p. 76-91
Introduction
La littérature circule souvent de façon très inattendue : les auteurs et éditeurs ne peuvent qu’espérer avoir le succès escompté, mais l’issue que connaîtra leur œuvre est bien incertaine. On s’imagine aujourd’hui que les grands noms de la littérature ont été immédiatement appréciés par leurs pairs et que l’on se souvient de tout écrivain qui le mérite. C’est bien évidemment loin de la réalité puisque la réussite de certains textes est parfois due au simple hasard. L’approche la plus commune est d’ordinaire celle qui prend en compte un groupe d’intellectuels établis et s’y cantonne, sans se demander comment ils se sont établis, ni comment des « événements d’opportunité invisibles »1 façonnent le paysage littéraire. Ces situations d’opportunité sont présentes partout et visibles à qui veut bien les voir, pourvu qu’on s’y intéresse. Le jeu des influences explique également ces opportunités, phénomènes de mode certes mais aussi manifestation de centres d’intérêt communs. Les liens culturels entre les pays européens s’affranchissent des frontières et offrent autant de stimulations. Elles concernent aussi bien sûr l’appropriation littéraire et deux pays aussi proches que la France et l’Italie en sont un bon exemple, notamment au XIXe siècle, siècle charnière en littérature.
Il est primordial de rappeler qu’au XIXe siècle, l’Italie est une « périphérie littéraire »2 dans la mesure où elle importe énormément de romans et en exporte peu. Aussi le marché est-il saturé par les nouveautés françaises. Ce phénomène d’invasion est double : d’une part, il y a les lecteurs francophones, qui recherchent les romans en langue originale, et de l’autre les lecteurs qui apprécient les productions provenant de l’autre côté des Alpes, poussant les éditeurs à en proposer des traductions à moindre coût.
En effet, cela coûte beaucoup moins cher pour un éditeur de traduire un roman français que de financer un nouveau roman italien, dont le succès auprès du public demeure incertain et aléatoire. Ainsi, il devient impossible d’envisager le roman italien sans prendre en considération le roman français, tant ce dernier est présent dans la péninsule. Au siècle précédent, les romans français circulaient déjà en Italie, au même titre que les romans anglais, mais ils étaient considérés comme appartenant à un genre mineur, destiné à ceux qui se trouvent entre les « lettrés et les idiots »3. Cependant, au XIXe, en Italie, le genre narratif fait florès notamment avec l’importation de ces romans provenant du pays de référence du genre romanesque, patrie du roman : la France. Si au XIXe, les critiques reconnaissent la suprématie de deux romans : I Promessi Sposi4 d’Alessandro Manzoni et Le Ultime lettere di Jacopo Ortis5 d’Ugo Foscolo, l’édition est surtout dominée par des traductions. Les romans français inspirent, aussi sont-ils traduits et lus par les Italiens ; mais ils peuvent aussi être source de frustration pour les auteurs locaux qui doutent de pouvoir les égaler et de convaincre le lecteur, les exemples précités restant des exceptions. On remarquera d’ailleurs que l’œuvre de Foscolo est très largement inspirée du chef d’œuvre de l’allemand Goethe. Adriana Chemello cite le scapigliato6 Cletto Arrighi, anagramme devenu pseudonyme de Carlo Righetti, qui avoue craindre que ses romans ne plaisent pas aux lecteurs, trop habitués à lire des romans français7.
Cependant, Gisella Padovani8 affirme que la Scapigliatura porte le roman national à une nouvelle phase de son existence, plus moderne. Elle donne la preuve de cette influence française, dont certains Scapigliati tirent le meilleur afin de faire évoluer la forme narrative. Elle évoque le Scapigliato Giuseppe Rovani qui publie un roman, Cento Anni9, dans lequel il reprend « la formule diégétique du roman de Scott et Manzoni » […] « en revisitant à la lumière des leçons de Balzac, de Sue, de Féval », tout en prêtant une grande attention au réalisme. D’ailleurs, Cletto Arrighi lui-même s’inspire des auteurs français, puisqu’il publie en 1880 Nana a Milano10, directement en lien avec le Nana de Zola. Cameroni écrit au chef de file du Naturalisme : Cletto Arrighi a publié « ce nouveau roman qui voudrait s’allier à votre Nana. L’auteur italien suppose que l’ex maîtresse de Muffat et Comp. ait pri domicile à Milan [sic], pendant les deux années, sur lesquelles votre roman se tait. La préface et quelques scénes [sic] sont naturalistes, mais dans l’ensemble Nanà a Milano est un roman manqué »11. Comme lui, nombreux sont les auteurs qui tiennent compte des modes littéraires lors de l’écriture de leurs textes. La quête du succès amène à reprendre des thématiques appréciées du public, à profiter du pouvoir de diffusion qu’est la presse pour toucher le plus de lecteurs possibles et bénéficier d’un vent porteur.
