Dans le Portugal de la seconde moitié du XVIIIème siècle, La production et la représentation de textes dramatiques s’intensifie, comme en témoignent, entre autres, les nombreux opuscules de cordel destinés notamment à un public populaire. Les créations, les traductions et adaptations de pièces étrangères, se présentent néanmoins fréquemment sans la mention de leur auteur et/ou leur traducteur. Le texte n’étant pas signé, l’auteur se trouve dépourvu de l’un des signes fonctionnels de son auctorialité. Il ne fait pas autorité sur son texte par son nom, au sens étymologique du terme autorité (auctoritas) qui signifie « droit de possession ». Partant, détient-il un quelconque pouvoir sur le texte produit ? En est-il le garant ? On pourrait d’ores et déjà répondre négativement puisqu’il semble ne pas assumer son discours. Quel est donc son statut dans l’économie du texte et, plus généralement, du spectacle dramatique ? Quelle est la position du récepteur face à un texte non signé ? Alain Brunn écrit :
La reconnaissance de [l’]autorité [de l’auteur] par le lecteur constitue alors un geste d’interprétation : faire de l’auteur un critère de la signification, c’est en effet lui reconnaître un pouvoir sur son texte. L’autorité de l’auteur c’est donc ce qui meurt de lui pour que naisse le lecteur1.
Il importe de signaler ici que le premier lecteur du dramaturge est le censeur. Là réside une des raisons essentielles de l’anonymat du texte. Entre l’auteur et son public s’interposent trois deputados de la Real Mesa Censória (RMC), chargés de s’assurer de la recevabilité du texte suivant des critères de qualité littéraire mais aussi de conformité morale et politique. On comprend dès lors la difficulté pour l’auteur à rester possesseur de son texte, à en assurer l’autorité. L’auteur est véritablement dépossédé de son texte en le présentant à la RMC ; pire encore, en cas de parecer négatif, son texte restera le plus souvent dans les tiroirs censoriaux. C’est pourquoi, plutôt qu’autorité, il apparaît ici plus adapté d’utiliser la notion d’auctorialité : « Là où l’autorité tend en effet toujours à imposer une figure d’auteur capable de rendre compte d’un vrai sens du texte […] parler de l’auctorialité d’un auteur permet de maintenir la présence de celui-ci au moment où la croyance en son utilité herméneutique disparaît2 ».
De fait, si l’auteur est aujourd’hui réputé « mort », s’interroger sur l’auctorialité d’un texte permet de chercher à y déceler ses traits éventuellement distinctifs, ses traits sociologiques. Une telle réalité paraîtrait aujourd’hui incongrue, tant le statut de l’auteur revêt une importance capitale dans l’économie d’un ouvrage, ce qui n’est pas le cas encore au XVIIIème siècle. L’auteur n’est que l’un des maillons du texte littéraire et, dans le cas de l’économie théâtrale, il revêt sans doute une importance encore moindre puisque ce n’est sans doute pas son autorité qui sera garante de la représentation et/ou de l’édition de son ouvrage. Son anonymat semble indiquer son rôle pour ainsi dire subalterne dans le processus menant du texte à sa concrétisation sur scène ou sur papier. C’est pourquoi on peut s’interroger sur son véritable degré d’engagement dans ce processus, à plus forte raison lorsqu’une instance supérieure et dotée de pouvoirs forts se charge de juger de la validité de son texte, occasionnant une crainte plus ou moins consciente de possibles poursuites. L’auteur serait donc uniquement le performateur du texte, son créateur initial qui disparaît une fois l’ouvrage passé entre les mains du public. Ainsi que le formule Michel Foucault, « Est auteur qui a fait l’œuvre, mais l’œuvre n’est jamais ce qu’a fait l’auteur3 ». L’œuvre se transforme, évolue, prend de nouveaux contours en circulant par les divers canaux de diffusion, depuis la représentation – dans le cas du théâtre - jusqu’à l’impression, en passant par toute sorte d’agents susceptibles de la modifier. Le récepteur, quel qu’il soit, prend possession du texte ; ainsi l’auteur perd sa prédominance au profit du consommateur de son texte4. L’ouvrage porte en lui une dynamique stimulée par ses différents destinataires (y compris les acteurs) qui deviennent, en somme, eux-mêmes auteurs du texte. En revanche, un auteur qui assume son texte par sa signature devient une autorité individuelle, exerçant un droit moral sur son œuvre et, partant, devenant susceptible d’en assumer les risques :
L’auteur, c’est d’abord celui qui signe son texte, en prend la responsabilité, l’assume comme sien ; celui, donc, qui l’identifie, l’authentifie, s’en fait le garant et en justifie la qualité (au sens le plus indéterminé du terme) par sa signature – les pseudonymes, anonymes et fausses attributions ne sont que des cas particuliers de cet axiome dont ils jouent. […] D’une part, l’auteur jouit d’une propriété spécifique sur son texte ; d’autre part il entretient avec lui des rapports de réciprocité : l’œuvre exhibe l’auteur […] qui pourtant n’est tel que par elle5.
