Introduction
1Les conditions de production et de circulation de l’Histoire des deux Indes, célèbre ouvrage de l’abbé Raynal qui a pu compter sur la contribution de différents auteurs, collaborateurs et informateurs, suggèrent elles-mêmes des formes distinctes d’appropriation et de lecture de son contenu. Ses trois premières éditions complètes, datées respectivement de 1770, 1774 et 1780, sont parues au cours d’une période qui, bien que courte, a été marquée par des changements politiques importants, tels que l’Indépendance des Treize Colonies en 1776 et, pour mentionner un événement directement lié au Portugal et à ses domaines d’outre-mer, la chute du Marquis de Pombal l’année suivante. Le matériel qui a constitué les deuxième et troisième éditions a subi des variations et des ajouts importants, soit environ un tiers des pages de l’édition de 1780 écrit par Denis Diderot, encyclopédiste dont les premières contributions figuraient déjà dans l’édition de 1770.
Ainsi, il serait possible, comme certains auteurs ont essayé de le faire, de lire l’Histoire en parcourant les différents tomes et en adoptant comme guide les fragments diderotiens systématisés dans le Fonds Vandeul2. Il en va de même pour les autres collaborateurs ou pour une approche visant à trouver d’éventuelles cohérences ou incohérences dans le traitement de tel ou tel thème. Une autre alternative, fondée sur la constatation de l’existence de nombreuses éditions partielles de l’œuvre, serait d’étudier la sélection des sections qui ont constitué une ou plusieurs d’entre elles. Il est également possible de verticaliser l’analyse en privilégiant un livre en particulier afin de retrouver l’occurrence ou non d’une cohésion interne, ainsi que l’articulation de différentes voix. Cet article vise à analyser certains aspects du livre IX du tome II de l’édition de 1780, intitulé « Établissements des Portugais dans le Brésil. Guerres qu’ils y ont soutenues. Productions et richesses de cette colonie3 ». La voie adoptée dans cet article a été de privilégier la contribution de Diderot, et de se demander si celle-ci n’a pas créé les conditions de la mise en œuvre de lectures sur ce que pourrait être une Amérique portugaise réformée, voire indépendante. À cette fin, la réflexion diderotienne sera mise en relation, quoique de façon ponctuelle, avec les propositions de Raynal lui-même ou de Luís Pinto de Sousa Coutinho, Vicomte de Balsemão, autorité portugaise qui a fourni les informations utilisées par l’abbé dans le livre IX de la troisième édition susmentionnée4.
Nous partons de la thèse formulée par Hans Wolpe, selon laquelle Raynal, Diderot et certains collaborateurs avaient conscience de créer une « machine de guerre », bien que cette notion doive intégrer de nouvelles significations5. Sur la base de ce présupposé, nous cherchons à suggérer que les contributions de l’encyclopédiste dans la partie concernant l’Amérique portugaise – bien qu’elles nécessitent, pour être mieux comprises, l’établissement de connexions avec les passages insérés dans les autres livres ainsi qu’avec ses écrits contemporains – forment un récit relativement cohérent. Comme le précise Wolpe dans l’Histoire des deux Indes, chaque chapitre, organisé comme un élément fondamental, se montre indépendant des autres en développant des sujets et des thèmes spécifiques, il était ainsi possible de les maintenir, de les modifier ou de les changer d’ordre entre une édition et une autre6. Dans une certaine mesure, il est possible d’affirmer le même principe pour les livres, et il n’est pas tout à fait arbitraire de verticaliser l’analyse dans l’un d’eux, comme nous le ferons plus loin à propos du livre IX. Comme le dit l’auteur, l’Histoire serait organisée selon un modèle que l’on pourrait qualifier de « structure souple » : « L’ouvrage possède assez d’élasticité pour absorber des additions, parfois nombreuses, parfois massives, sans perdre sa cohésion interne7 ». Ajoutons que, bien que les formes de lecture et d’appropriation de l’œuvre de l’abbé ne soient pas la visée de cet article, il faut envisager la possibilité que le livre concernant l’Amérique portugaise ait été lu, dans certaines situations, de manière isolée, ce qui rend valable la verticalisation de l’analyse.
L’article est structuré selon la séquence des passages insérés par Diderot dans le livre IX. Sa sélection est rendue possible grâce aux tableaux établis par Michèle Duchet, qui indiquent dans l’Histoire des deux Indes chacun des fragments identifiés dans le Fonds Vandeul. Certaines fois, une simple description de leur contenu est adoptée mais, en général, nous avons choisi d’insérer dans le corps de l’article la totalité ou la plupart des passages. De cette façon, le lecteur pourra non seulement mieux accompagner les analyses, mais aussi se familiariser avec les réflexions de Diderot.
Passions et réciprocité
Dans l’enquête minutieuse réalisée par Michèle Duchet, l’auteure signale l’existence de dix-huit fragments du Fonds Vandeul présents dans le livre IX de l’édition de 1780 de l’Histoire des deux Indes. La consultation de cette dernière révèle que Diderot a écrit environ 22% de la totalité du livre, soit environ 24 des 110 pages. Comme l’a déjà souligné Yves Benot, il est toutefois possible que d’autres passages trouvés dans cet ouvrage appartiennent également à l’encyclopédiste, ou que, même s’ils ont été écrits par un auteur différent, ils aient été modifiés par lui8. Il ne s’agit pas de fragments insignifiants dans l’ensemble des contributions diderotiennes pour l’Histoire ou pour le livre IX en particulier. Celui-ci, en réalité, commence par un chapitre entièrement écrit par Diderot : « Les Européens ont-ils bien connu l’art de fonder des colonies ? ». Les sept paragraphes qui le composent constituent déjà un ensemble de maximes à caractère général qui souhaitent amener le lecteur à une manière particulière de concevoir les sociétés du Nouveau Monde. Diderot affirme ce qui suit dans les deux premiers paragraphes, consacrés à la définition du concept d’esprit national :
L’esprit national est le résultat d’un grand nombre de causes, dont les unes sont constantes et les autres variables. Cette partie de l’histoire d’un peuple est peut-être la plus intéressante et la moins difficile à suivre. Les causes constantes sont fixées sur la partie du globe qu’il habite. Les causes variables sont consignées dans ses annales et manifestées par les effets qu’elles ont produits. Tant que ces causes agissent contradictoirement, la nation est insensée. Elle ne commence à prendre l’esprit qui lui convient qu’au moment où ses principes spéculatifs conspirent avec sa position physique. C’est alors qu’elle s’avance à grands pas vers la splendeur, l’opulence et le bonheur qu’elle peut se promettre du libre usage de ses ressources locales.
Mais cet esprit, qui doit présider au conseil des peuples et qui n’y préside pas toujours, ne règle presque jamais les actions des particuliers. Ils ont des intérêts qui les dominent, des passions qui les tourmentent ou les aveuglent ; et il n’en est presque aucun qui n’élevât sa prospérité sur la ruine publique. Les métropoles des empires sont les foyers de l’esprit national, c’est-à-dire, les endroits où il se montre avec le plus d’énergie dans le discours, et où il est le plus parfaitement dédaigné dans les actions. Je n’en excepte que quelques circonstances rares, où il s’agit du salut général. À mesure que la distance de la capitale s’accroît, ce masque se détache. Il tombe sur la frontière. D’un hémisphère à l’autre que devient-il ? Rien9.
Ce passage, dans lequel Diderot, comme nous l’avons dit plus haut, cherche à conceptualiser l’esprit national, renforce l’hypothèse proposée par Michèle Duchet selon laquelle non seulement le philosophe s’est servi de l’œuvre de Raynal pour diffuser sa pensée par le biais de l’écriture fragmentaire, mais aussi, en le faisant, il s’est chargé de donner à l’Histoire son caractère proprement philosophique10. Familier du droit des gens et du jusnaturalisme, généralement critiques à l’égard de la longue tradition définie par la littérature sur la raison d’État, les Lumières ont dû faire face au problème de savoir comment mettre les nations et les souverains au service de l’utilité publique et de relations internationales plus harmonieuses. En ce sens, le fait que l’œuvre de Raynal ne se présente pas comme un récit historique et politique, comme c’était généralement le cas chez les auteurs de la raison d’État, attire l’attention. En effet, il s’agit plutôt d’une histoire philosophique articulée à des descriptions de la politique et de la société. L’histoire philosophique, comme le rappelle Tiago Aparecido dos Santos, a constitué au XVIIIe siècle un nouveau genre qui, englobant également le thème de la colonisation moderne, visait à établir le sens commun de divers processus, ainsi que leur mouvement général11. Il serait cependant erroné d’imaginer que des auteurs comme Diderot aient laissé de côté les considérations fondamentales avancées au XVIe siècle par Nicolas Machiavel (1466-1527) ou par les courants stoïcien et tacitiste représentés par Juste Lipse (1547-1606).
C’est dans ce sens que, dans le passage cité, l’esprit national, avec ses causes constantes et variables, est conçu comme l’une des parties les plus intéressantes et les plus difficiles à suivre dans l’histoire d’un peuple. Si les causes constantes renvoient à la région du globe qu’il habite – proposition cohérente selon la perspective matérialiste de Diderot, qui ancre les lois morales et politiques dans les lois naturelles12 –, les variables, inscrites dans les annales et associées à l’action humaine, sont également capables de produire des effets décisifs. Il y a dès lors dans la conceptualisation, outre une perspective déterministe, une certaine notion de changement et d’historicité. Une telle distinction entre constance et variation permet à l’encyclopédiste, d’une part, d’expliquer la manière dont les sociétés sont conduites vers des configurations déraisonnables et, d’autre part, d’indiquer la manière appropriée de générer des situations raisonnables et cohérentes – tout dépendrait de la capacité de la nation à combiner ses principes spéculatifs avec sa position physique. Puisque le résultat positif d’une telle combinaison consisterait en la splendeur, l’opulence et le bonheur résultant du libre usage des ressources locales, Diderot semble trouver une solution alternative (bien que toujours insuffisante) à celle proposée par certains auteurs de la Raison d’État. Ces auteurs liaient la conservation et l’expansion d’une république donnée à une sorte de prudence politique selon laquelle le traitement minutieux des actes jugés vertueux ou vicieux était aussi important, voire plus important, que l’affirmation de la vertu et la négation du vice.
Il convient toutefois d’ajouter que, même dans le cas de la littérature de la raison d’État, il s’agit de considérer sérieusement à la fois la diversité découlant de l’espace, du temps et des coutumes, ainsi qu’une certaine tendance à la répétition de modèles découlant de l’idée que, comme le proposait la médecine galénique, les individus correspondaient à certains types prévisibles.
En ce sens, une question importante qui mérite d’être posée est de savoir si, en formulant sa pensée, Diderot n’aurait pas produit une sorte de glissement conceptuel aux conséquences décisives. Le philosophe n’aurait-il pas resignifié le thème de la conservation, en le déplaçant du débat sur l’existence des états et en le reliant au problème de la continuité des espèces ? Si tel était le cas, cette opération lui aurait permis de partir de la discussion sur la recherche du bonheur par les individus, de passer par l’adéquation ou à l’inadéquation de l’organisation sociale par rapport au désir personnel, et arriver à la réflexion à propos de la meilleure façon de structurer l’État et de l’insérer dans les relations internationales – toujours sans perdre de vue la complexité des phénomènes impliqués. Cette manière de penser aiderait à comprendre l’enchaînement du raisonnement de Diderot dans le passage cité : si l’esprit national, en conciliant les principes spéculatifs et la position physique, devait guider les peuples, ce qui n’arrivait pas toujours, il ne réglait presque jamais les actions des particuliers, dont les intérêts et les passions les aveuglaient et causaient la ruine publique.
Si ce raisonnement doit beaucoup à l’idée, présente dans plusieurs ouvrages du XVIIIe siècle dont l’Histoire des deux Indes, selon laquelle la civilisation dépendrait du dépassement de l’ancien idéal de conquête au profit de la valorisation du potentiel agrégatif du commerce13, il avait également dans celui-ci une contribution anthropologique14. Pour Diderot, l’espèce humaine – déploiement complexe d’un processus qui va de l’inanimé à l’animé, du végétal à l’animal, des animaux aux êtres humains – est constituée d’une matrice commune dont dérivent des individus divers. Laisser chacun d’eux libre de poursuivre son propre bonheur contribuerait au développement des sociétés, à la préservation et à la multiplication de l’espèce, mais, d’un autre côté, les instincts, les passions et les désirs pourraient prendre un cours désintégrateur et décadent. C’est le point de départ de l’affirmation, présente dans le même chapitre d’ouverture du livre IX, selon laquelle les colonisateurs européens, qu’ils soient Anglais, Français, Espagnols ou Portugais, en franchissant l’équateur, ont laissé tomber le masque de la politesse pour devenir violents et cupides : « C’est un tigre domestique qui rentre dans la forêt. La soif du sang le reprend. Tels se sont montrés tous les Européens, tous indistinctement, dans les contrées du Nouveau Monde, où ils ont porté une fureur commune, la soif de l’or15 ». En d’autres termes, l’accomplissement du désir exigé par la conservation de l’espèce aboutissait, lorsqu’il manquait de modération face à la soif de l’or, à une cupidité effrénée.
