Les Lumières et l’Inquisition : trois interprétations, une voie à suivre
En 1963, dans son ouvrage classique sur L’Inquisition espagnole et les livres français au XVIIIe siècle, Marcelin Defourneaux conclut que le Tribunal du Saint-Office n’a pas rempli sa mission aussi efficacement qu’on l’a longtemps cru1. L’insuffisance de ses procédures, avec un trop grand nombre de règles ; l’impossibilité d’exercer une censure préalable, se limitant à expurger le contenu qu’elle considérait comme hérétique dans les livres déjà imprimés, ou à interdire des textes entiers ; son action a postériori, fondée sur la dénonciation ou la délation ; la négligence des inquisiteurs et la mauvaise préparation de certains « qualificateurs », qui souvent ne savaient pas lire le français et limitaient leur attention à certaines formules ; le manque de régularité des édits et des index de livres interdits ; les visites irrégulières chez les libraires ; la lenteur avec laquelle la censure de certains livres « dangereux » était effectuée2 et les licences de lecture accordées aux « personnes savantes et pieuses » : voilà quelques-unes des raisons de la perméabilité du « cordon sanitaire » que l’Inquisition avait tenté d’établir sans succès sur les Pyrénées. Cependant, affirme Defourneaux, si certaines villes (comme Cadix, dont le « port était sans doute la porte par laquelle entraient en Espagne la plupart des livres suspects et condamnés3 ») étaient effectivement infestées de livres français, le public espagnol, en général, semble avoir été plus attiré par le « déisme sentimental » de Rousseau que par le matérialisme de Julien Offray de La Mettrie, d’Helvétius ou du baron d’Holbach4. En d’autres termes, bien que certaines des œuvres de ces philosophes aient circulé sans aucun doute sur le sol ibérique, en particulier parmi « l’élite éclairée » et dans les hauts cercles gouvernementaux5, les anciennes structures mentales, façonnées par des siècles de christianisme, se sont avérées plus efficaces contre le poison matérialiste que le zèle pas toujours attentif de l’Inquisition.
Près de quatre décennies plus tard, lors d’un séminaire sur « l’attitude éclairée » qui s’est tenu à Valence à la fin de l’année 2000, Miguel Benítez a présenté un texte dans lequel il propose une reconstruction des traces laissées par les idées radicales sur le sol espagnol. Sur un ton similaire à celui de Defourneaux, mais en insistant encore plus sur l’effet néfaste de l’Inquisition, Benítez y affirme que les seuls manuscrits qui ont circulé en Espagne au cours du siècle des Lumières appartiennent à ce que l’on appelle la « literatura de cordel » (un mode d’auto-édition de poésies populaires sous forme de fascicules appelés folhetos), qui n’a rien à voir avec les manuscrits philosophiques clandestins largement diffusés dans le reste de l’Europe au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle et de la première moitié du XVIIIe siècle. En outre, Benítez était pessimiste quant à l’existence de philosophes radicaux d’origine ibérique :
Les apologistes de la seconde moitié du [XVIIIe] siècle citent une vaste littérature critique, mais parmi les matérialistes, les panthéistes, les athées, les déistes et les incroyants en général qu’ils tentent de réfuter, il n’y a pas un seul auteur élevé sur notre sol. La critique de notre [XXe] siècle confirme cette image. Les pieux efforts déployés pour dénoncer l’hétérodoxie de ce que l’on a appelé le « siècle misérable » ne nous donnent guère de vagues preuves de la propagation de l’athéisme ou des idées encyclopédiques6.
Cependant, ajoute Benítez, bien que l’on ne puisse pas dire qu’il y ait eu en Espagne à cette époque un véritable « mouvement radical dans le domaine des idées », on peut observer certaines « traces éparses de radicalisme7 ». En fait, dans l’épilogue d’une autre compilation sur l’hétérodoxie et les lectures interdites à l’Université de Saint-Jacques-de-Compostelle, publiée en 2002, Benítez lui-même fait référence à une situation paradoxale, car les livres interdits par le Tribunal du Saint-Office étaient souvent introduits dans la péninsule ibérique par des prêtres – comme le curé matérialiste Juan Antonio Olavarrieta, également connu sous le nom de José Joaquín de Clararrosa – et finissaient sur les étagères des bibliothèques universitaires, et pas seulement à la disposition des « lecteurs autorisés ». Pour cette raison, Benítez conclut :
Des protestants de différentes obédiences et des jansénistes ont pu instiller dans l’esprit de quelque ecclésiastique inquiet l’idée du libre examen ou le rejet du laxisme moral des casuistes. Vanini ou Spinoza ont peut-être semé dans le cœur de quelque professeur, lecteur sournois, la graine du panthéisme qui obsédait les meilleurs philosophes de leur temps. Peut-être Helvétius ou d’Holbach ont-ils suscité l’existence d’autres Olavarrieta8.
À la même époque, Jonathan Israel a publié le premier volume de son étonnante tétralogie sur les « Lumières radicales9 ». À travers ces études, l’historien britannique a non seulement tenté de reconstituer l’unité « intellectuelle et culturelle » du mouvement des Lumières, mais a également cherché à rendre compte de sa large extension géographique10. Selon Israel, au-delà de certaines particularités nationales – que l’on peut observer, par exemple, dans les cas ibériques et portugais11 –, les Lumières ont été un phénomène très homogène, qui ne s’est pas limité à l’Europe centrale, mais s’est étendu de la Russie à l’Espagne et au Portugal, atteignant même les colonies d’Amérique du Nord et du Sud. De plus, ajoute Israel, les deux principaux antagonismes qui doivent guider notre interprétation sont, d’une part, celui entre les anti-Lumières et les Lumières, et, d’autre part, celui au sein même du mouvement, entre un secteur « modéré » et une aile « radicale des Lumières », qui non seulement a eu une importance bien plus grande que celle que les historiens ont eu tendance à lui attribuer, mais a également eu un impact qui a largement dépassé les frontières des Pays-Bas et de la France, où elle est née. En raison de la nature révolutionnaire des idées qu’elle défendait, cette variante radicale des Lumières – dont la deuxième génération inclut à des philosophes tels que La Mettrie, Diderot, Helvétius et d’Holbach – s’est principalement répandue par le biais de manuscrits clandestins, qui ont largement circulé en Europe, atteignant même les zones lusophone et hispanophone et leurs colonies. Selon Israel :
La circulation clandestine de textes philosophiques interdits est en effet au cœur même de la sédition que l’Inquisition cherche à extirper, et c’est elle qui requiert l’attention particulière des historiens. Certains de ces documents étaient des manuscrits. Le Militaire philosophe de Naigeon aurait circulé en manuscrit dans une traduction espagnole sous le titre « El Filósofo militar; o dificultades sobre la religión propuestas al P. Malebranche », version formellement condamnée par l’édit de l’Inquisition du 20 juin 177712.
À partir de cette indication de Jonathan Israel, nous pouvons affirmer que non seulement nous avons pu trouver des preuves supplémentaires corroborant la thèse selon laquelle plusieurs manuscrits de la version des Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche de Robert Challe – remaniée et publiée par Naigeon et le baron d’Holbach sous le titre Le Militaire philosophe en 1768 – ont circulé en Espagne et au Portugal au cours des années 1770, mais nous pouvons également contribuer, à travers l’analyse d’un cas particulier, à la reconstruction de l’itinéraire possible de diffusion et de réception des Lumières radicales en Ibéro-Amérique. Plus précisément, nous nous sommes intéressés à savoir dans quelle mesure et de quelle manière les textes et les idées de d’Holbach (1723-1789), l’un des philosophes les plus combattus par l’orthodoxie catholique, ont été propagés. Les textes du baron, comme nous l’avons dit, semblent avoir été connus en Espagne pendant quelques décennies avant le début du XIXe siècle, et même quelques pages du Système de la nature (1770), la « bible » du matérialisme athée, ont été traduites et publiées en Espagne en 1792. Malgré la condamnation inquisitoriale et la censure des idées hétérodoxes, cette tendance à la diffusion et à la traduction s’est accrue pendant la crise monarchique déclenchée après les abdications de Bayonne (1808-1814) et, plus tard, pendant le Triennat libéral (1820-1823).
Mais de même que le « poison » des idées matérialistes de d’Holbach a traversé le « cordon sanitaire » que l’Inquisition cherchait à établir sur les Pyrénées, il a eu aussi la capacité de traverser l’océan Atlantique, jusqu’aux Amériques. En effet, on constate que l’enthousiasme manifesté par certains membres de l’élite intellectuelle et politique des pays de l’extrême sud de l’Amérique pour les idées les plus radicales des Lumières13 a conduit à un événement très exceptionnel, voire unique au monde : celui de faire du matérialisme athée un sujet d’étude obligatoire dans les écoles publiques nationales14. La Morale universelle, ou les devoirs de l’homme fondés sur la Nature, publiée à Amsterdam par Marc-Michel Rey en 1776 et éditée pour la première fois en espagnol en 1812, a été établie par Antonio José de Sucre, président de la Bolivie entre 1825 et 1828, comme texte obligatoire dans les collèges des sciences et des arts. Une situation naturellement désagréable pour les défenseurs de l’orthodoxie catholique, et qui a conduit le prêtre argentin Juan Ignacio Gorriti (1766-1842) à proposer une réfutation des principales thèses de d’Holbach dans ses Reflecciones [sic] sobre las causas morales de las convulsiones interiores en los nuevos estados americanos (1836), un livre par lequel, selon le prêtre, il a tenté d’empêcher les jeunes Américains d’être infectés par « le poison du matérialisme ».