Existe-t-il alors une relation véritable entre anonymat et engagement ? Il importe de rappeler que, dans la tradition littéraire depuis le Moyen-Âge et la Renaissance où l’art est celui de l’imitation, l’originalité, l’individualisation de l’œuvre n’ont pas la valeur que leur donnera le romantisme au XIXème siècle. L’anonymat y trouve une part de sa justification. Une autre part se trouve dans une sorte de crainte envers un pouvoir fort, systématiquement secondé par la censure. Ainsi que l’affirme Michel Foucault,
Les textes, les livres, les discours ont commencé à avoir réellement des auteurs (autres que des personnages mythiques, autres que de grandes figures sacralisées et sacralisantes) dans la mesure où l'auteur pouvait être puni, c'est-à-dire dans la mesure où les discours pouvaient être transgressifs. Le discours, dans notre culture (et dans bien d'autres sans doute), n'était pas, à l'origine, un produit, une chose, un bien ; c'était essentiellement un acte - un acte qui était placé dans le champ bipolaire du sacré et du profane, du licite et de l'illicite, du religieux et du blasphématoire. Il a été historiquement un geste chargé de risques avant d'être un bien pris dans un circuit de propriétés6.
Un auteur signataire de son texte s’engage donc, engageant à la fois sa personne physique et son autorité morale sur sa production, ce qui ne manque pas d’incidences possibles dans la mesure où toute œuvre, parce qu’elle présente une vision du monde7, peut être envisagée comme engagée. Toute littérature est engagée, y compris lorsqu’elle se refuse à entrer dans le champ de la politique, de la polémique, de l’idée, de l’abstraction… « Le refus d’engagement est encore une forme d’engagement, peut-être la plus authentique », affirme Benoît Denis, « ce qui revient à dire que même si l’on refuse de voir la littérature ‘se mêler’ de politique, on ne renonce pas pour la cause à vouloir déterminer la portée d’une œuvre, ses enjeux idéologiques et intellectuels, ou son importance pour la société présente8 ».
Ce sont ces deux notions intimement liées, celle de l’auteur (ici auteur dramatique) et de son engagement, qui seront analysées à partir de documents d’archives conservés à la Torre do Tombo de Lisbonne (ANTT). Les objets d’évaluation choisis seront, non pas les textes dramatiques eux-mêmes, mais les pareceres négatifs (qui refusent donc l’impression ou/et la représentation d’une pièce) émis par la RMC entre 1768 et 1772. Ces avis implacables présentent dans certains cas des développements qui s’apparentent à de véritables critiques littéraires. Ils fournissent des indications parfois claires, d’autres fois tout à fait implicites sur la figure de l’auteur dramatique et son positionnement politique, au sens large de sa participation à la vie de la société, à une période où est censée se propager la pensée des Lumières, fondée sur la liberté individuelle et la raison qui permet d’en user. La plupart de ces pareceres ont été collectés et rassemblés dans une précieuse base de données réalisée par le Centro de Estudos de Teatro de l’Université de Lisbonne (FLUL). Ce considérable corpus archivistique intitulé HTP Online « Documentos para a História do Teatro em Portugal9 », regroupe tout type de document relatif à l’activité théâtrale du XVIème au XIXème siècle au Portugal. C’est un excellent outil de recherche qui met librement à la disposition de tous des copies numérisées de documents d’archives, des transcriptions de manuscrits (en versions paléographiques et actualisées) et permet de faire des requêtes croisées. Les documents qui concernent l’activité censoriale sont le plus souvent empruntés aux archives nationales de la Torre do Tombo, à Lisbonne (ANTT), qui conserve l’espólio complet de la RMC. Ils représentent un corpus presque complet en la matière, corpus qui constitue donc le support de la présente réflexion.
Auteur et/ou censeur ?
