O Labirinto da Saudade – Psicanálise mítica do destino Português est un ensemble de neuf essais du philosophe portugais Eduardo Lourenço, écrits pour certains à partir de 1968 et compilés pour la première fois en 1978. L’ouvrage a fait polémique au Portugal lors de sa sortie et a, depuis, connu de nombreuses éditions1. Le premier essai du recueil, objet de la présente étude, reprend le sous-titre de l’ouvrage : « Psicanálise mítica do destino português ». On peut penser qu’Eduardo Lourenço le considère comme le plus déterminant de l’ensemble.
J’ai fait le choix de travailler sur cette première édition de 19782, car elle correspond à une réflexion à un moment charnière de l’histoire portugaise, quatre ans après la Revolução dos Cravos (25 avril 1974) qui a rompu avec le régime salazariste. Le Portugal devenu démocratique entrevoyait sa prochaine entrée dans l’Europe économique. Cette européisation allait transformer son image, en particulier dans les productions littéraires qui sont le matériau d’analyse privilégié d’Eduardo Lourenço :
« […] a decisão de exumar uma boa parte das considerações deste livro prende-se, por um lado, à mudança histórica dos últimos quatro anos, como é óbvio, por outro, à circunstância aleatória da leitura recente de livros de índole diversa, mas todos exprimindo uma vontade de renovação da imagerie3 habitual da realidade portuguesa. » (p. 10).
Ce recueil s’ouvre sur une petite préface en forme de « Breve esclarecimento », datée - et ce n’est pas un hasard – du jour symbolique du 25 avril 1978. Eduardo Lourenço y présente l’axe central de son questionnement : de son point de vue, le Portugal a toujours vécu au-dessus de ses moyens, sans problème d’identité nationale à proprement parler mais avec un fort complexe quant à l’image de lui-même qu’il pense renvoyer au monde. Le philosophe se dit moins préoccupé de fournir une véritable image de son pays, en procédant à une autognose, que d’analyser les représentations que les Portugais ont d’eux-mêmes et qui les maintiennent depuis des siècles dans une sorte de marasme mental. Jugeant la réalité portugaise extrêmement difficile à appréhender, Eduardo Lourenço considère qu’elle s’est construite sur un profond paradoxe : d’une part elle semble d’une simplicité désarmante, donnant tant aux nationaux qu’aux étrangers l’image d’un pays idyllique et, d’autre part, elle apparaît « […] tão labiríntica e complexa apesar ou por causa dessa rasura impossível, mas tão bem sucedida, de uma ausência de tragédia, ressentida a cada geração como a mais refinada e incomunicável das tragédias » ( p. 11). La complexité de la réalité portugaise est perceptible dès l’abord, réalité dont Eduardo Lourenço cherchera à expliquer le caractère tragique en dépit de l’impression de sérénité que donne le pays à qui le connaît mal. Le Portugal n’a cessé d’être bousculé dans son cheminement historique sinusoïdal où le désespoir succède à l’exaltation, la gloire succède au traumatisme profond. Ce cheminement historique du pays est donc, d’emblée, pensé comme labyrinthique. Le terme ‘labyrinthe’ n’est utilisé que deux fois dans l’essai, sous forme d’adjectif et de substantif. Pour autant, l’image de cette construction mythique parcourt en creux l’ensemble du texte dans lequel l’auteur invite à découvrir les fausses pistes, les chemins hasardeux qui ont plongé le pays dans des chaos ou des torpeurs successives sans qu’il trouve son vrai visage, l’image irréfragable qui lui permettrait de se réconcilier avec lui-même.
Eduardo Lourenço constate que l’une des caractéristiques de la création littéraire portugaise est la présence du monologue, le plus souvent poétique (d’où une carence de la littérature portugaise en matière théâtrale et romanesque – p. 16), autrement dit une littérature volontiers introspective. L’analyse de cette production l’amène à réfléchir sur les images textuelles liées à l’identité portugaise, à débattre sur les discours identitaires prétendant décrire ce qu’ont été et ce que sont aujourd’hui les Portugais.