L’importation des romans est déjà une forme d’opportunisme littéraire en soi, mais un exemple beaucoup plus parlant est celui des romans-feuilletons. La désignation « feuilleton » dérive du mot « feuillet », qui indique les deux parties d’une feuille pliée de façon à former deux pages, ce qui souligne d’emblée la brièveté de la publication et sa conception singulière. La notoriété dont jouit le roman français se double ici d’un accès simplifié à la littérature. La collaboration entre journaux et auteurs est bénéfique pour les deux parties puisque le romancier y gagne en reconnaissance et que le journal fidélise ses lecteurs. Ainsi, ce nouveau modèle se développe rapidement en Italie et envahit l’espace éditorial.
1.Le roman-feuilleton
1.1 Aux origines du genre
Le roman-feuilleton naît au XIXe siècle en France. Il prend son essor en 1836, de façon quasi-simultanée dans deux journaux : La Presse d’Émile de Girardin et Le Siècle d’Armand Dutacq12. Comme son nom l’indique, il s’agit de la publication d’un roman sous forme de feuilleton. Souvent considéré comme un sous-genre, populaire, parfois méprisé, on trouve pourtant parmi les feuilletonistes des grands noms de la littérature, comme Balzac, Maupassant, Gautier ou Dumas dans les grands journaux de l’époque, les quotidiens Le Siècle13 et La Presse14, ou Châteaubriand, au Mercure de France15.
Cette publication en épisodes est souvent la première étape avant un tirage en volume tout en assurant des premiers revenus à ces auteurs. Ainsi, le genre bénéficie d’un avantage indéniable : le public y a accès plus facilement, dans des quotidiens à bas coût, pour un temps de lecture régulier mais réduit. Cela permet une démocratisation de la lecture d’un genre autrefois plutôt réservé à la bourgeoisie et une fidélisation du lectorat dans un contexte d’essor de la presse. La porosité entre journalisme et littérature n’a jamais été aussi marquée. Balzac, Maupassant, Zola en sont des collaborateurs réguliers et n’hésitent pas à mettre en scène le monde de la presse dans leurs œuvres. Dans Les Illusions Perdues16, Balzac met en scène ce monde du journalisme qu’il connaît bien par ailleurs. Les jeunes gens souhaitent en faire un tremplin pour se faire d’abord un nom et publier ensuite leurs propres œuvres. Lucien de Rubempré reste l’archétype du jeune ambitieux. Balzac sera d’ailleurs une source d’inspiration pour beaucoup d’auteurs italiens, comme le feuilletoniste Luigi Natoli17 par exemple. Charles Simon dans sa Vie Parisienne, rappelle l’engouement que suscitent ces productions. Il ne faut pas supposer, dit-il, que cette « rage d’engouement, suscitée par les Mystères de Paris, fût restreinte à une classe, et à la classe la moins éclairée. Quand il paraissait périodiquement dans les débats, il fallait retenir le journal plusieurs heures d’avance, car à moins d’être abonné, il était impossible de l’avoir dans le cabinet de lecture, où on était censé le trouver » 18. Il ajoute que tout Paris attendait fébrilement la suite des aventures narrées par les feuilletonistes : « Je peux dire sans exagération que les jours où le feuilleton manquait, il y avait comme une dépression intellectuelle dans Paris ».