La censure dans l’Ancien Régine, est préalable (prévia) : elle donne un sens, une justification à l’œuvre qui va s’éditer. Roger Chartier rappelle que « le livre ne commence pas avec le texte qu’il publie. Il s’ouvre avec un ensemble de pièces préliminaires qui manifestent de multiples relations impliquant le pouvoir du prince, les exigences du patronage, les lois du marché et les rapports entre les auteurs et leurs lecteurs10 ». Pour arriver au lecteur, l’ouvrage suit un cheminement relevant de la question politique, qu’elle soit prise au sens large de la participation à la vie de la société ou au sens plus strict de lien envers le pouvoir en place. Sur le parcours du livre s’interpose le censeur dont le rôle vis-à-vis de l’auteur est clairement exprimé dans cet extrait du parecer relatif à l’œuvre de Voltaire, datant du 5 juillet 1770 :
« Eu sempre julguei que um censor devia só atender para os escritos que censurava e não para a pessoa que os compôs. O fim da proibição dos livros é para que a má doutrina não infeccione os espíritos fracos e para conservar pura a sã doutrina. Castigar a pessoa e nome do autor pertence a outro tribunal. Um censor, se fosse possível, devia ignorar o nome dos autores cujas obras examina e atender unicamente ao que se acha escrito, pois deste modo mostraria não ser movido nas suas censuras pelas paixões do ódio, ou do amor, mas só pelo verdadeiro merecimentos das obras11. »
Cet extrait de la censure des œuvres de Voltaire spécifie l’exacte position que doit/devrait tenir un censeur. En premier lieu, la censure, bien que « tribunal » ne juge pas une personne mais des écrits (« só atender para os escritos que censurava e não para a pessoa que os compôs »). En d’autres termes, un parecer n’est pas destiné à évaluer un auteur, ni même un « nome do autor », selon la formule utilisée ici12. Cette prise de position n’évacue pas le risque de poursuite encouru par un auteur ; cependant, ce risque relève d’une autre instance judiciaire (« Castigar a pessoa e nome do autor pertence a outro tribunal »). Il est donc bien clair que la RMC ne juge par un auteur, ou, du moins, ne le devrait-elle pas car le simple fait que Frei Francisco de São Bento, le premier censeur signataire du parecer, juge utile de préciser ce point essentiel, prouve que les pratiques ne s’accordaient pas toujours avec les principes de base du tribunal royal.
Cette première remarque pourrait justifier le choix de l’anonymat par les auteurs : il est non seulement inutile mais même potentiellement dommageable pour un deputado de connaître leur nom (« devia ignorar o nome dos autores cujas obras examina ») car l’information pourrait infléchir son jugement. Le censeur en charge d’évaluer l’œuvre se doit de s’exécuter en toute objectivité, sans passion (« não ser movido nas suas censuras pelas paixões do ódio, ou do amor »). La remarque semble indiquer, en creux, l’aveu que la connaissance du nom de l’auteur de la part du censeur exerce une inévitable influence sur son jugement.
En second lieu, ce passage souligne que l’objectif de la censure est globalement de deux ordres. Le premier consiste à interdire les textes qui pourraient s’avérer nuisibles aux esprits faibles, non éduqués, non éclairés (« para que a má doutrina não infeccione os espíritos fracos »), de ce fait incapables d’estimer la valeur d’un écrit, d’avoir une opinion correctement formée à la lecture et au jugement intellectuel. Le second, directement dérivé du premier, est de maintenir une saine doctrine (« conservar pura a sã doutrina ») à la fois dans le domaine de la religion, de la vie sociale et dans celui de la politique régalienne instaurée par le ministre.
On déduit de ces deux points deux remarques :
La première est que les censeurs se considèrent seuls aptes, parce qu’érudits et lettrés, à juger des textes et de leur conformité avec la « doutrina ». Ils sont, du reste, souvent qualifiés de bons critiques « em nada indulgentes13 ». Ils détiennent la connaissance assurée de la « sã doutrina » et se placent donc en protecteurs de la population ; ils forment le rempart qui lui épargnera de côtoyer os « maus escritos », expression fréquente dans les pareceres. Le censeur détient la vision juste du monde et des bonnes mœurs.