En quoi le motif du labyrinthe est-il pertinent dans cette entreprise ? Quelles formes et quelle symbolique du labyrinthe peut-on mettre en relief à travers la lecture de cet essai ? Pour tenter de répondre à ces questions, il sera procédé à une analyse de son titre, suivie de la mise en relief de la figure du labyrinthe qui sous-tend la relecture critique, par Eduardo Lourenço, de l’histoire et des productions littéraires portugaises.
Le labyrinthe de la saudade : essai de justification d’un titre symbolique
Le titre4 et son sous-titre portent en eux toute la subjectivité et la prise de position de cette étude. Eduardo Lourenço, en tant qu’auteur, se présente comme le psychanalyste mais, étant lui-même portugais – même s’il écrit depuis la France – il est également l’analysé ; son analyse est donc une interprétation exclusivement personnelle. Par ailleurs, l’expression « psychanalyse mythique » peut sembler ambigüe : que l’analyse se fonde sur un/des mythes se conçoit aisément, et c’est vraisemblablement l’intention d’Eduardo Lourenço que de convoquer les figures mythiques, comme cela est systématique en psychanalyse. Cependant, que cette psychanalyse soit elle-même « mythique » sous-entend des fondements non pas historiques mais légendaires, allégoriques et, partant, subjectifs. Ce texte n’est pas une étude « scientifique » mais un discours volontairement polémique, engagé et assez enragé non pas sur l’histoire portugaise mais sur le destin portugais, le terme de « destin » connotant l’ensemble par le sentiment d’une puissance dominante qui aurait la mainmise sur les événements historiques du pays et supplanterait la volonté du peuple. Le Portugal « subirait » donc son histoire, serait tributaire et victime de son destin. Enfin, le titre lui-même présente un attelage de termes, labyrinthe et saudade, qui fixe l’idée d’un parcours sans issue nourrissant le sentiment d’un désenchantement aussi millénaire qu’inéluctable qui, à son tour, nourrit l’inclination à l’errance, à la recherche infructueuse de soi. Le lecteur est donc placé d’emblée face à une sorte de pamphlet et non pas à une étude scientifique et philosophique à proprement parler.
Dès lors qu’il propose une « psicanálise », E. Lourenço présente le Portugal comme un individu, le « ser profundo » (p.16), métonymie d’un collectif dont il s’emploie à déterminer l’identité à travers sa culture historique et littéraire. Les anthropologues d’aujourd’hui se penchent sur les cultures et les créations culturelles pour montrer que l’identité est une production dynamique, en évolution permanente. Elle comporte des « contenus de représentations de ce que l’on est, de ce que l’on devrait être et de ce que l’on voudrait être, dans la durée, l’espace et les diverses circonstances de la vie sociale5 ». L’identité est donc une notion en mouvement perpétuel, même si ses fondements sont historiques, traditionnels. L’identité portugaise est profondément marquée par l’histoire du pays qui a modelé dans l’être portugais une image de lui-même qui, pour Eduardo Lourenço, ne serait pas dynamique mais au contraire stable et figée, dont il ne parvient pas à se dégager et qui l’empêche de se regarder tel qu’il est : un petit pays, à la périphérie de l’Europe. Mêlant histoire, mémoire et image, les Portugais se fourvoient dans le labyrinthe de leur identité, dans un « narcissisme de la vacuité6 ». Bien qu’Eduardo Lourenço s’en défende dès la préface de l’ouvrage (« Breve esclarecimento »), le lecteur perçoit en creux ce relent narcissique :
O assunto próprio do nosso livro é pois menos o da “preocupação por Portugal” […] embora sem o relento narcisista de saber ou sofrer à Unamuno pelo « lugar que ocupamos no mundo », que o de uma imagologia, quer dizer, um discurso crítico sobre as imagens que de nós mesmos temos forjado. » (p. 9-10).
