Cet ouvrage collectif dirigé par Yvonne Griesel, spécialiste allemande des transferts linguistiques sur la scène contemporainei, est à la fois un état des lieux sur les dispositifs actuels de traduction scénique, mais également un partage d’expériences, d’idées et de points de vue sur l’évolution du théâtre. Si le monde théâtral a toujours été ouvert et perméable aux échanges culturels, son internationalisation semble aujourd’hui se généraliser, voire même s’institutionnaliser, grâce au nombre grandissant de festivals européens qui œuvrent à la circulation des spectacles depuis une trentaine d’années. Toutefois, certainement par manque de temps et de moyens, les dispositifs de traduction facilitant l’accueil de ces productions théâtrales ne suscitent généralement que peu d’intérêt dans la profession. La traduction du spectacle vivant, qu’il s’agisse de surtitrage ou bien de traduction simultanée, est souvent reléguée au rang de détail technique, à régler le plus rapidement possible (ou bien, dans le pire des cas, au dernier moment).
C’est un véritable changement de perspective que proposait le Festival Pazz en 2012, sous la direction artistique de Thomas Kraus à Oldenbourg, en mettant la traduction du spectacle vivant au centre de toutes les réflexions. Pour présenter des productions variées (performances, déambulations, spectacles interactifs) jouées dans différentes langues (autres que l’allemand) dans les meilleures conditions, le festival s’était entouré d’une équipe de quatre traductrices et traducteurs chevronnés qui suivaient en amont et très près le choix et la réalisation de l’accompagnement linguistique de chaque spectacle, épaulée par une équipe de jeunes traducteurs-trices en formation. Parallèlement au festival se tenait le colloque Getting Acrozzii qui réunissait praticien·ne·s, chercheurs-euses et spécialistes de la traduction scénique, mais aussi directeurs-trices de festivals, pour un dialogue et un partage d’expériences au sujet de nouveaux dispositifs de traduction et des accessibilités pour les publics malvoyants ou malentendants. L’ouvrage Welttheater versteheniii est donc la compilation de toutes ces interventions et discussions, enrichie d’entretiens inédits avec des artistes internationaux amenés à se poser la question de la traduction et de la compréhension de leur spectacle lors de leurs tournées.
Le surtitrage n’est pas ici envisagé comme un simple support favorisant la diffusion internationale d’œuvres qui, sans traduction, resteraient sinon confinées à une aire linguistique ou un public limité. Il est considéré comme une pratique créative de traduction, à la croisée de questions techniques, linguistiques, artistiques et surtout dramaturgiques dans la mesure où il pose la question de ce qui doit être retenu ou non du texte. Par ailleurs, la projection de surtitres apporte une nouvelle dimension visuelle et littéraire au spectacle avec laquelle il faut savoir composer. À ce titre, il est intéressant d’observer les divergences d’opinions entre Ariane Mnouchkine et Roberto Ciulli. Les deux artistes, qui sont de la même génération, travaillent depuis très longtemps dans une optique interculturelle et ont une grande expérience des tournées internationales, mais leurs expériences au sujet du surtitrage sont pourtant contrastées. La directrice de Théâtre du Soleil accorde beaucoup d’importance et de soins aux surtitres qui voyagent avec ses spectacles : « Il faut que ce soit beau »iv, dit-elle en expliquant que les surtitres font partie intégrante du spectacle. En tant qu’« écriture singulière sur le plateau », ils induisent une nouvelle façon de voir, de lire sur scène et nécessitent une approche esthétique. Il lui faut non seulement être attentive à la traduction des textes, mais aussi à l’endroit où ils seront projetés, à leur typographie, au tempo de leur conduite lors du spectacle. Même si les surtitres apportent une part indéniable de poésie au spectacle (Le Dernier Caravansérail en est un exemple mémorable), ils sont avant tout là pour permettre aux spectateurs-trices de suivre le spectacle – la compréhension étant un vecteur essentiel d’émotion, selon Mnouchkine. Ce n’est pas l’avis du metteur en scène italien Roberto Ciulli qui ne consent au surtitrage que pour des raisons économiques (afin d’attirer plus de public). Le directeur du Theater an der Ruhr considère les surtitres comme une barrière esthétique dispersant le regard des spectateurs-trices entre l’écran et la scène où devrait pourtant se concentrer toute l’attention. La place de l’interprète est centrale chez Ciulli, il s’agit de « ressentir » cette présence, et non de la « comprendre »v. Le jeu de l’acteur-trice devrait être en mesure de stimuler suffisamment la créativité de la spectatrice ou du spectateur, sans support de traduction. Lorsque que la troupe part en tournée, le metteur en scène préfère d’ailleurs dire lui-même quelques mots avant le début du spectacle, pour introduire son travail de manière sensible, plutôt que de voir par la suite le public fixer un écran de surtitrage.