La seconde est la contrepartie de la première : la population est infantilisée par le censeur. Par ignorance, par malice ou par manque de compétences en la matière, elle est facilement contaminable par les mauvais écrits. Elle est faible, vulnérable, incapable de juger par elle-même les textes de qualité et les sélectionner. La censure devient un garde-fou indispensable contre les idées pernicieuses le plus souvent venues de l’étranger. En cela, le censeur est « éclairé » car non seulement il connaît la vérité ignorée de ses concitoyens, mais il préserve des « mauvaises Lumières » une population qui, avec le temps, sera à son tour éclairée par de saines lectures.
Rui Tavares, qui a étudié brillamment la question de la censure à la période pombaline, en conclut :
Quanto às Luzes, […] existem umas Luzes dignas, sábias e verdadeiras, que são as de que os censores se fazem guardiões. E existem umas falsas Luzes que são perigosas e devem ser combatidas pois estão equivocadas no seu pirronismo, no seu tolerantismo e no seu indiferentismo14.
Les censeurs se considèrent donc comme des hommes des Lumières rationnels et sont même indispensables aux Lumières puisque sans la censure, le pays succomberait à l’excès, au chaos, prévisible en raison de l’arrivée massive de livres potentiellement pernicieux et inutiles ainsi que de compositions nationales nuisibles à une société policée.
Qui sont les censeurs ? Rui Tavares montre qu’ils sont des érudits, érigés en critiques littéraires, qui établissent un dialogue intellectuel pernicieux avec les auteurs car, contrairement à la tâche leur étant assignée, ils ne les censurent pas forcément pour les « bonnes » raisons (idéologiques) mais souvent pour des questions de formes (esthétiques). Rui Tavares va cependant plus loin, affirmant qu’auteur et censeur peuvent parfois être la même personne ; leur statut dépend du rôle occupé selon les situations. Un auteur peut devenir censeur et vice-versa. Dans la mesure où la communauté intellectuelle portugaise est peu vaste, les lettrés se retrouvent potentiellement dans des postures apparemment contradictoires aux yeux de l’observateur d’aujourd’hui. Comme on peut, du reste, le constater dans le texte du parecer suivant concernant l’ouvrage Reflexões críticas, de José Xavier de Valadares Sousa : « esta obra mostra que seu autor tem uma grande erudição poética, que é um bom censor, um severo crítico, um juiz em nada indulgente… que sabe toda a Poética de Aristóteles, de Horácio15… », la frontière entre censeur et auteur peut s’avérer poreuse.
Le terme même d’auteur peut être considéré comme flou car renvoie à des activités diverses.
Dans la base HTP, très souvent sont classés dans la catégorie « auteurs » les imprimeurs, les acteurs qui sont mentionnés comme tels dans le parecer. Si le principe d’autorité commence à prendre davantage d’ampleur, lorsque par son nom l’auteur autorise le texte, s’en fait caution, il ne peut pourtant pas se limiter à la production du texte : il prend tournure en premier lieu devant le censeur, puis chez l’imprimeur, enfin chez le lecteur, à la réception du texte. Il faut se méfier du nom mentionné dans le parecer, qui peut renvoyer non pas à l’auteur véritable mais à un autre agent du livre (copistes, traducteurs, correcteurs, censeurs, typographes…) : l’emprise de l’auteur se dissout dès les premières étapes du circuit du livre.
L’auteur ne devient que peu à peu, au cours du siècle, une entité de référence. C’est précisément ce dont se méfie le censeur « éclairé ». Au XVIIIème siècle, en Europe, commence à se concrétiser la notion d’auteur par la signature plus systématique et la revendication de l’autorité sur le texte. On assiste à l’émergence d’un statut social qui n’allait pas de soi jusque-là. Au Portugal, ce n’est vraiment qu’à la toute fin du XVIIIème siècle que cette notion apparaît.
Censure et théâtre
Les pareceres qui se prononcent négativement sur l’opportunité d’éditer ou de représenter d’une pièce de théâtre, peuvent, ou non, comporter l’identité de celui qui a présenté la requête et qui est apparemment la personne qui souhaite faire imprimer la pièce. L’expression fréquemment utilisée, « a comédia que quer imprimir X ou Y », ne confirme en rien qu’il s’agit de l’auteur lui-même. De fait, un tout autre agent du livre peut requérir l’imprimatur, par exemple un typographe (comme José da Silva Nazaré16), un organisateur de spectacles théâtraux (comme Henrique da Costa Passos17), un acteur (comme António José de Paula18) ou encore un traducteur (Francisco Xavier Freire de Andrade19 ). Il semble que la paternité d’une pièce revienne bien davantage à celui qui lui permet de trouver un public.