Compte tenu de tous ces éléments, et dans l’intention de mieux éclairer cet épisode particulier de l’histoire de la réception ibéro-américaine du matérialisme, nous examinerons les arguments avancés par Gorriti contre d’Holbach. Avec cet objectif général, notre article est divisé en deux sections : d’abord, nous proposons une reconstruction de l’itinéraire de diffusion et de réception des textes du baron en Espagne et en Amérique latine ; ensuite, après avoir raconté le processus d’adoption de La Morale universelle comme texte obligatoire dans l’enseignement bolivien, nous présenterons et analyserons les objections soulevées par Gorriti.
La diffusion du matérialisme : de l’Espagne au Rio de la Plata
Les bestsellers censurés
Le 18 aout 1770, en réponse à la réquisition énergique et détaillée présentée par l’avocat général Antoine-Louis Séguier, le Parlement de Paris condamne au bûcher sept livres et pamphlets « contre la Religion et le Gouvernement », d’auteurs anonymes ou faussement attribués, dont plusieurs des œuvres les plus importantes du baron d’Holbach :
1.° La Contagion sacrée, ou l’Histoire Naturelle de la Superstition : 2.° Dieu & les Hommes : 3.° Discours sur les Miracles de Jésus-Christ : 4.° Examen critique des Apologistes de la Religion Chrétienne : 5.° Examen impartial des principales Religions du monde : 6.° Le Christianisme dévoilé, ou Examen des principes & des effets de la Religion Chrétienne : 7.° Système de la Nature, ou des Loix du Monde physique & du Monde moral15.
Cinq ans plus tard, le 21 novembre 1775, dans un document rédigé à la suite d’une assemblée générale du clergé de France tenue dans un couvent de Paris sous les auspices du monarque, les prélats de l’Église française s’adressent aux fidèles du royaume pour les avertir « des avantages de la Religion chrétienne, & des effets pernicieux de l’Incrédulité16 ». Une longue homélie sur les vertus du christianisme dans la conservation de l’ordre social et de l’obéissance au souverain est suivie d’une condamnation catégorique d’une « multitude de livres impies dans lesquels [leurs auteurs] se sont efforcés d’effacer de l’esprit du peuple toute impression de religion et de vertu17 » ; livres qui, malgré la censure prononcée par l’Assemblée des évêques et archevêques en 1765, semblent avoir atteint une « célébrité funeste ». « Pour cette raison », affirment-ils :
[...] nous Cardinaux, Archevêques & Evêques députés du Clergé de France & assemblés à Paris dans le Couvent des Grands-Augustins, après un mûr examen, & le saint nom de Dieu invoqué, nous avons condamné & condamnons tous les Ouvrages, qui ont été faits dans ces derniers temps contre la Religion Chrétienne, la règle des mœurs, les principes de l’obéissance qui est due au Souverain, & en particulier, outre ceux dénommés dans la Condamnation de 1765, les Livres ayant pour titre : Le Christianisme dévoilé, l’Antiquité dévoilée par ses usages, le Sermon des Cinquante, l’Examen important, attribué dans le Frontispice de ces Ouvrages, au Lord Bolingbrooke ; la Contagion Sacrée, l’Examen critique des anciens &. nouveaux Apologistes du Christianisme, la Lettre de Thrasybule à Leucippe, le Système de la Nature, le Système Social, les Questions sur l’Encyclopédie, de l’Homme, l’Histoire Critique de la Vie de Jésus-Christ, le Bon Sens, l’Histoires Philosophique & Politique du Commerce & des Établissements des Européens dans les deux Indes, & c. comme contentant des principes respectivement faux, injurieux à Dieu & à ses augustes attributs, favorisant ou enseignant l’Athéisme, pleins du poison du Matérialisme18 [...].
Ces interdictions ont été suivies de nombreuses autres. En effet, plus d’un demi-siècle après la première parution du Système de la nature (Paris, 1822), un imprimeur nommé Domère est condamné à six mois de prison pour avoir publié une nouvelle édition, car l’ouvrage comporterait des outrages « à la morale publique et à la religion ». La philosophie de d’Holbach continue de troubler le trône et l’autel, et le Parlement de Paris a même ordonné la confiscation d’une traduction espagnole publiée la même année dans la capitale française : Sistema de la naturaleza, ó de las leyes del mundo físico y del mundo moral, por el Barón de Holbach, con notas y correcciones por Diderot, traducida por F.A.F19 (1822).
Cependant, ni les contrôles, ni les condamnations, ni les réfutations20 n’ont réussi à arrêter « le déluge » d’une série de textes que la critique considérait comme ayant un style sévère et que le pouvoir théologico-politique jugeait subversifs. En effet, selon Robert Darnton, le destin de l’œuvre de d’Holbach sur le sol français semble avoir oscillé entre censure publique et succès clandestin21. D’une part, ses textes sont recherchés « avec fascination » par les libraires et les lecteurs, et figurent parmi les bestsellers dans les années qui précèdent la Révolution de 1789 ; d’autre part, le Parlement et l’Église interdisent leur circulation et punissent leur possession, condamnant au feu les exemplaires qu’ils parviennent à confisquer. Malgré cela, souligne José Manuel Bermudo :
Les éditions [du Système de la nature] se succèdent : les deux publiées en 1770 sont suivies d’autres en 1771, 1774, 1775, 1777, 1780, 1781, 1795 et 1797. Puis, après une interruption pendant laquelle la lutte antireligieuse et politique s’est essoufflée en raison du moment révolutionnaire, l’ouvrage est à nouveau publié en 1820, 1821 (la première avec d’Holbach comme auteur) et 1822. Il est traduit en allemand en 1783 et réédité en 1823, 1841, 1843 et 1851 ; en anglais, il a été publié en 1797, 1816, 1820, 1834, 1840, 1883 et 1884 en Grande-Bretagne, et en 1808 et 1853 aux États-Unis ; en espagnol, il a été publié en 1822 et 182322.
Un « cordon sanitaire » inefficace
Que s’est-il passé par rapport au matérialisme dans la péninsule ibérique ? Comme on peut le conclure de certains témoignages de l’époque, ainsi que de la consultation de divers catalogues de bibliothèques et de dossiers de l’Inquisition conservés à la fois aux Archives historiques nationales de Madrid et aux Archives nationales de la Torre do Tombo à Lisbonne, malgré le zèle des censeurs, divers « libros venenosos23 » – en particulier ceux du baron d’Holbach – circulaient déjà en Espagne et au Portugal au milieu des années 1770.
Parmi les témoignages, nous pouvons souligner celui d’un moine cistercien, Antonio Joseph Rodríguez, auteur de El Philotheo, un livre publié à Madrid en 1776, qui se compose d’une série de dialogues – organisés en deux longs volumes – à travers lesquels le prêtre tente d’offrir « un remède contre la peste qu’ont répandu d’innombrables [livres] dans toute l’Espagne24 ». Dans le Dialogue XVIII, l’un des quatre participants habituels des disputes théologiques, Ephraïm, soutient que, malgré tous les obstacles et malgré les réfutations, la « nouvelle philosophie » continue à circuler et à gagner des adhérents de ce côté-ci des Pyrénées, même dans ses versions les plus radicales, comme celle du baron d’Holbach :
Malgré tout cela [...] le déisme est toujours florissant : ce parti a pris de la force, et a superbement garni ses places fortes, par l’apparition de quelques ouvrages, bien que les apologistes du christianisme redoublent d’efforts. Les auteurs de ces ouvrages, et ceux qui souhaitent de tout leur cœur qu’ils soient produits, afin de boire leur doctrine à pleines dents, crient avec étonnement et gesticulations que le temps venait d’enterrer la religion chrétienne, parce que les tromperies, les fraudes, les préoccupations et les sottises de ses professeurs sont déjà devenues manifestes au monde entier. Les titres mêmes des ouvrages montrent ce que doit être la plénitude de la conviction, surtout celle de ces trois, qui ont été très réservés, et [dont] nous avons lu quelques pages : El Cristianismo en descubierto; el Militar filósofo y Examen importante de la Religión. Je ne peux qu’avouer qu’ils contiennent des arguments de fait aussi palpables qu’efficaces contre la croyance et la possession paisibles de la Divinité, de la Mission du Christ, et de la vérité du Nouveau Testament, qui feront douter le croyant le plus ferme, et tomber entièrement celui qui est instable. Dans cet aveu ingénu que je fais, je manifeste non seulement ma propre pensée, mais celle dont je suis assuré par tous les lecteurs25.
Nous pouvons ajouter un autre témoignage : celui de l’évêque de Malaga, Fray Manuel Martínez (1774-1827), qui en 1813 écrit un pamphlet enflammé dans le but de lutter contre les nouvelles idées ; en particulier, contre le « libéralisme » de Valentín de Foronda, un libéral francisé qui est entré en contact avec les idées de d’Holbach et a été dénoncé devant l’Inquisition pour avoir lu des livres interdits. Dans ce pamphlet, intitulé El militar enfrailado, Martínez lui-même – qui, après le retour au trône de Ferdinand VII en 1814, a été récompensé pour son travail de défense de la religion et de la monarchie par les postes de prédicateur de Sa Majesté et de conseiller de l’Inquisition suprême et générale d’Espagne et des Indes – admet avoir été en contact, dès sa jeunesse, avec divers livres « venenosos » provenant de France, parmi lesquels l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes de Guillaume-Thomas Raynal et plusieurs textes de d’Holbach :
[...] j’ai certainement lu dans mon enfance l’Histoire des établissements des Européens dans les Indes, les Essais moraux et politiques de Hume, le Système de la nature, le Système social, le Philosophe militaire et quelques autres petits livres français et j’ai dit il y a longtemps : « ces maudits veulent nous imposer ces impiétés 26».
