Introduction au dossier José Saramago : création, dialogue et critique

Plan

Texte

I. Présentation de José Saramago

Auteur d’une œuvre vaste et reconnue, José Saramago (1922-2010), à ce jour le seul Portugais lauréat du prix Nobel de littérature, est étudié et célébré dans ce dossier thématique qui s’associe aux commémorations du centenaire de sa naissance et du 25e anniversaire du prix Nobel. Cette publication contribue ainsi à dûment exalter l’écrivain et à témoigner de son importance, tant dans le monde lusophone que dans le vaste panorama qu’on appelle la littérature mondiale. Lire Saramago, réexaminer et analyser son œuvre avec rigueur et clarté, constitue en soi un hommage à un écrivain qui a beaucoup fait pour promouvoir et valoriser la littérature et la culture portugaises.

Le parcours de Saramago jusqu’à ce que l’on pourrait appeler sa consécration en tant qu’écrivain est impressionnant à plusieurs égards, et il convient de le rappeler ici afin de mieux contextualiser son œuvre et les études qui lui sont consacrées dans ce dossier, marqué par la diversité thématique caractéristique de la création saramaguienne.

Né dans le petit village d’Azinhaga le 16 novembre 1922, José Saramago aurait dû s’appeler José de Sousa, mais il s’est vu affublé du surnom peu flatteur sous lequel sa famille était connue1. Moins de deux ans plus tard, tels des « migrants poussés par la nécessité » (Saramago, [2006] 2014, 10, nous traduisons), lui et sa famille déménagent à Lisbonne. Saramago y passera la majeure partie de sa vie et exercera diverses professions, de serrurier-mécanicien à employé administratif. N’ayant pas fait d’études supérieures, mais grand autodidacte, il publie un premier roman à l’âge de 24 ans : l’ouvrage aurait dû s’intituler A viúva [La veuve], mais par choix de l’éditeur, il a été publié sous le titre Terra do pecado [Terre de péché2] (1947), puis réédité seulement un demi-siècle plus tard, en 1997.

Le jeune écrivain a commencé à jouer un rôle sur la scène culturelle de son pays surtout à partir des années 1950, avec la publication de nouvelles, de chroniques et de comptes rendus critiques dans des périodiques, ainsi qu’avec la traduction de livres de fiction et d’essais. Au cours de trois décennies (1955-1985), Saramago traduit plus de soixante titres du français vers le portugais, dont des œuvres de Colette, Guy de Maupassant, Charles Baudelaire, Georges Duby et Étienne Balibar. C’est également grâce à son travail d’éditeur, entre 1959 et 1971, puis d’éditorialiste (pour des journaux comme le Diário de Lisboa et le Diário de Notícias), qu’il a pu prendre part activement au contexte culturel et politique de son époque, qui vivait encore sous le régime de l’État Nouveau (1933-1974). Entre-temps, Saramago a publié deux recueils de poèmes – Les poèmes possibles (1966) et Provavelmente alegria [Probablement l’allégresse] (1970) – et un autre, de nouvelles, intitulé Quasi objets (1978). Ses chroniques, qui révèlent une intense activité journalistique et un regard aiguisé sur son époque, ont également été rassemblées en volumes : Deste mundo e do outro [De ce monde et de l’autre] (1971), A bagagem do viajante [Le bagage du voyageur] (1973), As opiniões que o DL teve [Les opinions du DL] (1974), Os apontamentos [Les notes] (1976) et, plus de deux décennies plus tard, Folhas políticas [Feuilles politiques] (1999).

Dans le sillage de la révolution du 25 avril 1974, Saramago publie un petit livre de courts récits poétiques intitulé O ano de 1993 [L’année 1993] (1975) et le « roman-essai » Manuel de peinture et de calligraphie (1976), ainsi désigné dans la première édition du livre. Il est ensuite encouragé à se lancer dans le théâtre, d’abord avec A noite [La nuit] (1979), également indissociable de la révolution des Œillets, puis avec quatre autres pièces : Que farei com este livro? [Que vais-je faire de ce livre ?] (1980), A segunda vida de Francisco de Assis [La seconde vie de François d’Assise] (1987), In nomine Dei (1993) et Don Giovanni ou O dissoluto absolvido [Don Giovanni ou Le dissolu pardonné] (2005).