On le sait, la portée auprès des spectateurs des nombreuses productions théâtrales (véritables créations ou traductions/adaptations « ao gosto português » de pièces étrangères) impliquait une attention accrue de la part des deputados de la RMC. Ce puissant outil de canalisation populaire devait remplir des critères précis, le plus fréquemment évoqué étant celui de l’utilité de l’ouvrage pour l’instruction du récepteur. Sans « instrução », pas d’intérêt à la représentation ou à la publication. Les expressions ou termes récurrents des pareceres négatifs analysés sont, par exemple, des « Conceitos [que] não valem nada20 », des « Episódios de pouco interesse e mui vulgares21 », ou, dans le même esprit, « pouco ou nenhum enredo que interesse os leitores22 ». Ces jugements s’accompagnent de justifications parfois précises ; si les pièces n’ont aucun intérêt c’est parce qu’elles ne procurent pas d’instruction, ne présentent pas l’érudition nécessaire, ne serait-ce que la maîtrise de l’orthographe, sont dépourvues de morale : en conséquence elles n’ont aucune utilité23. Il importe de montrer le bon exemple ; c’est pourquoi les pièces qui mettent en scène des trahisons ou des bagarres sont « indignas de se representar em público », telle O Príncipe prodigioso, conçue de surcroît selon le « mau gosto espanhol24 ».
Dans bien des cas, les censeurs ne prennent guère le temps de s’étendre sur l’avis rendu, comme par exemple ce parecer implacable déjà cité plus haut : « O entremez intitulado Não é Bom Fiar em Cegos […] não merece a licença, porque para nada serve25 ». C’est bien apparemment le critère de l’utilité qui guide en priorité les décisions.
Le second critère que l’on peut relever de l’observation des pareceres est celui de la garantie de la dignité, de la morale et de l’absence de vices propres à corrompre les esprits. « Escandaloso26 » est le qualificatif le plus utilisé. Sans morale (« cheias de frioleiras e indecências ») et sans autre but que celui de corrompre la jeunesse, ces pièces doivent être conservées dans les tiroirs de la Real Mesa ou, parfois, être rendues à leur auteur, telle la pièce Telégono na Trácia ou O Exemplo do Amor e da Amizade27, refusée le 5 Mars 1772. Les vices ne peuvent apparaître dans une pièce à moins d’être proprement associés à leur contrepoint moral qui permet de les disqualifier, voire de les proscrire :
Se no entremez se representam alguns vícios, devem ir sempre acompanhados com a emenda ou de um tal ridículo que os faça vis ainda àquelas pessoas que o são, ou com a relação do castigo que lhes é devido. De outra sorte, só servirão os entremezes para propagarem aqueles mesmos vícios que neles se representam28.
Cependant, le domaine où l’auteur s’engage avec le plus de risques est celui de la politique qu’il s’agit de traiter judicieusement, sans toucher à la question religieuse et au pouvoir royal. À titre d’exemple, la pièce Os mais amantes excessos, pourtant jugée de bonne facture dans son ensemble, a été interdite en raison de sa dernière scène :
A comédia intitulada Os Mais Amantes Excessos é muito bem ordenada, decente e discreta, e muito capaz de recriar e instruir. Porém, a cena última está cheia de lances indecorosos à majestade, porque um vassalo ameaça o seu rei, o povo se comove contra o seu soberano para o obrigar a que dê a liberdade a um príncipe da Ásia, e o mesmo soberano se confessa culpado; que posto todos estes lances se convertam depois em óptimos exemplos, declamando o sobredito príncipe contra os infiéis e temerários, e persuadindo quanto um rei deve ser respeitado e obedecido, contudo, sempre os sobreditos lances são indignos de se fazerem públicos em um teatro. É o meu parecer que fique suprimida29.
Dans le parecer négatif pour la représentation de la pièce Atrée et Thyeste, de Crébillon, le censeur souligne que dans un pays où prévaut une « democracia decidida », il est concevable de mettre en scène ce type de texte. Le Portugal, lui, n’y est pas prêt. Par conséquent, ajoute-t-il : « Julgo-a arriscada para se representar diante de um povo que muitas vezes não é capaz de distinguir entre um monarca e um tirano30 ». L’infantilisation du public est ici mise en évidence car si le censeur reconnaît que la lecture de ce texte pourrait être « boa para uso e ensino de alguns leitores », les destinataires des ouvrages n’ont majoritairement pas les moyens d’en évaluer la valeur et d’en critiquer le contenu.
