Depuis l’adoption de la nouvelle Constitution le 25 avril 1976 instaurant le système proportionnel pour la désignation des députés1, le Portugal, en 45 ans de démocratie, n’a connu que cinq majorités absolues2. Deux de l’Aliança Democrática3 en 1979 et 1980, deux du Partido Social Democrata en 1987 et en 1991 et une du Partido Socialista en 2005. Ces majorités absolues, même si elles traduisent une adhésion dans les urnes à un projet politique, économique et sociétal fort, ne signifient pas nécessairement la mise en place d’un gouvernement stable.
À cet égard, les deux victoires consécutives du Partido Social Democrata (PSD) aux élections législatives du 19 juillet 1987 et à celles du 6 octobre 1991 constituent un tournant dans la vie politique et institutionnelle portugaise, car elles font figure d’exceptions électorales dans l’histoire parlementaire de la IIIe République portugaise. Les deux gouvernements « laranja4 » de Cavaco Silva qui s’appuient sur une large majorité à l’Assemblée, respectivement de 148 sièges sur 250 et de 135 sièges sur 230 en 1991, sont à l’origine de la mise en place d’une politique de baisse d’impôts et de dérégulation économique sans précédent au Portugal. Pour financer ce programme économique disruptif, Cavaco Silva peut compter sur la manne financière que constituent les fonds communautaires qui affluent de Bruxelles dès l’adhésion du Portugal à la CEE en décembre 1985. C’est notamment grâce au versement de 14, 8 milliards octroyés au Portugal dans le Cadre communautaire d’appui (1989-1993)5 que la politique libérale mise en place par Cavaco Silva a pu bénéficier du soutien d’une majorité solide dans les urnes. Cette adhésion dans les urnes au « Cavaquismo » s’explique par le fait que :
« o crescimento económico verificado nesse período permitiu a Portugal aproximar-se do resto da Europa e gerou um sentimento de bem-estar nos portugueses. Não só os salários tinham aumentado e o emprego crescido, como havia sinais claros de que Portugal mudara: a rede viária expandia-se; o consumo crescia; mais gente chegava à universidade; novos espaços de diversão e de convivialidade nasciam; os hábitos e as mentalidades modificavam-se. »6
Relégué dans l’opposition pendant près de dix années, le Parti socialiste, qui a gouverné à maintes reprises depuis le 25 avril 1974, peut compter, pendant cette période hégémonique du Cavaquismo, sur le soutien indéfectible du président de la République Mário Soares, fondateur du Partido Socialista, qui est élu d’une courte tête à Belém en février 1986 (51, 18%) face au candidat du CDS Diogo Freitas do Amaral soutenu par le PSD (48, 42%), puis plus largement réélu en janvier 1991 (70, 35%) grâce aux voix du PSD face au candidat du CDS Basílio Horta (70, 35% vs 14, 16 %).
Outre l’opposition à l’Assembleia da República des trois groupes parlementaires (PS, CDU et CDS) et celle du président de la République cohabitant Mário Soares, la contestation à la « máquina laranja » prend, avant tout, la forme d’attaques ad hominem dans l’hebdomadaire O Independente qui finissent par dégrader en 1995 l’image jusqu’alors très positive du leader politique du Partido Social Democrata, Cavaco Silva.
O Independente, une « machine à broyer les politiciens »
Fondé en 1988 par Paulo Portas et Miguel Esteves Cardoso l’hebdomadaire O Independente appartenait à la Sociedade Independente de Comunicação présidée par Luis Nobre Guedes. Le premier numéro du Indy sortit dans les kiosques le 20 mai 1988 et le dernier vit le jour le 1er septembre 2006. L’équipe de direction de O Independente était naturellement constituée de ses fondateurs. Miguel Esteves Cardoso était directeur et Paulo Portas, directeur adjoint.
Paulo Portas abandonna le projet en 1995 pour se lancer dans une carrière politique, Manuel Falcão le remplaça à la direction adjointe.