Ainsi, le livre sur la colonisation effectuée par les Portugais en Amérique commence par un diagnostic de Diderot qui, bien que court et objectif, renvoie à des éléments fondamentaux de sa pensée : au cours de l’histoire, les nations se civilisent si elles sont guidées par un esprit qui, se fondant sur les conditions naturelles et physiques, conduit à des spéculations propres à leur maintien et à leur multiplication, ce qui n’est pas sans signifier la conservation de l’espèce selon la forme qu’elle assume dans un certain temps et dans un certain espace ; devant la faiblesse de cet esprit national, le choc des passions individuelles non contenues et l’éloignement par rapport à la patrie d’origine, les colonisateurs tendent à se bestialiser. Cependant, au-delà de ce diagnostic, il y a également, dans le même chapitre, l’indication d’une alternative, même si elle est qualifiée d’avortée. Il vaut la peine, pour son importance, de citer le long passage :
N’aurait-il pas été plus humain, plus utile et moins dispendieux de faire passer dans chacune de ces régions lointaines quelques centaines de jeunes hommes, quelques centaines de jeunes femmes ? Les hommes auraient épousé les femmes de la contrée. La consanguinité, le plus prompt et le plus fort des liens, aurait bientôt fait des étrangers et des naturels du pays une seule et même famille.
Dans cette liaison intime, l´habitant sauvage n’aurait pas tardé à comprendre que les arts et les connaissances qu’on lui portait étaient très favorables à l’amélioration de son sort. Il eût pris la plus haute opinion des instituteurs suppliants et modérés que les flots lui auraient amené, et il se serait livré à eux sans réserve.
De cette heureuse confiance serait sortie la paix, qui aurait été impraticable si les nouveaux venus fussent arrivés avec le ton impérieux et le ton imposant de maîtres et d’usurpateurs. Le commerce s’établit sans trouble entre des hommes qui ont des besoins réciproques ; et bientôt ils s’accoutument à regarder comme des amis, comme des frères, ceux que l’intérêt ou d’autres motifs conduisent dans leur contrée. Les Indiens auraient adopté le culte de l’Europe par la raison qu’une religion devient commune à tous les citoyens d’un empire lorsque le gouvernement l’abandonne à elle-même et que l’intolérance et la folie des prêtres n’en sont pas un instrument de discorde. Pareillement la civilisation suit du penchant qui entraîne tout homme à rendre sa condition meilleure, pourvu qu’on ne veuille pas l’y contraindre par la force et que ces avantages ne lui soient pas présentés par des étrangers suspects.
Tels seraient les heureux effets que produirait, dans une colonie naissante, l’attrait du plus impérieux des sens. Point d’armes, point de soldats : mais beaucoup de jeunes femmes pour les hommes, beaucoup de jeunes hommes pour les femmes. Voyons ce qu’en se livrant à des moyens contraires les Portugais ont opéré dans le Brésil16.
L’alternative présentée, à la fois plus humaine, plus utile et moins coûteuse, consisterait à établir des liens de consanguinité entre les étrangers et les autochtones du pays, c’est-à-dire entre les colons portugais et les sauvages, en les considérant comme une seule famille. L’adoption d’une posture modérée, d’un traitement pacifique et d’une confiance mutuelle permettrait aux sauvages d’acquérir les arts et les connaissances nécessaires à leur développement. Puisque le commerce s’établirait sans problème entre des êtres humains aux besoins réciproques, ceux-ci auraient tendance à se considérer comme des amis et des frères. Après tout, selon Diderot, sans contrainte et sans imposition, la tendance est que les humains recherchent une meilleure condition de vie et, par conséquent, se rapprochent de la civilisation. Cependant, rien de tout cela ne s’est produit au Brésil, car les colonisateurs, et pas seulement les Portugais, se sont conduits comme des conquérants dominés par de mauvaises passions. C’est comme si la déraison des individus loin de leur patrie correspondait à la raison d’État pratiquée par les souverains européens à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe.
Sauvages et civilisés
Le jeu qui fait osciller le lecteur entre des propositions déterministes et réformistes traverse toute la contribution diderotienne dans le livre IX, se rapportant toujours tantôt à une conception matérialiste qui explique le cosmos, les espèces et les sociétés sur la base de la finalité de conservation, tantôt à l’affirmation que, vu l’importance du mouvement constant et du flux, aucune unité ne peut être comprise isolément de la variété.
C’est ainsi qu’apparaît la comparaison entre la société sauvage et la société civilisée. Le chapitre II, qui concerne les raisons et les moyens liés à la découverte du Brésil », se termine par une réflexion de l’encyclopédiste sur la relation entre les noms et les choses. Critiquant la confusion qui a conduit à l’attribution de toponymes européens à des parties de l’Amérique, comme dans le cas de l’expression « Indes Occidentales », Diderot se plaint que les ignorants nomment les lieux et les choses selon « des circonstances purement accessoires et toujours étrangères aux qualités physiques des objets désignés » – attitude qui déplaira aux penseurs qui veulent toujours « chercher l’origine dans la nature même ». Il prédit toutefois que la nature finira par reprendre sa primauté : « Mais, tôt ou tard, le climat reprendra son empire et rétablira les choses dans leur ordre et leur nom naturels, toutefois avec ces traces d’altération qu’une grande révolution laisse toujours après elle17 ». Il prévoit donc une révolution déclenchée par la nature, capable de rendre le continent à lui-même, ce qui ne serait pas surprenant, puisque le flux naturel serait quelque chose d’inévitable18 :
Ainsi les hommes, et leurs connaissances, et leurs conjectures, soit vers le passé, soit vers l’avenir, sont les jouets des lois et des mouvements de la nature entière, qui suit son cours sans égard à nos projets et à nos pensées, peut-être même à notre existence, qui n’est qu’une suite momentanée d’un ordre passager comme elle19.
Et c’est en faisant référence à ce potentiel révolutionnaire de la nature, visant à défaire et refaire l’artifice qui vise à la défigurer, que le philosophe introduit le chapitre suivant, à propos du début de la colonisation au Brésil. Ses propos sont catégoriques : « Rien ne prouve mieux cette profonde vérité que l’imprudence et l’instabilité desseins et des mesures de l’homme dans ses plus grandes entreprises, son aveuglement dans sa recherche & plus encore l’usage de ses découvertes20 ».
Comme on le sait, Diderot s’est écarté de la vision pactiste de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), puisqu’il comprenait que les humains, étant le résultat de l’évolution des mutations de la nature et marqués par la finalité de conservation de l’espèce, étaient enclins, avec plus ou moins de médiation, à la vie sociale. Il le dit dans le livre IX : « L’homme, sans doute, est fait pour la société. Sa faiblesse et ses besoins le démontrent21 ». Cependant, si une telle affirmation renvoie à nouveau à l’image d’un matérialisme déterministe, il convient de de souligner que, d’une part, la vision du cosmos et du monde comme un flux continu et, d’autre part, l’idée que les appétits et les désirs naturels, bien que propices à la recherche du bonheur et de la conservation de l’espèce, dégénéraient en une avidité démesurée, consistaient en des éléments analytiques réfractaires aux conceptions naïves du progrès et de la civilisation. En effet, pour l’encyclopédiste, si tout pouvait être civilisé, tout pouvait également être corrompu ; si l’état sauvage pouvait parfois se montrer déplorable, l’état policé dépassait vite le cadre et engendrait les plus grandes barbaries ; si des réformes devaient être pensées et mises en œuvre (et il en a lui-même proposé d’innombrables), l’aveuglement humain payait le prix à une nature révolutionnaire. C’est donc en tant que crise, en tant que dialectique, peut-être en tant que « matérialisme enchanté », comme l’a décrit Élisabeth de Fontenay22, que le monde diderotien doit être vu. Et c’est en ces termes que l’on peut comprendre la comparaison qu’il fait entre société sauvage et société civilisée, ainsi que certaines de ses interprétations de ce que pourrait être le Nouveau Monde.
La première comparaison de ce type présente dans le livre IX concerne la taille des sociétés et leur organisation dans l’espace. Il s’agit d’un bon exemple de l’idée que la civilisation ne consiste pas en un point d’arrivée, mais plutôt en un processus dont les limites ont été dépassées au profit de tendances corruptrices et décadentes. Le chapitre V, intitulé « Caractères et usages des peuples qu’on voulut assujettir à la domination portugaise », commence par deux paragraphes de Diderot dans lesquels la description des Brésiliens, c’est-à-dire des peuples sauvages existant au Brésil, est marquée par la comparaison susmentionnée. Le philosophe, montrant des sociétés de vingt ou trente millions d’habitants et des villes de quatre cents ou cinq cent mille âmes érigées en Europe, les appelle « monstres dans la nature23 » – elles n’avaient pas été formées par la nature et tendaient à être détruites par elle. Maintenues et préservées avec difficulté, caractérisées par un air infectieux, des eaux putréfiées, des terres stériles et une extrême pénurie, elles ont vu proliférer les maladies épidémiques, le crime, les vices et les coutumes dissolues. L’ensemble de ces aspects désastreux a généré deux effets importants pour ceux qui veulent comprendre la conception diderotienne. Tout d’abord, les gens vivaient moins longtemps : « la durée de la vie s’y abrège » – question décisive, car, dans le débat des Lumières, la réponse à la question de savoir si l’état policé était meilleur que l’état sauvage, ou l’inverse, renvoyait constamment à la question de la durée de la vie de l’un ou l’autre. Mais il y avait aussi des conséquences de nature politique :
Ces énormes et funestes entassements d’hommes sont encore un des fléaux de la souveraineté, auteur de laquelle la cupidité appelle et grossit sans interruption la foule des esclaves sous une infinité de fonctions, de dénominations. Ces amas surnaturels de populations sont sujets à fermentation et à corruption pendant la paix. La guerre vient-elle à leur imprimer un mouvement plus vif, le choc en est épouvantable24.
Une fois de plus, l’analyse de Diderot explique le déroulement complexe des phénomènes historiques et sociaux en les associant à la dynamique d’une nature non seulement toujours présente, mais aussi prête à faire payer par la révolution ou la destruction des monstres et anomalies qui la défient. Les « amas surnaturels » sont compris selon un vocabulaire scientifique : en temps de paix, les populations sont sujettes à la « fermentation » et à la corruption ; en temps de guerre, elles sont comme des molécules en mouvement dont le choc est terrifiant. Quoi qu’il en soit, l’une des conséquences les plus significatives de la rupture avec les lois naturelles et de la génération de monstres sociaux a consisté en l’établissement d’une inégalité pernicieuse qui s’est exprimée par l’expansion de la cupidité des possédants et l’augmentation du nombre de personnes mises en esclavage, exploitées pour des fonctions variées. Ainsi, un chemin se dessine. Dans le flux de la vie et de l’histoire, l’énergie de l’espèce déborde des limites de la conservation et, avec cela, génère diverses anomalies, puisque la soif d’or concentre les peuples et les richesses, stimule le despotisme, creuse démesurément les inégalités, et met en scène une multitude de personnes soumises à l’esclavage qui menacent de subvertir la civilisation et d’imposer la logique de la guerre. Cette dialectique de l’esclavage, c’est-à-dire de la servitude comme fruit du monstre qui peut être détruit par elle, est pourtant la dialectique ou la révolution de la nature elle-même. Ce n’est pas un hasard si Diderot est arrivé à formuler clairement son attente que des révoltes éclatent dans le Nouveau Monde, peut-être même menées par un Spartacus noir, ouvrant la voie au démantèlement de la corruption européenne. Poussant la comparaison plus loin, l’encyclopédiste ajoute le deuxième paragraphe de l’introduction du chapitre V :
Les sociétés naturelles sont peu nombreuses. Elles subsistent d’elles-mêmes. On n’y attend point la surabondance incommode de la population pour la diviser. Chaque division va se placer à des distances convenables. Tel fut partout l’état primitif des contrées anciennes ; tel celui du nouveau continent25.
Mais, comme nous l’avons dit, Diderot n’était pas Rousseau, ce qui signifie qu’il ne faut pas attendre de lui une apologie de l’état primitif. Si les sociétés naturelles, telles qu’elles existaient sur le nouveau continent, évitaient les villes immenses et la surabondance de population, en se divisant et en se répartissant selon des distances acceptables, elles ne devaient pas pour autant échapper à la civilisation – elles ne pourraient probablement même pas le faire. Le rôle analytique crucial développé par les comparaisons consistait à trouver ce qui pourrait être le juste milieu le plus approprié, même s’il était difficile de croire que même le meilleur des réformateurs aurait la capacité de conduire les sociétés à ce point précis et de les y fixer. Il ne faut pas oublier que de nombreuses contributions du philosophe à l’Histoire des deux Indes proviennent de réflexions et de textes élaborés en 1774 à l’occasion de son voyage en Russie et de ses rencontres avec Catherine II. Citons par exemple les Mémoires pour Catherine II et les Observations sur le Nakaz26. Les rapprochements entre ces différents ouvrages ont retenu l’attention des spécialistes, car, d’une part, ils permettent de résoudre certaines questions d’érudition documentaire et, d’autre part, ils contribuent à l’organisation systématique de ce que serait la pensée politique de Diderot. Toutefois, ces approches doivent également tenir compte de ce qu’elles apportent en termes analytiques à la compréhension de la Russie et de l’Amérique. En d’autres termes, il semble pertinent de formuler la question suivante : les recherches de Diderot sur le dépassement de la barbarie en Russie auraient-elles contribué à la réflexion de l’auteur sur le Nouveau Monde et la possibilité qu’il devienne différent ? Y aurait-il une sorte de correspondance entre les territoires de l’empire russe et ceux de l’Amérique portugaise ? Bien qu’il ne soit pas possible d’essayer de répondre à ces questions pour l’instant, il est important de les soulever.