Pour sa part, l’Índice último de libros prohibidos y mandados a expurgar, publié à Madrid en 1790, comprend non seulement l’interdiction des textes de d’Holbach imprimés en français, tels que le Système de la nature et le Système social27, mais aussi celle d’une traduction manuscrite, à savoir, la version espagnole d’un texte de Robert Challe que le baron avait remanié avec son ami intime Jacques-André Naigeon et publié pour la première fois en français au début de 1768 : « El Filósofo Militar: ó Dificultades sobre la Religion, propuestas al P. Malebranche por un Soldado Viejo, 1. tomo ms. que parece traducido del francés con Data de 18 de Marzo de 1711. Edicto de 20 de Jun[io]. de 177728 ».
Sur la base de diverses recherches effectuées dans les archives espagnoles, nous avons non seulement pu retrouver l’édit original interdisant le texte29, mais nous avons également trouvé le dossier contenant l’enquête lancée en juillet 1776 par le tribunal d’Inquisition de Valladolid pour savoir qui était l’auteur de la traduction. Bien que l’édit du 20 juin 1777 soit assez bref et ne donne pas beaucoup d’informations, il semble nous fournir au moins une indication pertinente concernant le texte : il est fort possible que les inquisiteurs apostoliques aient eu une connaissance détaillée du manuscrit qu’ils condamnaient, voire qu’ils l’aient eu sous les yeux, puisqu’ils donnent une description matérielle du texte. Selon eux, le manuscrit de El Filósofo Militar est composé de « once cuadernillos30 », c’est-à-dire de onze séries de feuilles de papier pliées qui, une fois réunies, forment un codex. Bien que nous ne sachions pas combien de pages comptait chacun de ces livrets, nous savons qu’ils comportaient généralement 8 folios, c’est-à-dire 16 pages. On peut en déduire que le manuscrit complet comptait 88 folios, soit 176 pages. Bien que cela puisse paraitre anodin, il s’agit d’une information d’importance, car elle nous permet de poursuivre nos recherches dans les archives espagnoles afin d’essayer de retrouver le manuscrit, que nous avons cherché sans succès jusqu’à présent.
Par ailleurs, comme on peut le déduire de l’« Expediente sobre la averiguación del autor » du manuscrit du Filósofo Militar31, dont une transcription est présentée ci-dessous (voir Annexe), les inquisiteurs n’ont pas réussi dans leur tâche, puisqu’ils n’ont pu faire avouer à aucune des personnes impliquées ni d’être responsable de la traduction ni de connaitre le nom de l’auteur, bien qu’ils aient pu reconstituer au moins une partie du parcours du texte sur le sol espagnol. Selon le dossier, le manuscrit était en possession d’au moins quatre personnes : tout d’abord, de Don F. Fernández Vinuesa, avocat des Conseils Royaux, qui résidait à ce moment-là à Madrid et qui, sans raison apparente, l’aurait remis à Don Gaspar de Castro, marquis de Lorca ; celui-ci déclare à son tour ne pas se souvenir du prénom auquel correspond le « F. » de Fernández Vinuesa. Le marquis, pour sa part, l’aurait remis à Don Félix Haedo, chanoine de la Sainte Église de Burgos, prétendument pour que ce dernier l’envoie à l’« Excelentísimo Inquisidor General », ce que Haedo déclare avoir fait par l’intermédiaire de Don Juan de Santander, célèbre bibliothécaire qui a dirigé la Bibliothèque royale d’Espagne entre 1751 et 178332. Fidèle collaborateur du roi Charles III et membre du Tribunal de l’Inquisition, Santander est en effet chargé de « dénoncer » le manuscrit du Filosófo Militar aux autorités inquisitoriales, qui ordonnent l’interdiction du texte « par le premier édit en quelque langue qu’il se trouve ». Cette interdiction n’est en fait appliquée que près d’un an plus tard, dans l’édit précité du 20 juin 1777, « même pour ceux qui ont une licence de lecture de livres interdits ; pour avoir des propositions téméraires, scandaleuses, malveillantes, gravement offensantes pour la religion catholique et hérétiques33 ».
Bien que les personnes interrogées lors de cette enquête prétendent ne pas savoir s’il existe d’autres copies du manuscrit ni si d’autres personnes l’ont eu entre les mains, un autre document de l’Inquisition de Lisbonne indique clairement que les réponses à ces deux questions sont affirmatives : il s’agit de l’enquête lancée en décembre 1778 contre le prêtre portugais João Pedro de Lemos Montes34, qui a déjà été analysé – bien qu’avec d’autres intentions – par l’historien brésilien Igor Tadeu Rocha35. Dans son interrogatoire devant le tribunal du Saint-Office, en plus d’admettre diverses propositions hérétiques – sur le dogme de la Trinité et sur la non-existence du purgatoire et de l’enfer, dogmes qui seraient contraire à la miséricorde divine –, Lemos Montes avoue également s’être livré à diverses pratiques hétérodoxes dans sa jeunesse, étant sous l’influence de Manoel Félix de Negreiros, célèbre libertin condamné par l’Inquisition portugaise pour avoir lu les œuvres interdites de Voltaire et pour avoir adhéré aux idées républicaines et matérialistes. Parmi ces pratiques peu orthodoxes, Lemos Montes admet avoir été en contact avec divers livres interdits, dont « quelques manuscrits » du Militaire philosophe :
en juin 1775, étant alors sous-diacre, il commença à lire des livres interdits de Volt[ai]r[e] ; Ro[u]ss[eau] et quelques manuscrits de Phyloz[ophe] Mil[it]a[i]r[e], à dire plusieurs hérésies, qui attaquaient presque tous les dogmes de N[oss]a S[agrad]a R[eligi]ão [Notre Sainte Religion] et laissaient entrevoir ses sentiments, qui penchaient vers un déisme pur36.
En effet, comme le montre le catalogue des manuscrits conservés à la Bibliothèque générale de l’Université de Coïmbre (BGUC)37, au moins un autre texte du baron d’Holbach a circulé sous cette forme au Portugal : une traduction du Christianisme dévoilé sous le titre O Christianismo desmascarado ou Exame das cauzas e dos effeitos da Religião Christãa por Boulanger traduzido livrevemte por38 ***. Bien que nous n’ayons pas encore eu l’occasion de voir le texte, le catalogue donne une description détaillée du manuscrit39. Par ailleurs, le catalogue indique que le texte a été acquis par le BGUC en janvier 1962, sans que l’on sache d’où il provient, ni qui en a été le dernier propriétaire. En outre, une particularité de cette version de O Christianismo desmascarado est l’indication qu’elle a été « librement traduite » du français, ce qui nous permettrait de faire une comparaison avec les versions imprimées à l’époque, afin de repérer les libertés que le traducteur a pu prendre.
Outre ce manuscrit, la BGUC possède plusieurs autres ouvrages de d’Holbach, dont deux ont été acquis légalement au cours du XVIIIe siècle, car ils se trouvent dans le fond ancien de la bibliothèque universitaire : Le Bon-sens, ou Idées naturelles opposées aux idées surnaturelles (Londres [Amsterdam], 1772) et La Politique naturelle, ou discours sur les vrais principes du gouvernement (Londres [Amsterdam], 1773). De son côté, la Bibliothèque nationale du Portugal possède également plusieurs ouvrages de d’Holbach publiés aux XVIIIe et XIXe siècles, dont trois traductions portugaises éditées entre 1840 et 1870 : le Systema social ou principios naturaes de moral e de politica, com um exame da influencia do governo sobre os costumes ; pelo Barão d’Holbach, vertido em portuguez, e enriquecido de varias notas, por S.P.M. Lisbonne, Typografia de A.S. Coelho, 1840 ; A moral universal, ou os deveres do homem fundados em sua natureza, Lisbonne, Imprenta De Gualahardos e Irmãos, 1845 ; et A verdadeira interpretação do « Systema da natureza », Porto, Typographia Commercial, 1870.
Si nous nous tournons à nouveau vers ce qui s’est passé en Espagne, et en nous guidant sur les données exposées par les différents chercheurs qui ont abordé le sujet40, nous savons que, après une période pendant laquelle l’Inquisition espagnole a essayé d’exercer un contrôle étroit – au début, pour atténuer la propagation des nouveautés philosophiques empoisonnées et, par la suite, celles liées à la Révolution de 1789 –, les textes de d’Holbach semblent avoir connu deux moments d’apogée dans leur diffusion dans la péninsule ibérique : d’abord, entre 1808 et 1814, c’est-à-dire entre l’invasion napoléonienne et le retour au trône de Ferdinand VII ; ensuite, entre 1820 et 1823, pendant ce que l’on appelle le « Triennat libéral ». Ces années coïncident non seulement avec les périodes où les idées libérales sont devenues les plus fortes en Espagne, mais aussi où « l’éducation du citoyen41 » est devenue l’un des questions les plus débattues.