O Independente sortait dans les kiosques tous les vendredis, il constituait ainsi une alternative conservatrice et élitiste, mais aussi libertaire et cultivée à l’hebdomadaire créé par Francisco Pinto Balsemão plus marqué à gauche, O Expresso qui paraissait, pour sa part, les samedis. O Independente compta sur plusieurs plumes de renom. Citons notamment la romancière Agustina Bessa Luís, le polémiste Vasco Pulido Valente, le sociologue António Barreto, le critique de cinéma catholique progressiste João Bénard da Costa, la sociologue Maria Filomena Mónica, le journaliste et éditeur Pedro Rolo Duarte, le romancier et poète João Miguel Fernandes Jorge, l’essayiste, poète et universitaire Joaquim Manuel Magalhães ou encore le musicologue et historien du Fado Rui Vieira Nery. Par ailleurs, soulignons le fait que O Independente donnait toute sa place à la photographie, la mise en scène de photos ou le détournement de photos venaient en appui des nombreuses dénonciations de cas de corruption ou de malversation des fonds communautaires pratiqués par des personnalités politiques (ministres, gouvernants ou hommes politiques). Il est juste de dire, comme le soulignent Filipe Santos Costa et Liliana Valente que O Independente était une machine à broyer les hommes politiques – A Máquina de triturar políticos7.
Dans les années 1990, on peut affirmer que O Independente est l’hebdomadaire par lequel le scandale arrive. Ces dénonciations et accusations hebdomadaires ont d’ailleurs valu à cette publication un bon nombre de poursuites et de procès qui ont mis à mal les finances de O Independente et sont en partie à l’origine de sa disparition des kiosques en 2006.
Pour conclure cette brève introduction, O Independente appelé affectueusement O Indy par ses fidèles lecteurs de la classe moyenne ascendante fut un des principaux acteurs de la vie publique et politique portugaise des années 1990. Comme nous l’avons souligné plus avant, O Independente partageait le devant de la scène avec la principale cible de ses attaques : le Premier ministre Cavaco Silva qui dirigea le pays entre 1985 et 1995, avec le soutien implicite du président de la République socialiste Mário Soares, qui, rappelons-le, fut à l’origine des négociations avec la CEE et signa en sa qualité de Premier ministre le traité d’adhésion du Portugal en décembre 1985. Durant dix longues années, Cavaco Silva et ses équipes ministérielles s’évertuèrent auprès des partenaires européens à donner une image de « bon élève » pour bénéficier des aides financières venues de Bruxelles, tout en affirmant que le Portugal était « une oasis » afin d’attirer les investisseurs étrangers.
Si effectivement, O Independente a contribué par son phrasé décalé à dépoussiérer le paysage journalistique portugais post 25 avril, le titre peut être considéré comme le "poil à gratter" des différents gouvernements de Cavaco Silva. Symbole, en quelque sorte, de la droite chic, jeune et décomplexée, à contre-courant par rapport à l’esprit d’avril, O Indy a amplement contribué à dresser un bilan critique de la « gouvernance » néo-libérale de Cavaco Silva. Sans remettre en cause l’indéniable progression du PIB pendant les années Cavaco8, O Independente, par la voix des deux trublions de la presse portugaise, s’inquiète de la dilution de l’identité du Portugal dans une identité européenne se posant ainsi comme le dernier rempart à l’irrémédiable européanisation du Portugal9.
O Independente comme archive de l’ «anti-Cavaquismo »
Les 955 numéros de O Independente conservés à la Bibliothèque nationale du Portugal n’ont pas fait l’objet d’une numérisation, mais sont consultables sur place sous format papier. Le Caderno principal, dirigé par Paulo Portas, portant sur la politique nationale et internationale est répertorié dans la PORBASE de la Biblioteca nacional du Portugal sous une cote distincte du supplément culturel intitulé Indígena dirigé par Miguel Esteves Cardoso, dit MEC. Les deux « Independentes » constituent un ensemble cohérent, indissociable d’une ligne éditoriale commune qui intéresse ce projet de recherche.