L’entretien avec la comédienne Bettina Stucky qui a joué sur de nombreuses scènes européennes surtitrées, notamment dans les spectacles de théâtre musical de Christoph Marthaler et de David Marton, est également passionnant. Stucky décrit la relation de l’acteur-trice au public lorsque ce dernier se trouve obligé de lire un texte, en plus de toutes les autres informations reçues durant la représentation. Cette sorte de complication apportée par le surtitrage modifie nécessairement l’énergie qui circule sur le plateau. Les réactions du public sont différentes, ou « décalées », par exemple lorsque les spectateurs-trices réagissent de manière différée au trait d’esprit ou à l’effet du texte (qu’on appelle en allemand die Pointe). L’emploi de surtitres apporte forcément un autre rythme au spectacle et peut complexifier la temporalité de la performance. Ce contact différent peut au départ déstabiliser l’actrice qui se demande si le public parvient encore à suivre, et même l’irriter si elle a l’impression que le public regarde seulement l’écran. C’est une autre énergie qui est présente entre la salle et la scène car le public n’est pas absent pour autant : l’actrice ressent la « très grande concentration » due à la lecture simultanée. Le public ne peut pas « consommer » le spectacle dans sa langue maternelle et doit « travailler ». « On tient le spectateur plus par la tête que par le ventre »vi, résume Bettina Stucky au sujet de son expérience des plateaux surtitrés.
La présence de surtitres modifie également l’espace de la représentation et les propos de la scénographe Anna Viebrock, qui travaille régulièrement avec Christoph Marthaler, apporte des développements éclairants à ce sujet. Au-delà de l’intrusion d’un écran supplémentaire sur la scène, le surtitrage modifie l’axe de vision de l’ensemble du public puisqu’il « défocalise » le regard de la spectatrice ou du spectateur. Le choix de son emplacement sur scène est donc d’une importance capitale : si l’écran est mal placé (trop haut, par exemple), il peut « bloquer » la vision. Mais cette intervention ne représente pas forcément une perte pour la scénographie : lorsque certains paramètres essentiels sont maîtrisés à temps (typographie, couleur), le surtitrage peut même devenir un enrichissement scénographique, apportant l’esthétique du film muet. Parfois c’est une dimension littéraire imprévue que met en valeur le surtitrage. Le texte projeté prend subitement une place plus importante dans la mise en scène, alors qu’il n’avait au départ qu’une fonction musicale, comme souvent chez Marthaler.
Le mérite de l’ouvrage est aussi de mettre en valeur des expériences dont la visibilité est souvent trop rare : celle des traducteurs-trices, interprètes et spécialistes du surtitrage qui prennent en charge la traduction du spectacle vivant à tous les niveaux, qu’il s’agisse du travail sur le texte, de la conduite en live des surtitres ou de l’interprétariat en régie. Ces contributions de professionnel·le·s (Irina Bondas, Anna Galt, Uli Menke, David Maß, Dòra Kapusta, Karen Witthuhn) nous donne un bon aperçu de la réalité du terrain. L’élaboration de surtitres demande d’abord un savoir, une technique et une précision particulière. Comme pour la traduction littéraire, il faut apporter un soin particulier à chaque phrase du spectacle. Il est également important de connaître l’univers linguistique et culturel du public étranger, voire ses habitudes en matière de surtitrage (plus fréquent dans des théâtres situés en région frontalière). Par ailleurs, surtitrer consiste à adapter : la traduction n’est jamais complète et se transforme en une adaptation plus concise et abrégée du texte. Les exemples de Uli Menke sont parlants, lorsqu’il doit par exemple réduire le vers shakespearien à deux lignes de 36 signes pour accompagner la Schaubühne (jouant Hamlet en allemand) en tournée à Sydney ou à Londresvii. La « condensation » du texte est à la fois une opération linguistique concrète et un geste littéraire. Ce travail (entre adaptation et traduction) nécessite donc un type de contrat spécifique, réglant les questions de droits de représentation et de droits d’auteur, et l’on trouve justement des informations pratiques à ce sujet à la fin de l’ouvrage, avec un modèle de convention possible pour une commande de surtitresviii.
