Texte intégral
Le personnage évangélique et hagiographique de sainte Marie-Madeleine constitue un support de création et d’analyse extrêmement malléable. En servant des choix idéologiques et artistiques marqués, l’amie du Christ révèle les intérêts spécifiques à chaque époque et à chaque contexte culturel (Baert 2002 ; Burnet 2004 ; Renaud-Chamska 2008 ; Apostolos-Cappadona 2001 ; Atwood 1993 ; Haskins 1993 ; Delpierre 1947 ; Delenda & Melnotte 1984 ; Delay 2005 ; Renaud-Chamska et al. 2016 ; Brown 2006 ; Acidini 2022). Ainsi, la Contre-Réforme retient essentiellement l’image de la pécheresse en larmes, qui confesse publiquement ses fautes aux pieds de Jésus, afin de soutenir les doctrines catholiques, mises à mal par les critiques protestantes (Leiner 1980 ; Pigler 1974, 451-464 ; Bardon 1968), tandis que la culture fin de siècle privilégie la prostituée à la sensualité dangereuse, mieux à même de relayer son obsession pour la femme fatale (Montandon 1999, 277-293 ; Rondou 2007 ; Leïchlé 2022). José Saramago – et la littérature contemporaine en général (Rondou 2014) – ne procède pas différemment, et le personnage aux multiples visages qui s’est peu à peu façonné entre le Ier et le Xe siècle relaie les obsessions et les questionnements de l’écrivain (Dauzat 2001). C’est le personnage romanesque que nous nous proposons d’analyser selon une approche mythocritique, en définissant les choix artistiques de Saramago, par rapport à la tradition magdaléenne, au milieu socio-culturel dans lequel l’écrivain s’inscrit, et à ses propres convictions, notamment son anticléricalisme et son féminisme.
Afin de mieux cerner les particularités de la relecture proposée par le romancier dans L’Évangile selon Jésus-Christ, il ne nous semble pas inutile de brièvement rappeler les grandes lignes du destin exceptionnel de Marie-Madeleine. La figure magdaléenne, telle que nous la connaissons aujourd’hui, résulte en réalité de la confusion de trois personnages évangéliques (Chocheyras 1990, 13-20). Marie de Magdala – qui donnera son nom au personnage composite – a été libérée de sept démons par Jésus, et a ensuite rejoint le groupe des saintes femmes. Elle assiste à la Passion, à la mise au tombeau et sera le premier témoin de la Résurrection. Dans Lc 7, 36-50, une pécheresse anonyme se précipite aux pieds de Jésus, qu’elle baigne de ses larmes et d’un onguent précieux, avant de les essuyer de ses cheveux. Le Christ lui remet alors ses fautes, en raison de l’amour qu’elle a manifesté. Les autres évangélistes évoquent également une onction, mais qui apparaît davantage comme une prémonition de la Passion. Jean précise l’identité de la myrrophore : Marie de Béthanie, restée anonyme chez Matthieu et Marc. La jeune femme apparaît à deux autres reprises dans les évangiles, lors de la résurrection de son frère, Lazare, et dans la célèbre scène de la « meilleure part », où elle abandonne les tâches ménagères à sa sœur, Marthe, afin d’écouter l’enseignement du Messie. La possibilité de confondre ou non ces trois personnages en un seul a donné lieu à une abondante littérature exégétique, pour aboutir, aujourd’hui, à un relatif consensus, toutes Églises chrétiennes confondues. Alors que la tradition passée penchait davantage pour la confusion, les commentateurs contemporains prônent la distinction. Cette querelle théologique, sans réelle portée autre qu’herméneutique, puisqu’elle ne touche à aucun point du dogme, a traversé les siècles sous le nom de « question des trois Maries », sans véritablement influencer les artistes (Saxer 1992 ; Saxer 1990 ; Hufstader 1969 ; Faillon 1848 ; Kitzberger 1995). Distinguer les trois protagonistes évangéliques revient à dissocier la pécheresse lucanienne du premier témoin de la Résurrection et de celle qui a choisi la meilleure part, et donc à appauvrir le portrait psychologique du personnage (Rondou 2005). Saramago, alors qu’il écrit bien après le Concile Vatican II où est officiellement proclamée la distinction par l’Église catholique, reste fidèle à la Madeleine « une » de la tradition ancienne.