L’analyse des archives de l’hebdomadaire O Independente à laquelle nous avons procédé permet d’affirmer que ce corpus s’inscrit dans la problématique de l’engagement et du désengagement dans les arts et littératures lusophones : l’archive et le manuscrit.
Premièrement, le discours anti-Cavaco que Paulo Portas produit jusqu’à son départ de l’hebdomadaire en 1995 fonctionne nécessairement comme un engagement, dans la mesure où le titre de l’hebdomadaire O Independente exerce un pouvoir de séduction indéniable auprès du public portugais. Comme le souligne Maria Filomena Barradas dans un article intitulé : Independentes e Independências: formas de construção do antiiberismo?
« O título O Independente actua ao nível da manipulação dos afectos do público ao apelar a um dos conceitos-chave da identidade nacional – a independência portuguesa – e se integra numa linhagem de títulos similares, que foram sendo publicados durante o século XIX e que contribuíram para a cristalização do ideário nacionalista e/ ou anti-ibérico. »
Dans une de ses études sur l’hebdomadaire portugais, l’universitaire portugaise, auteure de la seule thèse sur O Independente10, montre l’importance du substantif « indépendance » et de son corollaire « indépendant » dans la construction de l’identité du Portugal, identité construite contre l’Espagne, et ce dès 1179 avec la reconnaissance du Portugal par le pape comme royaume indépendant de la Castille. Dans cet article, Maria Filomena Barradas répertorie pas moins de trente titres de journaux du XIXe siècle construits sur les termes « independente » ou « independência ».
Bon connaisseur de l’histoire du Portugal et de la presse portugaise, Paulo Portas avait certainement à l’esprit cette filiation historique et idéologique. Il semble qu’il n’en soit rien dès lors que Maria Filomena Barradas dans son article affirme que :
« No entanto, numa conversa informal mantida com um dos fundadores do jornal, Paulo Portas, foi revelado que a escolha do título não tinha obedecido a nenhum propósito explícito de ir ao encontro nem de uma ideologia, nem de uma tradição titológica, se tivermos em conta os títulos similares que foram publicados no decurso do século XIX. A inspiração veio por via britânica, a partir do jornal The Independent, fundado em 1986. E, por um acaso da sorte, o título O Independente não estava registado em Portugal. Não se tratou duma inspiração ideológica, já que The Independent tem um posicionamento político de esquerda. »
Positionné à droite sur l’échiquier politique portugais, l’hebdomadaire O Independente se définit avant tout par son engagement radical contre l’Europe de Maastricht11. Les prises de position de Paulo Portas dans les colonnes de O Independente fonctionnent, pour ainsi dire, comme un désengagement vis-à-vis de l’intégration européenne du Portugal à la CEE incarnée dans la personne de Cavaco Silva. O Independente s’assume au fil de la période pendant laquelle Portas dirige le « Caderno principal » comme « o jornal que nasceu para acabar de vez com o Cavaquismo12 ».
En réalité, cet engagement contre la politique pro-européenne menée par Cavaco Silva est en lien avec un autre engagement, sur le long terme, de Paulo Portas en politique. En effet, le journaliste et éditorialiste prépare via O Independente son avenir politique. Dès la création de O Independente, Portas ne se cache pas de vouloir devenir le chef de la droite portugaise non libérale, non européenne ; l’auteur de Portugal na Europa : o perigo do federalismo y parviendra en 1995 en gagnant le congrès du CDS-PP contre Manuel Monteiro. Il sera ministre de la défense entre 2002 et 2004 des gouvernements de Manuel Durão Barroso et de Pedro Santana Lopes. En 2011, dans le gouvernement de Pedro Passos Coelho (après l’expérience socialiste de José Socrates), il hérite du ministère des Affaires étrangères puis devient le Vice-premier ministre de Passos Coelho. L’échec aux législatives de 2015 de la coalition PSD/PP qu’il forme avec Passos Coelho l’éloigne définitivement des affaires du pays. Son avenir politique n’est pas pour autant scellé.