Cette perception de l’identité du pays, faite de regrets d’un passé glorieux mais définitivement révolu, se nourrit du sentiment de la saudade. Les définitions, nécessairement imparfaites à décrire dans sa globalité ce sentiment, soulignent néanmoins l’idée du souvenir doux, ou douloureux, de la personne absente, du moment terminé, de la chose perdue ; le sentiment d’incomplétude, de privation, de disparition, associé à une nostalgie d’un temps heureux mais révolu. Carolina Michaelis propose une définition de la saudade :
« [Saudade é a] lembrança de se haver gozado em tempos passados, que não voltam mais; a pena de não gozar no presente, ou de só gozar na lembrança; e o desejo e a esperança de no futuro tornar ao estado antigo de felicidade7. »
Les aléas historiques ont favorisé l’émergence de la saudade comme fondement de la mentalité nationale portugaise, ainsi que l’explique la philosophe Maria Teresa de Noronha :
O uso da Saudade, nas suas formas pragmáticas, vem sendo, desde o século XV, no plano conjuntural de uma mentalidade nacional o condensador de um conteúdo semântico difícil de isolar ; […] e é na ausência de uma compreensão filosófica, de fundação estruturada, que o deslize quase subliminar dá passagem à criação de uma ideologia nacional, ao mito e à crença como componente de uma história profética8.
L’impossibilité de penser de façon précise ce sentiment par la langue et par la philosophie en fait une notion métempirique, qui rejoint le mythe du labyrinthe par l’idée de l’errance de l’âme. En réalité, Eduardo Lourenço ne théorise pas du tout dans son essai la question de la saudade. Elle y est latente. Néanmoins, il a eu, ailleurs, l’occasion de la définir ainsi :
[u]ne façon de récupérer ce qui est irrécupérable. C’est un rapport au temps passé, au temps passé heureux. Le temps malheureux ne suscite pas la ‘saudade’. C’est ce qui reste quand tout meurt. Et tout meurt. Il y a donc là à la fois une vision pessimiste de l'histoire, du temps, de l'humanité. Et cette constatation que quelque chose demeure. Comme si le soleil s'éteignait mais qu'il restait le clair de lune9.
On comprend avec cette déclaration que l’on puisse se noyer, se perdre dans le labyrinthe mémoriel de la saudade. Ce labyrinthe, à la fois forme, figure, image, mythe et symbole, quelle forme spatiale et/ou mentale prend-il dans l’essai d’Eduardo Lourenço ? Que symbolise ce terme de labyrinthe ? S’il s’agit d’un symbole psychique (comme le suggère le sous-titre), nous avons donc affaire essentiellement à un parcours mental. La figure symbolique du labyrinthe est utilisée fréquemment en psychanalyse pour représenter la quête, le parcours suivi par l’analysé dans le but de découvrir son image propre, son véritable « moi ». C’est le voyage intime, celui qui permet le déchiffrement de l’intériorité. Ce cheminement psychologique, fait de détours, d’errances, de peurs doit permettre d’atteindre le centre de la connaissance, l’autognose. Penser, et surtout se penser soi-même, c’est entrer dans le labyrinthe en prenant le risque de ne pas pouvoir en sortir, de s’y perdre définitivement. En revanche, trouver le centre, ou plutôt son propre centre, c’est trouver l’image de soi. L’accès au centre se fait par une sorte de voyage initiatique jalonné d’épreuves. C’est précisément le parcours à l’échelle de son pays et de ses concitoyens que commente Eduardo Lourenço, dans le but de les guérir de leurs démons car parcourir le labyrinthe et en trouver l’issue consiste proprement en un processus de mort de l’ego suivi d’une renaissance, d’une résurrection spirituelle, de la vie véritable10. Eduardo Lourenço en fait ici le postulat, le motif du labyrinthe étant sous-jacent dans ce passage : « O que é necessário é uma autêntica psicanálise do nosso comportamento global, um exame sem complacências que nos devolva ao nosso ser profundo ou para ele nos encaminhe ao arrancar-nos as máscaras que nós confundimos com o rosto verdadeiro » (p. 16).
Ôter les masques que sont les divers propos identitaires - surtout ceux du XXème siècle dominé par la dictature salazariste – révèleront au pays sa réalité nationale modelée par 500 ans de discours « colonialistes », vantant sa vocation impériale. Cet empire n’était cependant qu’un « império-máscara que nos distraiu de nós mesmos, portugueses, do nosso espaço continental, porque tínhamos dificuldade em aceitarmo-nos como realmente éramos, sem os territórios que um dia pensámos possuir11 ». En somme, la saudade s’alimente d’un rapport contradictoire à l’histoire, entre être et désir d’être.