Selon les légendes issues de la théorie de l’unicité (Voragine 2004 ; Celletti 1967 ; Ribadeneira 1723), Marie-Madeleine naît dans une famille patricienne de Magdala. La richesse et l’oisiveté l’entrainent cependant peu à peu à la luxure, et la jeune femme mène ostensiblement une vie de pécheresse. Sa rencontre avec le Christ bouleverse cependant son existence, et Madeleine renonce à sa vie passée pour accompagner Jésus. Elle bénéficie de son enseignement et lui témoigne une fidélité à toute épreuve, n’hésitant pas à assister à la Passion et à la mise au tombeau, malgré l’hostilité des autorités juives et romaines envers les disciples du Christ. Elle se rend au sépulcre le matin de Pâques, et voit, la première, le Messie ressuscité. Après l’Ascension, elle prêche la Bonne Nouvelle à Jérusalem, et attire rapidement l’attention du Sanhédrin. Elle est arrêtée avec d’autres compagnons chrétiens, et le groupe est placé sur un bateau sans gouvernail, abandonné en Méditerranée. Dieu protège cependant l’embarcation, qui parvient sans encombre sur le rivage français. Les chrétiens reprennent leurs prêches, et Marie-Madeleine se voit confier l’évangélisation de Marseille. Après la conversion des Marseillais, la jeune femme souhaite se consacrer exclusivement à la prière, et se retire dans une grotte isolée, la Sainte-Baume. Elle y passe les trente dernières années de sa vie, entre le recueillement et les extases mystiques.
L’Évangile selon Jésus-Christ paraît en portugais en 1991, et connaît ensuite de nombreuses traductions (Frier 2005, 368). La traduction française de Geneviève Leibrich des éditions du Seuil, sur laquelle s’appuie la présente étude, date de 1992. Le roman relate, du point de vue de Jésus, profondément hostile aux desseins divins, la vie privée et publique d’un Messie en révolte constante contre son Créateur. Jésus comprend que Dieu le manipule pour étendre sa domination sur les hommes ; il pressent et condamne toutes les dérives du christianisme, et c’est avec un profond sentiment d’échec qu’il monte sur la croix. Largement iconoclaste, la biographie fictive du Christ s’interroge sur les notions de liberté et de révolte. Le texte a suscité une violente polémique lors de sa parution, et a décidé de l’installation de Saramago à Lanzarote (Amorim 2010, 277 ; Aparecido Lopes 2010 ; Kaufman 1994, 449).
Marie de Magdala apparaît dès les premières pages du roman. Avant que ne débute le récit de Jésus au deuxième chapitre, un narrateur anonyme décrit au lecteur une Crucifixion, une gravure d’Albrecht Durer, de 1495-1498, conservée au British Museum de Londres (Jubilado 2008). Le narrateur tente d’identifier les divers protagonistes, et essaie de reconnaître Madeleine parmi les saintes femmes. Son choix se porte tout d’abord sur une jolie jeune femme en cheveux. Si une auréole ceint sa tête, un vêtement ajusté, largement décolleté, souligne sa poitrine, signe évident d’un passé dépravé. Le narrateur se détourne toutefois rapidement de ce premier personnage féminin – comme Saramago remettra en cause durant tout le roman la Madeleine pécheresse de la tradition – et identifie l’amie du Christ à la jeune femme à la longue chevelure blonde qui lève vers le crucifié un « regard plein d’un amour authentique et impétueux » (Saramago 1992, 15). Tout le roman confirmera ce portrait inaugural. Ainsi, lors de la rencontre entre Jésus et Marie de Magdala, s’opposeront les mises en garde de l’Ecclésiastique (Si 9, 3, 4 et 6) (Saramago 1992, 239) et des Proverbes (Pr 7, 16-17) (Saramago 1992, 241) contre les femmes de mauvaises vie – prostituées ou adultères – aux paroles d’amour du Cantique des Cantiques (Ct 4, 1 ; Ct 7, 5 ; Ct 4, 16-17 ; Ct 7, 2-4) (Saramago 1992, 240-241) : Saramago ne met pas en scène une prostituée repentie, mais la compagne du Christ (Grünhagen 2022, 142-145).