S’il est vrai que le discours anti-européen de Paulo Portas dans O Independente fonctionne comme un engagement ou plutôt un positionnement stratégique astucieux visant à avoir la mainmise sur la droite portugaise, le langage ironique utilisé par Miguel Esteves Cardoso dans ses chroniques et ses papiers publiés dans le supplément Indigena de O Independente marque dans le même temps une métamorphose, peut-être une révolution esthétique, dans tous les cas un tournant, dans la façon de faire du journalisme au Portugal.
Pour Miguel Esteves Cardoso, monarchiste déclaré, conservateur brillant et cultivé, auteur de nombreuses chroniques et prises de position décalées, être conservateur dans le Portugal en pleine mutation des années 1990 semble être une seconde nature :
“Se eu fosse forte, seria um verdadeiro conservador. Mudar é um instinto animal. Conservar, porque vai contra a natureza, é que é humano. Gosto mais de quem desenterra do que de quem planta. Gosto, mais do arqueólogo do que do arquitecto. Gosto de académicos, de coleccionadores, de bibliotecários, de antologistas, de jardineiros. (…) Guardar é um trabalho custoso. As coisas têm uma tendência horrível para desaparecer. Salvá-las desse destino é a coisa mais bonita que se pode fazer. Haverá verbo, mais bonito do que ‘salvaguardar’”?
Or ce conservatisme revendiqué par l’estrangeirado Miguel Esteves Cardoso prend une forme stylistique très innovatrice, tant dans ses chroniques publiées dans O Independente puis réunies sous le titre As minhas aventuras na República Portuguesa que dans la confection des Unes du journal. Ce conservatisme assumé par MEC contraste avec le style libertaire employé par l’hebdomadaire. Conservateur sur le fond, O Independente de MEC et de Paulo Portas est très progressiste sur la forme.
À cet égard, les Unes de O Independente caractérisent cette rupture esthétique voulue par Miguel Esteves Cardoso, Paulo Portas et son équipe. Ces Unes mettent en avant un langage ironique et décalé, basé sur le jeu de mots, le calembour, notamment par le biais d’ellipses, de l’usage de structures parallèles, de jeux rythmiques, de détournements de proverbes ou de titres de films, de l’usage des potentialités sémantiques de la paronomase et du défigement, tous ces procédés qui accrochent l’œil et l’oreille du lecteur potentiel, sont la marque de fabrique de l’hebdomadaire O Independente. Il va de soi que cette re/récréativité stylistique de O Independente, très novatrice dans l’histoire de la presse au Portugal, n’est pas sans rappeler les hebdos Charlie Hedbo, Le Canard enchaîné ou encore le quotidien Libération.
Mais si l’on y regarde de plus près, O Independente, par son engagement stylistique et esthétique très caractéristique de la jeune droite portugaise décomplexée des années 1990, renvoie également au journal de la droite française aujourd’hui disparu fondé par Philippe Tesson en 1974 : Le Quotidien de Paris. N’y aurait-il pas en effet un parallélisme à établir entre la Une du Quotidien de Paris « Lecanuet enchaîné » (ici Le Quotidien de Paris fait allusion non sans humour aux affaires révélées par Le Canard enchaîné impliquant Jean Lecanuet, ministre de la Justice de Valéry Giscard d’Estaing), et le titre de cette une de l’hebdomadaire portugais qui s’en prend ouvertement à Marques Mendes, ministre de la Comunicação social de Cavaco Silva, Marques Mendes accusé de prise d’intérêts dans l’affaire du Sporting / Futre / RTP qui fait La Une le 5 février 1993 de O Independente : « Marques mentes » ?
N’y aurait-il pas également un rapport à établir entre le détournement parodique du titre du film Devine qui vient dîner de Stanley Kramer transformé en Advinha quem foi jantar pour illustrer le rapprochement entre le Premier ministre Cavaco Silva et le leader du Partido Popular entre 1992 et 1998, Manuel Monteiro, et le détournement parodique auquel procède Le Quotidien de Paris réécrivant le titre du célèbre roman de Hervé Bazin Vipère au poing et ce pour caractériser la pause programmatique du parti socialiste en octobre 1981 lors du congrès de Valence : PS : la pause au poing ?