Le labyrinthe de l’histoire portugaise : d’irréconciliables paradoxes
Ainsi que le précise André Peyronie dans le Dictionnaire des mythes littéraires12, aucune description physique précise n’existe quant à la structure exacte du labyrinthe originel de Dédale. C’est une image mentale qui s’est transmise au cours du temps, une figure symbolique ne renvoyant à aucun référent métaphorique véritable. Le labyrinthe ne donc peut être pris qu’au sens figuré. Eduardo Lourenço renvoie à cette image mentale qui correspond, à son sens, au parcours historique d’errance des Portugais, en dépit de leur foi, de leur force, de leur courage. Tuer le Minotaure consistait pour ce petit territoire à se détourner, au XVème siècle, d’une Europe continentale trop distante et inaccessible pour courir la liberté des océans en quête de développement spirituel et économique. Les Portugais ont cru tuer le Minotaure en se rendant pour quelques décennies les premiers Européens à avoir donné « de nouveaux mondes au monde13 ».
Mais, de l’avis d’Eduardo Lourenço, ils ont en réalité été victimes de trois traumatismes historiques majeurs. Le premier est celui de la formation du Portugal, qui serait d’essence divine. Le « miracle d’Ourique » constitue la première pierre d’un royaume né du désir du Christ de voir ce pays être le rempart contre l’Islam. Les Portugais sont donc un peuple élu : « Esse sentimento que o português teve sempre de se crer garantido no seu ser nacional mais do que por simples habilidade e astúcia humana, por um poder outro, mais alto, qualquer coisa como a mão de Deus » (p. 16-17). Cette qualité tente en vain de masquer leur fragilité : les Portugais sont pauvres avec une mentalité de riches (ainsi que l’affirme le titre de l’un des essais du Labirinto da Saudade). Le miracle d’Ourique s’explique par la « consciência de uma congenital fraqueza », d’un « estado de intrínseca fragilidade » (p. 17).
Les Grandes Découvertes ont maintenu, à leur tour, le pays dans une illusion de grandeur qui a masqué le labyrinthe dans lequel il se trouvait dès sa naissance. Selon à nouveau André Peyronie14, on ne retrouve pas le terme du labyrinthe dans les récits de voyage, les navigations. Cela resterait à vérifier dans les nombreux récits de voyage en langue portugaise mais toujours est-il que la figure symbolique du labyrinthe est tout à fait perceptible par exemple dans le texte picaresque de Fernão Mendes Pinto, Peregrinação15, dans lequel le héros ne cesse d’avancer et de reculer, de se perdre dans les méandres de ses (més)aventures maritimes en Extrême-Orient. Cette aventure a beau se produire en plein XVIème siècle, au moment de la gloire maritime des Portugais, elle préfigure néanmoins les affres du maintien et de la protection d’un tel empire et les tragédies trop souvent oubliées qui y sont liées : « Nós éramos grandes, dessa grandeza que os outros percebem de fora e por isso integra ou representa a mais vasta consciência da aventura humana, mas éramos grandes longe, fora de nós, no Oriente de sonho ou num Ocidente impensado ainda » (p. 17).
Le deuxième traumatisme fut, selon Eduardo Lourenço, la domination espagnole (1580-1640), durant laquelle un miracle sébastianiste a été en vain attendu. Espérer une nouvelle épiphanie divine c’est faire aveu de fragilité et de faiblesse ; c’est compter sur la foi et non pas sur la réalité du monde : « […] esse sebastianismo representa a consciência delirada de uma fraqueza nacional, de uma carência, e essa carência é real » (p. 20).