Ces fameux cabinets de lecture sont surtout limités aux grandes villes mais confirment le succès de ces récits. D’ailleurs, Florence aura aussi son Gabinetto di lettura, imitation directe du modèle français, ouvert par Giampietro Vieusseux, où chaque lecteur peut venir consulter librement journaux, périodiques, gazettes, publiés non seulement en Italie mais aussi un grand nombre provenant de France, d’Allemagne ou d’Angleterre. Rappelons que Florence, capitale de la Toscane, est aussi le berceau de la langue italienne, ce qui favorise la lecture des textes publiés dans cette langue. En 1819, année d’ouverture du cabinet, il semble difficile d’imaginer la même structure à Naples, où le napolitain domine. Il faudra attendre l’unité italienne pour que la langue nationale devienne un enjeu politique. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon les estimations, le nombre de personnes qui maîtrisent l’italien en 1861 se situe entre 2,5 et 10 %, ce qui signifie donc qu’au minimum 90 % de la population ne parlait pas la langue nationale19.
Grâce à l’intérêt que suscitent ces productions, les journaux connaissent une augmentation exponentielle du nombre d’abonnés : René Bazin disait que dans la semaine qui suivait la publication d’un feuilleton, le nombre de copies d’un journal pouvait augmenter ou diminuer de cinquante ou quatre-vingt mille copies, selon que le feuilleton rencontrait ou non les faveurs du public. Ainsi, Eugène Sue, qui connaît comme on le sait un immense succès auprès du public, fait évoluer le nombre d’abonnés du journal Le Constitutionnel de 3000 à 40 000 abonnés avec Le Juif Errant20.
1.2 Les pratiques du genre
Citons Alexandre Dumas, Eugène Sue et Alexis Ponson du Terrail ou encore Paul Féval et Xavier de Montépin, parfois accusés de sensationnalisme, mais très suivis par le public. Ainsi, ce dernier attend avec impatience la parution de la suite des aventures des mousquetaires de Dumas ou de Rocambole, issu de l’imaginaire de Ponson du Terrail. « Les feuilletons les plus populaires se vendent à prix d’or, sont reproduits par les journaux de province et étrangers, et repris par l’édition. Les principaux quotidiens de Paris doublent leur tirage ». Après 1848, alors que la censure fait rage21, les journaux se rabattent sur les faits divers et les romans-feuilletons se dépolitisent, alors qu’ils étaient initialement tous « animés d’une même volonté de faire une peinture critique de la société ».
Ce mode de publication devient l’usage sous le Second Empire et leur qualité a tendance à se dégrader, certains auteurs bâclant leur récit afin de vendre plus vite et faire de la page. Le mépris des critiques est grandissant. Malgré tout, dans l’article du Dictionnaire encyclopédique de la littérature française, cette modalité littéraire est présentée comme « un vaste ensemble différencié qui reste une mine de renseignements sur les formes d’élaboration et de diffusion de l’imaginaire collectif dans les sociétés industrielles naissantes »22. Le but de ces auteurs est de produire énormément, tant et si bien qu’on parle d’écriture au kilomètre. Certains n’hésitent pas à avoir recours à des nègres et ne s’en cachent pas. C’est surtout Alexandre Dumas père qui emploie ce moyen et engage des auteurs, connus ou non, pour l’aider dans son travail. L’un d’eux est Pier Angelo Fiorentino23. Cet auteur est d’autant plus intéressant qu’il est d’origine italienne, napolitain installé à Paris et naturalisé Français. Dumas lui demande de l’assister dans la rédaction de ses œuvres en lien avec l’Italie, que Fiorentino connaît si bien. On lui attribue plusieurs œuvres de Dumas père : Il Corricolo, récit de leur voyage à Naples publié en feuilletons dans Le Siècle de 1842 à 1843, mais aussi Giovanna di Napoli, l’Ascanio et même Le comte de Montecristo. Les relations qu’entretient Dumas avec la ville de Naples sont très fortes : en effet, il s’y installe, y rencontre Giuseppe Garibaldi, y fonde même un journal, L’Indipendente, où se forme Eugenio Torelli-Viollier, fondateur du Corriere della Sera.
2. L’importation en Italie
2.1. Les raisons d’une importation massive
Suite à l’immense succès que rencontre ce genre en France, les éditeurs italiens avisés, qui ont toujours l’œil rivé sur l’actualité littéraire, toujours à l’affût d’une nouveauté, voient une opportunité se dessiner. Adriana Chemello24 explique que cette forme permet de regrouper littérature et journalisme afin d’augmenter les ventes. On parle de littérature de consommation et populaire parce que ce genre s’adresse principalement aux classes les plus modestes, non moins qu’à la petite bourgeoisie qui se développe à l’époque.