En dialogue avec l’écrivain du XIXe siècle Almeida Garrett, l’un des favoris de sa bibliothèque, Saramago compose ses Pérégrinations portugaises (1981), et cet espace, qu’il parcourt en tous sens, marque une part importante de sa production romanesque. Un autre paysage, l’île canarienne de Lanzarote, fait également partie de sa vie et de ses écrits à partir de 1993. À la suite d’une malheureuse polémique autour de l’un de ses romans les plus remarquables et les plus controversés, L’Évangile selon Jésus-Christ (1991), il s’installe à Lanzarote avec Pilar del Río, l’île dont le nom servira de titre à ses journaux de 1993 à 1997, publiés entre 1994 et 1998 (Cahiers de Lanzarote). Saramago y réside jusqu’à la fin de sa vie et décède à son domicile de Tías, le 18 juin 2010.

Saramago est surtout connu comme romancier, et comme romancier tardif, n’ayant acquis une véritable notoriété qu’à l’approche de son soixantième anniversaire, après la publication du roman qui a inauguré le style qui allait faire sa renommée, Relevé de terre (1980). Parmi ses dix-huit romans, dont deux publiés à titre posthume, certains peuvent déjà être considérés comme des œuvres canoniques, à l’instar de Le Dieu manchot (1982) et de L’année de la mort de Ricardo Reis (1984), qui figurent dans le programme d’enseignement des lycées portugais. Ces deux ouvrages ont été suivis de : Le radeau de pierre (1986), Histoire du siège de Lisbonne (1989), le susmentionné L’Évangile selon Jésus-Christ (1991), L’aveuglement (1995), Tous les noms (1997), La caverne (2000), L’autre comme moi (2002), La lucidité (2004), Les intermittences de la mort (2005), Le voyage de l’éléphant (2008), Caïn (2009), La lucarne (achevé en 1953, mais publié seulement en 2011) et Hallebardes (inachevé, publié en 2014).

Ce parcours littéraire est jalonné de nombreux autres événements et marques de reconnaissance, tels que la quarantaine de doctorats honoris causa qui lui ont été décernés à travers le monde, dont deux en France, par l’Université Bordeaux Montaigne (1999) et l’Université de Lille (2004). La plus prestigieuse des distinctions reçues est certainement le prix Nobel de littérature, décerné en 1998 et célébré comme une victoire collective de toute une littérature enfin dûment mise en lumière. L’écrivaine Lídia Jorge raconte ces jours d’euphorie : la nouvelle du lauréat est arrivée en pleine Foire du livre de Francfort, alors que Saramago s’apprêtait déjà à prendre l’avion pour rentrer chez lui, mais il a été intercepté à temps et accueilli dans la liesse par des écrivains, éditeurs et lecteurs compatriotes et étrangers, parmi lesquels la romancière Agustina Bessa-Luís (1922-2019) dont le centenaire a également donné lieu à une série de commémorations.

Vingt ans après le Nobel, écrivait Lídia Jorge en 2018, la fête n’a pas pris fin et « s’est étendue à toute notre Littérature » (Jorge 2018, 14, nous traduisons). En cette année 2023, un quart de siècle après cette fête, nous comprenons également que célébrer Saramago permet de continuer à donner de l’importance et de la visibilité non seulement à un auteur, mais à toute une littérature qui, sans aucun doute, mérite d’être bien davantage lue, traduite et étudiée.