À propos du juste-milieu
Dans un autre paragraphe du chapitre V, presque entièrement rédigé par Diderot, se trouve une nouvelle comparaison qui, bien que n’étant pas attribuée au philosophe par M. Duchet, semble être de sa plume. Il s’agit de l’affirmation que les peuples sauvages aimaient la danse, une pratique qui, à côté du chant, était également importante dans l’état policé. Cependant, alors que dans ce dernier cas, la danse et le chant étaient enseignés par des maîtres, chez les peuples sauvages, ces pratiques étaient des signes presque naturels de concorde, d’amitié, de tendresse et de plaisir : « Le sauvage n’a d’autre maître que sa passion, son cœur et la nature. Ce qu’il sent nous le simulons. Aussi le sauvage qui chante ou qui danse est-il toujours heureux27 ». Ici, le contrepoint entre le sentiment et la simulation exprime de manière cruciale la différence entre les états primitifs et civilisés. Danser et chanter comme les sauvages signifie devenir heureux en suivant sa propre passion et sa propre nature, une attitude qui s’écarte de l’exercice de simulation pratiqué, par exemple, à la cour. Mais s’agirait-il d’abandonner tous les artifices enseignés par les maîtres et de s’enfoncer dans les forêts ? Certainement pas. Peut-être pourrait-on dire que le progrès du sentiment serait ce qui ferait reculer l’artifice à sa juste mesure au lieu de déborder des limites de la civilisation et de corrompre les sociétés.
Se retrouver dans un état sauvage équivaudrait en quelque sorte à se retrouver dans un état policé, puisque dans les deux cas, quelque chose se perdrait et quelque chose se gagnerait : le sentiment naturel de bonheur coexisterait avec la rusticité matérielle, mais les plaisirs du confort s’accompagneraient de mauvaises habitudes. Une telle façon de concevoir la civilisation éloignait même Diderot de Raynal, ce dernier se montrant généralement tributaire des courants qui l’identifient au doux commerce28. Ainsi, il est dit quelques lignes plus loin, toujours au chapitre V, que l’amour de la patrie, affection dominante dans les états policés, bien qu’il soit fondamental pour que chaque nation puisse conserver son caractère, ses usages et ses goûts – son esprit national, en somme –, n’était qu’un sentiment factice inconnu de l’état naturel. Après avoir énoncé cela, l’encyclopédiste développe tout un raisonnement qui, outre qu’il associe l’état de nature à l’enfance, explicite combien la vie morale, que ce soit dans son sens éthique ou psychologique, doit à sa plus ou moins grande proximité avec le monde physique.
Le cours de la vie morale du sauvage est entièrement opposé à celle de l’homme social. Celui-ci ne jouit des bienfaits de la nature que dans son enfance. À mesure que ses forces et sa raison se développent, il perd de vue le présent pour s’occuper tout entier de l’avenir. Ainsi, l’âge des passions et des plaisirs, le temps sacré que la nature destinait à la jouissance, se passe dans la spéculation et dans l’amertume. Le cœur se refuse ce qu’il désire, se reproche ce qu’il s’est permis, également tourmenté par l’usage et la privation des biens qui le flattent. Regrettant sans cesse la liberté qu’il a toujours sacrifiée, l’homme revient, en soupirant, sur ses premières années que des objets toujours nouveaux entretenaient d’un sentiment continuel de curiosité et d’espérance. Il se rappelle avec attendrissement le séjour de son enfance. Le souvenir de ses innocents plaisirs embellit sans cesse l’image de son berceau et le retient ou le ramène dans sa patrie ; tandis que le sauvage, qui jouit, à chaque époque de sa vie, des plaisirs et des biens qu’elle doit amener et qui ne le sacrifie pas à l’espérance d’une vieillesse moins laborieuse, trouve également dans tous les lieux les objets analogues au désir qu’il éprouve, sent que la source de son plaisir est en lui-même et que sa patrie est partout29.
La situation morale du civilisé qui découle de cette description est traversée par la mélancolie, car ce qui lui resterait de l’expérience naturelle et largement agréable le renvoie au souvenir de l’enfance et à l’amour de la patrie. Pour le reste, les passions, les plaisirs, le cœur, le désir, la jouissance et la liberté avaient cédé la place à la spéculation, à l’amertume, aux privations, aux sacrifices et aux tourments liés au besoin de reconnaissance sociale. Par conséquent, si les individus civilisés se réfugiaient dans leur patrie, ayant à faire face aux lois de leur société et aux maximes de leur État, les sauvages n’aimaient aucun lieu, car leur patrie était leur corps et leur corps était partout. Bien que ce raisonnement doive beaucoup à la manière dont Rousseau a idéalisé l’enfance et l’état de nature, il aboutit à des conclusions différentes de celles défendues par le Genevois – dont, finalement, Diderot se distancie aussi personnellement. C’est dans ce même chapitre V que sa propre solution apparaît en termes catégoriques. Comparant la situation des femmes sauvages à celle des femmes civilisées, l’auteur dit avoir trouvé plus d’un exemple à travers lequel on pouvait constater, selon lui, que ces dernières adoptaient des attitudes similaires à celles des premières – par exemple, concernant l’allaitement de leurs propres enfants. Il s’interroge alors :
Que signifient ces utiles et sages innovations ? Si ce n’est que l’homme ne peut s’écarter indiscrètement des lois de la nature sans nuire à son bonheur. Dans tous les siècles à venir, l’homme sauvage s’avancera pas à pas vers l’état civilisé. L’homme civilisé reviendra vers son état primitif ; d’où le philosophe conclura qu’il existe dans l’intervalle qui les sépare un point où réside la félicité de l’espèce. Mais qui est-ce qui fixera ce point ? Et s’il était fixé, quelle serait l’autorité capable d’y diriger, d’y arrêter l’homme30 ?
Étant donné que de tels propos apparaissent dans l’Histoire des deux Indes et notamment dans le livre relatif à l’Amérique portugaise, il serait encore plausible de se demander si ce juste milieu ne pourrait pas être fixé dans le Nouveau Monde. La comparaison – faite, rappelons-le, dans le long chapitre sur le caractère et les coutumes des Brésiliens – entre l’ancienne hospitalité et la dynamique commerciale moderne suggère une réponse affirmative. Selon Diderot, les persécutés, les expatriés et les aventuriers d’autrefois, qui, qu’ils soient ou non coupables et libertins, trouvaient refuge dans des régions étrangères, seraient devenus le germe des amitiés séculaires entre familles et nations, puisque les hébergeurs d’aujourd’hui pouvaient devenir les hébergés de demain. Mais avec l’essor de la civilisation, du commerce, des signes représentant la richesse et la communication facile entre les peuples, l’hospitalité avait cédé la place à des hommes industrialisés et ambitieux qui ne concevaient pas l’étranger comme un ami ou un frère, mais comme leur premier serviteur. Ainsi, « la sainte hospitalité, éteinte partout où la police et les institutions sociales ont fait des progrès, ne se retrouve plus que chez les nations sauvages et d’une manière plus marquée au Brésil que partout ailleurs31 ». En plus d’être hospitaliers, les Brésiliens ne sont pas indifférents face à leurs morts, les considérant avec tendresse et complaisance, louant leurs vertus et les respectant. Ils n’étaient pas non plus conduits à la guerre par l’intérêt ou l’ambition, mais par un désir de vengeance exprimé dans la rhétorique des orateurs qui rappelaient les écrits d’Homère et des historiens romains. En s’exprimant ainsi, Diderot semblait prendre tout un virage, puisque, partant de la critique de l’éthique guerrière qui détruisait tout, il parvenait à souligner les bienfaits du commerce moderne, signalait les conséquences de la soif corruptrice de l’or et, enfin, redécouvrait la consanguinité, l’hospitalité et l’honneur encore proches de l’état sauvage, afin d’y puiser les éléments pour la construction d’un monde nouveau.
Mais le virage ne s’est pas arrêté là ; au contraire, il a recommencé. L’honneur démontré par les Brésiliens apparaissait également, dans un passage qui n’est pas à proprement parler celui de Diderot, étant donné qu’ils ont utilisé la guerre avant tout pour acquérir des prisonniers à sacrifier dans un rituel anthropophagique. Le sens rituel et honorable de l’anthropophagie n’est pas ignoré dans l’Histoire puisqu’elle ne manque pas de souligner l’utilisation exclusive d’adversaires vivants, et jamais de ceux tués au combat, ainsi que son rôle dans la transformation des jeunes hommes en guerriers intrépides. Diderot, cependant, reprend rapidement la plume avec l’intention d’insérer la pratique anthropophagique dans un modèle étapiste, bien qu’ambigument circulaire et dialectique, fondé sur le contrepoint entre barbarie et civilisation. Il introduit ensuite une expression décisive : « Le sort des prisonniers de guerre a suivi les différents âges de la raison32 ». Ainsi, les différentes étapes – les nations plus civilisées qui récupèrent ou échangent les prisonniers, les peuples semi-barbares qui les réduisent en esclavage, les sauvages ordinaires qui les massacrent sans les tourmenter, et les plus sauvages des hommes qui les tourmentent, les égorgent et les mangent – sont associées à différentes époques de la raison, et il y a apparemment un mouvement d’ascension ou de descente susceptible de conduire tantôt à la lumière, tantôt aux ténèbres. Après tout, si les Brésiliens mangent des prisonniers, les colonisateurs portugais les ont réduits en esclavage. C’est d’ailleurs la compréhension qu’il n’y a pas de voie à sens unique lorsque le sujet implique les passions et la raison qui conduit Diderot à s’éloigner de l’idéalisation simultanée de l’anthropophagie, conçue par lui comme « leur exécrable droit des gens » :
Cette anthropophagie a longtemps passé pour une chimère dans l’esprit de quelques sceptiques. Ils ne pouvaient se persuader que le besoin eût réduit aucune nation à la cruelle nécessité de se repaître des entrailles de l’homme ; et ils croyaient encore moins qu’on se fût porté à cette atrocité sans y être forcé par une privation absolue de tous les soutiens de la vie. Depuis que des faits plus multipliés, des témoignages plus imposants, des relations plus authentiques ont dissipé les doutes des plus incrédules, on a vu des philosophes qui cherchaient à justifier cette pratique de plusieurs peuples sauvages. Ils ont continué à s’élever avec force contre la barbarie des souverains qui par un caprice envoyaient leurs sujets aux boucheries de la guerre, mais ils ont pensé qu’il était indifférent qu’un cadavre fût dévoré par un homme ou par un vautour.
Peut-être, en effet, cet usage n’a-t-il en lui-même rien de criminel, rien qui répugne à la morale ; mais combien les conséquences n’en seraient-elles pas pernicieuses ? Quand vous aurez autorisé l’homme à manger la chair de l’homme, si son palais y trouve de la saveur, il ne vous restera plus qu’à rendre la vapeur du sang agréable à l’odorat des tyrans. Imaginez alors ces deux phénomènes communs sur la surface du globe et arrêtez vos regards sur l’espèce humaine, si vous pouvez en supporter le spectacle33.
Ce passage est en effet très riche d’un point de vue analytique et dans les efforts de reconstitution de la pensée diderotienne. D’emblée, en soulignant qu’il est inexact de concevoir l’anthropophagie comme une chimère, l’auteur distingue deux situations : l’une directement liée à la conservation de l’espèce (le besoin cruel de se nourrir des entrailles de ses congénères) et l’autre dans laquelle la consommation de chair humaine devient une coutume (c’est-à-dire qu’elle est pratiquée sans privation absolue). Plus loin, dans le deuxième paragraphe, cette deuxième situation est définie plus précisément. Si la finalité de la conservation est liée à la recherche du bonheur et, dès lors, à la satisfaction des sens, l’anthropophagie peut à proprement parler être interprétée comme une coutume dérivée des effets agréables ressentis par le palais. Diderot, cependant, pense être en mesure de considérer la pratique comme répugnante précisément parce qu’il évalue que le passage des exigences de la nature à la constitution d’habitudes et d’usages ne s’effectue pas sans médiations et variations, qu’elles soient relatives à des régions, des peuples ou des individus différents.
Ainsi, comme cela a été mentionné plus haut, il y a tantôt un déterminisme en tant que tel, tantôt la possibilité de développements sociaux multiples. C’est d’ailleurs au milieu de telles conditions que se joue le jeu de la civilisation et de la barbarie. Le philosophe exprime clairement une telle perspective lorsqu’il affirme qu’il peut n’y avoir dans la coutume anthropophagique elle-même rien de criminel ou d’opposé à la morale. En d’autres termes, peut-être que dans cette société, insérée dans cet environnement naturel et orientée vers ses propres formes de conservation et de satisfaction du bonheur, la consommation de chair humaine deviendrait une habitude acceptable. Mais le relativisme anthropologique de Diderot doit être compris comme faisant partie d’un modèle analytique dans lequel la multiplicité des coutumes s’articule à diverses étapes qui, cycliquement ou dialectiquement, produisent lumière et ténèbres, barbarie et civilisation. Ce qui est en jeu dans la complexité de ce flux cosmique et historique, c’est la continuité même de l’espèce, c’est-à-dire que les excès destructeurs peuvent conduire à la fin de l’humanité. C’est pourquoi, tout en reconnaissant le caractère spécifique des peuples sauvages par rapport aux nations européennes, l’encyclopédiste n’hésite pas à comparer le sens avec le sens, c’est-à-dire le palais des Brésiliens avec l’odorat des tyrans enchantés par la vapeur du sang. Un scénario effrayant se dessine alors : le carnage de la guerre dite civilisée et la barbarie de l’anthropophagie tendent, ensemble, à générer une telle décadence de l’espèce humaine que ses membres ne se distinguent plus des vautours.