Les récits sont souvent réalistes et prennent place dans les bas-fonds, dans un environnement pauvre, lugubre et dégradé. Ainsi, les lecteurs sont en quelque sorte consolés en lisant les tristes vies des autres et apprennent l’opposition de la vertu au vice. Adriana Chemello ajoute que l’archétype européen du genre est représenté par Les mystères de Paris25 d’Eugène Sue, dont l’immense succès inspira Ginevra o l’orfana della Nunziata26 de Antonio Ranieri et surtout I misteri di Napoli27 de Francesco Mastriani, et toute une série de Mystères dans différentes villes : I Misteri di Firenze28, I Misteri di Torino29, I Misteri di Milano30, I Misteri di Genova31.
Les auteurs n’hésitent pas à agrémenter leurs récits de nombreux rebondissements afin de tenir le lecteur en haleine malgré la longueur des textes. Ils goûtent ainsi à un succès toujours renouvelé. L’arrivée des romans-feuilletons en Italie est beaucoup plus féconde que ne l’aurait été un réseau déjà existant. Ces textes stimulent les lecteurs et surtout les autres auteurs pour qui ces romanciers deviennent des références. Emilia Bazzocchi, traductrice du Capitaine Fracasse32 de Théophile Gautier et du Cousin Pons33 et La cousine Bette34 d’Honoré de Balzac – et donc visiblement bien au fait de la littérature française – signe Il moderno Rocambole35, bien évidemment inspirée par le personnage de Ponson du Terrail. Le choix de ce titre est dicté par la réputation de ce nom, déjà très célèbre et attractif, pouvant garantir à l’auteur et aux éditeurs des ventes importantes.
2.2 Les rouages de l’importation.
En Italie, c’est l’éditeur Sonzogno qui importe le plus de romans-feuilletons. La multiplicité des genres éditoriaux (journalistiques, littéraires, artistiques et musicaux) font apparaître la maison d’édition de Sonzogno comme la plus importante d’Italie36. Edoardo Sonzogno va même créer une collection dédiée aux romans de Jules Verne, I viaggi straordinari, dont le premier tome sera Dalla terra alla luna37. L’éditeur publie 235 romans français traduits au XIXe.
On parle de romanzo d’appendice, mais aussi tout simplement de feuilleton, en français dans le texte, ce qui montre bien qu’il s’agit d’un produit directement importé de France. Eugène Sue par exemple fera l’objet de 196 traductions publiées en volume au XIXe, Ponson du Terrail 75, Xavier de Montépin 55, Féval 44, Ohnet 31, De Kock 28, Malot 20, Alexandre Dumas père 18, et Émile Gaboriau 17.
3. Les principaux représentants italiens
Alexandre Dumas, Eugène Sue et Alexis Ponson du Terrail ou encore Paul Féval et Xavier de Montépin, ainsi que Paul de Kock et Emile Gaboriau figurent parmi les préférés des lecteurs de la péninsule, qui dévorent les romans-feuilletons français. Beaucoup d’auteurs italiens rappellent leurs lectures françaises, ainsi que l’influence que celles-ci a exercée sur eux. Antonio Fogazzaro par exemple, écrivain et poète, rappelle dans une de ses lettres rédigées de sa villa son engouement d’enfant pour Eugène Sue : « A otto o dieci anni palpitai sui Mystéres du Peuple d’Eugenio Sue »38.
Peu nombreux sont les romanciers italiens qui s’aventurent dans la rédaction d’un romanzo d’appendice, roman-feuilleton, puisque finalement, cela coûte moins cher pour les éditeurs de faire traduire les textes en provenance de France, déjà mis à l’épreuve sur le territoire, que de payer un auteur. C’est en cela que réside tout l’opportunisme des éditeurs, qui préfèrent la traduction à la création au détriment de la littérature nationale. Malgré tout, certains Italiens s’essaient aux romans-feuilletons : Riccardo Reim, chercheur, affirme que l’écho de ce succès est tel qu’apparaissent tout à coup des imitateurs et écrivaillons qui, sollicités par des éditeurs improvisés, décident d’exploiter cette mode jusqu’à la corde39.
