Conférence de clôture. Du dialogue avec le texte

Traduire les poètes : Rencontres entre les mondes roman et anglo-saxon. Paris 8 et Maison des écrivains et de la littérature, Vendredi 19 février 2016

Plan

Texte

Préambule

Le 19 février 2016, à l’initiative de Maïca Sanconie, traductrice, et de Marie Nadia Karsky, Maître de Conférences, spécialiste de traduction, était organisés, sous le label « journée d’étude », des ateliers de traduction de poésie en présence des poètes auteurs des poèmes proposés à la traduction, et avec leur collaboration, et en présence d’écrivains versés dans l’écriture, cela va sans dire, mais aussi dans ce qu’on pourrait appeler la « performance », élargissant le sens habituel de ce terme à tout ce qui se « performe », autrement dit, se lit, se joue, se diffuse, s’enseigne même, au sein d’ateliers d’écriture créative comme on en pratique beaucoup depuis longtemps déjà dans les pays anglophones. Cette journée s’est déroulée en deux temps et en deux lieux très différents l’un de l’autre, ce qui a son importance : les salles de classe de l’université pour la conférence d’ouverture et les ateliers, la Maison des écrivains et de la littérature pour la Table ronde et la conférence de clôture. Ainsi, l’excursion hors les murs de l’université modifia-t-elle sensiblement le rapport entre étudiants, poètes, écrivains et professeurs puisque le travail contraint, réalisé dans les ateliers du matin, prenait un autre sens dans un autre endroit, dédié celui-là aux rencontres littéraires, à l’écriture « incarnée » par les écrivains, présents ou non, habitués du lieu. Compte tenu de ce contexte, il convient alors de lire le texte qui suit comme une conférence dans son acception de causerie et de rencontre. Mi-préparée, mi-improvisée, elle tentait de répondre à la demande des organisatrices de rassembler les observations glanées silencieusement au fil de la journée afin de mettre en perspective lectures, travail de traduction, écriture, propos d’écrivains, et c’est dans cet esprit que ce texte a été mis en forme, conservant la forme d’adresse à la première personne et le ton de la conversation.

Pour entrer en matière, je commencerai de façon tout-à-fait anecdotique en évoquant deux petits faits de hasard survenus lors de la réflexion préliminaire à cette journée. Le programme annonçait des conférences sans titre… et il fallait réparer cette omission. Mais quel titre proposer ? Comment anticiper sur le déroulement des échanges, sur leur contenu ? Fallait-il un titre, vraiment ? Ces hésitations ont redoublé à la lecture de celui que Vincent Broqua a, suite à la demande des organisatrices, très rapidement communiqué. « Son » titre, La traduction de poésie comme translucination, était « intimidant ». Translucination, transe… hallucination…, il y a de la démesure dans ce mot, un soupçon de folie !Et puis, comment passer, par titres interposés, de l’introduction de la journée à sa conclusion, sans savoir de quoi elle serait faite ? Et que pouvait bien signifier ce néologisme ? Laissant l’esprit vagabonder, un sens se faisait jour : j’y reconnaissais le « trans » de translation ou « transport » tandis que la seconde partie du mot, qu’on peut elle aussi rattacher aisément à du « connu », introduisait néanmoins quelque chose de nouveau ; elle m’a d’abord fait penser au mot latin lux (lumière) à partir duquel on peut dériver l’adjectif lucide… On y entend aussi une condensation de trans- et hallucination (alucinación) et l’idée d’un double transport, à la fois traversée et déportement. Ces associations me semblaient bien s’appliquer à cet exercice périlleux qu’est la traduction de poésie, un exercice où, constamment, l’on bute contre l’opacité des mots tout autant que contre leur transparence, où il faut garder toute sa lucidité d’esprit pour faire le choix le plus juste ou le plus risqué. Puis, j’ai enquêté sur Google et, sans peine, trouvé d’où venait le néologisme : créé par le poète chilien Andrès Ajens (voir l’explication de Vincent Broqua), le mot a déjà beaucoup voyagé, de l’espagnol du Chili à l’anglais jusqu’au français , en passant par le Maroc . Un voyage donc d’une langue romane à une langue germanique et retour à une langue romane qui fait de ce néologisme un mot trans-langues. Ce terme, aisément reconnaissable, se glissait ainsi dans le programme annoncé comme une piste à creuser au fil de cette rencontre espérée des mondes roman et germanique, les débordant même, et cela grâce au fonds latin de sa composition. Ce n’est pas encore là de la traduction mais déjà la preuve d’un entrelacement des mondes qui sont les nôtres grâce à l’un des soubassements linguistiques communs qui fondent en partie nos cultures.