Entre les missionnaires et les bêtes
C’est en ces termes que Diderot termine le long chapitre V. Après avoir décrit le caractère des Brésiliens, il a été possible d’aborder l’épineuse question du rôle des missionnaires en Amérique. Le ton paradoxal de son approche ne surprend pas, car si les Jésuites étaient communément associés par les Lumières à l’ignorance et au despotisme, ils avaient également tendance à être valorisés pour leur action civilisatrice auprès des sauvages – en bonne partie parce qu’ils servaient de contrepoint à la férocité des conquistadors :
Si quelqu’un doutait de ces heureux effets de la bienfaisance et de l’humanité sur des peuples sauvages, qu’il compare les progrès que les jésuites ont fait en très peu de temps dans l’Amérique Méridionale avec ceux que les armes et les vaisseaux de l’Espagne et du Portugal ont pu faire dans deux siècles. Tandis que des milliers de soldats changeaient deux grands empires policés en déserts de sauvages errants, quelques missionnaires ont changé de petites nations errantes en plusieurs grands peuples policés34.
Indépendamment de la manière dont les sources utilisées par Diderot ont impacté sa définition de l’action missionnaire des Jésuites comme étant charitable et humanitaire, le fait est qu’une telle image était en accord avec les mots qu’il écrivait au tout début du livre IX : le moyen efficace de civiliser les indigènes consistait à réunir colonisateurs et colonisés en une grande famille, ainsi qu’à introduire par affabilité, et non par force, le commerce et les manières européennes, car les humains étaient naturellement enclins à rechercher une vie meilleure.
Selon l’auteur, la corruption qui a causé la perte des Jésuites, malgré leurs importantes contributions, provenait, d’une part, de l’influence maligne des cours européennes, en particulier celle de Rome, et, d’autre part, d’un zèle illimité pour la religion qui en faisait des ennemis secrets du savoir et des persécuteurs de la philosophie. Si ce n’était leur désir despotique, « l’ancien et le Nouveau Monde jouiraient encore des travaux d’un corps qu’on pouvait rendre utile, en l’empêchant d’être nécessaire ». Plus loin, « Le dix-huitième siècle n’aurait pas à rougir des atrocités qui ont accompagné son anéantissement. L’univers continuerait à être arrosé de leurs sueurs et fécondé par leur entreprises35 ». L’ambiguïté dans le traitement des missionnaires apparaît également dans la longue reproduction d’un sermon du père Antônio Vieira, défini comme « le plus véhément et le plus extraordinaire qu’on ait peut-être jamais entendu dans aucune chaire chrétienne36 ».
Cette ambiguïté doit être comprise en partie comme le résultat des différences entre les contextes vécus par les missionnaires, c’est-à-dire que s’ils se trouvaient parmi des personnes civilisées, ils avaient tendance à dépasser les limites des passions, mais s’ils se trouvaient parmi des sauvages, ils étaient enclins à assumer la tendresse que les parents ont pour leurs enfants innocents et non éduqués. C’était comme s’ils avaient laissé leur soif d’or sur le Vieux Continent. Ainsi, alors que les colonisateurs, en arrivant en Amérique, sont immédiatement devenus des tigres dans la forêt et ont rejeté les stratégies de réciprocité, les missionnaires, à leur tour, sont passés par une certaine mutation précisément parce que la catéchèse exigeait une certaine insertion dans l’univers des catéchisés. Ce n’est pas un hasard si, dans le chapitre XI, consacré à la description de l’établissement des Portugais sur le fleuve Amazone, Diderot insère cinq paragraphes dans lesquels il aborde deux thèmes fondamentaux, liés aux questions déjà évoquées ci-avant : la faiblesse de la fantaisie espagnole en Amérique et la difficulté de maintenir la fable des Amazones face aux nouvelles connaissances sur la nature et l’espèce humaine. En ce qui concerne le premier thème, le traitement renvoie à un type de comparaison toujours récurrent dans l’Histoire des deux Indes, à savoir celui qui compare les peuples anciens et modernes, en particulier ceux qui ont promu une certaine forme d’expansion, qu’elle soit ancrée dans une conquête destructrice, comme chez les Romains, ou dans une intégration commerciale, comme chez les Grecs.
Le philosophe attire l’attention sur le fait que les Espagnols, même face à des lieux singuliers, des plantes et des animaux variés, des coutumes pittoresques et une race d’hommes inconnue, n’auraient généré aucun prodige au cours de leurs conquêtes dans le Nouveau Monde. Cet aspect mériterait d’être souligné parce que les colonisateurs espagnols, même sans posséder la vérité, la délicatesse du goût ou la sensibilité et la grâce des Grecs, auraient été compensés par la nature – et c’est là une autre idée diderotienne à observer : la compensation naturelle – par une fierté de caractère, une élévation de l’âme et une imagination féconde qui n’ont été accordées à aucune autre nation. Mais alors, pourquoi sont-ils allés jusqu’à transporter avec arrogance la fable des Amazones dans le Nouveau Monde, en diffusant l’existence en Amérique d’une « république de femmes guerrières qui ne vivaient pas en société avec des hommes, et qui ne les admettaient parmi elle qu’une fois l’année pour le plaisir de se perpétuer37 » ? Parce qu’ils ne pouvaient penser qu’à une seule intention : « à tuer, à massacrer, à piller38 ». La cupidité sans limite les a conduits non seulement à la condition sauvage, mais aussi à la frontière même qui sépare l’homme de l’animal : « La recherche de l’or, qui le tient courbé vers le pied des montagnes, réduit à la posture et à la stupidité de la brute39 ».
Face à cette animalisation, l’image des missionnaires semblait beaucoup plus raisonnable. Mais avant de tenter d’expliquer ce qui les anime, Diderot juge important de discuter plus sérieusement de l’idée d’une république de femmes, certainement parce que son caractère subversif ne pouvait pas lui échapper. L’acceptation de la participation des femmes aux affaires politiques serait-elle un des pas en arrière que la civilisation devrait faire à la recherche du juste milieu, dans lequel, d’une certaine manière, même précaire, les peuples, la nature et les coutumes sauvages et civilisées pourraient s’articuler ? On ne sait pas si Diderot est arrivé à effectivement formuler cette question, mais s’il l’a fait, c’est pour y répondre négativement :
Mais des femmes qui avaient une aversion si décidée pour les hommes, pouvaient-elles consentir à devenir mères ? Mais des époux pouvaient-ils aller chercher des épouses dont ils avaient rendu la condition intolérable et qui les chassaient dès que l’ouvrage de la génération était achevé ? Mais le sexe le plus doux, le plus compatissant, pouvait-il exposer ou égorger ses enfants sous prétexte que ces enfants n’étaient pas des filles, et commettre de sang-froid, d’un accord général, des atrocités qui appartiennent à peine à quelques individus qu’agitent la rage et le désespoir ? Mais une république aristocratique ou démocratique, qu’il faut être capable de gouverner, pouvait-elle être régie par un sénat de femmes, quoiqu’un état monarchique ou despotique, où il ne faut que vouloir, l’ait été, puisse l’être encore par une seule femme ? Que l’on considère la faiblesse organique du sexe, son état presque toujours valétudinaire, sa pusillanimité naturelle, la dureté des travaux de l’état social pendant la paix et pendant la guerre, l’horreur du sang, la crainte des périls, et que l’on tâche de concilier tous ces obstacles avec la possibilité d’une république de femmes40.
Si, dans un premier temps, il semblait possible de rapprocher une république de femmes, par la douceur et la compassion, d’une société plus civilisée et plus équilibrée, ces espoirs seraient rapidement anéantis par les jeux de compensation ou de non-compensation imposés par la nature : les femmes ne pouvaient en effet pas gouverner parce que le gouvernement exigeait force et résistance, alors qu’elles étaient marquées par la faiblesse organique, la maladie, la lâcheté et la peur. En somme, il leur manquait la virilité, la virtù machiavélienne ou de toute autre qualité virile nécessaire au commandement – un argument qui donne à nouveau le sentiment que l’encyclopédiste a déplacé la question de la conservation de l’État vers le domaine de la nature. Le sexe féminin, en somme, ne pouvait prendre les rênes du gouvernement ou rejeter catégoriquement la maternité que s’il devenait une fable ou une aberration naturelle. Il y avait, cependant, une autre question :
Si quelques préjugés bizarres ont pu former au milieu de nous des congrégations de l’un et de l’autre sexe, qui vivent séparés malgré le besoin et le désir naturel qui devraient les rapprocher et les réunir, il n’est pas dans l’ordre des choses que le hasard ait composé des peuples d’hommes sans femmes, encore moins un peuple de femmes sans hommes41.
Bien qu’à la fin de ce passage Diderot renforce la thèse selon laquelle il y aurait une certaine supériorité naturelle de l’homme sur la femme, puisque cette dernière, sans pouvoir gouverner, ne pourrait survivre. Il faut souligner le rôle joué par la nécessité et le désir dans la conservation et la multiplication de tous. La distanciation entre les deux sexes et la négation du désir féminin sont perçues comme étranges, et sur ce point nous trouvons une autre comparaison entre le civilisé et le sauvage, entre nous et eux. Il est bon de rappeler, comme le fait Élisabeth de Fontenay, que la différence entre le masculin et le féminin pouvait être lue aussi bien selon la clé interprétative du déterminisme – le hasard subjugué par l’ordre des choses – que par celle du flux cosmique. Dans ce dernier cas, la distinction entre l’homme et la femme s’est traduite par une conception de l’humanité peu encline à la métaphysique, c’est-à-dire par l’idée que, de même que la frontière entre les plantes et les animaux ou entre les animaux et les humains était instable, la frontière entre les deux sexes l’était aussi. Une conséquence décisive de ce raisonnement était la conclusion que chaque nouveau-né constituait un être hybride42. Ainsi, la variation et l’hybridité étaient conçues comme constitutives de l’ordre lui-même.
Cette rencontre heureuse, bien qu’incertaine, entre des tendances distinctes qui, en dépit des stéréotypes, accordaient de l’importance au désir féminin et aux instincts sauvages, est cruciale pour la compréhension de la vision diderotienne sur les missionnaires dans le livre IX de l’Histoire des deux Indes. Le philosophe, toujours attentif aux relations complexes entre les penchants naturels et les coutumes, se questionne plus loin, dans le même chapitre XI, pour quelle raison, ou plutôt « par quelle étrange manie », les prêtres, ces « hommes rares43 », abandonnent les conforts de leur patrie et s’éloignent des parents et des amis pour aller dans les forêts et se soumettre à la misère, à la fatigue et aux dangers de toutes sortes. S’il y avait quelque chose de maniaque à canaliser l’énergie vitale dans des expériences mettant en danger la préservation de soi, il était nécessaire d’en comprendre le sens. Peut-être est-ce l’enthousiasme de la religion, le respect aveugle du vœu d’obéissance ou encore « par un sentiment profond de commisération pour une portion de l’espèce humaine que l’on s’est proposé d’arracher à l’ignorance, à la stupidité et à la misère44 » – le regard porté sur les missionnaires ne recule jamais devant l’ambiguïté. Cependant, une chose lui paraissait certaine : il ne s’agissait pas de devenir des sauvages en vivant parmi eux ; ce qui soutenait les missionnaires, c’était la plus louable des vanités humaines, c’est-à-dire être aimé et reconnu en raison de la pratique d’actions justes et généreuses :
Mon ami, me disait un vieux missionnaire qui avait vécu trente ans au milieu de forêts, qui était tombé dans un profond ennui depuis qu’il était rentré dans son pays, et qui soupirait sans cesse après ses chers sauvages : mon ami, vous ne savez ce que c’est que d’être le roi, presque le dieu d’une multitude d’hommes qui vous doivent le peu de bonheur dont ils jouissent et dont l’occupation assidue est de vous en témoigner leur reconnaissance. Ils ont parcouru des forêts immenses, ils reviennent tombant de lassitude et d’inanition, ils n’ont tué qu’une pièce de gibier, et pour qui croyez-vous qu’ils l’aient réservée ? C’est pour le PÈRE, car c’est ainsi qu’ils nous appellent, et en effet ce sont nos enfants. Notre présence suspend leurs querelles. Un souverain ne dort pas plus sûrement au milieu de ses gardes que nous au milieu de nos sauvages. C’est à côté d’eux que je veux aller finir mes jours45.
Bien que nous puissions voir une certaine contradiction entre les observations précédentes faites par Diderot dans le livre IX sur la vie des sauvages et la déclaration selon laquelle le peu de bonheur qu’ils connaissaient provenait de l’action des missionnaires, ce qui semble agir de fait dans ce passage est l’effet rhétorique obtenu par l’utilisation du discours direct. En réalité, le passage présente une cohérence par rapport à l’analyse que l’encyclopédiste esquisse au fil des pages. Ici, c’est comme si les missionnaires – reçus métaphoriquement comme des rois et des dieux, mais effectivement comme des pères – avait trouvé l’hospitalité et permis à l’état sauvage de faire quelques pas en avant. Cependant, ce mouvement en entraîna un autre en sens inverse : l’état de civilisation fit quelques pas en arrière, et l’on pouvait dormir parmi ses enfants avec beaucoup plus de sécurité que le souverain parmi ses gardes. L’attitude fraternelle, ou plus précisément filiale, avait pour effet des échanges et des correspondances d’ordre à la fois social, économique et politique, qui étaient porteurs de sens lorsque qu’il s’agissait d’évoquer le thème de la réforme des nations européennes.