II. Présentation du numéro

Les principaux aspects de l’œuvre de Saramago sont abordés dans ce dossier thématique qui embrasse non seulement ses romans les plus connus, mais aussi d’autres composantes de son œuvre, comme ses chroniques et son théâtre, tout en touchant aux questions liées à la réception et aux adaptations cinématographiques. Intitulé « José Saramago : création, dialogue et critique », ce dossier rassemble douze études de chercheurs d’universités de France, du Portugal, du Brésil, d’Italie, de Belgique et du Canada. Il reprend le titre du colloque international au cours duquel ces travaux ont été présentés et qui s’est tenu à Paris les 17 et 18 octobre 2022, organisé par les signataires de cette introduction et les centres de recherche CREPAL (Sorbonne Nouvelle), CRIMIC (Sorbonne Université) et AMERIBER (Bordeaux Montaigne). Ce colloque et la présente publication ont vu le jour grâce à une série de partenariats et ils résultent, principalement, d’un travail collectif et interuniversitaire dans le cadre des études lusophones en France. Rappelons que le colloque a bénéficié du soutien de l’Institut Camões, de la Fondation José Saramago et du centre de recherche CRILUS (Université Paris Nanterre). En outre, ce numéro est le fruit d’un partenariat avec l’Université Toulouse-Jean Jaurès et son Centre d’Études Ibériques et Ibéro-Américaines (CEIIBA) que nous remercions vivement, avec une mention spéciale pour Marc Gruas, le rédacteur en chef de la revue Reflexos (rattachée à ces institutions). Ces remerciements et l’évocation de ces partenariats ne sont pas de simples politesses convenues, mais le signe d’une nouvelle dynamique au sein des équipes de recherche travaillant dans le champ des études lusophones en France, conscientes de ce que celles-ci ne pourront s’épanouir et exister que grâce à un travail collectif, collégial et collaboratif afin de résister aux menaces qui pèsent sur la discipline.

Ces deux jours de débats fructueux, avec trois conférences et sept tables rondes, ont abouti à ces essais qui approfondissent la réflexion entamée et révèlent à la fois l’ampleur et la vitalité de la recherche sur l’œuvre de Saramago, notamment hors du monde lusophone et des études sur la littérature portugaise. Les grands axes thématiques du colloque structurent également ce dossier, divisé en trois parties, chacune comprenant quatre articles qui dialoguent fréquemment entre eux. Les trois axes de réflexion proposés, résumés sous les termes création, dialogue et critique – volontairement larges et, par conséquent, susceptibles de développements et d’approfondissements divers –, visent avant tout à souligner quelques-uns des points de contact entre les textes. Il est certain, cependant, que les réflexions sur la composition narrative et les stratégies propres à la création, de même que celles se rapportant à l’adaptation, également incluses dans le premier axe, ne manqueront pas de mentionner les nombreux dialogues qui traversent l’œuvre saramaguienne. De même, l’étude de la bibliothèque de l’écrivain mènera à traiter l’inévitable caractère critique et le débat éthique présents dans les œuvres analysées. Ainsi, les trois axes, loin d’être cloisonnés, dialoguent constamment entre eux, ce qui ajoute de nouvelles perspectives et de nouveaux sujets de réflexion.

1. Création et adaptation : L’Histoire et les histoires de Saramago

L’article de Carlos Reis ouvre le présent numéro, une manière aussi de rendre hommage au travail accompli par ce grand spécialiste de l’œuvre de Saramago – rappelons ici son ouvrage Diálogos com José Saramago (1998) –, à son travail de divulgation de l’auteur hors des frontières du monde lusophone, mais aussi à son effort conceptuel pour mettre en avant, à partir d’outils théoriques les plus divers, l’originalité de l’écrivain dans le panorama de la « littérature-monde ». Carlos Reis nous livre une réflexion autour du concept de dialogue, à la fois dans une perspective de stricte conformation discursive et, surtout, dans une acception plus large, à partir des travaux de Bakhtine, un théoricien qui préfigure pour ainsi dire les études sur le postmodernisme, courant esthétique dans lequel s’inscrivent les deux romans étudiés par le chercheur. C’est surtout à partir de l’exégèse de L’année de la mort de Ricardo Reis que le critique travaille la question de la scène dialogique ; c’est là que se situent les rencontres du personnage avec Fernando Pessoa et la projection de manifestations intertextuelles qui traversent le récit. Pour étayer ses propres réflexions, Carlos Reis convoque les débats suscités par le roman, en fonction des éléments critiques abondant dans son sens et de manière à relever certaines apories que contient l’œuvre de Saramago.