Roger Chartier souligne tout le paradoxe des pouvoirs « espérés et craints » des livres31 car l’édification de l’esprit passe par le livre mais le lecteur a besoin d’être préalablement instruit pour peser la valeur d’un texte. Comment résoudre ce paradoxe ? Par la suppression des textes jugés inadaptés, considère le censeur de la RMC. Garant du pouvoir de l’imprimé, il l’est aussi du manuscrit, au point que certains pareceres précisent que non seulement la publication de tel ou tel manuscrit est interdite mais aussi qu’il ne faut même pas rendre le document à son auteur. Contenant trop d’erreurs, il le laisserait face à ses bévues et ses maladresses et mettrait en péril sa capacité à l’amender.
Le nom de l’auteur
Un calcul rapide (réalisé à partir des données recueillies dans le HTP) permet de constater quelle est la représentativité du nom de l’auteur dans les pareceres négatifs, sachant que derrière le terme « auteur » se cache le plus souvent une autre activité :
Dates |
Nombre d’auteurs référencés |
Anonymes (sigles) |
Auteurs portugais |
Auteurs étrangers |
1768 |
15 |
1 |
8 |
6 |
1769 |
15 |
1 |
4 |
10 |
1770 |
21 |
1 |
6 |
14 |
1771 |
15 |
0 |
9 |
6 |
1772 |
16 |
0 |
2 |
11 |
1773 |
13 |
0 |
1 |
12 |
1774 |
15 |
0 |
5 |
10 |
1775 |
19 |
0 |
5 |
14 |
1776 |
12 |
0 |
2 |
10 |
1777 |
14 |
0 |
8 |
6 |
1778 |
17 |
0 |
6 |
11 |
1779 |
14 |
0 |
6 |
8 |
1780 |
7 |
1 |
2 |
5 |
1781 |
9 |
0 |
1 |
8 |
1782 |
10 |
0 |
4 |
6 |
1783 |
16 |
0 |
7 |
9 |
1784 |
25 |
2 |
10 |
13 |
1785 |
13 |
2 |
4 |
6 |
1786 |
17 |
1 |
9 |
7 |
1787 |
17 |
1 |
6 |
10 |
1788 |
45 |
0 |
8 |
36 |
1789 |
13 |
0 |
10 |
3 |
1790 |
10 |
1 |
6 |
3 |
1791 |
17 |
0 |
5 |
12 |
1792 |
13 |
0 |
3 |
10 |
1793 |
24 |
3 |
7 |
14 |
1794 |
24 |
1 |
7 |
16 |
Le nombre de noms d’auteurs cités est infiniment moindre que les dizaines de titres de pièces présentées au tribunal censorial.
Quels traits de la personne/personnalité de l’« auteur » sont-ils repérables à travers ces pareceres ? Si l’on commence par observer ceux dans lesquels il est directement nommé ou évoqué, on remarque que ce sont surtout les auteurs étrangers qui bénéficient du régime de l’onymat32. Ainsi, Voltaire, clairement mentionné dans un parecer déjà cité plus haut, est libertin et dangereux surtout en matière de religion car tous les lecteurs ne sont pas aptes à assimiler correctement sa pensée. Il est préférable d’interdire tous ses écrits, à l’exception des pièces dramatiques, plutôt que laisser à la portée des ignorants des ouvrages impies ou séditieux33.
Molière34, Métastase35 et Crébillon36 sont également nommés dans les pareceres relatifs à la traduction de leurs ouvrages. Si l’on reconnaît leur valeur, le blâme va tout entier aux traductions de leurs ouvrages. Ces dernières sont considérées comme mauvaises, pleines « de indecências talvez contra a fé do original ». Les auteurs ne sont pas en cause mais les versions portugaises de leurs œuvres sont défigurées par une mauvaise traduction ou une expression détestable qui en interdit la publication.
Les « auteurs » portugais, en revanche, sont nommés de façon infiniment plus aléatoire dans les pareceres. La pratique du pseudonymat semble relativement fréquente, ainsi cet « Autor disfarçado debaixo do nome de Silvério da Silveira e Silva37 » ou encore ce José Francisco Azevedo, apparemment inconnu du monde du théâtre ou de la typographie, qui pourtant présente requête pour imprimer une comédie38. Le jeu des anagrammes permet également de cacher le nom d’un auteur, tel José Maregelo de Osan, anagramme de José Ângelo de Morais39.