Dans un autre cadre, il serait intéressant de travailler plus avant ces jeux sur la langue auxquels s’adonnent O Independente et Le Quotidien de Paris qui rompent, d’une certaine façon, avec la tradition journalistique de la droite française et portugaise en utilisant le phrasé « libertaire » propre à la presse de gauche en vue de défendre des projets sociétaux et économiques clairement conservateurs.
Au fil des éditions consultées, les choix politiques d’intégration du Portugal à la Communauté économique européenne pris par Mário Soares, président de la République, européen par conviction, et son Premier ministre Cavaco Silva, européen par pragmatisme, sont systématiquement vilipendés dans les colonnes de O Independente.
Il ne faut pas s’y tromper, les articles de O Independente ne se limitent pas aux affaires de politique intérieure. Les questions de politique internationale, en particulier la situation politique et économique de la France mitterrandienne, occupent avec régularité une place centrale dans les colonnes de l’hebdomadaire portugais.
O Independente en tant que discours anti-européen
Dans nos recherches dans les 655 numéros de l’hebdomadaire, il est aisé d’en identifier deux bonnes centaines portant sur la France. 58 abordent la politique intérieure française et les questions européennes.
Pour contribuer à cette réflexion sur cet engagement anti-européen, antilibéral et conservateur de l’hebdomadaire portugais, soixante d’articles parus dans le O Independente attirent l’attention. Dans ces articles, O Independente attaque systématiquement la politique très européenne de François Mitterrand et de ses différents Premiers ministres : Michel Rocard, Edith Cresson, Pierre Bérégovoy, Jacques Chirac et Edouard Balladur, sans établir de distinction entre les Premiers ministres du PS et ceux du RPR. Il semble que pour O Independente, la politique européenne de la France parle d’une seule voix, celle de François Mitterrand, appelé par mimétisme, mais non sans ironie « Tonton ». Sous couvert de tenir une rubrique internationale et d’informer ses lecteurs sur les affaires internes des partenaires européens du Portugal, O Independente s’oppose en réalité à cette Europe libérale en construction voulue par le couple franco-allemand et reproche dans le même temps à Cavaco Silva et à Mário Soares d’avoir dilué l’identité du Portugal dans une pseudo-identité européenne mercantile dominée par le couple Kolh-Mitterrand. Il serait bien trop long d’analyser l’ensemble des articles publiés dans O Independente portant sur la France mitterrandienne. En remettant en cause le fédéralisme défendu par la France et par son allié l’Allemagne, O Independente dénonce en creux l’alliance contre-nature du Cavaquismo avec l’Europe libérale et fédérale.
Pour illustrer ce qui vient d’être dit, nous analyserons en suivant deux articles parus dans le « Caderno principal » datés du 28 août 1992, l’un publié à la rubrique « Internacional – Referendo » et l’autre signé de la main de Paulo Portas dans les colonnes de O Independente à la rubrique au titre contestataire « Antes pelo contrário ».
Le premier, article des pages 19 et 20 de O Independente du 28 août 1992 intitulé « O Mais triste » (doc. 1 et doc 1 bis) s’intéresse à la campagne menée par François Mitterrand en faveur du Oui au traité de Maastricht soumis à référendum par le président français le 20 septembre 1992. Le titre « Mais Triste » joue avec la paranomase entre « Maastricht » et « Mais triste » et met en scène une tristesse supposée de Mitterrand au vu des sondages prévoyant la victoire du Non. Notons que le titre est accompagné d’une photographie en noir et blanc de François Mitterrand coiffé de son célèbre chapeau noir, le visage fermé et tête baissée, semblant raser les murs en marchant vers une défaite politique souhaitée par le journaliste et par ses lecteurs anti-Maastricht de O Independente. La photo est accompagnée d’une légende qui renforce le message transmis par la photo : « FM sai à rua, Maastricht oblige ». Les intentions de l’article sont renforcées par le détournement de l’expression en Française « noblesse oblige ».
