Elk Thirst de Heather Cahoon : une première expérience de traduction poétique en Master 1

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C'est un véritable coup de tonnerre qui a retenti à l'Université Toulouse II ce jeudi 19 décembre 2013 à l'occasion de la lecture bilingue, en présence de l'auteure, de quelques-uns des poèmes de Heather Cahoon extraits du recueil Elk Thirst, paru en 2005. Cette manifestation, qui prenait place dans le cadre de la journée d'études « La voix se lève » consacrée à la poésie amérindienne et au poème parlé, a en effet été le théâtre de la rencontre entre cette auteure amérindienne et son public français. Une rencontre qui n'aurait pas été possible sans les étudiants du Master 2 Recherche du Département des Études Anglophones, qui ont organisé cette journée, et le concours de trois apprenties-traductrices, étudiantes de Master 1 au CeTIM. Nous vous proposons dans cet article de découvrir l'histoire de la traduction des poèmes Elk Thirst, Epłčt’et’ʔu Sčilip, Blonde, Embers, Missions, Suyuyápi, Nk'wPu?, The Dogs of Indian Town et History de Heather Cahoon.

Un projet ambitieux

Deux mois avant la venue de Heather Cahoon, la machine s'était déjà mise en marche et le processus de traduction avait été amorcé sous la supervision de notre professeure, Mme Josselin-Leray. Chacune des traductrices avait librement choisi trois poèmes à traduire : Cette répartition nous semblait en effet plus logique que d'essayer de faire une traduction collective de chacun des poèmes, ce qui aurait nécessité beaucoup de temps et risquait de s'avérer contre-productif. En effet, la poésie fait appel à la sensibilité de chacun et est en ce sens éminemment personnelle. « Il nous paraissait impossible d'arriver à une traduction qui nous satisferait toutes. Cela ne nous a néanmoins pas empêchées de travailler en groupe en faisant appel les unes aux autres quand nous rencontrions des problèmes de traduction » commente Ailbhe Johnson.

Ainsi, au début, les traductrices ont travaillé sans avoir eu de contact avec l'auteure. Heureusement, quelques jours avant la journée d'études, Heather Cahoon est intervenue dans différents cours de M1 et de M2. « Ces interventions nous ont été très utiles. Elles nous ont permis d'en apprendre plus sur la vie que mène la tribu Pend'Oreille - dont est originaire l'auteure - dans la réserve Flathead (Montana), et de comprendre la situation de la langue salish, pratiquement oubliée aujourd'hui. Heather nous a parlé des efforts mis en œuvre afin de préserver les traditions et la culture des Pend'Oreilles par divers moyens tels que l'éducation ou la littérature. Elle nous a ainsi fait découvrir les ouvrages jeunesse qu'elle écrivait en anglais et qui étaient ensuite illustrés et traduits en salish pour servir de support d'enseignement ; il s’agissait d'ouvrages illustrés qui rappellent par exemple quels fruits et légumes planter à quel moment de l'année, de manière à sauvegarder un savoir-faire ancestral, mais aussi d'ouvrages qui évoquent des problèmes inhérents à la réserve, tels que l'alcool ou le chômage » explique Cyrielle Lahuna. Tous ces éléments, ainsi que la découverte des paysages du Montana, qui occupent une place importante dans les poèmes d'Heather Cahoon, ont poussé les traductrices à réviser leurs traductions. Elles ont en outre pu profiter des éclairages proposés par Heather Cahoon concernant le sens des poèmes, grâce à un entretien au cours duquel l'auteure a redécouvert ses propres écrits. Ainsi, elle a pu expliquer le sens du vers suivant, extrait de Missions : « someone has stolen their tongues ». « Tongue », au sens premier, est la langue, l'organe qui permet de parler : quelqu'un aurait donc volé la parole ou la capacité de s'exprimer à ces Indiens. Toutefois, il aurait également pu s'agir de « tongue » au sens de « mother tongue », c'est-à-dire la langue maternelle : on leur aurait volé leur langue maternelle. En effet, les jeunes Indiens n'avaient pas le droit d'utiliser la langue de leur tribu au sein de l'école. Heather, impressionnée par la perspicacité des traductrices, leur a pourtant expliqué qu'elle n'avait même pas pensé à cet autre sens.

Des expériences différentes

Ailbhe, Cyrielle et Lisa ont chacune traduit trois poèmes. Elles ont ainsi vécu des expériences de traduction différentes que nous vous invitons à découvrir au travers de leurs témoignages.