Toutes ces prises de paroles de traducteurs-trices et d’adaptateurs-trices mettent l’accent sur l’importance des discussions menées en amont, entre l’équipe du théâtre ou du festival qui accueille et l’équipe de traduction, mais surtout entre les traducteurs-trices et les artistes, pour trouver une solution adéquate à chaque proposition artistique. Ces témoignages mettent aussi en valeur d’autres dispositifs d’aide à la compréhension du spectacle vivant, moins connus et moins développés que le surtitrage. La traduction simultanée pour le théâtre est présentée par Lilian-Astrid Geese comme une forme hybride d’interprétariat nécessitant des moyens techniques adaptés (et surtout une cabine d’interprétation en régie), mais qui peut parfaitement convenir pour une lecture performance par exemple. C’est l’esthétique de la parole et la qualité de l’écoute qui orientent alors le travail de traduction et d’adaptation du texte dit sur scène. Comme le souligne Irja Grönholm, il ne s’agit pas de concurrencer le ou la comédienne qui parle, mais de rester subordonnée à cette parole, sans jamais devenir invasive – bref, de tenir ce difficile équilibre entre le « trop » et le « pas assez » dans le flot du direct où il faut également s’attendre à devoir improviser.
D’autres formes de traduction sont envisageables, comme la distribution d’un synopsis avant ou pendant le spectacle, ce qui peut avoir l’avantage de ne pas « interrompre » la force du geste théâtral. Pour ne pas exclure les personnes non alphabétisées, la metteuse en scène Monika Gintersdorfer (compagnie Gintersdorfer/Klaßen) choisit d’intégrer la traduction dans le processus de création du spectacle, à travers une forme dynamique de jeu entre les acteurs-trices francophones et germanophones de la troupe. Dans l’autoteatro de Ant Hampton, chaque spectatrice ou spectateur reçoit des écouteurs et « fait son théâtre » (il-elle entend une voix réciter des textes poétiques, puis lui donner des instructions précises pour réaliser certaines actions…). Cette curiosité performative nécessite une traduction précise avec un timing correspondant exactement à l’original, pour être ensuite enregistrée et éditée comme une nouvelle version.
De manière générale, la traduction pour la scène ouvre un nouveau champ de réflexions et d’expérimentations pour les artistes. Les productions dites « post-dramatiques » (pour reprendre le terme du théoricien Hans-Thies Lehmann) dans lesquelles l’accent est mis sur les médias plus que sur le texte, s’accommodent apparemment très bien du multilingue, et intègrent cette dimension dans leur travail en multipliant les écrans ou les supports de communication (à l’exemple du collectif Rimini Protokoll, cité à plusieurs reprises). Une autre évolution importante liée à la traduction est l’ouverture vers de nouvelles formes d’accessibilité au théâtre pour les publics malvoyants et/ou malentendants. Plusieurs contributions (Eduard Bartoll, Sasha Mazzotti, Anke Nicolai, Manuela Gerlach et Gudrun Hillert) présentent des possibilités offertes par l’évolution des médias audio-visuels à un niveau européen : casques amplificateurs pour personne malentendantes, synopsis du spectacle en braille, texte en voix off, audiodescription d’éléments visuels pour les personnes malvoyantes, captioning ou sous-titres individuels sur une tablette indépendante… Et en Allemagne, le Hans Otto Theater de Postdam propose chaque année des spectacles prévoyant des interprètes en langue des signes qui suivent les comédien·ne·s sur scène (shadow interpretating).
Cet ouvrage enrichissant ouvre donc une réflexion à la fois théorique et pratique sur la traduction pour le théâtre. Les dispositifs d’accompagnement se sont formidablement développés au XXIe siècle et cette activité se situe désormais au carrefour d’enjeux linguistiques, artistiques, techniques et technologiques, mais également économiques et sociaux pour l’avenir du spectacle vivant. Dans une métropole culturelle comme Berlin, il est ainsi devenu courant de voir des spectacles du répertoire joués en allemand et surtitrés en anglais (à la Schaubühne, au Maxim Gorki Theater) pour les touristes de passage, ou bien tout simplement les Berlinois·es non germanophones. La traduction pour le théâtre concerne non seulement les spectacles en tournée, mais également les spectacles rendus accessibles aux publics handicapés ou empêchés. Et dans cette double perspective, elle doit être considérée comme un domaine plein d’avenir.