Un second hasard de lecture a prolongé ces premières bribes de réflexions sur cette rencontre des deux mondes roman et germanique. Il s’agit d’un rappel, lors de la date anniversaire du 14 février, d’un événement historique connu sous le nom de « Les serments de Strasbourg » :

Le 14 février 842, à Strasbourg, Louis le Germanique et Charles le Chauve, petits-fils de l’empereur Charlemagne, se prêtent serment d'assistance mutuelle. Tous les deux sont en guerre contre leur frère aîné Lothaire, qui a hérité du titre d'empereur de leur père Louis le Pieux, mort deux ans plus tôt. Louis le Germanique prononce son serment en langue romane (l’ancêtre du français) pour être compris des soldats de son rival et associé. Charles le Chauve fait de même en langue tudesque (l’ancêtre de l'allemand).

Leur serment est repris par tous les soldats dans leur langue habituelle. C'est que les habitants de l’empire de Charlemagne ont oublié le latin et commencent à se distinguer par leurs idiomes, selon qu'ils vivent à l'ouest ou à l'est de la Meuse.

Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’en réalité on ne sait pas dans quel dialecte du français de l’époque le texte a été écrit et que, vraisemblablement, d’après les historiens et linguistes qui se sont penchés sur ce texte, il est écrit dans une langue artificielle, « atténuant les différences dialectales du gallo-roman pour arriver à une sorte de roman normalisé d’écrit qui n’a pas de correspondence [sic] directe dans la langue parlée ».

Un autre fait est notable : le texte est lu en roman par celui qui hérite des territoires germaniques (Louis le Germanique), en tudesque par celui qui hérite des territoires romans (Charles le Chauve) et repris par leurs suites respectives dans les langues opposées (la suite de Louis en tudesque/allemand, la suite de Charles en roman/français).

On assiste donc là à plusieurs choses :

  • la rédaction d’un texte qui n’est pas une création ex nihilo puisqu’il emprunte au latin juridique des lettrés et aux dialectes de l’ancien français, mais qui contribue à la naissance d’une langue, le français, dont on pourrait presque dire qu’elle résulte ainsi d’un processus de traduction ;

  • le plurilinguisme régnant dans l’empire de Charlemagne : on y parlait plusieurs langues, savantes et populaires (tudesque vient de l’adjectif tiudescqui signifie» populaire » et qui a donné tiudesc-land, (signifiant le « pays du peuple », expression qui, au fil de l’évolution linguistique, se transformera en Deutschland) ;

  • et, enfin, que ces langues et dialectes, les uns romans, les autres germaniques, se croisent de façon remarquable lors de cet événement ; on peut ajouter que ces langues et dialectes correspondent, peu ou prou, à des territoires qui, s’ils voisinent et « communiquent » (c’est le « trans- »), n’en sont pas moins identifiés et identifiables par un idiome particulier,lequel, pour ainsi dire, les fonde et précède, sans doute, un clivage politique : langues, territoires, traduction… rencontre entre les mondes roman et germanique, ce qui nous ramène, de fil en aiguille, à cette rencontre d’aujourd’hui, entre monde roman et monde anglo-saxon, ce dernier appartenant aussi à l’aire germanique à certains égards.