Pendant l’invasion des troupes commandées par Napoléon Bonaparte, au moins trois traductions des œuvres du baron d’Holbach ont été publiées : une version espagnole des Cartas a Eugenia (Paris, Imprenta de F. Didot, 1810), attribuée à « M. Fréret », et une autre de La Moral Universal ó los deberes del hombre fundados sobre su naturaleza (Madrid, En la Imprenta de don José Collado, 1812), dont les deux volumes ont été traduits en espagnol « por D.M.D.M. », initiales de don Manuel Díaz Moreno, secrétaire de la Compañía de los Cinco Gremios Mayores de Madrid. Par ailleurs, comme l’a étudié en détail Claude Morange42, en 1811 ont été publiées quasi simultanément deux traductions d’un recueil de La politique naturelle (1773), qui avait été initialement édité par le marquis de Condorcet dans la Bibliothèque de l’homme public, en 179043. La première de ces traductions, en deux volumes, a été publiée à l’extrême nord-ouest de la péninsule ibérique, à Saint-Jacques-de-Compostelle, sous le titre suivant : Política natural, o Discurso sobre los verdaderos principios del gobierno, por un magistrado anciano – Extracto hecho por los autores de la Biblioteca del Hombre público, traducido libremente con notas por D. Antonio Pacheco y Bermúdez, cirujano-médico del Real Cuerpo de Artillería, Santiago, Imprenta de D. Juan Francisco Montero, año de 1811. La seconde, dédiée « À Don Manuel José Quintana » et précédée d’une longue « Advertencia del Editor » (p. 1-19), a été publiée presque à l’autre extrême de l’Espagne, sur l’île de Palma de Majorque, et porte le titre suivant : La Política natural, o discurso sobre los verdaderos principios del gobierno. Le da a luz don Ignacio García Malo, en Mallorca, imprenta de Miguel Domingo, año 181144. Cette dernière version, dans un volume de 228 pages, a été republiée « à Manresa, por Martín Trullás » en 1820.
En effet, au cours du Triennat libéral, la diffusion du matérialisme s’intensifie de façon remarquable, et les traductions se multiplient45. La historia critica de Jesucristo, ó análisis razonado de los evangelios, « traducida del francés por el P.F. de T. ex jesuita », a été publié à « Londres » à l’imprimerie de Davidson en 1822. Les volumes de La morale universelle traduits par Manuel Díaz Moreno ont été réédités à Valladolid, dans l’imprimerie de Pedro Cifuentes, en 1821, un an après un recueil d’un peu plus de cent pages : Principios de moral universal, ó manual de los deberes del hombre fundados en su naturaleza, « obra póstuma del Barón de Holbach, traducida por D.M.L.G. », Valladolid, Imprenta de Roldan, 182046. À ces textes s’ajoute, entre autres, l’Ensayo sobre las preocupaciones, « écrit en français par le baron de Holbach et traduit avec des corrections et des additions par José Joaquín de Mora », qui fut publié à Madrid, « dans la librairie étrangère de F. Denné, fils », en 1823.
Dans le cas du Système de la nature, deux éditions successives ont eu lieu, en 1822 et 1823, sous les titres suivants : Sistema de la naturaleza, o de las leyes del mundo físico y del mundo moral, por el Barón de Holbach, con notas y correcciones por Diderot, « Traducida por F.A.F. París, Masson y Hijo, 1822 » ; et Sistema de la naturaleza, o de las leyes del mundo físico y del mundo moral, por el Barón de Holbach, con notas y correcciones por Diderot. « Traduction espagnole, corrigée des nombreuses erreurs dont regorge l’édition étrangère, Gérone, Matías Despuig et Fils, 1823 ». De plus, selon José Salido López47, Francisco Alejandro Fernel lui-même avait été chargé de traduire Le vrai sens de Sytème de la nature (« Londres », 1774), un ouvrage attribué à titre posthume à Helvétius, et publié en espagnol sous un titre qui ajoute plusieurs complications à son attribution : Compendio del sistema la naturaleza de Mirabaud, por Diderot, qui fut d’abord publié à Genève, en 1821, et réédité à « Barcelona, Imprenta de la V. Ifern, Año 1823 ».
Il y eut également de multiples éditions du Bon Sens, un texte qui fut considéré par la critique comme une sorte de résumé du Système de la nature. Publié pour la première fois à Amsterdam (avec une fausse adresse : « Londres ») en 1772, Le Bon Sens a été réimprimé quatre fois la même année, puis réédité à nouveau en 1773, en 1774, en 1782, en 1786 et en 1789, se classant parmi les « livres philosophiques » les plus vendus dans les dernières années de l’Ancien régime48. Deux ans après la dernière édition parue avant la Révolution, le texte est réimprimé sous un autre titre et attribué à Jean Meslier (1664-1729) : Le Bon Sens puisé dans la nature, ou idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, « Par feu J. Meslier, Curé d’Etrepigni. A Rome & se trouve, à Paris, L’An de la Raison, 1791 ». Cette édition a été reproduite en 1792, et également publiée avec un résumé du Mémoire de Meslier sous le titre Le Bon Sens puisé dans la nature, suivi du Testament du curé Meslier, « A Paris, chez Bouqueton, L’an 1 de la République ». Trente ans plus tard, l’ambigüité de ces éditions est scellée lorsqu’un autre éditeur publie les œuvres de d’Holbach et de Meslier sous le titre suivant : Le Bon Sens du curé J. Meslier, suivi de son Testament, « Paris, Au Palais des Thermes de Julien, 1802 [l’année réelle de publication est 1822] ». Cette édition a été largement diffusée, réimprimée de nombreuses fois et traduite en plusieurs langues : anglais, allemand, espagnol et portugais. Comme dans les autres cas mentionnés jusqu’à présent, les Pyrénées se sont révélées inefficaces comme barrière matérielle à la diffusion de ce livre « empoisonné » : une première traduction espagnole est parue à Genève en 1819, sous le titre La sana razón o el buen sentido. Ideas naturales, opuestas a ideas sobrenaturales, « traduites de l’édition d’Édimbourg de 1774, par P.A.L. ». Ce texte est précédé d’un avertissement dans lequel le traducteur regrette de ne pas pouvoir vivre sur le sol espagnol, puisque la liberté d’expression ne peut y être exercée, et il offre le livre à ses compatriotes, comme une sorte de remède contre l’absence de Lumières. Ce remède semble avoir été bien accueilli, puisque El buen sentido ó sea Las ideas naturales opuestas a las sobrenaturales, « por el autor de la Moral universal » est publié à Madrid en 1821, même année où parait également une édition réalisée au Portugal : El buen sentido fundado en la naturaleza. Por un cura despreocupado. « Tráducelo y lo dedica a la ilustración de sus compatriotas el ciudadano S.L.M.M.J., Lisboa, Imprenta Liberal, año de MDCCCXXI49 ».
Par ailleurs, avant toutes ces traductions, une poignée de pages du Système de la nature avaient été traduites en espagnol et publiées en Espagne50. Ces pages se trouvent dans le volume XII de l’Historia Eclesiástica General, « qui contient les dogmes, la liturgie, la discipline, les conciles, les hérésies, les schismes, et tout ce qui s’est passé dans l’église depuis son établissement jusqu’à l’année 1700 / écrit en français par l’abbé Ducreux, chanoine de la Sainte Église d’Auxerre, et traduit en espagnol avec quelques notes, et avec une augmentation de tout le présent siècle jusqu’au glorieux pontificat de Notre Saint-Père le Pape Pie VI », publié à Madrid, dans l’imprimerie de Benito Cano, entre 1788 et 1792.
La traduction de l’Histoire par Ducreux, qui a été largement diffusée dans la péninsule ibérique51, se termine au tome XI ; les deux derniers volumes, composés par les traducteurs de l’œuvre sont intitulés Continuación de la Historia Eclesiástica et ont été publiés en 1792. Le volume XII, entièrement consacré au XVIIIe siècle, comprend six chapitres, dont le dernier est consacré à l’étude des « Progrès de l’incroyance, du matérialisme ou de la fausse philosophie ». D’Holbach occupe une place très importante dans ce schéma progressif, étant désigné comme le plus grand représentant de l’incroyance. En effet, le Système de la nature n’est pas seulement censuré par les auteurs comme l’apogée de l’athéisme matérialiste, mais comme un texte auquel les autorités de l’Église catholique – avec le pape Clément XIV à l’avant-garde – avaient déjà prêté une grande attention.
[Giovanni] Ganganelli était très pénétrant et connaissait bien les ouvrages de son temps qui étaient dirigés contre le christianisme ; et c’est ainsi qu’en certaines occasions il s’est gracieusement expliqué en ces termes :
Voltaire, dont j’admire le génie poétique, n’a pas si souvent contesté la religion, mais parce qu’elle le mettait mal à l’aise ; et l’auteur du Système de la nature est un sot qui s’imagine qu’en jetant le maître hors de la maison, il en disposera à sa guise, sans penser que toutes les créatures ne peuvent respirer qu’en existant en Dieu52.
Avant de citer assez largement le Système de la nature53 et d’évoquer plusieurs réfutations et condamnations de ce « méchant livre54 », les auteurs de la Continuación récapitulent les moments les plus marquants du mouvement des idées qui a conduit à l’athéisme de d’Holbach55. Remontant à la Grèce, ils soulignent que « les incroyants se targuent d’avoir Épicure et d’autres philosophes de l’Antiquité à leur tête56 ». De même, à l’époque moderne, où l’incroyance « a été plus répandue que jamais », tous s’accordent sur le mérite qui revient à « Benedictus Espinosa, pour avoir été le premier à la réduire en système57 ». Mais « plus nocive encore qu’Espinosa fut Pierre Bayle58 », qui « dans son célèbre traité sur la Comète, paru en 1680, soutenait que la religion et l’incroyance étaient également indifférentes aux mœurs59 ». Ces considérations, « et d’autres qu’il a vomies dans son Dictionnaire critique imprimé en 1796, lui ont valu à juste titre l’étiquette d’athée60 ». Les critiques de Spinoza et de Bayle ont été suivies par la mise en cause de Hobbes, de Bolingbroke, de Hume et de Rousseau, comme aussi de Voltaire, qui ne professait pas l’athéisme, mais qui, dans plusieurs textes « révèle clairement son adhésion au déisme61 ». Néanmoins, cet « apôtre de la loi naturelle » condamne tous les cultes et cérémonies, critiquant le caractère superflu des « pratiques pieuses du catholicisme62 », et ouvre ainsi la porte à quelque chose de pire :
Mais au moment où l’on aurait pu s’attendre à ce que l’irréligion diminue et perde sa force, elle a pris une telle ampleur et une telle impudence que, du déisme, elle s’est précipitée dans l’athéisme, et l’a proposé comme le seul système auquel les personnes sensées puissent adhérer : de sorte qu’en moins de dix ans, vingt ouvrages ont été écrits pour persuader et établir ce monstrueux dérèglement de l’esprit humain. L’un des premiers parus s’intitulait Le Christianisme dévoilé : il était rempli d’invectives sanglantes contre la religion chrétienne, et en substance contre toutes les autres religions ; cet ouvrage fut vigoureusement contesté par le docteur Bergier dans un autre qu’il intitula Apologie de la religion chrétienne. Puis vint le livre de La contagion sacrée, qui fut publié sous le nom de Trenchard ; et l’Essai sur les préjugés, attribué à [Du] Marsais : et dans tous ces ouvrages, nous ne trouvons qu’une copie, une répétition des déclamations violentes, des calomnies, des explétifs que les premiers athées dirigèrent contre la religion. Mais le Système de la nature, publié sans le nom de son auteur, les a tous surpassés ; ce système, qui rassemble tous les principes posés par les athées, se sert des mêmes impostures, et y ajoute une éloquence séduisante, et de temps en temps un ton tendre et compatissant, peut être considéré comme le chef-d’œuvre de l’athéisme, dans lequel tout son système et ses conséquences sont refondus63.