Ailbhe

La première traduction que j'ai tentée des poèmes est restée très littérale, et il en subsiste très peu dans la version finale. Ce premier jet m'a permis de relever les passages qui me poseraient le plus problèmes à traduire. Ces difficultés ont parfois pris la forme d'un problème de vocabulaire, car de temps en temps les mots étaient utilisés différemment de l'usage le plus courant (ainsi, draws: « deep draws that trapped echoes » dans History n'était pas utilisé en tant que verbe, mais en tant que substantif, ce qui est moins usuel) ; ou celle d'un problème d'image, car certaines images ne véhiculent pas en français et anglais la même sensation. Au lieu de me concentrer sur les mots employés par Heather, j'ai cherché à en dégager non seulement le sens, mais surtout à exploiter les effets qu'ils produisaient sur le lecteur. J'ai cherché à reproduire en français un ressenti similaire à celui créé en anglais. J'ai donc beaucoup utilisé mon intuition en langue française comme en langue anglaise ; j’ai joué avec les images et les ressentis en essayant de les restituer, dans la mesure du possible, dans la traduction.

Les poèmes de Heather ne contiennent pas de rimes et les rythmes utilisés ne sont pas aussi figés que dans la poésie classique. Ceci m'a soulagée d'une difficulté supplémentaire, qui aurait été de respecter les codes formels de la poésie. En l'occurrence, je n'ai pas eu à retrouver de rime, ce qui aurait pu donner lieu à des traductions forcées et donc peu fluides. Pour autant, je n'ai pas négligé l'importance des rythmes et répétitions, dont le rôle reste essentiel.

J'ai choisi Elk Thirst car les images utilisées par Heather dans ce poème m'ont inspirée : les couleurs, la vision émouvante de l'élan solitaire et l'importance de l'eau, source de toute vie. Le mystère qui entoure ce poème m'a touchée et l'image mentale que je me suis faite à sa lecture m'a fait comprendre que la scène dont Heather avait été témoin devait être un moment intense, rempli d'émotion. C'est le poème que j'ai eu le plus de plaisir à traduire, car mes connaissances de l'anglais et du français ne suffisaient pas à sa traduction. Travailler sur ce poème ne s'est pas résumé à sa traduction pure et simple : il s'est avant tout agi d'un travail sur moi-même, de l'analyse de mon propre ressenti. Plutôt que de chercher des traductions de mots, de phrases et d’expressions, j'ai réalisé deux tâches distinctes : d'un côté, j'ai décortiqué le poème, en m'assurant d'avoir correctement compris tout d'abord le sens des mots en eux-mêmes, puis en les reliant entre eux. J'ai relevé les rimes et les rythmes, un travail sur la beauté de la langue en anglais. En parallèle, j'ai exploité au maximum mon lexique français, en m'aidant de tous les outils à ma disposition. Concrètement, pour la première traduction, j'avais par exemple un mot en tête qui me paraissait prometteur, mais ne me satisfaisait pas complètement : le ressenti était trop fort ou trop faible, ou bien les sonorités ne me plaisaient pas, ou n'avaient pas leur place à cet endroit. J'ai alors passé beaucoup de temps à travailler mes gammes de nuances, les synonymes et antonymes de ce mot. Au bout de deux heures, généralement, à travailler sur ce mot, j'en avais trouvé un certain nombre qui me convenaient mieux. Ensuite, je laissais ce mot de côté et j'y revenais plus tard, ou le lendemain, et recommençait ce même travail. J'ai suivi cette technique aussi pour les tournures de phrases.

Bien sûr, ce long travail n'a pas été nécessaire pour chacun des mots, car tous n'ont pas le même rôle dans le poème et tous n'ont pas la même puissance. Il m'arrivait de chercher d'autres solutions, avant de me rendre compte que la première était finalement la meilleure. Ainsi, l’utilisation du verbe jaunir dans Elk Thirst ; « Yellow fields thirst » > « Des champs assoiffés jaunissent. » est la première proposition que j'avais faite, et celle que j'ai finalement retenue.