C’est ainsi qu’après avoir hésité entre un titre sans contenu –sans titre, pour conclure, Surtout, ne pas conclure, ou encore, de façon plus élaborée Intuition, patience et longueur de temps…–,Dialogue avec le texte s’est imposé et me paraît maintenant correspondre à cette idée mise en pratique de rencontres des langues à travers les textes poétiques et à celle du travail de création d’une langue de traduction, artificielle, au sens des serments de Strasbourg, une langue qui n’est ni notre standard parlé habituel, ni notre standard écrit, autrement dit une langue « fabriquée » résultant d’une confrontation et d’un dialogue.

Du dialogue avec un texte en langue inconnue

Que veut dire dialoguer avec un texte ? qui plus est, un texte qui se donne comme poésie, et surtout comme poème, je veux dire comme un objet, unique et neuf, que l’on a devant soi et sous les yeux ? La situation peut-être inconfortable car il est évident qu’en fait de dialogue, il s’agit plutôt d’une voix unique qui se dédouble faisant les questions et les réponses à partir d’une première interrogation : que me dit ce texte ? La situation se complexifie puisqu’il s’agit de lire pour traduire : où est alors l’essentiel de ce texte ? J’ai tenté de répondre à ces questions en choisissant de lire un texte dont je ne connais pas la langue, le poème de Laura Fusto proposé à la traduction dans l’atelier « italien-français ». L’italien n’est pas une langue totalement inconnue tant sa proximité avec le français la rend presque familière, mais elle est une langue étrangère pour celui ou celle qui ne la parle pas. Qu’y ai-je lu, perçu, repéré ?

Observations

  • D’abord que c’est un long poème, le texte remplit plus d’une page – une première observation banale sans doute, mais importante pour la traduction parce que la longueur implique du mouvement – on compte 53 vers de longueur irrégulière. Le compte de syllabes correspond-il à quelque mètre codifié en italien ? Plusieurs mètres auraient alors été utilisés car on va d’un vers ne comportant qu’une seule syllabe (vers 4) à un vers de 29 syllabes (vers 8) dont on soupçonne qu’il se prolonge par un enjambement jusqu’à « lui », formant ainsi une unité syntaxique complète. En matière d’unités syntaxiques, on compte 19 phrases, au sens où une phrase commence par une majuscule et se termine par un point.

  • Une deuxième observation nous fait repérer trois noms propres français : vers 1 « Nouvelle Vague », vers 7 et 16 le prénom « Annie », et vers 30 le nom d’un quartier parisien « Le Marais ». Cela se passerait-il à Paris ? Le sentiment que cela se passe dans une ville semble confirmé par certains mots que l’on reconnaît facilement : « traffico », « strada ».

  • Autre observation cruciale sans doute pour la compréhension du poème, on repère trois personnes (ou personnages), l’un « tu/Ti/te » (Annie ?), l’autre « Lui » et, apparemment, un « narrateur ». En somme, c’est comme au cinéma (l’idée nous vient à cause de « Nouvelle Vague » bien sûr, et c’est peut-être une histoire triste comme celle, précisément du film de Jean-Luc Godard intitulé Nouvelle Vague dans lequel une femme sauve un homme qui la sauve ensuite… Et si ce poème racontait cette histoire à sa manière, se prend-on à penser ?

  • Ne connaissant pas l’italien, il est impossible de répondre à cette question. Regardant le texte de plus près, on repère tout un jeu de répétitions : répétitions de mots comme « bici », à plusieurs reprises dans le poème mais, stratégiquement au début du poème (vers 2) et à la fin, en fin de vers (ligne 51) ; « traffico » apparaît plusieurs fois aussi ; on repère également la répétition de locutions, prépositionnelles sans doute, « in mezzo al… », « attratodai », avec ses variantes sur ce qu’on comprend être le déterminant, « dalla », « dall’idea ».On note encore la répétition d’un groupe verbal « ti ha passato ». Celui-ci apparaît trois fois de suite en début de vers, tout comme « se vole viche » : les répétitions se suivent, marquant comme une accélération du mouvement, ou bien sont éloignées l’une de l’autre comme « Ti ha chiesto » (vers 31 et vers 41).