Le tigre et le loup
Les analyses de Diderot, il est important de le rappeler, même si elles peuvent générer un sentiment de cohérence lorsqu’elles sont placées côte à côte, doivent être comprises comme faisant partie d’un ensemble plus vaste, le livre IX de l’Histoire, dans lequel se trouvent également des discours aux origines et aux orientations différentes. Par ailleurs, s’il convient d’affirmer avec Michèle Duchet l’existence d’une écriture fragmentaire, il ne faut négliger ni les contradictions nées de l’utilisation de sources et de réflexions de tonalités différentes – comme dans le cas des descriptions de voyageurs, de l’appropriation par Raynal de préceptes physiocratiques ou de documents organisés par des autorités, dans le style de celui fourni par le Vicomte de Balsemão – ni les effets de la distribution fragmentaire des passages diderotiens. Il faut également considérer que si Diderot a contribué à la composition finale de l’Histoire, il s’est également servi du matériel qu’elle contient, particulièrement celui de la deuxième édition, pour préparer ses évaluations. Au milieu de ces deux opérations, il y avait parfois des ajustements et ou des lacunes.
Par exemple, l’encyclopédiste utilise des informations concernant l’institution du Directoire des Indiens dans les possessions portugaises d’Amérique entre 1755 et 1758, dont une partie au moins a été obtenue par le Vicomte de Balsemão, pour insérer une digression inattendue sur les relations entre gouvernants et gouvernés. Avant de l’évoquer, il convient de mentionner que l’institution du Directoire n’est pas traitée dans l’Histoire avec ce terme spécifique, probablement pour des raisons liées à l’ampleur du public que l’ouvrage souhaitait atteindre. Depuis les notes fournies par Balsemão, en passant par leur appropriation par Raynal, jusqu’à leur publication dans le livre IX en 1780, certaines opérations de traduction étaient inévitables. Au Portugal déjà, les compilateurs des notes du vicomte devaient être attentifs au fait que de nombreux noms d’organes administratifs portugais étaient incompréhensibles pour les étrangers, voire intraduisibles. Ainsi, ces noms ont parfois été remplacés par des termes proches en français, parfois accompagnés de courtes phrases explicatives ou de passages plus longs décrivant l’idée générale. Le Directoire appartient à cette dernière catégorie, puisque, cité et caractérisé aux points 17, 18, 19 et 20 du § III des notes de Balsemão, il apparaît comme « un règlement économique » appliqué à diverses « peuplades » (villages) commandées par un « directeur ou économe portugais46 ». Dans l’Histoire des deux Indes, le terme « Directoire » n’est pas utilisé, mais son institution apparaît implicitement comme le résultat final d’une séquence de tentatives d’extinction de l’esclavage indigène.
Cette stratégie a permis d’identifier la législation du Directoire, et ce qu’elle a institué, avec la mise en œuvre de la liberté des indiens « Ce ne fut qu’en 1755 que tous les Brésiliens furent réellement libres47 ». Les problèmes de traduction étaient parfois accompagnés de simplifications qui compromettaient le contenu. Ce n’est pas un hasard si l’affirmation citée est suivie d’une autre tirée de l’appropriation que Raynal fait du point 17 des notes : « Le gouvernement les déclara citoyens à cette époque. Ils durent jouir de ce titre de la même manière des conquérants. La même carrière fut ouverte à leurs talents et ils purent aspirer aux mêmes honneurs48 ». Il est également important de souligner que l’utilisation de certaines sources pouvait entraîner des changements de vocabulaire importants et non explicites. Ainsi, les termes « sauvages », « brésiliens » et « peuples d’Amérique », qui prédominent pendant une grande partie du livre IX, commencent à coexister, surtout après l’incorporation de sources provenant des autorités portugaises, avec le mot « indiens » et ses dérivés. Rappelons que, comme nous l’avons mentionné plus haut, Diderot n’a pas manqué de critiquer l’inadéquation de l’utilisation du nom « Indes Occidentales », car il ne correspondrait pas aux spécificités de la nature rencontrée par les colonisateurs. C’est essentiellement à partir du chapitre XIV que les données de Balsemão commencent à être utilisées de manière plus systématique, et c’est pourquoi le titre du chapitre XV attire l’attention : « Quel a été, quel est au Brésil le sort des Indiens soumis au Portugal ».
L’intention de cet article n’est pas d’évaluer la manière dont les notes de Balsemão ont été incorporées ou non dans l’Histoire des deux Indes. Le cas du Directoire des Indiens est cité, car il permet de comprendre comment son appropriation par Raynal a contribué de manière décisive à la formulation par Diderot d’un type particulier de digression sur le sujet. Si, d’une part, on peut dire que l’abbé a évité de manière critique certaines expressions et visions édulcorées dans la source, comme « une législation plus douce », d’autre part, il a apporté des changements importants. Outre le fait qu’il a remplacé le mot « régnicoles » par « conquérants » au moment de dire que les droits de ceux-ci ont été attribués aux Brésiliens depuis 1755, il a laissé de côté les phrases visant à définir le fonctionnement du Directoire, donnant ainsi l’impression que la nouvelle législation était fondamentalement synonyme de grande liberté. Les notes de Balsemão n’utilisaient pas le terme « citoyens » et allaient même jusqu’à critiquer l’insuffisance de la nouvelle loi, car, bien qu’au point 18 elles faisaient référence à l’incapacité supposée des Indiens à se gouverner eux-mêmes, elles considéraient qu’ils étaient encore soumis à une « tutelle barbare », résultat de ce qui reste des préjugés jésuites. Stéréotypant la description du sujet, Raynal trouve les conditions pour conclure par un regret : « Un événement si propre à attendrir les cœurs sensibles fut à peine remarqué49 ».
Il s’agissait donc d’une situation inquiétante : « une révolution favorable à l’humanité échappe presque généralement, même au milieu du dix-huitième siècle, de ce siècle de lumières, de philosophie50 ». L’explication de cette indifférence à l’égard d’une réforme concernant ce qui était l’une des questions les plus brûlantes des Lumières, à savoir la fin de l’esclavage, semblait, selon Diderot, dire quelque chose de la décadence causée par la civilisation elle-même. Comme celui qui monte à la tribune pour s’adresser aux citoyens, le philosophe se sert de l’instrument rhétorique et prononce un discours :
On fronde avec amertume les fausses opérations du gouvernement ; et lorsqu’il lui arrive, par hasard, d’en faire une bonne, on garde le silence. Peuples, dites-moi, est-ce donc la reconnaissance que vous devez à ceux qui s’occupent de votre bonheur ? Cette espèce d’ingratitude est-elle bien propre à les attacher à leurs pénibles devoirs ? Est-ce ainsi que vous les engagerez à les remplir avec distinction ? Si vous voulez qu’ils soient attentifs au murmure de votre mécontentement lorsqu’ils vous vexent, que les cris de votre joie frappent leurs oreilles avec éclat lorsque vous en êtes soulagés. A-t-on allégé le fardeau de l’impôt, illuminez vos maisons, sortez en tumulte, remplissez vos temples et vos rues, allumez des bûchers, chantez et dansez à l’entour, prononcez avec allégresse, bénissez le nom de votre bienfaiteur. Quel est celui d’entre les administrateurs de l’empire qui ne soit flatté de cet hommage ? Quel est celui qui se résoudra, soit à sortir de place, soit à mourir, sans l’avoir reçu ? Quel est celui qui ne désirera pas d’augmenter le nombre de ces espèces de triomphes ? Quel est celui dont les petits-fils n’entendront pas dire avec un noble orgueil : son aïeul fit allumer quatre fois, cinq fois les feux pendant la durée de son administration ? Quel est celui qui n’ambitionnera pas de laisser à ses descendants cette sorte d’illustration ? Quel est celui sur le marbre funéraire duquel on oserait annoncer le poste qu’il occupa pendant sa vie sans faire mention de fêtes publiques que vous célébrâtes en son honneur ? Cette réticence transformerait l’inscription en une satire. Peuples, vous êtes également vils, et dans la misère, et dans la félicité ; vous ne savez ni vous plaindre, ni vous réjouir51.
Le contrepoint initial entre les bonnes et les fausses opérations (incorrectes, illusoires) renvoie peut-être à des questions héritées de la tradition machiavélienne, qui, comme on le sait, a été abordée dans l’Encyclopédie. La manière dont Diderot a lui-même traité l’entrée « Machiavelisme », publiée en 1765, est connue et curieuse. Si le philosophe part de l’affirmation commune selon laquelle le terme désigne une « espèce de politique détestable qu’on peut rendre en deux mots, par l’art de tyranniser », il prend l’auteur florentin au sérieux, souligne son érudition, met en évidence son importance pour la morale et la politique, esquisse sa biographie et propose la thèse selon laquelle son traité sur le prince a été écrit pour enseigner à ses concitoyens à se défendre contre des seigneurs tyranniques. En ce sens, il critique les contemporains et les détracteurs de Machiavel : « ils prirent une satire pour un éloge52 ». Il convient également de noter que, tant dans le passage cité de l’Histoire que dans l’entrée de l’Encyclopédie, Diderot utilise également le mot « satire », avec la même orthographe de l’époque : « satyre ». Si l’on considère que l’utilisation du terme est bien volontaire, on peut interpréter ainsi les propos du philosophe : l’absence d’éloges lors d’hommages publics rendus à un gouvernant après sa mort indiquerait que, précisément, il ne mérite pas l’éloge mais la réprobation, le blâme. Ce faisant, s’il est un mauvais gouvernant, il s’agit alors de l’associer à un tyran. Les deux entrées de l’Encyclopédie dialoguent en opposant le bon au mauvais gouvernant dont la tyrannie – puisqu’il est mauvais – est digne de satire. Le discours de Diderot, en ce sens, représenterait aussi une tentative d’apprendre aux peuples à traiter avec des gouvernants capables de devenir des bêtes féroces : les critiquer avec amertume les rendait méfiants et suspicieux ; reconnaître leurs succès avec ostentation les flattait.
Il est intéressant d’établir une relation entre cet appel diderotien aux peuples et la description précédente de l’intense dévouement des Brésiliens aux missionnaires. L’action des Jésuites était-elle, après tout, et malgré toutes les critiques contre le fanatisme et le despotisme, un exemple à suivre pour les gouvernants et les gouvernés européens ? Peut-être que réformer des sociétés corrompues, dans lesquelles certains étaient des tyrans et d’autres des êtres vils et indifférents, avait vraiment quelque chose à voir avec le fait d’avoir une longueur d’avance sur les sauvages et une longueur de retard sur les civilisés, surtout concernant l’esclavage. Cependant, il y avait une différence entre une société réformée dans le futur et les inconvénients du présent, et Diderot ne semblait pas l’avoir perdu de vue. Dans l’entrée « Raison d’État » de l’Encyclopédie, également datée de 1765, mais dont l’auteur n’est pas identifié, le concept apparaît lié à l’accomplissement d’actions injustes contre d’autres nations et de pratiques nuisibles à certains individus, toujours dans le but de faire le bonheur des peuples et d’atteindre des objectifs salutaires. Mais une telle définition s’accompagne de réserves et d’inquiétudes quant à la possibilité que l’abandon de la probité et le mépris des limites n’aboutissent au désordre universel, à l’imposition des forts sur les faibles, au bénéfice des favoris et à la satisfaction des passions personnelles des souverains53. En effet, l’idée que la rupture de la loi conduisait à la guerre de tous contre tous, l’hommage que Diderot rend, à sa manière, à Thomas Hobbes (1588-1679), se déploie aussi dans l’hypothèse selon laquelle le penchant guerrier se trouvait dans la formation même de la sociabilité humaine, même si la nature exige son dépassement. On venait de la guerre et on pouvait y retourner – le flux était continu.
Lors d’une conversation avec Catherine II au sujet de la raison d’État, Diderot n’hésite pas à souligner les aspects fondamentaux de sa pensée. Il a dit : « Il n’y a qu’un devoir, c’est d’être heureux. Puisque ma pente naturelle, invincible, inaliénable, est d’être heureux, c’est la source et la source unique de mes vrais devoirs, et la seule base de toute bonne législation54 ». Mais ce présupposé est suivi de l’affirmation que le vidage du droit civil, d’un tribunal apte à juger des dettes entre particuliers, débouchait sur la guerre : « Ils sont, ainsi que le tigre et le loup, dans l’état de nature55 ». Face à une question de l’impératrice qui exprimait une certaine incrédulité – « Mais l’homme vivant en société, instruit, policé, religieux, parlant vice et vertu du matin au soir, semblable au tigre et au loup de la forêt ? » –, le philosophe a répondu : « Cela est triste, mais vrai. Cependant, ne dites pas l’homme, mais les souverains ». Et puis il a précisé : « Je vois seulement qu’il est impossible que la justice, et par conséquent la morale de l’homme public et de l’homme privé, soit la même, et que ce droit des gens dont on parle tant n’a jamais été et ne sera jamais qu’une chimère56 ». Ainsi, cesser d’être vil dans la misère et le bonheur, savoir se plaindre et se réjouir, consistait en un apprentissage décisif pour les peuples qui ressentaient les affres de la raison d’État et les passions personnelles du souverain. Machiavel semblait avoir quelque chose à enseigner.