La photo et la légende sont donc censées illustrer un article portant sur le référendum et mettre en scène le déplacement symbolique de Mitterrand vers les urnes à quelques jours du referendum de Maastricht. Vêtu de ses habits d’hiver, le grand manteau et le chapeau, Mitterrand semble être à l’hiver de sa vie alors que l’article est publié à la fin du mois d’août 1992 et que selon Météo France la température moyenne dans la troisième semaine du mois d’août était de 22 degrés. La photo de Mitterrand décontextualisée illustre et appuie la thèse défendue par l’auteur anonyme de l’article en question. En se fondant sur le dernier sondage publié par l’Institut BVA (reproduit en page 20) quant aux intentions de vote des Français dans le cadre de cette consultation référendaire, le journaliste fait le pari de la victoire du Non et décrit avec précision et sous le mode ironique les actions menées par le PS et le RPR pour arracher, à quelques semaines du référendum, la victoire du Oui :
« O crescimento do « Non » inquietou também os dirigentes do PSF e do RPR (que anunciaram a intenção de fazerem « uma campanha mais activa »), bem como os membros do Governo socialista. O ministro da Cultura, Jack, por exemplo, tirou do bolso uma enorme lista de « nomes grandes » da cultura que vão apelar ao « sim » - com nomes que vão de Gérard Depardieu a Bécaud, de Catherine Deneuve a Johnny Halliday ou de Alain Delon a Marguerite Duras. Enquanto isso, uma comissão de notáveis que inclui alguns prémios Nobel advertia para os « riscos enormes » da vitória do « não.»
L’auteur rappelle dans la suite de l’article, par le biais d’un intertitre, l’engagement de Mitterrand (« Mitterrand empenhado ») et en profite pour annoncer à ses lecteurs la tenue du débat programmé dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne entre Mitterrand, à l’initiative du référendum, et le « grande campeão du Não », Philippe Séguin. Le journaliste informe par ailleurs ses lecteurs que le débat sera retransmis sur TF1 le mercredi 3 septembre. Le journaliste, très bien documenté, fait le pari de la victoire du Non et affirme que le second mandat de Mitterrand est « em risco ». Pour étayer sa thèse, il décontextualise, à l’instar de la photo de Mitterrand habillé en noir en plein été, les propos du politologue Olivier Duhamel qui, envisageant la victoire du Non, prévoit la démission de Mitterrand. Le journaliste portugais réécrit avec plus ou moins de fidélité sa source principale :
« O seu empenhamento pessoal [o de Mitterrand] no projecto da Europa unida tem sido tão ardoroso que muitos analistas políticos duvidam que consiga sobreviver e levar o seu mandato de sete anos até ao fim (1995) no caso de os franceses rejeitarem, neste referendo, « a sua visão de uma « Grande Europa » ». Penso que, nesse caso, seria obrigado a demitir-se e penso também que está consciente desse facto », diz ainda Duhamel. »
En conclusion de l’article, le journaliste qui parie sur la victoire du Non au référendum et corollairement sur l’ascension politique de Philippe Séguin et sur la démission de François Mitterrand après le 20 septembre 1994, finit de commenter sa source principale, celle de Olivier Duhamel: « A televisão, na próxima quinta-feira, bem pode dar uma ajudinha ».