Le troisième traumatisme pour le Portugal fut l’ultimatum de 1890, une terrible humiliation subie à la face du monde, le traumatisme-résumé (ainsi qualifié par Lourenço, p. 23), qui a confirmé le modeste poids du pays face à l’Angleterre, à l’Europe et au monde. Mortifié, le Portugal va se tourner, dans l’isolement, vers ses terres africaines pour en entreprendre l’exploitation : « Para fugir a essa imagem reles de si mesmo […], Portugal descobre a África, cobre a nudez caseira com uma nova pele que não será apenas imperial mas imperialista, em pleno auge dos imperialismos de outro gabarito » (p. 22-23). On trouve ici, sous l’expression ironique d’Eduardo Lourenço, le paradoxe fondamental du pays, le labyrinthe spatial dont il ne pourra sortir : ce territoire exigu s’offre le luxe trop encombrant pour lui que sont ses terres africaines et, par-là, s’engouffre dans les méandres d’une posture impérialiste dont il ne peut avoir l’étoffe. Il se couvre « com uma nova pele », qui lui donnera à nouveau l’illusion d’une grandeur idéalisée, alimentée par « a flor do amor pátrio, a do misticismo nacionalista » (p. 23). Eduardo Lourenço utilise le terme labyrinthe précisément dans le sens de l’impasse :
Podia imaginar-se que confrontados com tão dura lição viéssemos a reconsiderar um estado de abatimento e um comportamento de fuga complementar dele. Passado o momento da aflição patriótica, percorrido até ao absurdo o labirinto sem saída da nossa impotência, voltámos à costumada e agora voluntária e irrealística pose de nos considerarmos, por provincianice incurável ou despeito infantil, uma espécie de nação idílica sem igual (p. 23).
Pour le philosophe, ces trois étapes cruciales dans l’Histoire portugaise sont les obstacles massifs obligeant le peuple portugais à revenir sans cesse sur ses pas, à ravaler son orgueil sans trouver l’issue honorable à laquelle il croit avoir droit.
Dès les premières lignes de son article, Eduardo Lourenço met l’accent sur les paradoxes intrinsèques des Portugais, signifiant par des antithèses l’impossibilité de réconcilier de telles caractéristiques : « A mistura fascinante de fanfarronice e humildade, de imprevidência moura e confiança sebastianista, de « inconsciência alegre » e negro presságio, que constitui o fundo do carácter português […] » (p. 16). Par l’association des opposés se dessine symboliquement le labyrinthe mental des Portugais tiraillés entre deux postures. Le labyrinthe-liberté qui mène à la victoire par l’intelligence et le savoir, ce labyrinthe spatial, géographique, matérialisé par l’Empire et sa grandeur est invariablement contrebalancé par le labyrinthe-perdition, qui est la quête inachevée du « moi portugais ». L’évocation de la « chute » de l’empire, de la décolonisation, est d’une ironie assez violente, destinée à marquer le lecteur par ce paradoxe de plus : après 500 ans d’une « existence impériale » qui a transformé radicalement l’image des Portugais aux yeux du monde, et à leurs propres yeux, la décolonisation serait presque passée inaperçue si des hordes de rapatriés rentrés précipitamment des territoires désormais indépendants n’avaient envahi l’aéroport de Lisbonne :
« Estranho « império » terá sido o nosso e mais estranho povo para que tendo, de súbito, parecido ter perdido a alma da sua alma pareça sobretudo ter ficado chocado com a invasão-enxurrada das pedras vivas dessa imperialidade, amontoados ao acaso no Aeroporto da Portela » (p. 36).
Autrement dit, même la décolonisation qui aurait dû être un choc, un arrachement, une amputation de l’âme, n’a produit pour les métropolitains que le rejet des trop nombreux rapatriés, eux-mêmes débris désorientés de cet empire. La décolonisation, produit de la Révolution des Œillets, aurait pu permettre la sortie du labyrinthe, la prise de conscience. Malheureusement, elle n’aura été, aux yeux d’Eduardo Lourenço, qu’une reculade de plus dans le dédale historique ; le « retour des caravelles », comme l’a plus tard écrit António Lobo Antunes16, fut un retour penaud, sans gloire, honteux.