Le créateur, qui disparaît dans le processus de divulgation de l’ouvrage au profit d’un autre agent (traducteur, libraire, imprimeur), est le moins engagé dans ce processus lié à la commercialisation de son texte (livre/représentation). C’est l’imprimeur, le directeur de théâtre qui engage un financement pour espérer en retirer un bénéfice. Le texte en soi doit se monnayer à bas prix.
Un autre point à souligner est que l’auteur, en tant qu’individu intéresse peu le récepteur. Foucault souligne, dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? », que la fonction-auteur
ne se forme pas spontanément comme l’attribution d’un discours à un individu. Elle est le résultat d’une opération complexe qui construit un certain être de raison qu’on appelle l’auteur. […] Mais en fait, ce qui est désigné dans l’individu comme auteur (ou ce qui fait de l’individu un auteur) n’est que la projection, dans des termes toujours plus ou moins psychologisants, du traitement que l’on fait subir aux textes, des rapprochements qu’on opère, des rapports que l’on établit comme pertinents, des continuités qu’on admet, ou des exclusions qu’on pratique40.
De fait, le goût des Portugais pour le théâtre n’est pas fonction du dramaturge mais de l’objet théâtre en soi, le divertissement populaire, relativement homogène dans sa médiocrité, freiné dans son originalité par les contraintes que l’on sait. Par ailleurs, ce « gosto português » semble assez satisfait par des produits théâtraux calibrés qui laissent peu de place à la personnalité auctoriale.
Du reste, la mise sous silence du nom de l’auteur peut éventuellement se justifier par le respect qui lui est dû, comme dans le cas des pareceres négatifs des traductions de Dom Juan (O Convidado de Pedra41) et du Médico por força42. Molière, sans y être nommé, est désigné comme un « autor insigne » mais la traduction portugaise défigure la pièce qui est donc rejetée. Comme celui de l’auteur, le nom du traducteur n’est pas mentionné. Chartier souligne que : « La « même » œuvre, en effet, n’est plus la même quand changent sa langue, sa ponctuation, son format ou sa mise en page. Ces mutations majeures renvoient aux premiers lecteurs des œuvres : les traducteurs les interprètent en mobilisant les répertoires lexicaux, esthétiques et culturels qui sont les leurs – et ceux de leurs publics43 ». Qu’elle concerne les traductions de pièces étrangères ou des créations, l’insuffisance en matière linguistique est grossière et inacceptable pour les deputados. Dans le parecer relatif à la comédie A Italiana em Lisboa, le censeur s’attribue clairement un rôle de protection du peuple et de la nation contre ce défaut :
A comédia intitulada A Italiana em Lisboa tem muita instrução e seria bem digna de se expor ao público, se fora mais bem ordenada. Porém, ela é insulsa, cheia de impropriedades, o verso desengraçado e, por fim, não faz crédito à nação, nem a seu autor. É o meu parecer que se lhe não conceda licença para a impressão44.
L’indignité de la langue ôte sa valeur non seulement au texte mais aussi à son auteur. C’est pourquoi, en déclassant la pièce, le censeur prend soin de l’auteur en lui épargnant le risque de se montrer indigne de sa fonction d’écrire.
Outre l’anonymat de convenance ou de coutume, cette pratique est parfois assimilée à une volonté de mystification : par exemple dans le parecer relatif à la Carta que um peralta mandou a outro, l’auteur est suspecté de vouloir tromper le censeur par un titre qui ne recouvre pas la réalité du texte :
O papel intitulado Carta que um peralta mandou a outro não presta para nada. Seu autor quis-nos surpreender com o título, mas em lugar de um bom discurso que, com solidez e veemência, ou desenganasse ou ridiculizasse os chamados peraltas, não se lê aqui senão uma cadeia de metáforas impropríssimas e atrevidíssimas, um discurso em estilo alcantilado, tão poético na prosa, como no verso, e poético de um gosto estragado, de um gosto de novela ou de comédia espanhola. De sorte que o autor quis convencer a vaidade dos peraltas e o seu escrito é em si mesmo outra vaidade ainda mais ridícula e mais repreensível45.
Pire encore, l’auteur peut se révéler inconséquent, voire irresponsable s’il n’a aucune notion de la légèreté de son texte et du désordre qu’il fait courir : « Não é necessária maior reflexão para se conhecer a petulância do autor do entremez e a leveza de quem pediu licença, para ele se imprimir46 ». Son anonymat le préserve en quelque sorte du ridicule d’une censure trop sévère.