D’une certaine manière, Cícera Antoniele Cajazeiras fait écho au travail de Reis puisqu’elle met en avant l’adaptation de L’année de la mort de Ricardo Reis, de João Botelho, réalisateur portugais familier des adaptations d’œuvres littéraires, auquel elle ajoute celle de L’aveuglement, tourné par le cinéaste brésilien à réputation internationale, Fernando Meirelles, séduit sans aucun doute par la dimension universelle du roman. La spécialiste en études cinématographiques s’attache à observer comment les deux cinéastes aux choix esthétiques fort différents – plus littéraires pour le premier, plus hollywoodiens pour le second – s’approprient les romans de Saramago dans le sens d’adhérer à leur nature métafictionnelle et politique, en composant des textes filmiques à caractère autoréflexif.

Quant à José Vieira, il s’intéresse à un autre genre littéraire, les chroniques publiées par l’auteur dans le journal A Capital entre 1968 et 1969 et réunies en un volume sous le titre Deste mundo e do outro, en 1971. Sa réflexion vise à comprendre comment les thèmes abordés dans ces textes courts ont contribué à l’édification des grands romans écrits à partir de la fin des années 70. En effet, le critique démontre comment nombre des thèmes et motifs abordés dans les romans se retrouvent en germe dans les chroniques. Ainsi, José Vieira émet l’hypothèse d’un Saramago en herbe, d’une écriture en gestation où se retrouve une grande partie de la sève littéraire qui a nourrit son œuvre.

L’aspect éminemment postmoderne des romans de Saramago est souligné par Simon Dansereau-Laberge, lequel s’intéresse à l’édification d’un contrefactuel ludique et à l’écriture de l’uchronie chez le prix Nobel. En effet, dans l’Histoire du siège de Lisbonne et dans L’Évangile selon Jésus-Christ, le romancier propose de sortir des cadres génériques normatifs pour offrir une réflexion à partir du présent sur les écritures de fondation. Alors que l’écriture d’une uchronie « en palimpseste » est méticuleusement décrite à l’aide d’un narrateur « surgressif » dans le premier exemple, la seconde œuvre offre un « effet » de lecture contrefactuel en tablant sur un changement perceptif et intentionnel derrière les figures symboliques du Nouveau Testament. Cette approche intéressée par le jeu contrefactuel montre les similitudes dans « l’interventionnisme » narratif de Saramago, notamment à l’aide de principes indiciaires et de l’usage du clin d’œil, une pratique ludique qui est, pour ainsi dire, l’image de marque de l’auteur.

2. Dialogue : la bibliothèque de Saramago

En parcourant l’œuvre littéraire de José Saramago, le lecteur ne peut que percevoir de vastes résonances intertextuelles, dans un croisement de voix, de thèmes, de souvenirs, de temps et d’espaces qui se devinent dans les interstices d’une écriture à la fois singulière et plurielle, où le dire et le redire s’entremêlent indéniablement. Nous savons bien, depuis Kristeva qui s’est appuyée sur la notion bakhtinienne de dialogisme, déjà convoquée par Carlos Reis dans son article, que « [...] tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte » (Kristeva 1969, 85), assertion dont Saramago se fait l’écho en affirmant, dans une interview accordée lors d’un voyage en Amérique latine, que « [t]oute littérature est un palimpseste » (Saramago apud Gómez Aguilera 2010, 194), à l’instar de sa singulière et vaste production qui convoque et dialogue avec une pluralité d’œuvres, dans un tissage où diachronie et synchronie se rejoignent.