Eduardo Lourenço résume ainsi : « Das duas componentes originais da nossa existência histórica – desafio triunfante e dificuldade de assumir tranquilamente esse desafio – aprofundámos então, sobretudo, a ‘nossa dificuldade de ser’ […] » (p. 20), ce qui rend impossible une sortie positive du labyrinthe. Du reste, en 1978, quatre ans après ces événements, Eduardo Lourenço perçoit « uma estranha mas coerente permanência da clássica mitologia colonialista » (p. 42) même si le Portugal révolutionnaire a tenté de détruire les fantasmes du fascisme et du conservatisme. L’idée d’un cheminement circulaire et chaotique qui ramène invariablement les Portugais au début de leur parcours est décelable tant dans le lexique d’Eduardo Lourenço où les contraires se heurtent systématiquement que dans sa syntaxe tourmentée et le choix de ses images :
« Rei morto, rei posto, mitologia colonial e colonialista defunta, nova mitologia nacionalista se começa a reformular para que a imagem mítica caduca em que nos revíamos com complacência, pudesse servir de núcleo e alimentar o projeto vital, histórico e político de um povo, de súbito reduzido à estreita faixa atlântica que nunca nos bastou, mas que é agora o nosso navio de regresso, encalhado à força na barra do Tejo ». (p. 43)
Si on analyse ce petit passage, on remarque en premier lieu l’expression « Rei morto, rei posto », signe de l’immobilisme et du maintien coûte que coûte d’une structure politique, sociale, institutionnelles. L’expression est associée à un lexique fondé sur des antithèses (nova/caduca ; defunta/projeto vital ; colonial/regresso, encalhado ; reduzido, estreita faixa/nunca nos bastou), mais aussi à l’usage du préfixe « re », marque de recommencement (relativement lourd puisque le verbe começar connote déjà l’idée). Ces choix lexicaux signalent la forte oscillation de la trajectoire historique. Mais c’est aussi dans les images que cette alternance d’euphorie et de désespoir se repère : Eduardo Lourenço part d’une image évoquant un passé révolu, celle d’une colonisation terminée (possibilité de sortie du labyrinthe) pour achever la phrase dans l’impasse, les caravelles non seulement sont de retour mais elles s’enfoncent dans la vase des rives du Tage (pas de sortie spatiale du labyrinthe). L’image caduque sert de base à la construction d’une nouvelle image qui sera au fond semblable à la précédente. Cette image d’un soufflet d’accordéon qui s’ouvre, donne de l’air et de l’espoir et, immédiatement se referme sur la désillusion et la conscience de la petitesse, renvoie à l’idée de labyrinthe dont toute issue est obstruée : « O que sucedeu, o que tem tendência a acentuar-se é a reconstituição em moldes análogos da imagem « camoniana » de nós mesmos […] » (p. 46). Eduardo Lourenço juge avec sévérité ses concitoyens manquant d’œil critique sur eux-mêmes et incapables d’échapper aux images puissantes du passé véhiculées par la littérature et qui vantent leur gloire. Et « Portugal tornou-se de novo impensável e invisível a si mesmo » (p. 47). En 1978, le Portugal est encore « pícaro » (p. 47), superstitieux, crédule et messianique. Eduardo Lourenço désigne la responsable : l’Église (le Saint-Office au premier chef) qui a interdit la diffusion de la pensée objective sur le territoire (Descartes, Pascal, Spinoza, etc.). C’est pourquoi les Portugais vivent « sem jamais pôr em questão o sistema que sob conteúdos diferentes em cada época, mesmo as que aparecem sob a exigência da libertação e ruptura com a mentira social e intelectual institucionalizadas, se reconstitui e de novo se fecha sobre si mesmo » (p. 49).
On l’a compris, l’occlusion historique semble, pour Eduardo Lourenço, non pas une fatalité mais le signe d’une incapacité à s’auto-analyser, à parcourir le labyrinthe psychologique.
L’histoire portugaise : un labyrinthe d’images littéraires
Le topique du labyrinthe relève de la pensée mythique avec laquelle la littérature moderne occidentale n’a jamais rompu tout à fait. Eduardo Lourenço ne se réfère à aucun moment dans le corps de son texte au labyrinthe de la mythologie grecque. Ce dernier est une « figure latente » plutôt qu’un « thème explicite17 ». Pour autant, les parallèles sont aisés à dresser : Dédale a des déboires car il est un créateur que sa création persécute. De même, le Portugal souffre de son entreprise maritime. Les aléas de l’Histoire déclenchent dans l’âme portugaise le souvenir douloureux, la mémoire écorchée, la saudade. Dédale était l’architecte de la liberté mais aussi de l’enfermement. Le labyrinthe construit par Dédale, c’est l’histoire du Portugal.