Les termes de pareceres permettent donc d’ébaucher, souvent en négatif, le profil attendu d’un auteur, fondé tant sur la forme que sur le fond de ses écrits. Par ailleurs, la structure de la pièce peut être mise en cause pour ses invraisemblances, son manque d’originalité (« insulsa » est un qualificatif fréquemment employé par le censeur), son intrigue incohérente.
Quant à l’évaluation du contenu lui-même, le manque de moralité (« indecências », « frioleiras ») représente un danger pour les mœurs de la population, provoque le dégoût des gens instruits, à une époque éclairée où sont mises en valeur les vertus de l’éloquence et de la nation « civilizada », comme l’indique l’exemple suivant :
A comédia intitulada Acertos de um Disparate, que se pretende reimprimir, é, na verdade, um perpétuo disparate, de uma fantasia corrupta, aonde se não encontram senão frioleiras e inverisimilhanças, e uma frase sumamente chula e indecente e, como tal, alheia do gosto e polidez que hoje reina e sempre devia reinar nos dramas que se compõem para o divertimento público de uma nação civilizada47.
Parce que nuisible à l’instruction et à l’élévation du public, les censeurs chassent le « mauvais goût » dans des compositions inspirées de comédies espagnoles, dont on sent la profonde répugnance dans cet exemple, parmi de multiples autres : « A comédia que tem por título A Dama Varonil de Amor Constante, basta ler-se o seu exórdio para se conhecer que é indigna de se representar. O estilo todo espanholado, o assunto, lances de amor, desafios e brigas. Sou de parecer que se não represente48. » Les relents baroques sont chassés par la rationalité des Lumières européennes.
L’observation de l’ensemble de ces avis négatifs laisse entendre qu’un auteur de théâtre est bien souvent une personne sans grande instruction, sans notions dramaturgiques, sans élévation morale. Rui Tavares, comme on l’a vu, considère que les censeurs sont aussi auteurs et, par là-même des lettrés, mais il apparaît, à la lecture des pareceres négatifs, que dans le cas du théâtre de cordel en particulier, ce sont de petites gens qui écrivent ou traduisent pour de petites gens.
Attentifs au type de réception du texte, les pareceres distinguent la finalité de la demande d’autorisation. S’agissant d’imprimer, le refus prend en compte l’activité liée au texte, à savoir la lecture silencieuse, intime, tranquille, laissant au lecteur la possibilité de réfléchir, de porter un jugement esthétique et critique quant à la cohérence de la pièce. La pièce doit donc être « digna ». Pour autoriser la représentation, que le style et la construction dramatiques soient médiocres, voire désastreux, sont des critères de moindre importance dans l’évaluation de la pièce. Il suffit qu’elle ne soit pas « escandaloza » car le théâtre est censé générer une émotion collective qui doit se fonder sur une pièce débarrassée de toute situation potentiellement jugée indécente :
A comédia intitulada O Mancebo Irresoluto, não tem coisa que a recomende, antes muito que a faça julgar uma peça cheia de defeitos essenciais. Porém como a licença que se pede é somente para se representar, e ela não envolve indecência, nem escândalo, sou de parecer que se deixe executar no teatro49.
Si la figure de l’auteur apparaît souvent en creux dans les pareceres, c’est donc que l’on s’intéresse à la qualité intrinsèque du texte ; il s’agit avant tout d’en évaluer l’utilité, d’épargner au lecteur le contact avec un texte corrompu. L’un des articles régissant les statuts de la RMC énonce les savoirs indispensables aux censeurs pour s’acquitter de leur tâche : « cultivando muito especialmente a Lógica, a Crítica e a Hermenêutica, que apurarão os seus juízos e lhes darão utilíssimos e necessários documentos para julgarem com acerto o merecimento dos Autores50 ». La censure de la RMC présuppose l’omniscience de l’État qui prétend délimiter les besoins de la population. Cette dernière n’a pas à connaître ce qui est erroné. De fait, l’engagement est « interdit » à l’auteur individualisé dans la mesure où sa parole est soumise à une instance régulatrice qui décide pour lui de la validité de son texte. L’auteur sans autonomie n’est qu’un pantin déresponsabilisé, un majeur jamais émancipé, noyé dans l’ensemble des agents du livre et du processus de publication de la pièce. Son engagement se mesure à l’aune de la sévérité de la RMC et explique que, malheureusement, rares ont été les pièces de valeur en cette période de musèlement de la pensée.