Cet article en faveur du Non et contre la politique de « Mitterrand com 75 anos » (le journaliste le souligne à deux reprises dans son article – l’âge du président français) fait écho à la tribune publiée à la page 15 de O Independente du 28 août 1994 par Paulo Portas (doc. 2 et doc. 2 bis). Cette tribune a pour titre « Non ami Mitterrand ». La photographie de Mitterrand, autosuffisante pour les lecteurs de l’hebdomadaire, est plus favorable que celle qui se trouve aux pages 19 et 20. Mitterrand y est représenté souriant et avenant. L’opposition à Mitterrand n’est pas mise en scène par la photo. À l’inverse, la stratégie du titre consiste dans un premier temps à mettre en avant le mot « Non » qui renvoie naturellement au souhait de Paulo Portas de voir triompher le « non » en France à l’issue du référendum convoqué par François Mitterrand. La stratégie du titre s’appuie également sur une forme minimale de paronomase - le métagramme. Le « non » mis à la place du possessif « mon » fait subtilement référence à la célèbre phrase de Mário Soares bien connue des Portugais pour désigner le président français : « mon ami Mitterrand ». Titre accrocheur à double titre, le « Non ami Mitterrand »13 affirme dans un même mouvement l’opposition de l’hebdomadaire à l’Europe fédérale tout en s’attaquant à la figure tutélaire de la gauche portugaise : le président de la République en exercice, Mário Soares.
Cette tribune de Paulo Portas s’ouvre par une référence au nom de Philippe Séguin méconnu des lecteurs portugais : « Philippe Séguin é um nome que os portugueses não conhecem ».
Paulo Portas, anti-Européen assumé, poursuit sa tribune en soutenant l’opposant au traité de Maastricht : « Se Deus quiser, faltam três semanas par ele sair do anonimato continental ». Présenté comme un héros, Philippe Séguin s’apparente à cette figure du père en politique en opposition à la figure de l’aïeul incarnée par François Mitterrand :
« É ele, mais do que qualquer outro francês, o criador da ameaça formidável que está a varrer o país de De Gaulle. Ele é o assassino perfeito do Tratado de Maastricht, uma obscenidade política que o referendo francês pode enterrar muito bem enterrado, de preferência sete palmos abaixo da terra. Nesse dia, caso as coisas corram bem, Philippe Séguin terá feito mais pela liberdade da Europa do que qualquer europeu. »
En faisant l’éloge de l’action politique de l’ancien ministre gaulliste des Affaires sociales de Jacques Chirac, Paulo Portas réaffirme son attachement aux thèses souverainistes et son rejet total de la construction d’une Europe fédérale, tout en égratignant au passage le premier- ministre portugais Cavaco Silva : « E terá dado cabo (Séguin) do pesadelo federalista a que se converteu o Doutor Cavaco – uma conversão tão oportunista como inoportuna ».
Dans la suite de l’article, Paulo Portas, farouche opposant au Traité de Maastricht, constate que les Français, hier favorables au « Oui », semblent, d’après les sondages, favorables au « Non » au Traité de Maastricht et appelle de ses vœux que « o povo entre os mais prósperos do mundo e de um país mais civilizado da Europa » rejette par voie référendaire le Traité de Maastricht, car il considère que le « Non » à Maastricht sera « um sinal de civilizacão e inteligência ». Paulo Portas établit une comparaison entre la position du Danemark, qui a rejeté Maastricht par pragmatisme, et le rejet annoncé de la France, qui voudrait, selon Paulo Portas, se débarrasser de François Mitterrand, car « a maioria dos franceses está farta de Mitterrand e quer que se vá e não volte ». Le journaliste élargit ce rejet de François Mitterrand aux deux principales figures de l’opposition Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac : « é a secreta ideia de se verem livres, num só gesto, desse gesto infernal formado por Giscard e Chirac ». Selon Paulo Portas, l’ancien président français et le leader du RPR soutiennent le « Oui » car le premier « pensa que vai ser presidente da Europa » et le second, Jacques Chirac, « porque pensa que assim se chega mais depressa a Presidente de França ». Adepte du « dégagisme » avant la lettre, l’article du directeur de O Independente s’adresse en première instance à la classe politique portugaise dans son ensemble, en particulier aux deux grands partis (Partido Socialista et Partido Social Democrata) et vise en particulier la politique de Cavaco Silva considérée comme inféodée au « diktat » de Bruxelles et aux décisions du couple franco-allemand.