Dans l’un de ses derniers ouvrages, Do Colonialismo como nosso Impensado (2014), Eduardo Lourenço se révèle « um forte desconstrutor da mitologia colonial na qual o Portugal contemporâneo se encontra alicerçado18», montrant que le pays souffre non pas de son identité mais de son hyperidentité, une identité hypertrophiée par une réalité mythifiée, héritée de l’aventure maritime et entretenue depuis lors jusqu’à la période très récente du salazarisme tant par les ouvrages historiques que par les œuvres littéraires.
C’est dans les ouvrages littéraires qu’Eduardo Lourenço repère les images identitaires chimériques sans cesse ressassées par les Portugais. Au premier chef : Camões et Les Lusiades (1572), « Da nossa intrínseca e gloriosa ficção Os Lusiadas são a ficção » (p. 18). L’épopée grandiose du peuple portugais, Os Lusíadas, ne serait donc qu’une réalité virtuelle, observée sous une lumière spectrale (p. 18).
À Fernando Pessoa il emprunte deux vers célèbres de Mensagem19 pour l’une des épigraphes de son ouvrage :
Cumpriu-se o mar e o Império se desfez.
Senhor, falta cumprir-se Portugal.
Cette synthèse géniale de Pessoa pourrait, à elle seule, exprimer ce labyrinthe historique fait de va-et-vient stériles. L’aller/l’exploit résultat d’une sorte de promesse mystique : « Cumpriu-se o mar », est suivi, dans le même vers, par le retour/la déroute complète : « O Império se desfez ». Dans sa quête incessante d’un absolu introuvable, Pessoa invoque le divin : « Senhor, falta cumprir-se Portugal ». Malgré ses 800 ans d’existence, le pays ne serait pas encore accompli, n’aurait pas encore trouvé son véritable visage, sa voie, celle vers le centre du Cinquième Empire. Car le pays souffre du conflit entre deux complexes antagoniques : « Vemos […] certo complexo de inferioridade perante o estrangeiro reputado tão nocivo como o complexo de superioridade inspirado na exaltação das aventuras celestes de um herói isolado, num Universo previamente deserto20 ».
Au XXème siècle, le néo-réalisme marxiste n’a pas pu subvertir – toujours de l’avis d’Eduardo Lourenço – l’image idéalisante qu’il a lui-même créée, celle des humiliés et des offensés. Ceux-ci relèvent davantage de la tradition romantique dans la mesure où ils ne disposent pas d’une conscience, d’une idéologie ou d’un héroïsme militant. C’est encore l’élite intellectuelle qui fournit cette image et non pas le peuple lui-même :
De algum modo até contribuiu para a reforçar, não só como necessária para através dela reinventar « no futuro um outro Portugal, livre, igualitário, fraternal, mas até no próprio presente (e no passado) reformulando no sujeito povo praticamente todos os clichés que até então haviam funcionado em relação ao « português » em geral e a Portugal. […] A imagem de Portugal não é subvertida pelo neo-realismo mas readaptada à sua função reestruturante e futuramente harmoniosa de um país que um dia se libertará de males e taras passageiros. (p. 29-30)
En d’autres termes, le néo-réalisme a fourni une image du peuple qui, loin de lui permettre de quitter le labyrinthe vers sa libération par le marxisme, l’a de fait maintenu dans le dédale inextricable d’une image faussée. Presque simultanément, le surréalisme aurait œuvré de façon plus efficace en luttant contre l’ordre moral salazariste et le conformisme marxiste et proposant la voie de l’imagination. Parallèlement à ces deux mouvements littéraires la « filosofia portuguesa », courant philosophique fortement nationaliste (d’une « complexa reacção », p. 34) a travaillé à son tour dans le sens inverse, en construisant l’image apologétique et mystique d’un « ser português » d’une excellence inégalable qui a trouvé écho de façon plus ou moins consciente chez bien des Portugais. Les mêmes représentations sont repérables chez les historiens de gauche comme de droite :
A fusão das duas imagens – a nacional e a imperial – começou no dia em que os Reis de Portugal compareceram no tablado do mundo que os seus navegadores alargavam com o encarecente e renascente espírito de « senhores » da Guiné, Etiópia, Índia, etc. A loucura tinha-nos entrado pelas portas adentro ou saído barra do Tejo fora, loucura natural e gloriosa como gesta desvendadora, loucura certa com os poderes do tempo e nossa enquanto colonizadora e conquistadora, mas insidiosamente corruptora (como já Gil Vicente o pressentiu) dessa primitiva imagem lusitana de que cada português conhecia com o olhar e os pés a força e a extensão. (p. 36)
Ce matériau littéraire et historiographique comme support à l’analyse a valu à Eduardo Lourenço des reproches : le manque de rigueur scientifique, une approche à priori de l’ordre de la prophétie et non pas de l’analyse de données scientifiques. Selon José Veiga Torres, Eduardo Lourenço n’élabore pas son discours sur les images que les Portugais ont d’eux-mêmes mais sur les images que lui-même, en conscience, attribue aux Portugais :
A questão que se põe é esta : uma tal angústia patente em certas camadas das elites culturais de agora, similar à das camadas cultas das elites românticas, denunciada pelos seus discursos proféticos, exprimirá melhor um desfazamento, uma falta de impacto (da audiência, de influência), uma impotência, na relação dessas elites culturais com a realidade efectiva, social e cultural, das populações que constituem o Povo Português21 ?