3.1 Francesco Mastriani, héritier d’Eugène Sue.
Les études sur l’influence du feuilleton français en Italie semblent inexistantes. S’il existe quelques écrits théoriques sur le romanzo d’appendice, ils sont très peu nombreux et ne sont consacrés ni à cette influence ni aux productions françaises. On peut quand même évoquer la réflexion d’Antonio Gramsci dans Letteratura e vita nazionale40. Membre fondateur du parti communiste italien, politologue, mais aussi linguiste et critique littéraire, il reconnaît l’importance de ce type d’œuvres sur la pensée politique italienne. La charge sociale est en effet souvent explosive, comme par exemple dans Le Juif errant41, introduit en Italie par Gian Pietro Vieusseux, mais aussi dans le roman social Les Mystères de Paris42, destiné à connaître un immense succès, immédiat et universel.
Eugène Sue, qui se dit socialiste43, dénonce la misère qui règne dans les bas-fonds parisiens, et prend position sur plusieurs sujets polémiques. Gramsci insiste donc sur l’importance de la littérature populaire française, la plus présente en Italie, et prend également l’exemple du Comte de Monte Cristo de Dumas et des romans de Balzac. Pour lui, cette littérature représente un humanisme moderne, une nouvelle laïcité, qui seront représentés à leur tour par peu d’auteurs italiens : il cite Guerrazzi et Francesco Mastriani44. En effet, Mastriani se présente comme un véritable héritier de Sue, en ce qu’il présente Naples, comme Sue décrivit Paris, d’une façon détaillée, avec la volonté d’enquêter dans les bas-fonds de la ville.
Ce récit est en réalité une dénonciation sociale, teintée comme chez Sue de socialisme. Le titre lui-même, I Misteri di Napoli45, est une reprise du français, Les Mystères de Paris. Les études de Tommaso Scappaticci46, insistent sur l’influence qu’ont exercée non seulement Eugène Sue, mais aussi Alexandre Dumas père et Victor Hugo sur le romancier napolitain. Francesco Mastriani « eut le tort de ne pas naître en France », où il aurait pu être reconnu et mourut ainsi dans la misère47. Un autre exemple éloquent est la présentation que fait l’éditeur Treves de l’auteur Jarro48 dans sa revue, en le désignant comme le successeur de Gaboriau, ou comme le « Montépin italiano », le « Ponson du Terrail d’Italia », un « Montépin e mezzo ». Dans la Fanfulla della Domenica, on reconnaît qu’il est devenu « pour les journaux italiens, ce que sont Malot et Montépin pour les journaux français » ou bien on le stigmatise pour son choix de s’abaisser à « de telles compositions, à la Boisgobey, à la Xavier de Montépin »49. Toutes ces références, qu’elles soient positives ou négatives, confirment l’importance de la littérature française en tant que référence obligée, une échelle de valeur à l’aune de laquelle on évalue les productions italiennes.
Dans sa préface à l’édition en volume des Misteri di Napoli, Mastriani dénonce le nombre écrasant d’imitations de l’immense succès de Sue, d’abord en France, puis en Italie, où la manie d’imiter les choses françaises, dit-il, fit pleuvoir des Mystères de toutes parts :
Erano recentemente venuti a luce i Misteri di Parigi del Sue, opera che aveva cattivato le simpatie di tutta Europa, e che in piccolo spazio di tempo ebbe l’onore di numerose ristampe e traduzioni. La smania d’imitare le cose francesi, funesta debolezza in Europa tutta e massime in Italia, fece piovere Misteri da tutte le parti.
Ogni paese, ogni borgata ebbe un Eugenio Sue, tanto che i Misteri vennero in parodia, giacché ci sono gli speculatori nelle lettere siccome nel commercio, e sono quelli appunto che sacrificano alla loro cupidigia il gusto, la morale pubblica e la riputazione degli autori.
Nella stessa Francia ci furono, dopo i Misteri di Eugenio Sue, i Veri misteri di Parigi di Vidoq, quelli di Londra, di Vienna, di Berlino, ecc. scritti da penne francesi: insomma la maggior parte dei romanzieri si dettero a scavare nelle fogne della società per mettere in evidenza tutto ciò che nei diversi centri di civili popolazioni è di piú laido e nefando50.