Après avoir passé son adolescence dans le désert, en compagnie de Pasteur, l’incarnation humaine de Satan, Jésus regagne la civilisation, mais se blesse aux pieds, et demande de l’aide dans une maison de Magdala. Marie, une prostituée à la longue chevelure noire, de quelques années plus âgée que lui, l’accueille et le soigne de ses baumes. La jeune femme s’offre ensuite à Jésus et les versets du Cantique des Cantiques1 accompagnent ce premier rapport sexuel. Sara Grünhagen a souligné les similitudes entre cette première rencontre et la descente de croix dans La dernière tentation (1988), l’adaptation cinématographique de Martin Scorsese du roman controversé de Nikos Kazantzaki, La dernière tentation du Christ (1954) (Grünhagen 2022, 202). Le cinéaste ajoute une scène à la descente de croix, alors que Jésus est faussement persuadé par Satan de ne pas être le Messie. Chez Kazantzaki et Scorsese, le Christ descend de la croix et rejoint Madeleine, mais dans le film, la jeune femme soigne les plaies du crucifié avant de s’unir à lui, comme le fera l’héroïne de Saramago, certes avec des blessures d’une nature très différente. Notons également que, contrairement au Christ de Kazantzaki, le personnage de Scorsese épouse Madeleine avant ce premier rapport sexuel.
Saramago propose donc une relecture de l’onction lucanienne très éloignée du texte évangélique et de la tradition (Delobel 1966 ; Drewermann 1996 ; Feuillet 1975 ; Lagrange 1912 ; Auberger 2006, 15-35). Loin de se précipiter en larmes aux pieds de Jésus pour implorer son pardon, Marie de Magdala accueille ce dernier, dont les premiers mots, « aide-moi » (Saramago 1992, 233), indiquent sans ambiguïté le rôle fondamental qu’occupera la Magdaléenne dans le parcours christique. Cette nouvelle interprétation du repas chez Simon le Pharisien est d’ailleurs introduite, avant même que Jésus n’atteigne Magdala, lorsque le jeune homme écoute le chant d’une inconnue, sur les rives du Jourdain :
Tu n’es personne si tu ne t’aimes pas toi-même, tu ne t’approches pas de Dieu si tu ne t’approches pas d’abord de ton corps. Qui a prononcé ces mots, nul ne le sait, car ce n’est pas Dieu qui les prononcerait, ce ne sont pas là perles de son rosaire, ils pourraient être de Pasteur si celui-ci n’était pas aussi loin d’ici, peut-être était-ce finalement les paroles que chantait la femme. […] Avec quelques paroles ou sans parole, la femme se dévêtira de nouveau, et quand sera arrivé ce qu’on doit toujours attendre de ce genre de rencontre, elle lui retirera ses sandales avec un soin extrême, elle guérira les plaies en déposant sur chaque pied un baiser et en les enveloppant ensuite, comme un œuf ou un cocon, dans sa propre chevelure humide. (Saramago 1992, 232)
Indéniablement, l’écrivain retient exclusivement le « parce qu’elle a montré beaucoup d’amour » du récit lucanien. La sacralisation de ce premier rapport sexuel, où la récitation du psaume vétéro-testamentaire accompagne chaque geste des amants, s’inspire peut-être d’une cérémonie centrale des religions matriarcales, la hiérogamie, régulièrement associée au mythe magdaléen ces dernières décennies. Au cours d’un rituel précédé d’une onction, la grande prêtresse, incarnation humaine de la Déesse Mère, s’unit symboliquement ou effectivement au représentant du pouvoir temporel (le roi ou le prince de la cité), afin d’une part de garantir la fertilité de la terre mère, et d’autre part d’ouvrir le souverain à une dimension spirituelle