La deuxième partie de ce dossier monographique réunit quatre études qui témoignent du dialogue constant entre l’univers de l’écrivain et un ensemble de productions qui se déploie de façon rhizomatique et polyphonique. Dans l’essai « José Saramago : la voix et les échos », qui ouvre cette deuxième partie, Ana Paula Arnaut rend amplement compte, à travers des exemples illustratifs, de l’immense fascination et de la profonde influence qu’ont exercé sur Saramago les écrivains canoniques portugais tels que Raul Brandão, Almeida Garrett, Cesário Verde, Fernando Pessoa et sa constellation hétéronymique, ainsi que les grands maîtres du XVIIe siècle, António Vieira et Francisco Manuel de Melo, ou encore Luís de Camões, dont les voix résonnent tantôt de manière très claire, tantôt de façon plus ténue, dans la prose de Saramago.

Si le cercle de résonances avec des auteurs nationaux et étrangers est dense et diversifié – mais aussi extrêmement ludique –, les archétypes sacrés sont également convoqués dans la trame de certains récits traversés de questionnements sur l’essence divine et la condition humaine. En s’attachant au dernier roman que José Saramago a publié de son vivant, Cain (2009), Francisco Martins met en évidence les diverses interactions avec le canon biblique, soulignant la manière dont l’écrivain, en véritable connaisseur de différentes traditions extrabibliques d’interprétation et de supplémentation rabbiniques, récupère certains personnages et épisodes du livre de la Genèse, dans un exercice de déconstruction et d’interrogation qui les revêt de nouvelles apparences. Francisco Martins analyse ainsi les méthodes employées par l’écrivain dans cette réinterprétation subversive et audacieuse du récit sacré, avec une sensibilité et une « discipline herméneutique » très proches de la tradition midrashique classique. Comme Francisco Martins le démontre dans sa fine analyse, cette pratique se manifeste dans la recréation de personnages appréhendés comme des « constructions midrashiques », dans l’exploration des ambiguïtés et de la polysémie du texte sacré, dans la transformation des silences et des lacunes en opportunités qui s’ouvrent à de possibles eisegèses ou encore dans les processus d’assimilation entre récits et personnages à travers le transfert de motifs littéraires.

Dans une perspective mythocritique en étroit dialogue avec la tradition biblique, Katherine Rondou s’intéresse, quant à elle, à la figure évangélique et hagiographique de Marie-Madeleine, à laquelle José Saramago accorde une place particulière dans L’Évangile selon Jésus-Christ (1991), roman où le prix Nobel propose un portrait humanisé des personnages bibliques, envisagés comme des êtres fragiles et révoltés contre les desseins d’un dieu insensible, arbitraire et cruel. Dans ce récit qui a profondément choqué l’orthodoxie religieuse et suscité la plus grande polémique lors de sa publication au Portugal, Saramago reconfigure, comme l’illustre Katherine Rondou, les invariants du personnage évangélique en s’inspirant, entre autres textes hérités de la tradition, de la représentation de la Madeleine gnostique et des religions matriarcales. Dans cette reconstruction du mythe de Marie de Magdala, personnage qui a acquis, au fil du temps, de multiples facettes, José Saramago reprend, comme elle le démontre, l’image de la femme de la théologie gnostique ici mise en exergue et jouant un rôle essentiel auprès du prophète – à la figuration de la femme pécheresse se superpose ainsi celle d’un guide spirituel –, renforçant ainsi sa position critique envers la religion catholique et illustrant également par le biais de cette héroïne, la force de l’identité féminine qui marque son écriture.