On peut distinguer deux périodes dans la carrière de Mastriani : la première, antérieure à 1860, illustrée notamment par la Cieca di Sorrento est aristocratique51 et marquée par une recherche du pathos et du sentimentalisme52. La deuxième, marquée par les Misteri di Napoli, se distingue par un fort engagement social qui se rattache, ne serait-ce que par son titre, à la thématique du feuilleton français et à Sue.
Comme nous l’avons dit, Mastriani mène une enquête sociale et le narrateur donne un jugement direct sur les faits qu’il rapporte. Son but est de dépeindre toute la réalité de la société, celle des aristocrates comme celle des bas-fonds. Il se consacre aussi à la traduction depuis le français et l’anglais, ce qui influe nettement sur sa production.
3.2 Le cas de Carolina Invernizio
Carolina Invernizio53 s’inscrit elle aussi dans le panorama de la littérature populaire. Elle signe plus de 120 romans et rencontre un succès immense. À partir de 1877, elle publie son premier roman en feuilletons dans Il Corriere della Sera, journal fondé un an plus tôt par Eugenio Viollier-Torelli, qui publiait déjà des romans-feuilletons, mais uniquement traduits depuis le français. Le but était de procurer de fortes émotions et de tenir en haleine le lecteur afin de le fidéliser. Pendant des années, ce quotidien sera le principal fournisseur de ce type de littérature en Italie. Cent vingt-trois de ses romans publiés en volumes après la publication en feuilletons seront édités par Adriano Salani. Elle représente la parfaite maîtresse de maison bourgeoise, ce qui lui permet sûrement d’être acceptée en tant que femme écrivain par les classes moyennes et bourgeoises.
Dans son œuvre, on retrouve l’importance de la famille, mais elle parle aussi d’adultère, d’enfants illégitimes. Ses livres sont marqués par la morale bourgeoise et un sentimentalisme populaire. La langue qu’emploie la romancière est simple et surtout fortement marquée par les gallicismes. Elle reflète le lien intime qu’entretiennent les deux pays voisins mais surtout les changements, l’évolution qu’expérimente la péninsule à cette période, déchirée entre le passé riche d’une langue précieuse, vieillie, celle de Dante et Pétrarque, et l’influence des pays européens et surtout de la France, qui suggère grâce à l’importation de sa littérature un nouveau vocabulaire. Ainsi, Invernizio ne manque pas de subir cette influence. La structure de son roman est en tout point similaire à celle des feuilletons français : délit, puis péripéties, jusqu’à arriver enfin au procès réparateur.
D’ailleurs, on reconnaît en elle la descendante de grands feuilletonistes français. Giovanni Papini, auteur et critique littéraire écrira à sa mort : « salutiamo nella spenta Carolina la prima e massima emula nostrana dell’immortale Ponson du Terrail »54. Le journal littéraire Il Marzocco lui rend également hommage en la qualifiant d’héritière directe de Xavier de Montépin, d’Emile Gaboriau et de Jules Méry55. En effet, si l’autrice connaissait bien les romanciers italiens comme Alessandro Manzoni, Giovanni Verga, Massimo D’Azeglio ou Francesco Guerrazzi, elle se forme aussi avec ses lectures de Victor Hugo, Eugène Sue, Alexandre Dumas, Georges Ohnet, Octave Feuillet ou Alexis Ponson du Terrail, ce qui explique l’influence marquée de la littérature française, et surtout des feuilletonistes, sur sa production, mais aussi celle de son confrère Francesco Mastriani, à qui elle emprunte le titre La Sepolta viva.
Dans ses romans, comme d’ailleurs dans ceux d’Eugène Sue, on retrouve une dénonciation féroce des injustices sociales, mais elle est toujours contrebalancée, voire atténuée par son caractère bourgeois. En effet, ses livres doivent être moraux et avoir un dénouement heureux. Les trames sont souvent identiques, les héros manichéens et le final renversant, inattendu et moralisateur. Ces romans sont destinés à la petite bourgeoisie qu’ils doivent divertir. Elle suit le mouvement français et l’on retrouve dans ses œuvres le même goût pour le macabre et la violence : les lecteurs veulent trembler d’effroi et vibrer avec les personnages. Évoquons par exemple Paul Féval qui publie sous son pseudonyme Sir Francis Trollop le roman Les Mystères de Londres, dans la lignée de Sue. Il dépeint des scènes épouvantables56 et ce roman eut un immense succès, notamment grâce à la stupeur qu’il procure à ses lecteurs.