supérieure, par sa relation intime avec le divin (Brunel 1988). Plusieurs ouvrages présentent effectivement le message christique originel, largement altéré par la catéchèse chrétienne, comme un appel à renoncer au patriarcat, pour renouer avec le matriarcat (Gange 2001 ; Lupieri 2019, 337-363). Ces thèses sont loin de faire l’unanimité dans les milieux académiques, toutefois si ces préoccupations d’ordre historique ou philologique sont bien légitimes chez les historiens et les exégètes, l’artiste dispose évidemment d’une totale liberté face à sa création. À notre connaissance, la première confrontation littéraire de Jésus et de la hiérogamie remonte à L’Homme qui était mort (1929), de D. H. Lawrence, et la première Marie-Madeleine hiérodule à Marie-Madeleine, un amour infini (1982), de la romancière française Jacqueline Kelen.
Outre la sacralité qui entoure l’union charnelle de Jésus et de Marie de Magdala, le rapport sexuel décrit dans le roman se rapproche de la hiérogamie en raison des bouleversements psychologiques et spirituels qu’il introduit dans la destinée des protagonistes. Madeleine réconcilie Jésus avec son corps, et le guide vers l’épanouissement nécessaire à sa future vie de prédicateur. De son côté, le Christ détache sa compagne de la prostitution et lui offre, à son tour, une seconde naissance.
Saramago répète la scène de l’onction lucanienne, au lendemain de la première onction. Alors que Jésus devait se rendre à Nazareth, et ne revenir que bien plus tard à Magdala, il se présente chez Marie dès le lendemain. Émue, elle se précipite en larmes aux pieds de Jésus, persuadée, dans un premier temps, que ce retour précoce ne peut être dû qu’à une nouvelle blessure. Il n’en est cependant rien : repoussé par sa mère qui refuse d’ajouter foi à ses visions, Jésus sait qu’il peut se confier à la Magdaléenne et revient donc auprès de celle qui lui accorde son soutien (Saramago 1992, 262-263).
Marie a sombré dans la prostitution au lendemain d’un cauchemar, où un jeune garçon lui annonçait que Dieu était terrifiant. Elle conserve cette clairvoyance à travers tout le roman, et peut ainsi guider au mieux Jésus, bien consciente qu’elle devra l’amener à accepter le destin monstrueux auquel il ne pourra se soustraire : Dieu l’a élu pour étendre sa domination sur les hommes, le Messie sera, malgré lui, à l’origine de conflits et persécutions, à travers les siècles :
Si je ne croyais pas en toi, je n’aurais pas à vivre avec toi les choses terribles qui t’attendent, Et comment peux-tu savoir que des choses terribles m’attendent, Je ne sais rien de Dieu, sauf que ses préférences doivent être aussi terrifiantes que ses mépris, Où es-tu allée chercher une idée aussi étrange, Il te faudrait être une femme pour savoir ce que signifie vivre avec le mépris de Dieu et maintenant il te faudra être beaucoup plus qu’un homme pour vivre et mourir en tant que son élu. (Saramago 1992, 264)
Marie de Magdala apparaît dès lors non seulement comme le guide spirituel de Jésus, mais comme un guide spirituel dont la perspicacité dépend directement de sa nature féminine. C’est parce qu’elle est une femme que la Magdaléenne parvient à percer les intentions de Dieu :