Missions et History m'ont demandé beaucoup plus de recherches historiques et géographiques. En effet, Missions fait référence à plusieurs éléments historiques centraux de l'histoire des Amérindiens mais qui m'étaient inconnus, notamment la mise en place par les colons de « pensionnats autochtones » : les jeunes enfants issus des tribus indiennes étaient enlevés à leurs familles et placés dans ces écoles dans le but de les « civiliser ». Clairement, il s'agissait d'un moyen de réprimer les cultures indiennes : les enfants n'avaient pas le droit d'y parler leur langue maternelle (seul l'anglais était autorisé) et on leur inculquait la culture américaine. Rentrés dans leurs familles, les enfants n'avaient plus rien en commun avec leurs tribus natales. Ainsi ont commencé à disparaître les cultures des Amérindiens. Missions relate cette souffrance du peuple indien, témoin de cette culture qui disparaissait à petit feu. En ce sens, Missions a été le plus difficile à traduire, car il est difficile de s'identifier à ce type de souffrance, si profondément liée à l'histoire d'un autre peuple et si particulière.

History fait également directement référence à l'histoire des Pend'Oreille, en particulier au tracé de leur frontière. Isadore Three Woodcocks est le grand-père de Heather, et était le chef de la tribu. Ce poème est très personnel mais concerne en même temps toute une communauté. Pour autant, ce texte m'a paru plus accessible que Missions, car History pouvait, à certains endroits, s'appliquer à ce que je connaissais moi-même. Ce poème souligne l'importance des noms dans l'histoire des peuples et, venant moi-même de régions où la langue originelle s'affaiblit (le gaélique en Irlande et le breton en Bretagne), j'ai pu comprendre l'importance que revêtent les noms dans l'histoire et la culture d'un peuple lorsque ceux-ci sont remplacés par des noms étrangers. History, à sa façon, appelle à la lutte pour conserver la culture de la tribu, et c'est cette même lutte qui m'anime personnellement au quotidien. Le plaisir que j'ai eu à traduire ce poème est différent de celui que j'ai éprouvé à traduire Elk Thirst : dans History, j'ai eu le sentiment de mettre un peu de mon propre combat, après tout comparable, dans ma traduction. Dans Elk Thirst, c'est avant tout ma sensibilité émotive et linguistique qui se retrouve dans la version finale.

Cyrielle

Je ne suis pas une grande amatrice de poésie. Je n'en lis pratiquement jamais et je ne compose pas de poèmes. Je tiens à le préciser car, selon moi, il n'est pas nécessaire, voire même utile d'être soi-même poète pour traduire de la poésie. En fait, j'aurais même tendance à considérer cela comme un handicap car j'imagine que la tentation serait grande de proposer une réécriture plutôt qu'une traduction. Quand l'opportunité de traduire de la poésie en prose s'est présentée, je me suis dit « chouette un défi » puis – et c'est mon côté pragmatique – je me suis dit que l'expérience serait enrichissante.

J'ai choisi de traduire les poèmes Blonde, Suyuyápi et Nk'wPu? parce qu'ils me plaisaient. J'ai aimé l'histoire de Blonde dans lequel Heather Cahoon s'intéresse à la notion d'identité, je me suis intéressée au poème Suyuyápi à cause de ses métaphores que je trouvais énigmatiques, et j'ai adoré le poème Nk'wPu? car - outre son nom imprononçable qui ne peut que susciter l'intérêt – il est très rythmé et donc très plaisant à lire à voix haute.

J'avais commencé à traduire les trois poèmes choisis avant de rencontrer Heather et j'ai trouvé très instructif de confronter les traductions que j'avais réalisées avant de bénéficier de ses éclairages à celles réalisées après. Ses apports ont été inestimables, notamment du point de vue du sens. La première phrase « They are fat because the breasts/ of the earth are everywhere » par exemple, m'a énormément posé problème lors de la traduction du poème Suyuyápi. Dans un premier temps, j'avais fait l'association suivante : le poème évoquait les « seins de la terre », cela devait être une allusion à « la terre nourricière » mais cette traduction n'était pas logique car, comme me l'a confirmé plus tard l'auteure, il est ici question de l'exploitation des ressources naturelles par les « âmes pâles » (« pale souls »). Une fois le problème du sens résolu s'est posé le problème de la forme. Il me semblait inacceptable de traduire littéralement par : « Ils sont gros car les seins de la terre sont partout ». De plus, Heather m'a précisé que par « fat », elle entendait que les « âmes pâles » (« pale souls ») s'enrichissaient au détriment des Amérindiens. Il n'existait pas d'image équivalente en français, j'ai donc dû expliciter le texte afin que le public pour qui je produisais ma traduction ne soit pas déconcerté par une image qu'il ne comprendrait pas. Ainsi, grâce aux conseils avisés de Mme Josselin-Leray, j'ai abouti à la traduction suivante « Ils sont riches car partout la terre/ les engraisse ».