Si les deux approches précédentes se sont attachées à revisiter et à déconstruire le canon biblique, l’analyse proposée par Sara Grünhagen, dans un essai au titre évocateur « Une lettre envoyée au loin : José Saramago et Gabriel García Márquez », cherche à établir un parallèle entre l’œuvre du prix Nobel portugais et celle de l’écrivain colombien, portant notamment sur les romans Levantado do chão (1980) et Cien años de soledad (1967), dans le but de mettre en évidence un ensemble d’affinités, tant au niveau des thèmes abordés que des techniques narratives mises en œuvre. Partant d’une analyse comparative et tenant compte des études antérieures sur les romans de ces écrivains aux trajectoires et aux positions idéologiques très similaires, Sara Grünhagen établit une série de rapprochements, qui portent notamment sur la reconstitution d’épisodes historiques aux accents tragiques et la recréation de parcours individuels et collectifs, de façon à mettre l’accent sur les vies précaires, réduites au silence, à l’effacement et à l’oubli. Elle observe également les fortes similitudes dans l’évocation des environnements et des expériences quotidiennes des familles placées au centre des récits, résultant des minutieuses recherches entreprises par chacun des auteurs. De la connaissance du passé aux grandes transformations des périodes où ils ont vécu, de la construction des personnages à la dénonciation des abus et de la violence exercés par les instances de pouvoir, les liens sont multiples entre la production de Saramago et celle de García Márquez, deux écrivains qui ont, par ailleurs, toujours témoigné d’une profonde admiration mutuelle.

3. Critique : éthique et utopie chez Saramago

José Saramago instaure un dialogue fécond entre son œuvre et des productions culturelles diverses tout en enrichissant ce patrimoine par le biais d’une force créative qui ouvre la voie à la réinterprétation, au détournement et à l’expansion, dans une entreprise de réinvention permanente de ce qui semble pourtant définitivement fixé. Une démarche analogue, dont il est spécifiquement question dans la troisième partie de ce volume, vise toutes sortes de savoirs institués et de pratiques, jugements et pensées cristallisés. Les quatre derniers travaux présentés dans ce dossier mettent en évidence l’autorité de ce que Boaventura de Sousa Santos nomme « les canons uniques de la production de la connaissance et de la création artistique » (Santos 2011, 34) qui, selon le sociologue, ont le pouvoir de produire de la « non-existence », rendant absent ce qui est exclu de ces canons ou qui échappe à la rationalité occidentale. Toutefois, ces quatre textes recèlent également des alternatives à la conjoncture actuelle qui sont autant d’incursions de José Saramago sur les territoires de l’utopie. En restant dans la ligne de Boaventura de Sousa Santos, nous pouvons dire que José Saramago s’applique à « remplacer ce que le temps linéaire présente comme le vide du futur (un vide qui pourrait être aussi bien tout que rien) par des possibilités plurielles et concrètes, qui sont à la fois utopiques et réalistes » (Santos 2011, 36). Dès lors, si l’œuvre saramaguiennne semble, à première vue, empreinte d’un certain pessimisme et d’une vision quelque peu désabusée du genre humain, elle n’est peut-être pas totalement dépourvue d’aspects utopiques. Ce postulat sert de point de départ à Teresa Cristina Cerdeira qui, dans son essai « José Saramago - La survivance de l’utopie : du « soleil de justice » à l’intermittence des lucioles », se propose de saisir, dans l’œuvre du Prix Nobel, les derniers scintillements d’une humanité déliquescente. La persistance de ces lueurs, décelables dans les gestes d’humanité accomplis par certains personnages ou dans leurs expériences esthétiques, sont autant de signes de la permanence d’une forme d’utopie et d’un centre éthique, y compris dans des textes aussi dystopiques et désespérés que L’Aveuglement. Les petites lumières vacillantes de ce roman, restes du « soleil de justice » qui éclairait Relevé de terre quelques décennies auparavant, correspondent aux traces d’humanité assimilées à des « lucioles » par Georges Didi-Huberman dans son célèbre essai, Survivance des lucioles (2009). En reprenant la proposition du philosophe et historien de l’art, Teresa Cerdeira capte ces lueurs résistantes, de même que le font, de différentes manières, les auteurs des trois derniers textes de ce dossier.