Tu ne l’as pas voulu, C’est encore pire, répondit-il, et elle, comme si, depuis le début, elle était entièrement au courant de ce que nous, peu à peu, avons vu et entendu, C’est Dieu qui trace les chemins et qui y envoie ceux qui doivent les emprunter, toi, il t’a choisi pour que tu ouvres à son service une route parmi les routes, mais toi tu ne la parcourras pas et tu ne construiras pas de temple, d’autres les construiront sur ton sang et sur tes entrailles, il vaudrait donc mieux que tu acceptes avec résignation le destin que Dieu a déjà ordonné et écrit pour toi, car tous tes gestes sont prévus, les paroles que tu prononceras t’attendent dans les lieux où tu devras te rendre […], Comment le sais-tu, Les femmes ont d’autres façons de penser, peut-être parce que leur corps est différent, cela doit être pour cette raison, oui, cela doit être pour cela. (Saramago 1992, 344)
Saramago renforce l’image de l’initiatrice à travers un invariant ancien du mythe magdaléen, relativement peu exploité dans les arts et la littérature : la maternité de Marie-Madeleine. Comme tous les saints, Madeleine se spécialise rapidement dans certains types de miracles. Elle devient, entre autres, la protectrice des femmes enceintes et des enfants en bas âge, et est invoquée en cas d’infertilité ou durant les accouchements difficiles (Apostolos-Cappadona 1996, 244 ; Duperray 1998, 26 ; Giraud 1996, 347 ; Mosco 1986, 48 ; Clébert 1998, 126-127)2. Certes, ce rapport à la maternité demeure indirect, toutefois les travaux de l’ethnologue Nicolas Abbel-Compère ont souligné l’importance de cette composante du mythe dans la perception du personnage (Phalip, Perol, Quinci-Lefèvre 2009, 76-88). Récemment, des historiens de l’art ont proposé une nouvelle lecture du vêtement dénoué porté par la Magdaléenne dans certains tableaux de la Renaissance. Si le relâchement de la tenue ne manque pas de rappeler le passé luxurieux de la jeune femme, il suggérerait également une grossesse symbolique : la fécondité morale de la relation mystique de la sainte avec le Christ. La métaphore n’est pas inédite, et apparaît en effet dans la littérature médiévale, notamment chez le Pseudo-Bonaventure (Erwing 2016, 222-224 ; Jolly 2014). Nos propres recherches ont confirmé la présence discrète de la maternité madgaléenne dans la littérature des XIXe, XXe et XXIe siècles, indépendamment des fictions construites sur une descendance de Jésus et Marie-Madeleine, dont le Da Vinci Code (2003) reste sans doute l’exemple le plus célèbre (Rondou 2014, 335-338).
Saramago confronte à quelques reprises, entre les lignes, Marie de Nazareth et Marie de Magdala, dont la différence d’âge est atténuée, par rapport à la tradition3. Notons également que les grossesses de l’épouse de Joseph n’ont rien de miraculeux, et que la mère du Christ perdra également son compagnon âgé de trente-trois ans par une condamnation inique à la crucifixion : Joseph est injustement accusé de rébellion. Cette porosité entre les deux personnages évangéliques se fait habituellement au détriment de la mère du Christ, et à l’avantage de la Magdaléenne. Lorsque Jésus apprend, après la mort de son père, que le silence de Joseph a permis le massacre des innocents, révélation fondamentale dans l’évolution psychologique du personnage, il juge sa mère tout aussi responsable et la repousse d’un « Ne me touche pas » (Saramago 1992, 160), écho agressif au Noli me tangere de l’évangile johannique, qui suspend le geste de Madeleine au matin de Pâques (Jn 20, 17). Parallèlement, Marie de Magdala s’attribue la salutation d’Élisabeth dans l’évangile lucanien (Lc 1, 42), lorsqu’elle éconduit un client, après sa rencontre avec Jésus : « Tu ne trouveras pas au monde femme plus bénie que moi. » (Saramago 1992, 244).