La preuve en serait qu’Eduardo Lourenço s’étonne fortement de la passivité avec laquelle les Portugais ont vu l’effondrement de leur empire et la perte consécutive de leurs colonies. Ce qui aurait dû être un traumatisme collectif effrayant n’a pas eu lieu pour la bonne raison que, toujours selon José Veiga Torres,
Efectivamente o trauma não se deu, a amputação da consciência colectiva não se ressentiu. O universo cultural de grande parte da população portuguesa não parece ter as mesmas estruturas do universo cultural das nossas elites, nem parece mover-se no espaço imaginário destas.
Les tentatives patriotiques de « régénérer » les mentalités (au XIXe siècle en particulier) sont suivies de la « desvalia nacional » de ce même pays « incapaz de remediar em males que nenhum demagogismo liberal podia concertar » (p. 24). C’est ainsi que, prétextant libérer le pays « do fundo do abismo », le totalitarisme salazariste est parvenu à s’enraciner malgré ses contradictions intrinsèques (« O Estado Novo, curiosa mistura, em seus começos, de inegável sucesso, de arcaísmo e vanguardismo » (p. 24). La « lusitanidade exemplar » (p. 26) construite par le salazarisme ne fut qu’un chemin funeste de plus que le peuple a suivi débonnairement.
Conclusion
« Le mythe et la mémoire conditionnent l’action. Il est des mythes qui entretiennent la vie. Ils méritent qu’on les interprète pour notre époque. Certains nous égarent et doivent être redéfinis. D’autres sont dangereux et doivent être démythifiés22. »
Il s’est agi ici de déterminer comment Eduardo Lourenço a construit son raisonnement, à partir des fondations mythiques, celle du labyrinthe associé à la Saudade. On a pu constater que son écriture-même reflète clairement cette sensation d’aller/retour permanent, non seulement par sa forme mais aussi par l’agencement des idées, réitérées presque jusqu’à l’obsession.
Il est bien possible que, depuis 1978, un processus de démythification soit à l’œuvre au Portugal. Dans la préface de son édition de 2000, Eduardo Lourenço constate que « o país que há vinte e dois anos podia justificar um livro como O Labirinto, já não existe » (éd. 2010, p. 12). Cette image figée de l’image portugaise au cours des siècles se serait métamorphosée et dissoute dans la globalisation car « mudamos, literalmente falando, e sem quase nos darmos conta disso, de mundo. Mudámos porque o mundo conheceu uma metamorfose sem precedentes, não apenas exterior, mas de fundo. Já não habitamos o mesmo planeta23 ».
Il s’agirait aujourd’hui non plus d’interpréter l’histoire du Portugal mais celle du monde car - réaliste ou pessimiste ?- Eduardo Lourenço considère que cette métamorphose est « um fenômeno mais vasto, o fim da civilização europeia sob paradigma cristão e iluminista, se é lícito associar estas duas matrizes da milenária e agora defunta Europa24 ».
En 1978, Eduardo Lourenço regrettait que la Révolution ne se soit pas assez intéressée au « sentiment national », ait manqué de patriotisme (p. 61). L’imagination a fait défaut à la Révolution. La mondialisation l’a supplantée.