Le matérialisme à l’extrême sud
Que s’est-il passé en Amérique ? Plus précisément, dans quelle mesure les idées athées et matérialistes sont-elles devenues populaires dans l’extrême sud du continent ? Prenons trois exemples pour montrer que, même si le milieu catholique ibéro-américain a pu être très hostile à la propagation du « poison », l’athéisme et l’irréligion étaient loin d’être inconnus.
Tout d’abord, nous pouvons examiner l’Oración fúnebre de Carlos III, un discours prononcé par le doyen Gregorio Funes dans la cathédrale de Córdoba del Tucumán en 1789, et publié à Buenos Aires l’année suivante. Dans ce long discours, Funes ne fait pas seulement l’éloge des mesures gouvernementales mises en œuvre par le défunt monarque, mais il met également en garde contre les dangers auxquels l’Espagne et ses territoires d’outre-mer sont confrontés à cette époque. Surtout face au « déluge de livres impies » :
Une secte d’incrédules travaillait depuis longtemps à persuader aux hommes [des] absurdités [dont] elle ne pouvait se persuader elle-même : à nier l’existence de Dieu, ou à admettre une divinité qui n’avait rien à faire avec les mortels ; à ériger en son sein un tribunal sans appel où les passions trouvent toujours des décrets favorables ; à ôter aux vices l’affront, dont la religion, et les lois les avaient rendus ignominieux. Ce sont les erreurs de nos jours... Possédée par cette fureur une grande partie de l’Europe, ne prétendait-elle pas que nous devions l’aider à briser la chaine qu’en vain elle mordait comme un chien enragé ? L’incrédulité se dissimule parmi les fleurs d’une politique raffinée ; elle s’orne de tous les charmes de la science du siècle, et, comptant que l’homme corrompu en faveur duquel elle parle est celui qui l’écoutera, elle conçoit le projet téméraire de nous arracher les titres domestiques de notre foi. On voit en Espagne quelques promoteurs de cette volupté, que l’Évangile crucifie ; on voit se répandre un déluge de livres impies, que recommande un bel esprit plein de fausseté et de prestige, offrant des vices sans frein, des fautes sans remords, des peines sans expiation ; et malgré la vigilance d’un tribunal sévère chargé du champ de notre foi, l’ivraie perce parmi le bon grain, et l’œuvre des ténèbres est découverte64.
Quelques années plus tard, Manuel Moreno – qui compose et publie une biographie de son frère Mariano après la révolution de mai 1810 – précise que le secrétaire de la Première Junte de Buenos Aires a eu directement connaissance de nombreux livres interdits, surtout dans les terres du Haut-Pérou, où il a reçu son éducation universitaire et où les interdictions semblent avoir été moins strictes que dans le Río de la Plata. Ayant eu à sa disposition la bibliothèque bien fournie de l’évêque Matías Terrazas65, dans la maison duquel il séjournait pendant ses études à l’Université de San Francisco Xavier de Chuquisaca, Moreno a eu l’occasion de lire de nombreux écrivains français :
Tous les meilleurs auteurs d’Europe sur la politique, la morale, la religion, l’histoire, etc., qui ont franchi de temps en temps les sévères interdictions du despotisme inquisitorial jusqu’à Buenos Aires, ont régulièrement trouvé le chemin du [Haut-] Pérou, où ils sont mieux accueillis, soit à cause de la plus grande estime dont ils jouissent, soit à cause du prix plus élevé auquel ils sont vendus, soit, en somme, parce que l’espionnage est moins sévère, puisque ceux qui sont chargés d’entraver la circulation de ces ouvrages sont les mêmes qui les demandent et les placent de préférence sur leurs étagères. Le gout pour la littérature française est dominant, et il y a très peu de personnes de profession scientifique qui ne connaissent pas cette langue. Mariano en fut instruit, et commença à augmenter ses idées en lisant Montesquieu, D’Aguesseau, Raynal, et d’autres écrivains célèbres de cette nation66.
Une situation similaire aurait été vécue par un autre intellectuel argentin : Juan Bautista Alberdi. Héritier de l’éducation promue par Bernardino Rivadavia pendant son administration à Buenos Aires (1821-182767), Alberdi n’a pas seulement été éduqué dans le sensualisme de Locke et de Condillac, mais admet aussi avoir eu libre accès à de nombreux textes matérialistes : parmi eux, ceux d’Helvétius et de d’Holbach68, deux auteurs auxquels Alberdi fait référence dans son autobiographie :
J’avais étudié la philosophie, à l’Université, à travers Condillac et Locke. J’étais absorbé depuis des années par les lectures de Helvetius, Cabanis, Holbac [sic], Benthan [sic], Rousseau. [...] Si variées que soient les phases [par lesquelles] ma vie a passé, la forme que mon intelligence a conservée au cours de celle-ci provenait de sa première période, passée dans mon pays. C’était naturellement celui [sic] de mon éducation. Mais mon éducation ne s’est pas faite uniquement à l’Université, par les doctrines de Locke et de Condillac, enseignées dans les chaires de philosophie ni par les conversations et les échanges avec des amis plus éclairés. Plus que tout cela, les lectures libres d’auteurs, que je dois nommer pour compléter l’histoire de mon éducation préparatoire, ont contribué à former mon esprit. Pendant de nombreuses années de ma jeunesse, mes lectures préférées ont été faites dans les ouvrages les plus connus des auteurs suivants : Volney, Holbach, Rousseau, Helvétius, Cabanis, Buffon, Bacon, Pascal, La Bruyère, Bentham, Montesquieu, Benjamin Constant, Lerminier, Tocqueville, Adam Smith, Vico, Cousin, Guizot, Pierre Leroux, Saint-Simon, Lamartine, Destutt de Tracy, Mme. Staël, Lamennais, Jouffroy, Kant, Le Fédéraliste, Donoso Cortés, Capmany69.
De plus, comme il l’affirme dans la préface du Fragmento preliminar al estudio del derecho, écrit en 1837, l’impact des idées des Lumières s’est fait sentir – et se faisait encore sentir dans ces années-là – avec une intensité particulière en Amérique, où les « excès du XVIIIe siècle » ont été poussés à un extrême que l’on ne retrouve dans aucune autre région du monde occidental :
L’Atlantique est un agent de la civilisation, et les pas de la liberté européenne sont les mêmes que ceux de la liberté américaine. C’est ainsi que nous avons vu se répandre dans le monde entier les idées progressistes de la France, et à la fin du siècle dernier et au début du nôtre, le déclenchement de cent révolutions presque en même temps et la naissance de cent nouveaux peuples. Tout le continent occidental, la France, la Russie, l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie, l’Orient, tout est bouleversé et régénéré sous l’influence des idées d’un seul peuple. Le Contrat social est à la fois le catéchisme de Jefferson, Adams, Franklin, La Fayette, Aranda, Florida Blanca, Pombal, Mirabeau, Pasos, Moreno. Ainsi, toutes ces jeunes républiques qui peuplent l’Amérique d’un bout à l’autre sont aussi légitimement filles des idées du XVIIIe siècle que le sont la Révolution française et tous les beaux symptômes progressistes qui agitent aujourd’hui le monde. [...] Néanmoins, le XVIIIe siècle a eu et doit avoir des excès... En quoi consistent les excès du siècle dernier ? En ayant inclus la pensée pure, l’idée primitive du christianisme et le sentiment religieux, sous les attaques de la forme catholique. En ayant proclamé le dogme de la pure volonté du peuple, sans restriction ni limite. En ayant répandu la doctrine du pur matérialisme de la nature humaine. Une réaction de nivèlement, d’où sortirait l’équilibre moral de la société, voilà ce qui occupe l’Europe depuis le début de notre siècle, et ce dont nous devrions un jour nous préoccuper, nous qui en avons besoin en tant qu’Europe ; car il faut savoir que c’est dans l’Amérique du Sud que les idées extrêmes du XVIIIe siècle ont eu et ont encore une réalisation plus complète. Une grande partie de notre jeunesse continue à ne pas croire aux vérités de l’Évangile. On dévore encore les livres d’Helvétius et d’Holbach. On apprend toujours la politique à partir du Contrat social70.