Le portrait de Marie de Magdala en mère spirituelle de Jésus apparaît nettement dans la scène suivante, lorsque le Christ, de retour d’une pêche sur le lac de Génésareth, est accueilli sur la rive par sa compagne :
Elle aime Jésus en tant que femme, mais elle aimerait aussi l’aimer en tant que mère, peut-être parce que son âge n’est pas tellement éloigné de celui de sa vraie mère […]. Marie de Magdala se vit en Marie de Nazareth et se levant de là où elle était, elle descendit jusqu’au bord de la mer, entra dans l’eau pour être avec lui et dit, après l’avoir baisé à l’épaule, Mon fils. Personne n’entendit Jésus dire, Ma mère, car on sait que les mots prononcés par le cœur ne sont pas articulés par la langue, un nœud les retient dans la gorge et on ne peut les lire que dans les yeux. (Saramago 1992, 282)
De même, alors qu’il vient d’accomplir le miracle de la tempête apaisée, Jésus se réfugie auprès de Marie, qui l’éclaire encore une fois sur sa destinée hors normes :
Il ne chercha pas Marie de Magdala, il savait qu’elle l’attendait à terre, comme toujours, aucun miracle n’altérerait la constance de cette attente, et un contentement reconnaissant et humble apaisa son cœur. Quand il débarqua, plus qu’il ne la serra dans ses bras, il se serra contre elle, il entendit sans surprise ce que Marie de Magdala lui susurra dans le creux de l’oreille, le visage contre sa barbe mouillée, Tu perdras la guerre, tu n’as pas le choix, mais tu gagneras toutes les batailles. (Saramago 1992, 288)
Madeleine intervient à deux reprises, lors de miracles de Jésus, afin d’infléchir l’enseignement du Messie. Elle lui reproche d’avoir desséché le figuier stérile dans un moment de colère – « Tu donneras à qui est dans le besoin, tu ne demanderas pas à qui n’a rien » (Saramago 1992, 307) –, et l’empêche de ressusciter son frère Lazare, bien que sa disparition la plonge dans une profonde tristesse. Alors que, dans l’évangile, Marie de Béthanie proclame avec sa sœur sa foi en Jésus (Lazare ne serait pas mort si le Rabbi avait été présent à son chevet), pleure la disparition de son frère et accueille avec joie le miracle, la Marie de Saramago suspend le geste du Christ, consciente de la cruauté de cette résurrection : « Personne dans la vie n’a tant péché qu’il mérite de mourir deux fois » (Saramago 1992, 363).
Le portrait de Madeleine en enseignante n’est, lui non plus, pas totalement neuf. Dans la version johannique de la Résurrection, Marie de Magdala se présente seule au sépulcre, rencontre le Christ ressuscité et se voit confier par le Messie lui-même un rôle fondamental : annoncer le miracle aux autres disciples. L’importance de cette mission – proclamer au monde l’événement fondateur du christianisme – vaut d’ailleurs à la sainte de se voir gratifiée d’un important titre honorifique, dès le Moyen Âge : apostola apostolorum (Pinto-Mathieu 1997, 118). Cet élément constitutif du mythe magdaléen est très régulièrement souligné, depuis les années 1960, par les théologiens féministes, dans le cadre de leur revendication de l’accession des femmes au sacerdoce dans l’Église catholique, dossier toujours en suspens à ce jour. La théologie féministe se structure dans la mouvance du concile Vatican II, et fait de Marie-Madeleine – celle qui a prêché, enseigné, aux disciples hommes et femmes, la parole de Dieu au matin de Pâques – le principal fer de lance de ses revendications (Ricci 1994 ; Brock 2003 ; Schaberg 2002 ; Thompson 1995 ; Shussler Fiorenza 1986 ; Good 2005 ; Aynard 1990 ; Boer 1997 ; Tunc 1998 ; Aubert 1988 ; Corsi 1996 ; King 1998 ; Raming 2000). Les légendes provençales – sources évidemment plus discutables que le Nouveau Testament pour un débat au sein de l’Église romaine – nourrissent également ce type de représentation, puisqu’elles dépeignent Madeleine en prédicatrice marseillaise.
