fut le cas notamment de Victor de Sá qui s’est retrouvé complètement bloqué pour faire valider sa thèse au Portugal22.
Aussi, la figure d’António José Saraiva est intéressante pour nuancer ce tableau un peu trop élogieux de Paris que l’on a pu dresser avec Vitorino Magalhães Godinho pour la période précédente. Auteur très connu au Portugal du fait de sa História da Literatura Portuguesa écrite conjointement avec Óscar Lopes, il fait le choix de partir du Portugal et de s’installer en France en 1959, soit un peu avant les autres. Précurseur sur tous les plans, il est aussi un des premiers à rompre avec le Parti communiste portugais au début des années 1960, ce qui a provoqué pour lui un isolement marqué au sein des opposants au régime23. Son expérience parisienne est dans l’ensemble précaire et pleine d’incertitudes : on peut en mesurer la fragilité en étudiant sa correspondance avec son grand ami Óscar Lopes. D’une part, sa situation professionnelle est instable, du fait de contrats qui restent d’assez courte durée et qui dépendent donc du bon vouloir des institutions scientifiques françaises. Ainsi, l’argent semble manquer parfois et mettent à mal ses finances. On peut s’appuyer sur une lettre du 14 avril 1966, lettre où il attend la publication d’un livre au Portugal pour récupérer de l’argent :
A verdade é que contava com esse dinheiro, e sem ele não poderei ver os meus filhos nas férias – e há dois anos que os não vejo. Diz-me se te parece conveniente eu escrever ao homem. Antes de Julho precisava de saber com o que posso contar24.
Il en profite, dans la même lettre, pour dresser toutes les problématiques interpersonnelles propres au champ académique :
A minha situação neste momento é: adiei o Brasil sine die por causa do que sucedeu em Brasília, o F. Braudel propôs-me para o CNRS. Devo conhecer a decisão em Junho e começar a trabalhar e a ganhar em Outubro. Vou entretanto considerar outras possibilidades de trabalho: uma cátedra em qualquer país da Europa (em França, por incrível que pareça, não é possível; o ensino do Português está abarbatado pelo Bourdon, que me detesta figadalmente, e quejandos), ou na América (o que não me agrada excessivamente); publicações em Portugal. […] A universidade francesa é um edifício feudal impressionante, com um sentido da hierarquia que em Portugal só se encontra na Faculdade de Direito25.
Cette correspondance permet aussi de montrer les difficultés de cet exil sur le plan personnel. Ainsi dans une lettre du 7 juillet 1963 :
Ora eu não posso esperar algumas décadas, nem mesmo alguns anos para fazer a minha vida. Quem me dera uma catédra no Porto, com os filhos à beira, aulas, alunos, gente, conforto humano. Não fui feito para esta vida de cigano, embora não renegue dela, porque me ensinou muitas coisas e adiou provavelmente o meu envelhecimento26.
Mais encore, on peut percevoir qu’il ne portait pas forcément les Français en très grande estime comme dans cette lettre de mars 1969 :
Não calculas como me senti contente por estar fora de França e longe dos Franceses, essa gente dura, guerreira, fechada e hostil. Cada vez os gora menos : sou cada vez mais estrangeiro em França27.
Si cette dernière citation peut porter à sourire, elle n’en n’est pas moins révélatrice des difficultés d’intégration qu’un scientifique, parti pour des raisons politiques, peut endurer dans un pays qui n’est pas le sien. À travers ces différents extraits de la correspondance de António José Saraiva, nous pouvons offrir un contrepoint à l’expérience de l’exil à Paris des scientifiques portugais. Si, pour Vitorino Magalhães, les conditions étaient globalement bonnes, d’autres n’ont pas connu un sort similaire et les contraintes inhérentes à un départ à l’étranger peuvent parfois prendre le dessus sur le sentiment de liberté ressenti dans les premiers temps du départ : l’éloignement de la famille, la pénibilité des conditions de vie, la vie chère notamment pour la ville de Paris, le sentiment d’être bloqué à l’étranger et de se dire que l’on ne pourra pas retourner dans son pays tant la situation politique semble perdurer. Aussi, tous ces facteurs psychologiques peuvent éroder la condition de l’historien éloigné de son pays natal.
Mots de conclusion
Cette présentation a donc essayé de mettre en évidence les ressorts d’un dialogue entre deux capitales qui s’est caractérisé, quand on prend comme point d’arrivée la ville de Paris, par l’accueil d’une partie d’historiens faisant le choix d’émigrer ou contraints par l’exil face à un régime liberticide portugais. La perspective chronologique permet de saisir au mieux les jalons de ce dialogue. Si du coup d’État du 28 mai 1926 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la ville de Paris bénéficie d’un prestige scientifique certain, cette capitale reste avant tout une ville de passage et de repli des opposants au régime autoritaire, notamment ceux du « reviralho ». C’est véritablement à partir de 1945 que quelques historiens font, pour des raisons professionnelles et scientifiques, le choix de venir en France, ne supportant plus de travailler dans les pénibles conditions dans lesquelles ils tentaient de produire de l’histoire au Portugal, du fait de leur engagement en tant qu’opposants au régime. Aussi, ce mouvement s’amplifie avec le début de la guerre coloniale quand Lisbonne vacille dans une terrible lutte armée sur plusieurs fronts : le pouvoir cherche alors à contrôler de façon encore plus ferme le milieu académique pour éviter l’apparition de sas de contestations potentiellement dangereux et donc insupportables aux yeux du pouvoir.
Ainsi, c’est seulement après le 25 avril 1974 que la majorité des historiens évoqués peut rentrer au Portugal afin de pouvoir exercer leur métier d’historien et enseigner, ce dont ils avaient été, pour beaucoup, interdits jusque-là. La plupart ont obtenu après le Processus révolutionnaire en cours, des postes dans les universités du pays et ont donc vu leur carrière à l’étranger couronnée du prestige de leurs travaux novateurs en comparaison avec la pratique historiographique des milieux académiques portugais. En somme, on ne peut que mesurer l’ampleur du lien entre la politique et le monde du savoir lorsque l’on s’intéresse à la bien longue période autoritaire portugaise.