Dans le livre X de l’Histoire des deux Indes, intitulé « Établissements des nations Européennes dans le grand Archipel de l’Amérique », Diderot reprendra le thème de la raison d’État et de la faillite du droit des gens dans une suite d’attaques dirigées contre l’Angleterre, dont le but, selon lui, ne serait pas seulement de s’enrichir, mais de devenir la seule nation riche : « Ce peuple, réputé si fier, si humain, si sage, réfléchit-il à ce qu’il faisait ? Il réduisait les conventions les plus sacrées des nations entre elles aux leurres d’une perfidie politique ; il les affranchissait du lien commun en foulant aux pieds la chimère du droit des gens57 ». Les Anglais ne seraient pas capables de suivre la maxime selon laquelle si quelque chose est utile, mais pas juste, il ne faut pas en parler – maxime par ailleurs exprimée par les Athéniens, qui ne seraient pas les plus scrupuleux des Grecs. Dans le même paragraphe dans lequel il définit l’Angleterre comme défenseure et praticienne de l’état de guerre, et dans lequel, comme il l’avait fait dans ses conversations avec Catherine II, il affirme que le droit des gens est une chimère, il ajoute une certaine digression qui rappelle des aspects décisifs signalés dans le livre IX :
L’hostilité sans déclaration de guerre contre un peuple voisin qui sommeille tranquillement sur la foi des traités, le droit des gens, un commerce réciproque de bienveillance, des mœurs civilisées, le même Dieu, le même culte, le séjour et la protection de ses citoyens dans la contrée ennemie, le séjour et la protection des citoyens de l’ennemi secret dans la sienne, est un crime qui serait traité entre les sociétés comme l’assassinat sur les grandes routes dans chacune d’elles, et contre lequel, s’il y avait un code exprès, comme il y en a un tacite, formé et souscrit entre toutes les nations, on lirait : QU’ON SE RÉUNISSE CONTRE LE TRAITRE ET QU’IL SOIT EXTERMINÉ DE DESSUS LA SURFACE DE LA TERRE. Celui qui le commet, jaloux, sans frein et sans pudeur de son intérêt, montre qu’il est sans équité, sans honneur ; qu’il méprise également et le jugement du présent et le blâme de l’avenir ; et qu’il tient plus à son existence entre les nations qu’à son rôle dans leur histoire. S’il est le plus fort, c’est un lâche tyran ; c’est un lion qui s’abaisse au rôle abject du renard. S’il est le plus faible et qu’il craigne pour lui-même, il en est peut-être moins odieux, mais il n’en est pas moins lâche. Combien l’usage du peuple romain est plus noble ! Combien il a d’autres avantages58 !
Ce passage, qui associe explicitement les pratiques de domination sans scrupules à une ancienne tradition impériale établie par les Romains, est crucial pour au moins deux raisons. L’une d’elles consiste dans la relation établie entre la rupture avec le droit des gens et la question du trafic de captifs africains, opération qui caractérise l’esclavage non seulement comme une forme de despotisme, mais aussi comme un problème de raison d’État. En d’autres termes, si la domination par l’esclavage a contribué à la corruption des sociétés, la traite a contribué à saper la constitution de liens internationaux fondés sur la réciprocité, et non sur l’intérêt personnel et l’adoption frivole de mesures honteuses sous l’argument de la conservation des nations. L’autre raison concerne l’utilisation des métaphores du lion et du renard, qui ne pouvait que nous ramener à Machiavel. En ce sens, l’Angleterre n’était peut-être pas condamnable pour avoir été un lion, mais pour s’être avilie et placée dans le rôle abject d’un renard. Lorsque Diderot regardait le monde, il comprenait très bien la différence entre ce qu’il devrait être et ce qu’il était réellement. Mais, après tout, il y avait là aussi une pensée dialectique, celle-là même qui a inséré la guerre au milieu de la civilisation et le germe de la sociabilité au sein des forêts. Mais, à supposer qu’il soit possible d’avancer et de reculer, de réformer ou de révolutionner les sociétés, de ramener les Européens aux exigences de la nature, le Nouveau Monde pourrait-il jouer un rôle effectivement régénérateur ?
Entre Bahia et Santa Catarina
La réponse à la question que nous formulons au paragraphe précédent exigerait une lecture plus large et plus approfondie de l’ensemble de l’Histoire des deux Indes, cependant, le but de cet article est de s’en tenir au livre IX. Nous avons vu plus haut que, dans le chapitre XV, les arrangements faits par Raynal dans les notes du Vicomte de Balsemão ont fini par identifier de manière stéréotypée la législation de 1755, concernant le Directoire des Indes, avec la libération totale des Brésiliens, qui se serait accompagnée de la reconnaissance de leurs droits de citoyens. À la lumière de ce constat, Diderot a inséré dans le même chapitre ses observations sur l’importance pour les peuples de savoir louer leurs souverains lorsqu’ils accomplissent des actions aussi édifiantes que celles-ci.
Cependant, juste après la fin des commentaires de l’encyclopédiste réapparaît le récit de l’abbé, qui regrette à présent que le « nouveau système », au lieu de lier les Indiens – et le terme utilisé est bien « Indiens » – à la culture, au travail, à la recherche du confort, au bonheur, à l’abandon de la forêt et à l’adoption d’un style de vie plus tranquille, n’ait pas réussi, dans les différentes provinces, à les sortir de leur situation initiale. Raynal s’approche du discours des autorités portugaises, mais se l’approprie à sa manière en introduisant la question fondamentale de la création d’un nouveau peuple, fruit du métissage des corps et des coutumes59. Pour l’auteur, l’objectif de la Cour de Lisbonne serait de produire une relation de confiance entre Américains et Européens – et le terme utilisé est désormais « Américains » –, de surmonter les anciennes rivalités et partialités, et de générer une certaine harmonie. Cependant, ces « douces espérances » ne se sont concrétisées nulle part. En fait,
les Brésiliens sont restés mêlés avec les Portugais, avec les nègres, et n’ont pas changé de caractère, parce qu’on n’a pas travaillé à les éclairer; parce qu’on n’a rien tenté pour vaincre leur paresse naturelle; parce qu’on ne leur a pas distribué des terres; parce qu’on ne leur a pas fait les avances qui auraient pu exciter leur émulation60.
Suivent des informations provenant d’une autre source, mais non étrangères à celles envoyées par le Vicomte de Balsemão, dans lesquelles il est explicité que les villages étaient en grande partie présidés par des blancs, ce qui entraînait des conflits. Partant de ce constat, Raynal se montre méfiant à l’égard de la possibilité de prendre parti, en terminant le chapitre par un paragraphe bien connu, même si généralement, lorsqu’il est évoqué, les historiens ne soulignent pas les réserves contenues dans l’éloge fait à Balsemão :
Ces combinaisons ont partagé les esprits. Un écrivain, qui n’est jamais sorti de l’Europe, serait regardé comme bien hardi s’il osait prononcer entre deux partis qu’une expérience de trois siècles n’a pu réunir ; mais qu’il me soit permis au-moins de dire qu’un des hommes les plus éclairés qui aient jamais vécu dans le Brésil m’a répété cent fois que les Indiens qu’on laisse maîtres de leurs actions dans la colonie Portugaise sont fort supérieurs en intelligence et en industrie à ce qui sont tenus dans une tutelle perpétuelle61.
Dans ce passage, nous ne savons pas exactement quelles sont les deux parties mentionnées (autorités, missionnaires, colons ?), mais nous pouvons prédire qu’il s’agissait de défendre l’octroi d’une autonomie plus effective aux Indiens ou de maintenir leur tutelle, la décision dépendant, selon Raynal, de l’évaluation de la mesure dans laquelle ils seraient potentiellement supérieurs en intelligence et en industrie.
Le projet civilisateur décrit par l’abbé – mélange d’Indiens, de Portugais et de Noirs, clarté d’esprit, dépassement de la paresse, valorisation du travail, distribution des terres et stimulation par l’émulation – n’est pas éloigné, en termes généraux, de la vision de Diderot, apparaissant même dans les propositions qu’il avait faites à Catherine II pour sortir la Russie de la barbarie. Cependant, comme nous l’avons vu, l’encyclopédiste, en plus de concevoir la civilisation de manière critique et complexe, a toujours été attentif aux méfaits de l’usage de la force. Dans un chapitre des Mémoires pour Catherine II, intitulé « Idée systématique sur la manière d’amener un peuple au sentiment de la liberté et de l’état policé », il écrit : « Si j’avais à civiliser des sauvages, que ferais-je ? Je ferais des choses utiles en leur présence sans leur rien ni dire, ni prescrire. J’aurais l’air de travailler pour ma seule famille et pour moi62 ». L’idée que l’émulation susciterait le désir des autres d’avoir un style de vie plus confortable, puisque, après tout, les humains seraient enclins à rechercher ce qui les rend heureux, constitue un élément fondamental de la pensée diderotienne. Mais il fallait également aborder les aspects mentionnés par Diderot pour définir le concept d’esprit national, même s’il n’était pas applicable sans problème aux sociétés coloniales. Ainsi, il faudrait tenir compte des facteurs constants, de nature physique, et des facteurs variables, concernant les actions et les coutumes humaines, et articuler les principes spéculatifs aux exigences de l’environnement naturel.
Une analyse basée sur des aspects de ce type devait apparaître au chapitre XIX du livre IX de l’Histoire, dans lequel, reprenant en partie les données fournies par Balsemão et ayant déjà mentionné les sujets relatifs au Pará, au Maranhão et au Pernambouc, la situation à Bahia est décrite. S’appuyant probablement sur des rapports de voyage, Raynal affirme que la superstition et le fanatisme embarrassaient la sociabilité des femmes de Salvador. Diderot insère ensuite un commentaire :
Le défaut de société, que la séparation des deux sexes entraîne nécessairement, n’est pas le seul inconvénient qui trouble à Bahia les jouissances et les douceurs de la vie. L’hypocrisie des uns, la superstition des autres ; l’avarice au-dedans et le faste au-dehors ; une extrême mollesse qui tient à l’extrême cruauté dans un climat où toutes les tentations sont promptes et impétueuses ; les défiances qui accompagnent la faiblesse ; une indolence qui se repose entièrement sur des esclaves du soin des plaisirs et des affaires : tous les vices, qui sont épars ou rassemblés dans les pays méridionaux les plus corrompus, forment les caractères des Portugais de Bahia. Cependant la dépravation des mœurs semble diminuer depuis que l’ignorance n’est plus tout-à-fait la même. Les lumières, dont l’abus corrompt quelquefois des peuples vertueux, peuvent, sinon épurer et déformer une nation dégénérée, du moins rendre le crime plus rare, jeter un vernis d’élégance sur la corruption, y introduire une hypocrite urbanité et le mépris du vice grossier63.
Il convient de noter avant tout que le passage fait référence aux Portugais installés à Bahia, sans mentionner les « brésiliens », les « nègres » ou les métis. Les Portugais se pensaient soumis à des facteurs climatiques desquels découlerait un laxisme moral (encore une fois, éthique, mais aussi psychologique) incapable de contenir la prompte satisfaction de sensations impétueuses. Puisque la faiblesse de chacun suscite la méfiance des autres, il est suggéré que la cruauté du climat a détourné l’énergie qui aurait dû être utilisée dans une action productive et une pensée rationnelle vers une satisfaction sensorielle immédiate. Cela aurait créé les conditions pour la prolifération d’innombrables vices communs aux régions méridionales et connus des Portugais eux-mêmes, tels que la superstition, la cupidité et l’indolence – en somme, la dépravation des mœurs typique des nations dégénérées. Il faut cependant noter que parmi les causes variables pointées par le philosophe figure l’esclavage. C’est-à-dire que la difficulté d’un ordre naturel, qui empêchait la mobilisation de l’énergie vitale destinée à des activités visant la jouissance et à la douceur de la vie civilisée, devenait encore plus grande en raison de l’existence de personnes mises en esclavage qui s’occupaient des plaisirs et des affaires. Cependant, le flux cyclique du cosmos et des sociétés, selon Diderot, faisait jouer les lumières en faveur de Bahia, car il ne s’agissait pas de dépasser dangereusement certaines frontières de la civilisation, mais d’être bien au-delà. En réalité, la propre apparence même de l’état policé était déjà un moyen de le rechercher.
Par ailleurs, si dans la description de Rio de Janeiro, réalisée au chapitre XX, Raynal écrit que ses coutumes sont les mêmes que celles de Bahia, ainsi que celles de Minas – « les mêmes vols, les mêmes trahisons, les mêmes vengeances, les mêmes excès de tous les genres et toujours la même impunité64 » –, Diderot, peu après, complexifie l’analyse de la formation d’un peuple en évaluant le cas de Santa Catarina. L’abbé avait déclaré que, dès le début, la région était devenue « le refuge de quelques vagabonds », des aventuriers qui ne reconnaissaient pas l’autorité du Portugal et qui, pour cette raison même, n’adoptaient pas les idées exclusivistes du Portugal, commençaient à commercer avec des navires de toutes les nations, se livraient à différentes productions, méprisaient l’or et apprenaient à vivre vertueusement selon les conditions locales. Diderot a alors vu la nécessité d’ajouter un paragraphe qui pourrait expliquer la situation à Santa Catarina :
L’écume et le rebut des sociétés policées peut former quelquefois une société bien ordonnée. C’est l’iniquité de nos lois ; c’est l’injuste répartition des biens ; ce sont les supplices et les fardeaux de la misère ; c’est l’insolence et l’impunité des richesses ; c’est l’abus du pouvoir, qui fait souvent des rebelles et des criminels. Réunissez tous ces malheureux qu’une rigueur souvent outrée a bannis de leurs foyers ; donnez-leur un chef intrépide, généreux, humain, éclairé, vous ferez de ces brigands un peuple honnête, docile, raisonnable. Si ses besoins le rendent guerrier, il deviendra conquérant ; et pour s’agrandir, fidèle observateur des lois envers lui-même, il violera les droits des nations : tels furent les Romains. Si faute d’un conducteur habile, il est abandonné à la merci des hasards et des événements, il sera méchant, inquiet, avide, sans stabilité, toujours dans un état de division, ou avec lui-même ou avec ses voisins : tels furent les Paulistes. Enfin, s’il peut vivre plus aisément des fruits naturels de la terre, ou de la culture et du commerce que de pillages, il prendra les vertus de sa situation, le doux penchant qu’inspire l’intérêt raisonné du bien-être. Civilisé par le bonheur et la sécurité d’une vie paisible, il respectera dans tous les hommes les droits dont il jouit, et fera un échange de la surabondance de ses productions avec les commodités des autres peuples : tels furent les réfugiés de Sainte-Catherine65.