En effet, comme nous l’avons déjà signalé, la « réalisation [la] plus complète » de ces idées radicales du XVIIIe siècle a eu lieu dans la jeune République de Bolivie, où les écrits de d’Holbach ont non seulement été diffusés parmi les personnes cultivées, mais où ils ont donné lieu à une réforme politique, éducative et juridique, faisant partie du programme obligatoire dans les écoles du pays. Ayant assumé la présidence un an après la bataille d’Ayacucho, en 1825, et inspiré par l’esprit éclairé qui semble avoir régné en Amérique du Sud à l’époque, le maréchal Antonio José de Sucre a signé un décret établissant le « Reglamento orgánico para los Colegios de Ciencias y Artes » (28 octobre 1827). Dans le chapitre dix-huit de ce Règlement, se référant aux sciences morales, il est établi ce qui suit :
CHAPITRE 18
Sciences morales
125. La Morale universelle de d’Holbach sera étudiée et deux examens seront donnés.
Le 1er comprendra les sections générales de cet ouvrage, et les traités des vertus et des vices.
Le 2ème les autres traités de cet ouvrage71.
En outre, dans le paragraphe suivant, se référant à la Faculté de Droit, le Règlement établit qu’« Aucun [des étudiants] ne sera admis au cours de cette faculté sans avoir prouvé qu’il a terminé les études préparatoires et le cours de morale universelle72 ». En plus de ces prescriptions, d’autres préconisent l’étude de différents auteurs liés au sensualisme et à l’utilitarisme. D’une part, le chapitre treize prévoit l’étude de l’idéologie de Destutt de Tracy73 ; d’autre part, dans le domaine du droit, un examen sur la législation pénale a été établi sur la base des « Tratados y pruebas legales de Jeremías Bentham74 ».
Le décret de Sucre, en vigueur entre 1827 et 1845, n’a pas été pas à l’abri de critiques75. Certaines d’entre elles se retrouvent dans un livre publié quatre décennies après sa promulgation. En 1867, le doyen Domingo Bustillo – prêtre de la cathédrale métropolitaine de La Plata – publie une série de Lijeras [sic] observaciones aplicables a la instrucción pública de Bolivia, dans l’introduction desquelles il exprime son profond désaccord avec les conséquences de la disposition de Sucre. Selon lui, le Règlement instauré en octobre 1827, « bien qu’il ait considéré la formation de l’entendement, propageant dans les écoles de nouveaux germes d’instruction, [...] a beaucoup négligé la partie morale de l’éducation76 ». Surtout, parce qu’il ne stipulait aucun type de religion, « comme si cet élément n’était pas le premier et le plus nécessaire pour former le cœur et l’intelligence de l’homme77 ». Dans la lignée d’Alberdi, Bustillo prétend qu’il faut modérer les excès du matérialisme des Lumières en retrouvant la dimension spirituelle de l’être humain. À cette fin, il est essentiel de réinstruire les enfants dans « les dogmes du christianisme », un aspect omis par le décret de Sucre :
Oubliant des vérités aussi importantes, les textes destinés à l’enseignement des collèges de la République à l’époque de notre émancipation politique contenaient des principes irréligieux et des doctrines antisociales qui, obscurcissant les notions claires de la vertu et de la justice, exaltaient la philosophie sensualiste qui a pour conséquences précises l’athéisme, [le] matérialisme et [le] fatalisme ; qui, en morale, fait de l’intérêt personnel le seul motif et la seule fin des actions humaines ; et qui, en législation et en politique, conduit au système utilitaire mesquin de Bentham. D’Holbach et Destutt de Tracy étaient donc les textes favoris de cette philosophie intellectuelle et morale perverse, mise à la mode au siècle dernier par les ouvrages psychologiques de Locke78.
Contre le poison matérialiste : les arguments de Gorriti
La réaction la plus immédiate et la plus énergique contre le décret officialisant l’enseignement de cette « philosophie perverse », qui menaçait de contaminer la jeunesse américaine avec « le poison du matérialisme », est venue de la plume de Juan Ignacio Gorriti. Dans ses Reflecciones sobre las causas morales de las convulsiones interiores en los nuevos estados americanos (Valparaíso, 1836), le prêtre argentin s’oppose fermement à l’adoption obligatoire des doctrines de la Morale universelle du baron d’Holbach et de l’Idéologie de Destutt de Tracy.
Né dans la ville de Jujuy en 1766, Gorriti entre à l’Université de Cordoba en 1781 et y fait des études de théologie, qu’il achève en 179079. Après avoir obtenu son doctorat et avoir été ordonné prêtre, il retourne dans sa province natale, où il exerce comme curé pendant vingt ans. Selon Ricardo Rojas80, au cours de ces deux décennies, Gorriti profite de la « monotonie coloniale de son poste » pour se forger une érudition notable au-delà des sources scolastiques. En effet, étant donné qu’il se consacre ensuite à la vie politique et à l’éducation des enfants81, il semble que ce soit au cours de ces années qu’il ait formé sa culture intellectuelle éclectique, faisant une grande partie des lectures qu’il condense et critique dans ses Reflexiones. Car, au-delà d’un fond clairement traditionnel, Gorriti ne manque pas de présenter des éléments modernes, notamment en ce qui concerne l’organisation politique de la société : « Gorriti [est] un homme de l’ancien régime dans ses principes philosophiques, et un homme de la révolution démocratique dans ses mœurs, comme dans ses idéaux82 ». Et ses Réflexions en témoignent :
Dès le premier mot de ses Réflexions, on découvre le théologien qui accepte l’origine monogénique de l’humanité, qui voit dans le couple édénique le début des sociétés humaines, et qui adopte la vérité révélée de la Bible pour réfuter Rousseau dans sa doctrine de l’origine de l’association politique. Mais une fois dépassées ces prémisses nécessaires à la méthode déductive de son éducation coloniale et à la conciliation du dogme avec la vie (indispensable à sa foi), le vigoureux penseur pénètre sans entrave dans la réalité américaine pour nous expliquer les buts de son indépendance, en recherchant la cause de ses désordres internes et en proposant le système de l’éducation nouvelle. Cela augmente à son tour l’intérêt de cet ouvrage dans l’histoire de la pensée argentine, car il s’agit non seulement d’un type de transition entre la colonie théocratique et l’Amérique révolutionnaire, mais aussi du manifeste démocratique de l’Église argentine, dans la mesure où il a servi l’émancipation américaine83.
Comme l’indique le début de la « Note de l’éditeur » – attribuée par Rojas à la plume de Gorriti lui-même –, l’intention générale des Réflexions est double : d’une part, l’ouvrage cherche à diagnostiquer les causes qui ont produit les bouleversements « presque perpétuels » dont ont souffert les nations américaines après les révolutions d’indépendance ; d’autre part, il cherche à offrir un remède à ces maux. À cette fin, le texte est organisé en deux parties très dissemblables. Dans le premier, qui n’occupe que trois chapitres, Gorriti définit sa position théologico-politique et les principes sur lesquels repose sa réflexion ultérieure. Dans le second, de vingt-quatre chapitres, il développe un traité politico-pédagogique dans le but de calmer l’esprit du peuple et de garantir le triomphe de la cause de la révolution.
Dans la brève première partie, Gorriti a recours à l’aristotélisme scolastique pour affirmer que l’être humain est un « être formé pour la société84 », puisque personne n’est capable de se suffire à lui-même. Ainsi, « la première association qui ait existé dans le monde a été établie par l’auteur de la nature85 ». Dans le premier chapitre, De l’origine des sociétés, il renforce cette idée et explique le développement des sociétés politiques à partir d’une « échelle d’associations » naturelles : de la société conjugale, en passant par la famille et la communauté de familles, jusqu’aux peuples et aux nations qui occupent la terre. Par cette description, Gorriti s’oppose à « l’opinion sans fondement de Jean-Jacques Rousseau86 » : la société humaine n’est pas le produit d’un contrat social, mais d’une loi naturelle universellement reconnue par « le genre humain, sans autre exception que les anciens épicuriens, dont les matérialistes de notre temps sont les disciples87 ».
De plus, souligne Gorriti, les récits des philosophes sur l’état de nature sont hautement invraisemblables, et ressemblent davantage à un « conte forgé pour amuser les enfants les nuits d’hiver qu’à un système sérieux88 », et il ajoute que « rien n’est plus ridicule que de discourir sur des conjectures dans des matières d’une si grande importance, quand des faits historiques dignes de foi les contredisent89 ». Descendants d’Adam et Ève, régis par la loi de Moïse, les êtres humains ont commencé à s’associer et à étendre leur domination sur la terre. C’est ainsi qu’est né le Pacte social, objet du deuxième chapitre des Réflexions ; non pas comme un accord qui fonde ex nihilo la société politique, mais comme un instrument qui règle la vie en commun et évite la violation du droit naturel : « Ce qu’on a appelé lois fondamentales, grande charte, pacte social, et aujourd’hui constitutions des États, n’est autre chose que les précautions qu’on a prises dans chaque pays pour empêcher que l’autorité constituée pour les défendre, ne soit la première à les envahir90 ».
Nous arrivons ainsi au troisième chapitre, De la formation des lois, où Gorriti affirme que personne ne peut douter que « le droit de faire des lois appartient au peuple qui doit y obéir ». Or, « comment le peuple décidera-t-il de ses propres lois ? Deux moyens sont connus : le vote direct ou les représentants ; les deux moyens sont sujets à de grands inconvénients91 ». La démocratie directe, dont le principal partisan était Rousseau, est incompatible avec « l’état actuel des sociétés » en Amérique, surtout, en raison de l’étendue de leurs territoires : « Rien n’est plus séduisant que ce qu’écrivent les partisans de la démocratie simple sur les avantages d’un peuple qui discute et décrète ses lois par lui-même, mais rien n’est plus vain et sans signification quand on le réduit à la pratique92 ».