Dans le poème Nk'wPu?, je me suis posée la question de savoir si les différentes occurrences du pronom « you » en anglais seraient mieux traduites par le pronom de la deuxième personne du singulier « tu », par un « vous » de politesse ou par un « vous » pluriel. Pour cela, il a fallu que j'explique la différence entre les trois traductions possibles à Heather, qui ne parle pas le français, et ensuite, d'un commun accord, nous avons opté pour un « tu » singulier. En effet, dans ce poème elle s'adresse à Richard Hugo, à qui elle dédie son poème et dont elle se sent proche, le pronom personnel « tu » nous semblait ainsi le plus approprié.

J'ai vite compris en traduisant qu'il n'était pas possible d'imiter la syntaxe originale des phrases car les modalités d'écriture en anglais ne sont pas les mêmes qu'en français. Dans le poème Nk'wPu? par exemple, j'ai traduit « the cottonwood near the parking lot/ is unafraid, rooted fast in strength » par « Le peuplier près du parking/ est fort, sans peur, fermement enraciné ». En introduisant un rythme ternaire, j'ai modifié la syntaxe de la phrase originale sans pour autant en changer le sens. De plus, il n'existe pas de correspondance sémantique parfaite entre les termes ou expressions anglais et les termes ou expressions français. Dans le poème Blonde par exemple, j'ai choisi de traduire la dernière phrase « So I stand » par « Aussi je tiens bon » en choisissant de ne pas restituer le sens littéral du verbe « to stand », à savoir, « tenir debout », car le sens figuré servait mieux les intérêts du texte.

Deux éléments m'ont frappée dans les poèmes d'Heather : l'importance qu'elle accorde aux paysages et l'oralité de ses poèmes. Les paysages du Montana sont omniprésents dans ses poèmes. Ils sont à la fois des lieux de mémoire qui lui permettent d'évoquer son histoire personnelle, comme dans le poème Blonde, et une porte ouverte sur son imaginaire comme dans Nk'wPu?. Ce que j'entends par là, c'est que dans Blonde les lieux sont évoqués pour eux-mêmes : un lecteur qui voudrait mieux comprendre l'ambiance du poème pourrait chercher des photos en ligne de la prairie Camas ou du lac Dog pour mieux se les représenter, alors que dans Nk'wPu?, les lieux ne sont évoqués que pour leur valeur symbolique. Ainsi chercher des photos de ceux-ci n'aurait pas grand intérêt. La ville de Pablo par exemple est citée dans le poème parce qu'elle symbolise une déception amoureuse. En effet, comme nous l'a expliqué Heather, au moment de l'écriture de ce poème, elle avait rompu avec son petit-ami qui vivait à Pablo. Dans tous les cas, les descriptions de paysage sont une invitation pour le lecteur à pénétrer le monde de l'auteure.

Les poèmes de Heather sont marqués par leur oralité et sont ainsi très rythmés. Les répétitions lexicales, ou anaphores, dans Blonde ou Suyuyápi par exemple, sont très intéressantes : « It is November and the sun has gone south almost/ as far as it can. […] / It is November and I can see my soul/ slowly leaving my body everytime I exhale. […] / It is November and the dying grasses on the prairie/ are the same colour as my hair. » (Blonde), « They are fat […] / Fat men […] as reservation foxes […] / At night the foxes […] / etc. » (Suyuyápi). En plus de créer la dynamique des poèmes, les répétitions lexicales sont des aide-mémoires pour le conteur. Il m'a donc semblé important de les conserver dans mes traductions.

Traduire est un travail long et fastidieux. Il faut sans cesse se relire, réviser ses traductions et les tester à l'oral. Heureusement, tout au long de ce processus, j'ai pu compter sur l'aide de Lisa et Ailbhe. Nous avons travaillé en équipe et j'ai vraiment apprécié de participer à la lecture bilingue des poèmes de Heather à leurs côtés. Lire mes traductions après que Heather ait lu ses poèmes était une expérience incroyable et indescriptible.