Le passage, en s’articulant avec diverses conceptions diderotiennes déjà mentionnées, constitue une brève synthèse explicative de la manière dont les sociétés peuvent se former et se développer. Pour le philosophe, Hobbes avait enseigné l’importance de prendre au sérieux le rôle de la guerre en tant que composante analytique. Diderot s’éloignait des conceptions pactistes car il considérait que les nécessités imposées par la nature pour la conservation de l’espèce humaine la rendaient encline à la sociabilité, mais que l’état de guerre tendait à naître là où les lois morales et civiles ne sont pas consolidées ou sont trop bancales. Dans le cas des colons de Santa Catarina, cependant, leur caractère rebelle et criminel viendrait des contradictions mêmes de la civilisation, qui créait des rebuts souffrants et misérables en raison non seulement de l’iniquité des lois, mais aussi de la concentration des richesses et de l’abus de pouvoir. Un tel argument était cher à l’encyclopédiste et apparaissait couramment dans ses analyses autour du mauvais et du bon luxe : le premier serait la conséquence d’une profonde inégalité et le second, du renforcement des couches intermédiaires du Tiers État. Il l’a dit abondamment dans ses conversations avec Catherine II et dans ses remarques, parfois très acides, au Nakaz.
Malgré la présence plus ou moins active d’un chef réformateur, Diderot évaluait que des scories, de ces rebuts d’une civilisation corrompue, ou peut-être de cet univers retourné à la barbarie, peuvent naître trois types de sociétés distincts : celui de l’état de guerre, ancré dans la cupidité et dans lequel les lois étaient respectées à l’intérieur, mais pas à l’extérieur ; celui de l’état de division, également caractérisé par l’avidité, dans lequel les lois n’étaient respectées ni à l’intérieur ni à l’extérieur du pays ; et celui de l’état civilisé, adapté aux conditions locales et dédié à la production et au commerce, dans lequel les vertus et les intérêts sensibles du bien-être prévaudraient. Ainsi, dans ce parcours qui est passé par des habitants de Rome, de São Paulo et de Santa Catarina, trois situations paradigmatiques ont émergé : l’ordre légal interne et le chaos externe, le chaos interne et externe, l’ordre légal interne et externe. Un paragraphe plus loin, au chapitre XXI, où Raynal, puisant dans des sources qui mériteraient une étude séparée, décrit les Paulistas de manière assez stéréotypée, et renforce l’image laissée par Diderot dans le passage cité. L’impression est que l’abbé et l’encyclopédiste dansent une valse relativement familière, chacun essayant de suivre le pas de l’autre et de proposer une évolution un peu différente.
Les trois chapitres suivants, qui traitent de la découverte et de l’exploitation des métaux et des pierres précieuses dans l’Amérique portugaise, invitent à diverses réflexions. Diderot insère la sienne en introduction au chapitre XXIV qui traite des diamants, immédiatement après une observation de Raynal sur les conséquences négatives pour les prix causés par le « luxe nouveau », qui se manifeste par la généralisation de la bijouterie et de la dorure ;
Dans tous les temps, les hommes ont affecté l’étalage de leurs richesses, soit parce que dans l’origine elles ont été le prix de la force et le signe du pouvoir, soit parce qu’elles ont obtenu partout la considération due aux talents et aux vertus. Le désir de fixer les regards sur soi invite l’homme à se parer de ce que la nature a de plus brillant et de plus rare. Les peuples sauvages et les nations civilisées ont, à cet égard, la même vanité. De toutes les matières qui représentent l’éclat de l’opulence, le diamant est la plus précieuse. Il n’y en a jamais eu aucune qui ait eu autant de valeur dans le commerce, aucune qui ait été d’un si grand ornement dans la société. Nos femmes en sont quelquefois éblouissantes. On dirait qu’elles sont plus jalouses de se montrer riches que belles. Ignoreraient-elles donc qu’un cou, que des bras d’une forme élégante, ont mille fois plus d’attraits nus qu’entourés de pierres précieuses ; que le poids de leurs girandoles déforme leurs oreilles ; que l’éclat du diamant ne fait qu’affaiblir l’éclat de leurs yeux ; que cette dispendieuse parure fait mieux la satire de leurs époux ou de leurs amants que l’éloge de leurs charmes ; que la Vénus de Médicis n’a qu’un simple bracelet ; et que celui qui ne voit dans une belle femme que la richesse de son écrin est un homme sans goût66.
Le point de départ de l’observation de Diderot est l’origine de la richesse, c’est-à-dire la force et le pouvoir ou le travail talentueux et vertueux – une question qui s’approche de celle relative au mauvais et au bon luxe. Le diamant, conçu comme le point culminant du commerce et de l’ornementation, et donc de l’expression de la richesse, conduit cependant à deux problèmes différents, bien que liés. D’une part, il y a l’intention d’exprimer la position sociale, qu’il s’agisse du pouvoir détenu par la force ou de la richesse ; d’autre part, il y a le désir de tout être humain de se contempler lui-même, une forme particulière de vanité que l’on pourrait qualifier de narcissique – et ici, malgré le souci d’un certain anachronisme du terme, il ne faut pas oublier la longue tradition iconographique impliquant Cupidon et Narcisse. C’est d’ailleurs en recourant à la référence à la Vénus de Médicis que Diderot, ce fréquenteur des Salons, oppose une fois de plus les excès de l’artifice civilisé, satirisé comme doivent l’être les abus du tyran, à la beauté de la nudité et des formes naturelles. Il faut dire au passage qu’en examinant le personnage de l’un des tableaux de Louis Jean François Lagrénée (1725-1805) au Salon de 1765, le philosophe critiquait sa pauvreté malgré ses robes somptueuses : « Le saint est lourd ; toute la richesse de sa draperie ne dérobe pas la pauvreté de son caractère. Un peintre ancien disait à son élève, qui avait couvert sa Vénus de pierreries : Ne pouvant pas la faire belle, tu l’as fait riche. Je disais autant à La Grénée67 ». Si, comme on l’a vu plus haut, les apparences de l’état policé signifiaient déjà un pas dans sa direction, les excès de l’artifice effaçaient les caractéristiques naturelles et gonflaient la vanité, du moins dans les sociétés plus civilisées. Enfin, quelques pas en avant ou en arrière pourraient remettre Narcisse à sa juste place et amener un peuple à choisir entre Bahia et Santa Catarina.
Sans Hercules, sans l’Inquisition
C’est en grande partie sur la base des notes du Vicomte de Balsemão – à nouveau salué par Raynal comme « l’homme qui a le plus étudié, le mieux connu ce grand établissement68 »– que le livre IX de l’Histoire des deux Indes a commencé à aborder la situation actuelle du Brésil, ses relations commerciales avec les autres régions de l’empire portugais et les difficultés rencontrées par le Portugal. À partir du chapitre XXVII, significativement intitulé « Le Portugal et les établissements éloignés sont tombés dans l’état de la plus grande dégradation. Comment cela s’est-il fait ? », jusqu’à la fin du livre IX, une importante séquence d’analyses et d’évaluations, dont une partie provient certainement des autorités et de savants portugais, constituera un modèle explicatif qui marquera l’historiographie des siècles suivants, étant encore présent aujourd’hui. Étant donné que cet aspect dépasse le cadre de cet article, nous soulignerons seulement que, outre la négligence portugaise, deux autres facteurs sont pointés du doigt comme structurellement préjudiciables au développement du Portugal et de ses possessions d’outre-mer : la domination espagnole entre 1580 et 1640 et la puissante influence anglaise qui, grâce à des moyens tels que le traité de Methuen de 1703, aurait laissé le royaume portugais dans une situation de dépendance. Dans ce contexte, les propos critiques de Diderot contre l’expansionnisme anglais, exprimés dans le livre X, acquièrent une signification particulière. Il ne faut donc pas négliger le fait que l’explication de Raynal concernant la dégradation du Portugal, qu’elle soit due ou non aux personnes de cette nation qui se sont illustrées, cherchait à mettre en relation les pratiques superstitieuses et despotiques vécues à l’interne avec les extravagances expansionnistes qui réduisaient le droit des gens, qu’elles soient le fait de l’Espagne du XVIIe siècle ou de l’Angleterre du XVIIIe siècle. En d’autres termes, les questions concernant la raison de l’État sont entrées dans un mode explicatif.
Au chapitre XXVIII, relatif aux moyens par lesquels la Cour de Lisbonne pourrait tirer métropole et colonie de leur apathie, Diderot insère un autre commentaire, certainement le plus proche de la pensée physiocratique. Il est curieux de constater combien l’insertion semble artificielle et excessive par rapport au rythme de la description de Raynal. Ce dernier, après avoir suggéré que le Portugal devrait se libérer de la domination anglaise, en est venu à défendre le développement de son industrie. En énumérant certains produits qui pourraient apporter de plus grands avantages aux Portugais, il a mentionné la portée internationale de leurs vins et, sans mentionner la Compagnie de l’Alto Douto, établie par le Marquis de Pombal en 1756, il a rappelé, sur un ton de reproche, qu’« une loi si extraordinaire », adoptée au détriment de l’ensemble du négoce, avait exigé l’arrachage des vignes. Il s’agit d’un passage parmi d’autres où l’administration pombaline est critiquée avec sévérité, même si le marquis n’est pas cité une seule fois dans le livre IX. Notons à cet égard que l’Histoire des deux Indes laisse le sentiment que, si l’historiographie ultérieure a traité Pombal comme un despote éclairé, pour des hommes comme Raynal et Diderot, il était seulement un despote. Dans tous les cas, immédiatement après le reproche fait par l’abbé, l’encyclopédiste développe une longue digression sur la propriété privée. Dans le paragraphe où il traite du sujet, Raynal affirme à propos de la croissance de la consommation de vin portugais et de la mesure qui exigeait l’extraction des vignes : « Il était impossible de prévoir que ce serait la cour de Lisbonne elle-même qu’en arrêterait le cours ». Le paragraphe suivant est entièrement de Diderot :
Mais, quand la chose serait possible, ce ne serait pas moins un attentat contre le droit sacré et imprescriptible de la propriété. Dans un monastère, tout est à tous ; rien n’est individuellement à personne ; les biens forment une propriété commune. C’est un seul animal à vingt, trente, quarante, mille, dix mille têtes. Il n’en est pas ainsi d’une société. Ici, chacun a sa tête et sa propriété, une portion de la richesse générale, dont il est le maître et le maître absolu, dont il peut user et même abuser à sa discrétion. Il faut qu’un particulier puisse laisser sa terre en friche, si cela lui convient, sans que l’administration s’en mêle. Si le gouvernement se constitue juge de l’abus, il ne tardera pas à se constituer juge de l’us, et toute véritable notion de propriété et de liberté sera détruite. S’il peut exiger que j’emploie ma chose à sa fantaisie, s’il inflige des peines à la contravention, à la négligence, à la folie, et cela sous prétexte de la notion d’utilité générale et publique, je ne suis plus le maître absolu de ma chose ; je n’en suis que l’administrateur au gré d’un autre. Il faut abandonner à l’homme en société, la liberté d’être un mauvais citoyen en ce point, parce qu’il ne tardera pas à en être sévèrement puni par la misère et par le mépris plus cruel encore que la misère. Celui qui brûle sa denrée ou qui jette son argent par la fenêtre est un stupide trop rare pour qu’on doive le lier par des lois prohibitives ; et ces lois prohibitives seraient trop nuisibles par leur atteinte à la notion universelle et sacrée de la propriété. Dans toute constitution bien ordonnée, les soins du magistrat doivent se borner à ce qui intéresse la sûreté générale, la tranquillité intérieure, la conduite des armées, l’observation des lois. Partout où vous verrez l’autorité aller plus loin, dites hardiment que les peuples sont exposés à la déprédation. Parcourez les temps et les nations, et cette grande et belle idée d’utilité publique se présentera à votre imagination sous l’image symbolique d’un Hercule qui assomme une partie du peuple aux cris de joies et aux acclamations de l’autre partie, qui ne sent pas qu’incessamment elle tombera écrasée sous la même massue69.
La métaphore du monastère, présentée au début du passage afin d’établir un contrepoint avec la question de la propriété privée, ne signifie pas seulement le rejet de Diderot face à l’idée de socialisation des biens au profit de la tradition individualiste de l’empirisme anglais. L’image, même si elle est déplacée – du pouvoir absolu de l’État à la situation dans laquelle tout appartient à tout le monde – évoque le Léviathan de Hobbes, en particulier le frontispice de la première édition de 1651, dans lequel, voulant représenter le pacte, le corps du monarque est composé d’une infinité d’individus70. Le monastère, en ce sens, en se présentant comme un animal à dix mille têtes, exprimerait un mode particulier d’organisation de la société ayant en vue sa conservation et celle de l’espèce. Cependant, ce déplacement s’accompagne d’une inversion partielle du modèle hobbesien, car le philosophe, ayant à l’esprit la menace de la guerre et de la barbarie, ainsi que la nécessité pour chacun de poursuivre le bonheur, affirme qu’une société civilisée ne peut de fait s’organiser en ces termes. Ainsi, le seul maître absolu qui doit exister est le propriétaire, même s’il fait mauvais usage de son bien et commet des abus. Il est frappant de constater la radicalité avec laquelle Diderot, du moins dans l’Histoire des deux Indes, en vient à défendre un tel principe, puisqu’il va jusqu’à nier clairement l’idée d’une intervention de l’État au nom de l’intérêt général. Cette position de l’encyclopédiste serait partagée par d’autres auteurs du dernier quart du XVIIIe siècle, en accord avec son incrédulité définitive à l’égard du despotisme éclairé, ressentie dans le ton acide avec lequel il traite le Nakaz de Catherine II – une attitude, d’ailleurs, qui l’éloigne des physiocrates, malgré leurs contributions à la formation de sa pensée.