De surcroit, l’ignorance dans laquelle est plongée « la masse de la société » permet à certains hommes rusés et ambitieux d’en profiter, de tromper le peuple et de le conduire à son propre malheur. Cette vérité est prouvée par les vicissitudes auxquelles la vie politique américaine a été soumise après la révolution de 1810 :
Mais avons-nous besoin, après vingt-cinq ans de bouleversements politiques, d’exemples étrangers pour nous convaincre de cette vérité ? Les peuples n’ont-ils jamais subi des coups plus terribles et plus désastreux que ceux préparés par leurs propres aberrations auxquelles les ont entrainés de perfides intrigants ? Parcourons l’histoire des nouvelles républiques une à une ; et que celui qui peut prouver que cela est inexact me réfute [...] Que le philosophe de Genève m’excuse, si, sans méconnaitre la supériorité de ses talents, je refuse de souscrire à son opinion93.
En effet, étant donné que « les inconvénients de la démocratie pure ont été ressentis par tous les États modernes qui ont adopté des formes républicaines94 », le remède général a été la démocratie représentative qui, malgré ses avantages évidents, n’est pas non plus sans inconvénient. Surtout lorsque les représentants agissent à l’encontre des intérêts de leurs électeurs ou lorsque les législateurs sont tentés de devenir des despotes. Pour cela, dit Gorriti, le meilleur remède se trouve généralement dans « le système de division des pouvoirs95 ». Un système qui doit s’accompagner de l’instruction du peuple, puisque la cause principale des destins funestes subis par les Américains après les révolutions d’indépendance se trouve dans « l’ignorance et l’immoralité ; fléaux terribles que les autorités des nouvelles républiques de l’Amérique du Sud doivent mettre le plus grand zèle et la plus grande constance à exterminer, afin que les lois acquièrent la respectabilité et les états la cohérence et la tranquillité96 ». C’est à ce sujet que le reste de l’ouvrage est consacré.
Dans les premiers chapitres de la deuxième partie, De la nécessité d’instruire et de modérer le peuple et De l’instruction générale, Gorriti établit les fondements de son projet pédagogique et politique, c’est-à-dire qu’il énonce les remèdes au mal dont souffrent les républiques d’Amérique. Quelles sont ses prémisses ? Tout d’abord, comme les Américains en ont fait l’expérience pendant les trois cents ans de domination coloniale, le prêtre affirme que « la politique de tous les gouvernements oppressifs est de maintenir le peuple dans une ignorance stupide et de stimuler les vices qui favorisent le plus leur système tyrannique97 ». Par conséquent, le principal souci d’un gouvernement républicain devrait être d’éclairer et de former les vertus des citoyens. Car l’ignorance non seulement laisse le peuple à la merci de « tout démagogue aspirant à la tyrannie98 », mais elle est aussi la source de tous les maux :
Ainsi l’ignorance ouvre la porte à la corruption ; celle-ci, à son tour, bannit les sciences, les arts, l’industrie ; elle obstrue les voies de l’instruction, perpétue l’ignorance, qui est alors fécondée par de plus grands excès et par la démoralisation, ennemie du bon ordre des sociétés, des lois, de la civilisation, et de la prospérité publique. Qu’on écarte des sociétés politiques ces puissants agents de désordre, et elles consolideront leurs institutions et rendront le peuple heureux99.
En ce sens, tout être humain doit être instruit de ses obligations envers Dieu, envers lui-même et envers les autres, sur la base du principe moral du Christ : « L’homme est né pour vivre en société : il doit donc vivre avec tous ses semblables comme il voudrait que les autres vivent avec lui100 ». Voici la maxime que tous les citoyens « doivent téter avec le lait de leur mère101 » et sur laquelle doit se fonder la réforme des institutions politiques et éducatives :
[...] il est nécessaire de rectifier les méthodes d’enseignement, afin que les masses de notre population connaissent bien les droits et les devoirs du citoyen, et cessent d’être les instruments aveugles des passions criminelles de ceux qui aspirent à la tyrannie, et parce que de ces ateliers de science doivent sortir les magistrats, les directeurs d’âmes, les prélats, les législateurs, les pouvoirs suprêmes de la République, dont le bon fonctionnement sera sans doute le principal garant de la prospérité publique102.
Dans ce contexte, au chapitre 8, traitant Des éléments que le système d’enseignement dans les écoles primaires doit adopter, Gorriti insiste beaucoup sur le développement de la lecture, non sans avertir que tous les livres contenant des doctrines « antireligieuses ou immorales » doivent être évités :
[...] aucun scrupule dans des matières aussi délicates ne peut être qualifié d’insignifiant ; la moindre négligence peut produire des impressions si profondes qu’elles ne s’effaceront jamais. Malheureusement, les maximes antireligieuses qui circulent de nos jours, présentées sous mille formes différentes dans des petits livres dont la couverture, l’impression, les planches, etc. sont de nature à exciter la curiosité et à donner envie de les lire, n’ont d’autre objet que de démoraliser le monde entier103.
L’être humain est naturellement enclin au mal, affirme Gorriti, il a donc besoin d’une puissante contrainte pour l’empêcher de se précipiter dans ses tentations ; « et c’est en vain qu’il en cherche une autre que celle de la religion ». Les récompenses et les punitions proposées par les lois humaines s’avèrent souvent impuissantes face à la puissance de ces penchants ; c’est pourquoi une bride supplémentaire est nécessaire, comme l’enseigne l’histoire :
L’expérience l’a prouvé partout et à toutes les époques du monde ; c’est un point sur lequel tous les législateurs s’accordent sans dissension. L’homme, pour être retenu dans les limites de ses devoirs, a besoin d’une sentinelle qui ne le quitte pas d’un seul instant... C’est la voix de la conscience inspirée par la persuasion d’une religion, quelle qu’elle soit. Voilà l’origine de la mythologie et de tant d’autres fictions dont les législateurs de tous les temps ont accompagné leurs lois104.
De plus, ajoute-t-il, le fait que cet artifice des législateurs ait fonctionné prouve que les êtres humains ont une « conviction générale » sur « deux vérités fondamentales ». D’une part, qu’une partie de leur être survit à la destruction de l’autre ; d’autre part, qu’il existe « un être immortel, intelligent, omnipotent et juste, qui récompense ou punit les actions humaines comme elles le méritent 105». L’immortalité de l’âme et l’existence d’un Dieu justicier : tels sont les dogmes fondamentaux de l’ordre politique. À partir de ces prémisses, l’indignation de Gorriti à l’égard du matérialisme de d’Holbach est compréhensible, puisque cette doctrine philosophique remet en question précisément ces mêmes « vérités fondamentales » :
La tendance des doctrines de certains prétendus philosophes de notre époque est d’arracher au cœur de l’homme l’espoir et la crainte du bien ou du mal posthume, et d’éteindre entièrement la voix de la conscience. En enseignant que l’homme est un être purement matériel ; que tout se termine pour lui par la mort ; que les joies de la vie font tout son bonheur et les souffrances tout son malheur, ils ont réussi à faire taire le cri intérieur de la conscience ; celui qui s’imprègne de ces erreurs aura entièrement brisé le frein de la crainte et émoussé l’aiguillon de l’espoir du châtiment ou de la récompense après la mort ; il ne sentira alors rien qui l’empêche de se livrer à ses passions déréglées et d’enfreindre les lois aussi souvent qu’il peut le faire impunément. Il est donc évident qu’il faut prendre un soin extrême pour éviter que des livres imprégnés d’erreurs aussi pernicieuses ne tombent entre les mains des enfants106.
Même une fausse religion est préférable à l’athéisme, car une superstition ne joue pas un rôle différent de celui d’une vraie croyance : « la crédulité a la place et la force de la vérité107 ». Cela ne diminue pas la force de son argument, déclare Gorriti, mais confirme plutôt la nécessité pour les législateurs de soutenir et d’inculquer de telles croyances à leurs sujets. En effet, le prêtre conteste à nouveau les « modes introduites par un esprit de licence qui implique un mépris remarquable pour les saints mystères de notre religion108 » dans deux autres chapitres de ses Réflexions : le 17, De la dialectique, ou dit autrement, de la logique, et le 19, De la philosophie morale ou éthique. Dans le premier, il s’oppose à l’enseignement de l’Idéologie par Antoine Destutt de Tracy, qui ne veut que « dogmatiser le matérialisme109 ». Selon Gorriti, l’idéologue exprime ses idées de manière obscure et confuse, néanmoins « il est l’auteur en vogue110 ». Après avoir été introduite dans les salles de classe du Collège de l’Union du Sud de Buenos Aires par Juan Crisóstomo Lafinur111, la doctrine de Destutt de Tracy a été incorporée comme lecture obligatoire dans les écoles boliviennes. D’après Gorriti, il ne s’agit pas seulement d’une « erreur d’opinion112 », mais aussi d’un risque politique sérieux :
Si l’enseignement d’une telle doctrine peut préparer de forts bouleversements dans la République, c’est déjà un sujet très grave, digne d’être pris en considération par toutes les hautes autorités. En Bolivie, parmi les lois fondamentales de la République, on a consigné la conservation de la Sainte Religion Catholique, Apostolique et Romaine dans toute sa pureté ; et par une disposition ou loi règlementaire ou organique, on a assigné comme texte d’instruction publique un ouvrage qui tente de propager le matérialisme de façon systématique, qui non seulement se heurte à tous les mystères de notre religion, mais qui a cherché à saper le fondement de toutes les religions et de toutes les lois (car comme je l’ai déjà prouvé, sans religion il ne peut y avoir ni république ni lois) : c’est mettre la loi fondamentale en collision manifeste avec la loi organique, ce qui ne peut manquer de produire de fortes commotions : la guerre civile naîtra, et la plus furieuse de toutes, la guerre de religion, dont les intérêts serviront de prétexte à des passions viles et indomptées113.