Lisa

Ce qui m'a le plus frappée dans les poèmes de Heather Cahoon que j'ai décidé de traduire, c'est l'atmosphère quasi-magique que l'auteure arrive à faire émerger en mêlant à la fois les mythes issus de la culture amérindienne et la réalité assez sombre dans laquelle est plongé ce peuple. L'écriture de l'auteure est teintée de la mélancolie d’un temps qu'elle n'a pourtant pas connu mais qu'elle rappelle au travers de ses poèmes, une façon de le faire revivre en le confrontant en permanence au quotidien actuel de la tribu Pend d'Oreilles, dont elle est originaire. A travers ce va-et-vient entre passé et présent, entre mythe et réalité, elle m'a également semblé tracer à la pointe de sa plume une critique acerbe de l'attitude colonisatrice qu'ont adoptée les gouvernements successifs d'Amérique du Nord envers les Amérindiens.

Même avant de rencontrer Heather, j'ai été totalement fascinée par l'univers dépeint dans cet ouvrage ; j'ai pris un grand plaisir à lire les poèmes à voix haute dans un premier temps et à sentir les sonorités prendre forme en roulant sur ma langue. Et ce n'est qu'à l'issue d'une lecture attentive de l'intégralité du recueil de poèmes, que Cyrielle, Ailbhe et moi, avons décidé de la manière dont nous allions procéder pour la traduction. Comme l'a déjà expliqué Ailbhe, nous avons toutes trois des sensibilités différentes, car un vécu différent, ce qui, par là-même, transparaît dans nos écritures. D'un commun accord, nous avons donc décidé de traduire chacune trois poèmes « individuellement » pour éviter que le point de vue de l'une ne prime sur celui des autres, ce qui nous aurait paru frustrant et injuste.

À l'heure de traduire, j'ai été prise par l'insoutenable sentiment – comme beaucoup de traducteurs en herbe, je suppose – que les traductions que j'allais produire ne seraient que le pâle reflet d'une brillante prose. En effet, je m'évertuais au début du processus traductif à rester « près du texte », mais les résultats ne me donnaient pas satisfaction : cela manquait cruellement de fluidité, pâtissant d'une trop grande volonté de rester dans une tendance sourcière. J'ai compris ensuite que le plus important n'était pas de conserver un agencement similaire dans la construction de ma phrase mais plutôt de me concentrer sur l'effet que l’ensemble serait susceptible de créer, sur les sentiments induits par telle ou telle figure de style, par exemple. Je me suis remémorée, ce faisant, ce que j'avais lu un jour dans la revue Meta : la théorie selon laquelle la traduction serait une « production » en soi et non une « reproduction », ceci à plus forte raison en ce qui concerne la traduction dite « littéraire ». Ainsi, le français étant une langue naturellement plus expansive que l'anglais, j'ai pris la liberté de ne pas conserver la longueur des vers originelle, qui étaient assez courts. Ce faisant, j'ai modifié la rythmique et lors de la lecture, le fait que ma voix se pose à des endroits différents traduisait mieux, il me semble, la musicalité de la langue, en explorant les possibilités que m'offrait une rupture dans le rythme de la phrase pour mettre un terme en exergue par exemple. Dans Embers, j'ai utilisé ce procédé afin d'insister sur l'errance et la perdition des jeunes générations dont parle Heather : ainsi j'ai traduit « Most were taken by the wind /and were lost » par « La plupart ont été emportés par le vent, /perdus ». L'extrême concision du deuxième vers, qui n'est composé que d'un mot en français, et la rupture dans le rythme qui en résulte, a permis d'aller dans le sens de l'idée véhiculée par le poème.

En outre, je faisais constamment appel à ma sensibilité en tant que traductrice et avais le sentiment, au travers de mots rigoureusement choisis, de devenir une « passeuse d'émotions ». Lorsque Heather parle de « deep purple plums » par exemple, dans Epłčt’et’ʔu Sčilip, je m'étais fait la réflexion que traduire par « prune d'un violet profond » aurait été assez maladroit, le terme « violet » ne se référant pas à une nuance de ton suffisamment subtile en français pour décrire la teinte à laquelle je pensais. Aussi, j'ai préféré à « violet », le terme « incarnat » qui me semblait, en outre, plus poétique.

Cela dit, je ne voulais pas non plus m'éloigner trop du texte, de peur de desservir l'esprit des poèmes : lorsque la version en anglais me laissait deviner une particularité langagière volontaire ou une image qui frappait l'esprit par exemple, je faisais en sorte de conserver cette figure en français : dans Embers, j'ai donc traduit, à titre d'exemple, « they buried their heart under the red earth of their skin » par « ils ont enseveli leurs cœurs sous la terre rouge de leur peau » ou encore dans Epłčt’et’ʔu Sčilip, « their limbs hung low to the gound, under the weight of their world. » par « Leurs branches ployaient presque jusqu’au sol, sous le poids de leur monde. ».