En marge des évangiles canoniques et de l’hagiographie, la Madeleine gnostique (dont s’inspirent certains théologiens féministes, en parallèle de l’apostola apostolorum) renforce, elle aussi, l’image du guide spirituel. La gnose chrétienne ne correspond pas à une Église uniforme, mais regroupe divers mouvements des IIe-IIIe siècles, que nous ne pouvons présenter dans l’espace restreint de cet article (Leisegang 1951 ; Eliade 1987 ; Lacarrière 1987 ; Brown 1971). Nous nous limiterons aux lignes générales, suffisantes pour notre propos. Nous ne bénéficions d’une connaissance directe de l’interprétation gnostique du message christique que depuis le XIXe siècle, grâce à diverses campagnes archéologiques, à la découverte et à la publication de manuscrits issus de cette mouvance (Tardieu, Dubois 1986). Au sein de cette vaste bibliothèque, quatre textes (Pistis Sophia, l’évangile de Philippe, l’évangile de Thomas et l’évangile de Marie) présentent Marie de Magdala4 comme une disciple d’exception, l’interlocutrice privilégiée du Messie qui bénéficie d’un enseignement privé, qu’elle révèle ensuite aux autres membres de la communauté (Migne 1989 ; Amélineau 1895 ; Ménard 1967 ; Pasquier 1983 ; King 2003 ; Mahe, Poirier 2007 ; Gillabert, Bourgeois, Haas 1979 ; Boer 2004). Ce portrait de Madeleine en disciple supérieure se superpose, dans certains passages, à celui de Madeleine en compagne du Christ (Marjanen 1996 ; Sebastiani 1992, 63-81). Des extraits sujets à diverses interprétations, parfois contradictoires, dans les milieux académiques, et dont se sont régulièrement réclamés les partisans d’une lecture matriarcale du message christique, que nous évoquions plus haut, alors que la gnose adopte une vision manichéenne de la chair et de l’esprit, contrairement au culte de la Déesse Mère. Nous ne sommes ni exégète, ni historienne du christianisme, et il ne nous appartient évidemment pas de trancher quant à la signification exacte des évangiles gnostiques. Nous nous contentons de reconstituer le champ intellectuel et culturel dans lequel Saramago a élaboré son personnage, afin de pouvoir repérer d’éventuelles influences. À l’époque de la rédaction de L’Évangile selon Jésus-Christ, les quatre textes gnostiques qui ont retenu notre attention dans le cadre du portrait de Madeleine en disciple préférée et/ou en amante du Christ sont accessibles en langue moderne, et disponibles dans les bibliothèques universitaires, en librairie et parfois même en édition de poche (Leloup 1986 ; Leloup 2000 ; Leloup 2003). Notons toutefois que nous n’avons remarqué aucune intertextualité avec ces évangiles, alors que l’intertextualité avec le Cantique des Cantiques, par exemple, est frappante. Sebastião Lindoberg da Silva Campos envisage toutefois également une influence de l’évangile de Philippe (Lindobergo da Silva Campos 2016, 145).