Enfin, au chapitre 19, Gorriti déploie une forte critique du matérialisme de d’Holbach, notamment pour ses implications morales. En effet, affirme-t-il, « les matérialistes ont couvert le monde d’une nuée d’écrits, variés de mille manières différentes114 », par lesquels ils ont complètement subverti les notions de « bien » et de « mal » : « Tout ce qui accroit le bienêtre individuel et n’entraine pas le mépris du prochain est une œuvre vertueuse. Telle est la base de la morale universelle du Baron d’Holbach, rien n’est plus vague ni plus incorrect115 ». Ainsi, argumente-t-il de manière critique, les actions vicieuses ou vertueuses ne seraient pas définies sur la base d’un critère objectif et universel, celui de la droite raison que Dieu a inculquée aux humains116, mais selon les circonstances. Cela conduirait à une absurdité, puisqu’« un crime heureux serait transformé en vertu s’il améliorait le bienêtre de la personne qui l’a commis117 ». De plus, ajoute Gorriti, le « bel axiome » des matérialistes conduit à une autre impasse, car « qui est le juge pour décider en quoi consiste le bien-être d’une personne, sinon la personne elle-même118 ? ». Ainsi, conclut-il, ce n’est pas seulement le contexte de chaque action qui relativise son évaluation morale, mais aussi « le caprice de chaque individu ». Dans ce cadre, un homme avide, « qui aux yeux de la raison ne serait qu’un grand scélérat, dans le système tant applaudi par les matérialistes, serait non seulement un homme vertueux, mais un homme éminemment vertueux119 ».
Les critiques concernant le caractère relatif et subjectif de la vertu – qui érigent la position de d’Holbach en homme de paille120 – seront accompagnées de deux autres. En premier lieu, Gorriti réagit au fait que le matérialisme exclut la foi du « catalogue des vertus morales », puisqu’elles reposent toutes sur ce point archimédien. Sans la foi, comprise par Gorriti comme « le juste milieu entre la crédulité et l’incrédulité », « tous les liens sociaux » sont brisés et « le monde social devient un chaos de confusion semblable à l’enfer121 ». Tant l’assentiment sans critique à tout que la réticence à croire ce qui mérite de l’être conduisent à l’erreur et au vice, avec des conséquences « des plus désastreuses pour la société ». La foi, en revanche, dans la mesure où « les règles de la prudence le persuadent de la vérité qu’il doit croire122 », conduit l’homme à la modération et à la vertu. C’est pourquoi les « maximes [des] matérialistes sont capables de produire tant de malheurs pour le genre humain123 ». Surtout quand ces enseignements, contenus dans la « nuée de livres » qui « ont été répandus dans les nouvelles Républiques », « inoculent » la jeunesse :
Quel est l’objectif de ces écrivains ? Celui de dépraver le cœur de nos jeunes, et de les corrompre, en leur persuadant que n’ayant rien à craindre que les maux présents, et rien à jouir que des plaisirs de la vie, parce qu’avec elle tout finit pour nous, ils se livreront sans retenue à tous les plaisirs de la vie, conspireront contre les lois qui les retiennent, et perdront toute pudeur et toute décence, en se livrant à leurs appétits brutaux comme les bêtes avec lesquelles ils prétendent nous assimiler. Voyez quel sera le résultat de la propagation des maximes du matérialisme124.
Deuxièmement, Gorriti s’oppose à la thèse matérialiste selon laquelle l’âme humaine est mortelle. Car la moralité des coutumes et les lois qui en découlent « sont fondées sur l’immortalité de notre être125 ». En outre, parce que l’idée d’une vie après la mort offre aux êtres humains une consolation « contre les adversités de l’existence », c’est-à-dire contre le mal physique et le mal moral. Une consolation que ne peut fournir le principe philosophique selon lequel l’être humain est une pure matière :
Demandons à nos philosophes [matérialistes] d’apporter quelque consolation à leurs disciples qui luttent contre l’adversité dans les dernières extrémités auxquelles elle peut porter ses rigueurs : ce sera en vain. [...] La situation n’est pas le même pour celui qui, croyant à l’immortalité de son âme, attend dans la vie future des récompenses ou des châtiments ; il trouve dans les profondeurs de sa religion un soulagement à ses malheurs126.
En résumé, le matérialisme est nuisible en raison de ces raisons supplémentaires : d’abord, parce qu’il sape le fondement de toute moralité, en rejetant la foi ; deuxièmement, parce qu’il laisse les êtres humains sans consolation, englués dans les douleurs et les malheurs de ce monde, sans même leur offrir d’espoir. En effet, conclut Gorriti, même en supposant « que toutes ces consolations soient illusoires127 », cela ne les rend pas moins efficaces et nécessaires. Ainsi, désabuser les êtres humains en leur montrant leur irrémédiable finitude peut être compris comme un acte de « cruauté » commis par les matérialistes128, puisqu’il aggrave le mal.
C’est pour toutes ces raisons que Gorriti s’adresse ouvertement aux législateurs de la Bolivie, afin qu’ils comprennent « combien la société est gravement corrompue politiquement et religieusement par cette doctrine scandaleuse du matérialisme129 », et qu’ils considèrent la responsabilité qui pèsera sur eux au cas où « ils ne retireraient pas de la République tout ce qui est capable de lui causer des bouleversements et des malheurs130 ». S’ils ne prennent pas conscience de ce danger, c’est-à-dire s’ils permettent à la jeunesse de se laisser infecter par ces « maximes empoisonnées », les conséquences peuvent être terribles, comme l’histoire de l’Europe nous l’enseigne. Ce sont les idées des philosophes, en effet, qui ont causé « les catastrophes horribles qui ont inondé la France de sang à l’époque de l’Assemblée constitutionnelle131 ». Et les conséquences pourraient être encore pires aux Amériques, étant donné que les peuples de ces latitudes sont encore « beaucoup moins civilisés » :
Si elles [ces idées] sont vénérées dans les nouvelles républiques, comme elles l’ont été en France depuis que Voltaire, Diderot et d’Alembert les ont mises à la mode, nous aurons des résultats égaux ou peut-être pires, car nos masses sont beaucoup moins civilisées que le peuple français, et seront par conséquent moins accessibles à la persuasion quand elles deviendront débridées. Dieu nous préserve d’une telle chose ; mais si elle devait arriver, il ne serait pas étrange que parmi les premières victimes soient sacrifiés ceux qui auraient dû prévenir les maux et ne l’ont pas fait132.
Enfin, quoiqu’il avoue que ses idées sont « faiblement exposées », Gorriti est convaincu d’avoir réussi à persuader les législateurs boliviens, qu’il leur a fait sentir la nécessité de « retirer des mains de la jeunesse studieuse tous les livres infectés par le poison du matérialisme, et d’interdire expressément l’enseignement de la Morale d’Holbach dans leurs écoles133 ». Un avertissement qu’il répète dans les dernières pages de son ouvrage :
Je vois la ténacité avec laquelle les législateurs [de la Bolivie] veulent acclimater les sciences dans leur patrie : ils ont décrété des établissements littéraires dans presque tous les départements ; le digne président de la République a déployé son zèle patriotique pour les établir. Il me semble avoir rendu service à la Bolivie en avertissant ses législateurs que l’enseignement de Destutt de Tracy et d’Holbach fait boire à la jeunesse bolivienne le poison du matérialisme, destructeur de tous les liens sociaux et corrupteur des coutumes ; et donc incompatible avec l’assurance et la stabilité des bonnes lois et la tranquillité publique134.
Traces des Lumières radicales : échos et originalité
Après avoir donné un aperçu détaillé de la diffusion de la « littérature philosophique » française en Espagne, Marcelin Defourneaux arrive à la conclusion suivante :
Les grands noms qui ont marqué l’évolution intellectuelle de la France au XVIIIe siècle figurent donc, avec de nombreux autres noms plus obscurs et souvent oubliés, dans l’Index de l’Inquisition espagnole. Cependant, certaines œuvres particulièrement significatives, qui ont eu une grande influence et une grande résonance, ne figurent pas dans les édits de l’Inquisition, ou n’y apparaissent qu’en 1790, lorsqu’un regain de sévérité à l’égard des livres provenant de France se manifeste. Il est intéressant de mentionner les œuvres les plus importantes qui ont échappé à la surveillance inquisitoriale, ou qui n’ont été condamnées que très tard, lorsqu’elles avaient déjà eu le temps de « répandre leur poison », selon l’expression fréquemment utilisée par l’Inquisition135.
Avec cette affirmation, et à mi-chemin entre Israel et Benítez, c’est-à-dire entre un optimisme immodéré et une vision sombre de la diffusion des Lumières radicales en Ibéro-Amérique, nous avons essayé de montrer que, s’il semble vrai que les productions locales ont fonctionné comme une caisse de résonance pour les idées nées au-delà des Pyrénées – et, dans notre cas, sur les rives opposées de l’océan Atlantique –, elles ne se sont pas limitées à des expressions marginales. En effet, si nous nous sommes concentré sur l’étude d’un critique des idées de d’Holbach, nous avons également essayé de faire comprendre que les Réflexions de Gorriti n’étaient pas seulement le produit d’un zèle religieux, mais la réaction à une décision politique presque inédite, même pour l’Europe civilisée. Reprenant les mots de Juan Bautista Alberdi, nous pourrions affirmer que ce fut dans ce pays naissant de l’extrême sud de l’Amérique que les idées les plus radicales du siècle des Lumières ont connu leur réalisation la plus complète. Ce n’est ni aux Pays-Bas ni en France, mais en Bolivie, où – entre 1828 et 1845 – la jeunesse est officiellement infectée par le « poison du matérialisme ».