En somme, en faisant campagne contre Maastricht dans son article « Non ami Mitterrand », Paulo Portas met au centre du débat politique portugais la question du référendum de Maastricht. En creux, il appelle de ses vœux la tenue d’un référendum sur la question de la ratification du traité de Maastricht. Pour rappel, Mário Soares n’a pas convoqué de référendum laissant ainsi le soin à Cavaco Silva de faire ratifier le traité de Maastricht le 10 décembre 1992 par l’Assembleia da República, et ce malgré la pétition lancée par O Independente pour demander l’organisation d’un référendum au Portugal14.
Ces deux articles engagés contre le traité de Maastricht en pleine campagne référendaire en France font écho à deux autres articles publiés respectivement les 4 et 18 septembre 1992, quelques jours avant la ratification du Traité par les Français (le 20 septembre). L’article du 4 septembre brosse une nouvelle fois un portrait élogieux de Philippe Séguin présenté comme le « cruzado do non » (doc. 4). Cet article accompagné d’une photo du gaulliste regardant vers la droite est à mettre en parallèle avec l’article du 18 septembre 1992 signé par Paulo Mascarenhas et intitulé « Non, Non, Tonton » (doc. 5) dans lequel les probabilités de démission de François Mitterrand à l’issue de la victoire du Non sont réitérées.
On le sait, le Oui l’emporta en France avec 51, 04 %, François Mitterrand termina son second septennat en 1995 puis fut remplacé par Jacques Chirac qui mena une politique européenne fédéraliste semblable à celle de son prédécesseur ; Philippe Séguin poursuivit sa carrière politique en tant que Président de l’Assemblée nationale, puis en tant que président du RPR avant de devenir Président de la Cour des comptes. Les députés portugais approuvèrent le Traité de Maastricht à une grande majorité, car selon Paulo Portas « Maastricht é dinheiro ». Le Traité de Lisbonne de 2004 vint compléter l’arsenal juridique de l’Europe en la rendant plus libérale et plus fédérale.
À notre sens, les prises de position à contre-courant de O Independente et de son directeur vis-à-vis de l’Europe et contre la France servent surtout une stratégie de captation du pouvoir à droite de l’échiquier politique et l’affirmation de la vocation atlantique du Portugal.
Fidèle à ce positionnement, en 2003, Paulo Portas, en tant que ministre de la Défense du gouvernement de Durão Barroso, conseillera à son Premier ministre d’accueillir aux Açores le sommet réunissant George Bush, Tony Blair et Manuel Aznar lors duquel il fut décidé d’une opération militaire conjointe contre l’Irak, et ce malgré l’opposition résolue de la France, de l’Allemagne, de la Russie et des Nations Unies. On se souvient, cette attaque de l’Irak par les États-Unis et ses alliés se solda par un énorme fiasco militaire pour les États-Unis aux graves implications géopolitiques. La déstabilisation de l’Irak entraîna la naissance de DAESH dont plusieurs membres fondateurs sont d’anciens gradés des forces armées irakiennes chassées de leur fonction par les nouveaux pouvoirs irakiens mis en place par les États-Unis.
On le voit, les engagements passés du jeune journaliste « independente » contre l’Europe de Maastricht ont cédé la place à des prises de position d’un homme d’État aguerri, pragmatique et euroconvaincu dont l’avenir politique, peut-être prometteur, s’inscrira nécessairement dans le cadre d’une intégration/dépendance du Portugal vis-à-vis de l’Union européenne. Il semble aller de soi que la séquence anti-Maastricht exploitée à l’envi par le fondateur de O Independente n’est plus de mise 30 ans après l’adoption du traité de Maastricht. En instaurant le fédéralisme européen tant décrié par Paulo Portas, le Traité de Lisbonne signé en 2017 entre les vingt-sept États membres de l’Union européenne, dont le Portugal, semble définitivement reléguer aux archives la ligne éditoriale savamment construite à des fins électoralistes par Paulo Portas dans les colonnes de O Independente.