C’est à la même période que se développe en France le Théâtre du Grand Guignol, fondé en 1897 par Oscar Méténier, qui fait fureur à Paris avant de se propager en Province et dans d’autres pays, dont l’Italie, où l’interprète le plus connu est Alfredo Sainati57. Là encore, le but est de montrer l’horreur, le monstrueux à un public attiré par la cruauté.
Conclusion
Cette forme d’opportunisme littéraire qu’est l’importation du roman-feuilleton français en Italie, qu’elle soit consciente ou non, se traduit dans les productions littéraires de l’époque, des deux côtés des Alpes. Il est en effet difficile d’imaginer que les auteurs puissent rester indifférents aux attentes supposées des lecteurs et que les pressions éditoriales restent lettres mortes.
L’immense succès des romans-feuilletons en France ne pouvait qu’inspirer et influencer le monde littéraire italien, éveillant l’intérêt d’un grand nombre de lettrés, qu’il s’agisse d’auteurs confirmés ou non d’ailleurs, comme le prouve Giuseppe Garibaldi qui signe des feuilletons, de se lancer dans ce genre littéraire pour autant, ou plus tard Benito Mussolini, qui signe Claudia Particella, l’amante del cardinale, publié en 1910 dans le journal de Cesare Battisti Il Popolo. Dans un roman-feuilleton, les attentes du public doivent être satisfaites. Le suspense y est incontournable, assorti d’un grand nombre de digressions, d’intrigues parallèles, destinées toutefois à se rejoindre lors du dénouement final.
Le genre atteindra son apogée avant de décliner progressivement au XXème siècle, avec un retour timide entre les deux guerres. En outre, il est amusant de penser que certains romans italiens paraissent dans leur première traduction française sous la forme de roman-feuilleton alors qu’ils avaient été publiés directement en volume en Italie. C’est le cas par exemple du second roman de la Trilogia della Rosa de Gabriele D’Annunzio, L’innocente58, qui, bien que publié en volume en Italie, paraît d’abord sous forme de roman-feuilleton dans Le Temps avant d’être édité aux éditions Calmann-Lévy l’année suivante59.
Bibliographie
Morgane Avellaneda, Le roman-feuilleton, qu’est-ce que c’est ?, Les feuilletons dans la presse, Gallica, 28 octobre 2020.
Andrea Cantelmo, Caterina Invernizio e il romanzo d’appendice, Firenze, Atheneum, 1992.
David Forgacs, L’industrializzazione della cultura italiana (1880-2000), traduction de Emanuela Alessandrini, Bologna, Il Mulino, 1992.
Antonio Gramsci, Letteratura e vita nazionale, Torino, Einaudi, 1950.
Luciano Morbiato, Carteggio 1885-1910, Antonio Fogazzaro (ed.), Ellen Starbuck, Vicenza, Accademia Olimpica, stampa 2000.
Gisella Padovani, Emiliani Giudici, Tenca e « il Crepuscolo », critica letteraria e stampa periodica alla vigilia dell’Unità, Milano, FrancoAngeli, 2011.
Giovanni Papini, Stroncature 1914-1931, Firenze, Vallecchi, 1969.
Valentina Perozzo, Scrivere per vivere, Romanzi e romanzieri nell’Italia di fine Ottocento, Milano, Unicopli, 2020.
Riccardo Reim, L’Italia dei Misteri, Roma, Editori Riuniti, 1989.
Tommaso Scappaticci, Il romanzo d’appendice e la critica : Francesco Mastriani, Cassino, Garigliano, 1990.
Paolo Tortonese (ed.), Cameroni e Zola : lettere, Paris, Champion-Genève, Slatkine, 1987.
Gabriele Turi, Storia dell’editoria nell’Italia contemporanea, Firenze, Giunti, 1997.
Giuseppe Zaccaria (ed.), Il romanzo d’appendice, Torino, Paravia, 1977.