En effet, cette possible dimension utopique n’a pas échappé à Agnès Levécot dont l’essai, « José Saramago, décolonisateur de la pensée », met en évidence les stratégies visant, dans le roman saramaguien, à dévoiler les rapports de domination qui régissent le monde tout en suggérant des pistes pour résister aux injustices et aux inégalités ainsi dénoncées. L’auteure propose une relecture de Saramago à travers le prisme de la pensée décoloniale et des propositions de Boaventura de Sousa Santos, notamment celles qui revendiquent de nouvelles modalités du savoir dans le cadre d’un nécessaire tournant épistémologique. Les analogies sont nombreuses entre le monde décrit dans la fiction saramaguienne et les clivages induits par le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat dénoncés par le sociologue portugais. Les solutions proposées par les deux penseurs pour les dépasser s’avèrent également convergentes, notamment quand elles passent par la lutte contre l’absence et la non-existence qui prend la forme, dans le roman de saramaguien, d’une réhabilitation des oubliés de l’Histoire ou de l’intervention de personnages clairvoyants, capables de voir au-delà des apparences. La lutte contre l’exclusion « abyssale » passe aussi par un rééquilibrage des rapports femme-homme également opéré dans le roman. Ainsi, l’œuvre de José Saramago reflète la dimension humaniste de la pensée de son auteur tout en luttant contre les valeurs et pouvoirs institués.

Cette lutte est également présente dans le théâtre de José Saramago. Bien que moins étudiée, l’œuvre dramaturgique s’inscrit pourtant dans les lignes thématiques chères au Prix Nobel. Dans « L’écriture dramaturgique de José Saramago : dissonance, reconfiguration et utopie », Leonor Coelho examine tour à tour les cinq pièces de José Saramago en vue de mettre au jour les engagements éthiques et civiques de l’auteur, de même que la dimension utopique qui se révèle sous la forme de « brèches lumineuses » qui reflètent l’espoir de l’avènement de temps plus harmonieux et plus justes. Cette utopie prend différents aspects : vent de liberté qui subvertit les hiérarchies et libère la parole au sein de la rédaction d’un journal à l’aube du 25 Avril 74 (A noite) ; persévérance de l’artiste face à l’indifférence des puissants, à l’adversité, à l’austérité religieuse et au conservatisme ambient (Que farei com este livro ?) ; élan anticapitaliste amorcé par le héros de A segunda vida de Francisco de Assis au sein de sa Compagnie devenue entreprise multinationale soumise à l’économie de marché ; persistance d’une attitude critique et recherche d’issues à un conflit religieux féroce (In nomine Dei) ; subversion de configurations sociales et de systèmes de valeurs dépassés dans Don Giovanni ou O dissoluto absolvido, où le mythe de l’éternel séducteur est mis à mal au profit d’un pouvoir davantage assumé par les femmes. Ainsi, le scénario le plus dystopique n’est jamais exempt de nouvelles perspectives, autrement dit, selon la formule de Leonor Coelho, « à la dissonance, l’écrivain oppose le mode utopique qui peut permettre au lecteur/spectateur d’(entre)voir des brèches lumineuses » (nous traduisons).

Le texte de Pedro Fernandes de Oliveira Neto, « José Saramago et les principes d’une éthique de l’histoire », vient clore ce dossier en proposant une réflexion sur le recentrement éthique opéré par José Saramago dans des textes théoriques publiés dans le Jornal de Letras. Ces deux articles, « O tempo e a História » (publié initialement en 1989 sous le titre « Sobre a invenção do presente ») et « História e ficção » (1990), posent les principes d’une éthique de l’histoire qui vient rompre avec une conception traditionnelle, mais encore très ancrée dans les pratiques et les imaginaires, qui en fait une vérité unique, consensuellement admise et indiscutable, une histoire partiale et partielle, souvent récupérée à des fins idéologiques par les régimes autoritaires. Tout en présentant les écueils d’une telle conception de l’histoire, Pedro Fernandes met en évidence les principes d’une éthique saramaguienne fondée sur l’idée que l’historiographie est une « aventure critique du savoir » qui mise sur l’imagination comme instrument d’intellection du passé. La conception saramaguienne du temps invite à questionner le passé en vue de débusquer les silences, lacunes et contradictions de l’histoire tout en faisant émerger de nouveaux sens à partir de ce qui « aurait pu être » (en renonçant à chercher « ce qui a été »). En nous invitant à repenser les liens étroits entre littérature et historiographie, entre fiction et histoire, José Saramago fait bouger, une fois encore, des lignes qui semblaient figées.