Le roman se clôt comme il a commencé, par une crucifixion. Dieu apparaît au Nazaréen en croix, et sa satisfaction confirme à Jésus qu’il n’a été qu’une marionnette aux mains du Créateur. Ne reste au Messie qu’à supplier les hommes de pardonner, non à ses bourreaux romains, mais à son bourreau céleste. La dernière image de Madeleine sera donc celle des premières pages : la compagne à la fidélité absolue, présence aimée au pied de la croix. Le pessimisme de L’Évangile selon Jésus-Christ est, en toute logique, incompatible avec l’espérance de Pâques, et la Résurrection ne trouve évidemment pas sa place dans le récit. Le romancier a cependant suffisamment nourri son portrait de Marie de Magdala en disciple privilégiée et guide spirituel pour faire l’économie de l’apostola apostolorum. Un extrait, toutefois, laisse supposer les retrouvailles de Jésus et Marie au-delà de la mort, mais dans un contexte plus proche de « l’amour fort comme la mort » du Cantique des Cantiques, que de la victoire du Christ sur la mort :
Mon désir sera de toujours te trouver, Tu me trouveras même après ta mort, Veux-tu dire que je mourrai avant toi, Je suis plus vieille, je mourrai sûrement la première, mais s’il se trouvait que tu meures avant moi, je continuerai à vivre uniquement pour que tu puisses me retrouver. (Saramago 1992, 247)
Même si tu ne peux pas entrer, ne t’éloigne pas de moi, tends-moi toujours ta main même quand tu ne pourras me voir, sinon j’en oublierai la vie, ou la vie m’oubliera. (Saramago 1992, 367)
Le texte évoque également rapidement l’existence de Marie, après le drame du Calvaire : une veuve éplorée, telle que Madeleine apparaît, par exemple, sous la plume du cardinal de Bérulle (Simard 1976, 93) ou de sainte Thérèse d’Avila (Avila 2003, 212), mais en aucun cas la pénitente expiant ses fautes passées dans la solitude et le dénuement, à laquelle les arts plastiques nous ont habitués (Giraud 1981 ; Beaude 2003 ; Koch 1965 ; Edmunds 1989). Jamais l’héroïne de Saramago n’est apparue comme une femme coupable, et une vie d’expiation n’a donc pas sa place dans la logique du roman :
Plus tard, quand elle sera seule au monde, Marie de Magdala voudra se souvenir de ces jours et de ces nuits, et chaque fois elle sera obligée de lutter âprement pour défendre sa mémoire des assauts de la douleur et de l’amertume, comme si elle protégeait une île d’amour des attaques d’une mer tourmentée et de ses monstres. (Saramago 1992, 346)
Saramago transpose sans nul doute son anticléricalisme (Achre, Thimoteo 2015) et son féminisme (Bishop-Sanchez 2010 ; Jurich 2010 ; Freitas Braga, Rios 2012) sur le personnage de Marie de Magdala. Sans rendre le mythe méconnaissable, puisqu’il reprend des invariants inscrits depuis longtemps dans la tradition – tels la prémonition de la Passion de l’onction de Béthanie, la maternité symbolique de la sainte ou les représentations anciennes de la Magdaléenne en prédicatrice –, Saramago reconfigure la figure séculaire, afin de servir son discours critique envers les dérives de la religion catholique. Marie de Magdala n’est pas une pécheresse scandaleuse, mais une femme perspicace, qui a tenté d’affronter le véritable visage de Dieu. Défenderesse de la vie et de l’union de l’âme et du corps, elle devient le mentor du Messie, incapable, sans elle, d’affronter la violence et l’injustice de son destin. Un portrait semblable, en bien des points, à l’héroïne de La dernière tentation du Christ (1954) de Nikos Kazantzakis, dont l’amour permet à un Christ profondément humain, en proie aux doutes et à la peur, d’accepter son destin messianique, et de (re)monter sur la croix. Certes, si Saramago était sans doute un spectateur de Scorsese, comme nous l’indiquions plus haut, l’écrivain portugais n’était pas un lecteur de Kazantzaki (Grünhagen 2022, 155), et les deux hommes n’appartiennent pas à la même génération. Mais le lecteur retrouve chez les deux auteurs – et chez d’autres encore comme Pierre-Marie Beaude ou Jacqueline Kelen – une vision similaire du personnage magdaléen, typique de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe siècle.