La rencontre avec Heather, a été une vraie révélation pour chacune d'entre nous : en plus de l'aura de sagesse qui se dégageait de sa personne, son histoire personnelle nous a beaucoup éclairées quant à la manière dont nous devions traduire certains passages. En ce qui me concerne, j'ai trouvé le poème The Dogs of Indian Town, particulièrement difficile à rendre en français, mais le fait qu'elle me décrive les lieux et qu'elle me précise ce qu'elle entendait par certaines des tournures énigmatiques qu'elle avait employées, m'a énormément facilité la tâche. En effet, dans la première strophe, elle parle en anglais de « ragged combination », or je ne savais pas si « ragged » devait être compris au sens littéral c'est à dire « en lambeaux » ou plutôt au sens figuré, « imparfaits ». Mais elle m'a expliqué qu'elle l'avait plutôt employé au sens figuré dans la mesure où ces chiens qui erraient dans la ville étaient des corniauds - j'ai compris, à son récit, que les chiens dont elle parlait, d'ailleurs, étaient une métaphore pour désigner les membres de sa tribu. De même, quand il s'est agi pour moi de traduire, à l'avant-dernière strophe, « Like people who abuse », cette tournure, sans doute volontairement ésotérique, m'a posé des problèmes de compréhension. Elle m'a donc expliqué qu'elle souhaitait désigner par là, les gens qui usent et abusent de la vie, qui se droguent ou perpètrent des délits, voire des crimes. Cependant, j'ai choisi de traduire par « À l'image de ces gens qui abusent de la vie » car je ne voulais pas non plus être trop explicite ; cela aurait trahi l'esprit du texte.

Enfin, je dois dire que cette expérience m'a beaucoup apporté car elle a été l'occasion pour moi de traduire pour mon propre plaisir et non dans un cadre purement universitaire ou professionnel. De plus, elle m'a permis d'entamer des réflexions traductologiques tout à fait intéressantes, en échangeant avec mes camarades, et de les pousser jusqu'au bout grâce à l'aide de Mme Josselin-Leray et de Heather, que je remercie chaleureusement.

Une expérience enrichissante

Ailbhe, Cyrielle et Lisa dressent le bilan suivant de cette journée d'étude : « Cette expérience unique nous a permis de nous consacrer à un travail certes universitaire, mais non académique, c'est-à-dire non noté. C'était une opportunité pour nous de donner une traduction entièrement personnelle, avec l'aide bien sûr de nos enseignants, mais qui n'aurait aucun impact sur notre parcours universitaire. En ce sens, c'était un travail qui, bien que difficile, nous a permis d'exercer et de renforcer nos capacités traductrices. Nous avons retiré de ce travail un plaisir que nous n'aurions pas retrouvé dans le cadre de nos cours, car nous étions entièrement libres et n'étions soumises à aucune pression, si ce n'est celle du temps. Pour autant, le travail a été difficile et n'aurait pas pu sans se faire sans les différents outils auxquels nous avions sans cesse recours : les dictionnaires unilingues, les dictionnaires bilingues, les dictionnaires de synonymes, les dictionnaires des co-occurences, par exemple, et nous avons pu compter sur nos camarades de promotion pour nous donner leur avis sur nos poèmes. ».

Le résultat produit par ces jeunes traductrices en herbe est ainsi le fruit de longues heures de labeur passées à chercher le bon rythme, la bonne sonorité, en bref, le bon mot. Nous vous invitons à découvrir leur travail ci-dessous.

Citer cet article

Référence électronique

Ailbhe Johnson, Cyrielle Lahuna et Lisa Reymonet, « Elk Thirst de Heather Cahoon : une première expérience de traduction poétique en Master 1 », La main de Thôt [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 19 décembre 2023, consulté le 03 novembre 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/490

Auteurs

Ailbhe Johnson

Université de Toulouse Jean Jaurès

Etudiante Master 1 CeTIM

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Cyrielle Lahuna

Université de Toulouse Jean Jaurès

Etudiante Master 1 CeTIM

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Lisa Reymonet

Université de Toulouse Jean Jaurès

Etudiante Master 1 CeTIM

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