Assurément, José Saramago rejetait l’utopie comme simple rêve compensatoire face à une réalité jugée affligeante, et il est possible de débattre du caractère utopique de son œuvre (voir à ce propos Arnaut 2014, 6-7). Mais nous pouvons également nous ranger à cette opinion nuancée :

L’action, les convictions et l’écriture de José Saramago n’ont pas été utopiques au sens de l’orthodoxie communiste ou socialiste. Saramago pratiquait un matérialisme radical du hic et nunc, certainement étendu au futur, mais toujours un futur immédiat. Il soutenait qu’il était urgent et pressant d’agir sur les dangers, les inégalités et les injustices de la vie présente et concrète. (Nogueira, Baltrusch, Cerdà 2021, 9, nous traduisons)

Dans l’œuvre saramaguienne, cette « action » consiste à ouvrir le champ des possibles et à chercher des alternatives à la réalité existante, non pas dans un ailleurs lointain, fantasmé et hypothétique, mais dans le monde lui-même ou, qui sait, dans l’homme lui-même, en tant que « centre de concrétisation des utopies » (Arnaut 2014, 11).

En touchant à ce qui semble indiscutable ou immuable et en osant abandonner le certain pour l’incertain, le pensé pour l’impensé, le consensuel pour le discutable, l’œuvre saramaguienne s’ouvre à toutes sortes de possibles qui permettent de futurs changements. Une telle démarche a exposé José Saramago aux opprobres et aux attaques les plus virulentes, mais elle est cependant le cap que nous invite à tenir l’écrivain pour préserver notre humanité.

Bibliographie

ARNAUT, Ana Paula. « José Saramago: da realidade à utopia ». Cultura [en ligne]. 2014, vol. 33, p. 1-18. URL : http://journals.openedition.org/cultura/2415 [consulté le 7 mars 2023].

GÓMEZ AGUILERA, Fernando. José Saramago nas suas palavras. Lisboa: Caminho, 2010.

JORGE, Lídia. « Memória delicada ». Jornal de Letras, Artes e Ideias. 2018, no 1252, p. 13-14.

KRISTEVA, Julia. Sèméiotikè. Recherche pour une sémanalyse. Paris : Seuil, 1969.

NOGUEIRA, Carlos, Burghard BALTRUSCH et Jordi CERDÀ (eds.). José Saramago e os desafios do nosso tempo. Universitat Autònoma de Barcelona, 2021.

REIS, Carlos, Diálogos com José Saramago. Lisboa: Caminho, 1998.

SANTOS, Boaventura de Sousa. « Épistémologies du Sud ». Études rurales. 2011, n° 187, p. 2-50.

SARAMAGO, José. As pequenas memórias. 4ª ed. Porto: Porto Editora, [2006] 2014.

Notes

1 Saramago est une sorte d’herbe adventice consommée par les pauvres. Retour au texte

2 Les titres présentés en français entre crochets sont des traductions libres d’ouvrages qui n’ont pas encore été publiés en France. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Fernando Curopos, Maria Araújo da Silva, Sara Grünhagen et Silvia Amorim, « Introduction au dossier José Saramago : création, dialogue et critique », Reflexos [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 16 mai 2023, consulté le 23 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/reflexos/1384

Auteurs

Fernando Curopos

Crepal – Université Sorbonne Nouvelle

fernando.curopos@sorbonne-nouvelle.fr

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Crimic – Sorbonne Université

maria.araujo_da_silva@sorbonne-universite.fr

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sara.grunhagen@sorbonne-nouvelle.fr

sara.grunhagen@sorbonne-nouvelle.fr

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Ameriber – Université Bordeaux Montaigne

silvia.amorim@u-bordeaux-montaigne.fr

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