En soutenant que l’homme doit pouvoir agir librement en société, Diderot a contribué à créer les conditions de ce qui deviendra, selon Michel Foucault, la gouvernementalité libérale, fondée sur la difficulté de concilier, d’une part, le sujet d’intérêt (ou homo œconomicus), centré sur la poursuite de ses objectifs individuels, et, d’autre part, le sujet de droit établi par une longue tradition. Si, dans le second cas, il était présupposé en théorie l’existence d’un souverain omniscient, dans le premier cas, il était souligné que ni les individus ni la souveraineté elle-même ne seraient en mesure de rendre compte de processus invisibles et solubles de manière typiquement providentielle. La sortie de ces contradictions, comme le pointe Foucault, a été la création du concept de société civile, une catégorie qui s’est déployée en institutions à travers lesquelles l’instance souveraine, tout en respectant les principes de la propriété privée et de la satisfaction individuelle, a cherché à faire usage du droit pour réglementer dans une certaine mesure le sujet d’intérêt71. Craignant l’image symbolique d’Hercule, ce Léviathan d’utilité publique, Diderot n’a gardé du pouvoir souverain que les fonctions indispensables à la conservation de la société, c’est-à-dire la sécurité, la tranquillité interne, la conduite des armées et l’observation des lois.
Il faudrait cependant se demander comment, dans la pensée du philosophe, le maître absolu des biens échapperait à la figure de l’esclavagiste, l’empêchant d’utiliser l’argument selon lequel l’Hercule de l’utilité générale était le véritable despote – une question très pratique et pertinente lorsqu’on analyse des sociétés comme celles de l’Amérique portugaise. Il est vrai que Diderot était un ardent défenseur de la constitution de lois civiles solides et élaborées par les représentants de chaque nation comme moyen de contenir les abus des souverains et de rendre les sociétés relativement stables dans le temps. C’est d’ailleurs l’attachement de Catherine II à Montesquieu (1689-1755) et ses réserves vis-à-vis des propositions diderotiennes qui ont suscité son irritation avec le Nakaz. Cependant, les critiques adressées, par exemple, à l’Angleterre démontrent que, dans le domaine international, la cupidité fait peu de cas du droit des gens. Il ne semble pas y avoir de différence au sein des sociétés. Les alternatives de Diderot pour limiter l’avancée de la cupidité corruptrice impliquaient le problème de l’éducation et la proposition d’appliquer un sévère système de punitions et de récompenses, également présentée à l’impératrice de Russie. Il faut également noter que, à propos de la pensée de l’encyclopédiste, il est parfois plus judicieux de reconnaître la contradiction et la dialectique comme ses éléments constitutifs que de rechercher une cohérence qui fixe le système et risque de le rendre métaphysique – quitte à trouver étrange que la défense de la propriété privée absolue, faite au nom d’une critique du despotisme, puisse aboutir à l’acceptation de l’esclavage. D’autre part, en prenant une autre direction, nous pourrions nous exprimer en termes diderotiens et suggérer que la haine nourrie contre la tyrannie a poussé les passions de Diderot vers des limites assez dangereuses.
En tout état de cause, la sauvegarde de la sécurité et de la tranquillité interne étant indispensable, il fallait contrôler un corps social très puissant et menaçant. Peu après la critique de l’Inquisition par Raynal, dont l’endiguement consisterait en un des moyens de tirer la métropole et la colonie de leur torpeur, Diderot, en plus de reprocher l’exclusion de l’accès au sacerdoce sur la base du sang, commence à évaluer le débat sur le meilleur moyen de vider le pouvoir des prêtres et d’améliorer leurs coutumes. Bien que « quelques politiques » aient suggéré que les ecclésiastiques soient rémunérés par ceux qui ont besoin de leur ministère, cette sortie semble pernicieuse, car elle tendrait à amener le clergé à étendre ses activités. C’est pourquoi les « hommes d’état » avaient été contredits par les « philosophes », qui préféraient voir les ecclésiastiques dormir plutôt que de leur donner de nouvelles forces, et assister au progrès de la superstition, ainsi qu’à la fabrication de saints, de miracles, de reliques et autres impostures. L’alternative la plus appropriée pour le bien des empires serait d’accorder aux prêtres une subsistance sûre, mais modeste, car cela limiterait leur faste et l’augmentation du nombre de membres du corps ecclésiastique. Finalement, « la misère le rend fanatique, l’opulence le rend indépendant ; l’un et l’autre le rendent séditieux72 ».
Au-delà de ses effets en termes de persécution du savoir, le clergé réunirait toutes les conditions pour menacer l’autorité souveraine et subvertir la société, et Diderot l’avait dit en toutes lettres à Catherine II lorsqu’elle était en Russie. Il l’a également répété dans l’Histoire :
Ainsi le pensait du moins un philosophe qui disait à un grand monarque : Il est dans vos États un corps puissant qui s’est arrogé le droit de suspendre le travail de vos sujets autant de fois qu’il lui convient de les appeler dans ses temples. Ce corps est autorisé à leur parler cent fois dans l’année et à leur parler au nom de Dieu. Ce corps leur prêche que le plus puissant des souverains est aussi vil devant l’être des êtres que le dernier esclave. Ce corps leur enseigne qu’étant l’organe du créateur de toutes choses, il doit être cru de préférence aux maîtres du monde. Quelles doivent être les suites naturelles d’un pareil système ? De menacer la société de troubles interminables jusqu’à ce que les ministres de la religion soient dans la dépendance absolue du magistrat, et ils n’y tomberont efficacement qu’autant qu’ils tiendront de lui leur substance. Jamais on n’établira de concert entre les oracles du ciel et les maximes du gouvernement que par cette voie. C’est l’ouvrage d’une administration prudente que d’amener, sans troubles et sans secousses, le sacerdote à cet état où, sans obstacles pour le bien, il sera dans l’impuissance de faire le mal73.
Il est vrai que, si Pombal ne pensait pas à la possibilité de réduire la religion catholique à la condition de superstition ni ne défendait des conceptions matérialistes, les propositions de Diderot ne lui ont pas paru étranges. Quoi qu’il en soit, ces mots et d’autres de l’encyclopédiste, insérés dans un livre qui, étant donné sa grande diffusion, pouvait être lu par les résidents du Portugal et de l’Amérique portugaise, semblent suffisants pour ratifier la thèse de Hans Wolpe, également adoptée par Michèle Duchet, selon laquelle Raynal avait fait de son Histoire une « machine de guerre » dans laquelle Diderot menait ses propres batailles74. L’idée que la présence d’une partie des notes de Balsemão relativiserait une telle conclusion, puisqu’il s’agirait de placer le point de vue du colonisateur à l’intérieur de l’œuvre, ne tient pas vraiment75. Étant donné que l’abbé maintenait des contacts avec des autorités de différentes nationalités et qu’il n’était pas étranger, par exemple, aux groupes dont les affaires dépendaient du commerce de personnes mises en esclavage, on ne peut nier que son œuvre devint également le théâtre de disputes politiques, qui apparaissent parfois dans un certain déséquilibre des voix et des récits. Cependant, dans le cas de Balsemão, qui, entre autres objectifs, souhaitait diffuser la perspective portugaise par rapport aux affrontements avec les Espagnols en Amérique, ce qui peut être souligné n’est pas la relativisation de la notion de machine de guerre, mais bien le déploiement de sa signification. Après tout, grâce aux notes fournies par l’autorité portugaise, la guerre menée sur le terrain l’était aussi dans les pages de l’Histoire des deux Indes. L’étude du livre IX est dès lors l’un des moyens de reconstituer les différentes positions stratégiques de chacun, qu’il s’agisse de Raynal, Diderot, Balsemão ou encore d’un autre auteur.
Au-delà du fantôme
S’il est revenu à l’encyclopédiste de commencer le livre IX, il lui a également appartenu de le terminer par un paragraphe synthétique et intrigant. Le dernier chapitre, le chapitre XXX, apporte une question qui, en soi, embrassait déjà une certaine mélancolie : « Peut-on raisonnablement espérer que le Portugal améliorera son sort et celui de ses colonies ? ». Le passage de Diderot, déjà présent dans les éditions de 1770 et 1774, mais modifié dans celle de 1780, part de l’impact causé par le tremblement de terre de Lisbonne en1755, mentionné dans le paragraphe précédent par Raynal. À la fin, on sent la présence du grand fantôme du livre sur l’Amérique portugaise, celui dont personne n’a osé prononcer le nom. De la première édition de l’Histoire des deux Indes, alors qu’il est encore secrétaire d’État, à la troisième, publiée à un moment où, déjà éloigné du pouvoir, il approche de la mort, Pombal présente une image qui n’est pas exactement associée aux réformes, mais bien au despotisme et à la persécution des œuvres des philosophes. Il semble plutôt, selon les mots de Diderot, être un des repères de la contradiction qui peut conduire l’empire portugais à la rupture, à la révolution chargée par la nature :
Comment se bercer de l’espoir d’un meilleur avenir lorsqu’on ne voit point sortir des ruines de Lisbonne un meilleur ordre des choses, un nouvel état, un peuple nouveau ? La nation à laquelle une grande catastrophe n’apprend rien est perdue sans ressource, ou sa restauration est renvoyée à des siècles si reculés qu’il est vraisemblable qu’elle sera plutôt anéantie que régénérée. Que le Ciel écarte ce terme fatal du Portugal ! Qu’il en éloigne le présage de ma pensée où il ne pourrait se fixer ou rentrer sans me plonger dans une profonde affliction ! Mais, dans ce moment, je ne puis me dissimuler qu’autant les grands écarts de la nature donnent de ressort aux esprits éclairés, autant ils accablent les âmes flétries par l’habitude de l’ignorance et de la superstition. Le gouvernement, qui se joue partout de la crédulité du peuple et que rien ne saurait distraire de son empressement à reculer les limites de l’autorité, devint plus entreprenant au moment que la nation devint plus timide. Des consciences hardies opprimèrent les consciences faibles ; et l’époque de ce grand phénomène fut celle d’une grande servitude. Triste et commun effet des catastrophes de la nature. Elles livrent presque toujours les hommes à l’artifice de ceux qui ont l’ambition de les dominer. C’est alors qu’on cherche à multiplier sans fin les actes d’une autorité arbitraire, soit que ceux qui gouvernent croient réellement les peuples nés pour leur obéir, soit qu’ils pensent qu’étendant le pouvoir de leur personne, ils augmentent la force publique. Ces faux politiques ne voient pas qu’avec de tels principes un État est comme un ressort qu’on force à réagir sur lui-même, et qui, parvenu au point où finit son élasticité, se brise tout-à-coup et déchire la main qui le comprime. La situation où se trouve le continent de l’Amérique Méridionale démontre malheureusement la justesse de cette comparaison. On va voir ce qu’une conduite différente a opéré dans les îles de ce Nouveau Monde76.
Les références aux phénomènes de la nature ne doivent pas être prises ici comme métaphoriques, car, pour une pensée orientée vers l’articulation des lois naturelles, morales et civiles, la terre vierge de catastrophes pourrait même signifier régénération ou dégénérescence, tout comme la pression exercée jusqu’à la limite sur un élastique impliquait une certaine règle par laquelle le cosmos ferait payer le prix aux sociétés. Pombal représentait l’avancée du despotisme à une époque où les esprits étaient jugés trop fragiles, l’audace capable d’engendrer une grande servitude, l’ambition d’une domination qui confondait pouvoir personnel et force publique. En somme, il fait partie du groupe des « faux politiques » décrits par Machiavel afin que, dans la vision diderotienne, le peuple s’en protège. Dans tous les cas, en finalisant le livre IX par des remarques déçues et par une mention ambiguë à l’Amérique du Sud, dont la situation indiquait peut-être que des effets imprévisibles résulteraient de la logique de l’élastique, le philosophe avait déjà laissé dans les pages précédentes de nombreuses références concernant les fragilités et les potentialités du Brésil, ainsi que des analyses instigatrices sur la manière dont un nouveau monde pourrait être érigé, que ce soit dans les coins de la Russie ou dans les Indes Occidentales. L’œuvre de Raynal, malgré l’agencement parfois incongru de sources aussi diverses, a cherché à fournir des informations précises à confronter avec les éléments de l’histoire de la philosophie relevés principalement par Diderot. Pour chaque région, il était possible d’essayer de comprendre le contexte naturel, historique et social, ainsi que de le relier à des modèles explicatifs à caractère plus large, qui plaçaient le mouvement des molécules, le passage de l’inanimé à l’animé, la nécessité de la conservation de l’espèce, la recherche du bonheur, la dynamique des sensations et des passions, le refus des ombres de la superstition, la critique du despotisme et la défense de la propriété privée au service d’une machine de guerre imprévisible. Ceux qui l’ont voulu et l’ont pu l’auront vu.