Il se passe donc quelque chose dans ce poème et on y perçoit ce qui ressemble fort à une succession d’événements et un enchaînement signalé par la récurrence de « e », coordination qui pourrait marquer l’addition (un événement, puis un autre) en même temps qu’une succession chronologique. Ces observations semblent aller dans le sens de ma première impression d’avoir affaire à un poème narratif. Raisonnant à partir de ces éléments, on peut émettre l’hypothèse qu’une chronologie et plusieurs voix, l’une qui raconte et qui sans doute (dé)double l’un ou l’autre ou bien l’un et l’autre des protagonistes, impliquent sans doute des retours en arrière, un travail de mémoire peut-être.

  • On se dit aussi, en cherchant à deviner quels pourraient être les moments-clés du poème que peut-être, à cause des répétitions en début de vers, les lignes 12 à 16, et 17 à 23 pourraient être centrales et pourraient même, dans une forme plus traditionnelle, constituer deux strophes indépendantes.

Inférences

Il serait sans doute possible de pousser plus loin une exploration qui s’apparente à un jeu de devinettes ou un jeu de pistes. On fera remarquer cependant que ces premières notations se fondent, de manière significative, sur une observation de la forme du poème et des signes extérieurs d’arrangement syntaxique avant même un repérage d’ordre lexical. Celui-ci se produit au moment où les répétitions de mots ou d’expressions deviennent saillantes. À ce stade, on se heurte alors à la méconnaissance d’une langue, à l’ignorance du sens des mots sur la page. Et donc, provisoirement et dans l’attente de vérifier ces observations incertaines, on gardera quelques pistes en mémoire, également utiles à celui ou celle qui, connaissant l’italien, reprendrait la traduction du poème :

  1. il faudra sans doute respecter la géographie d’un déplacement spatial ;

  2. il faudra, parallèlement, respecter le rythme d’un cheminement mental, (peut-être construire une analogie entre ces deux cheminements pour montrer, dans une perspective heuristique, que l’un symbolise l’autre) ;

  3. il importera de comprendre et vérifier la relation entre les deux pronoms personnels afin d’établir ce qui relie les protagonistes ;

  4. il conviendra de se demander comment rendre les répétitions. Elles ne poseront pas de problème, en français, lorsque les termes répétés sont éloignés l’un de l’autre, le second ou le troisième ayant une fonction de rappel, mais elles pourraient en poser davantage lorsque lestermes sont rapprochés, à moins qu’on ne découvre que ces répétitions ont une fonction structurelle, auquel casse posera la question de les conserver ;

  5. il sera utile de mettre en lumière le réseau de correspondances au sein du poème, correspondances qui en assurent tout à la fois le mouvement et la cohérence.

Cette expérience de lecture d’un poème écrit dans une langue inconnue nous ramène, indépendamment du texte, à quelques principes qui relèvent davantage du bon sens que d’une quelconque approche savante. On sait bien, en effet, que tout premier contact avec un texte, quel qu’il soit, est un contact « ignorant », celui d’un traducteur ignorant, quand bien même la langue source est connue. Cependant, cette ignorance est positive car, stimulante, elle est à l’origine du désir de traduire. On sait aussi que, si la première lecture peut être rapide, elle est suivie d’une lecture lente, patiente, renouvelée, qui se dirige, d’approximation en approximation, vers la possibilité de la traduction. Enfin, s’agissant d’un poème, on se rappellera l’injonction de Meschonnic de traduire ce que le poème « fait » tout autant que ce qu’il dit.

De la traduction de la poésie à la « traduction-poésie »

Ce jour-là, les textes proposés à la traduction, dont ce poème de Laura Fusco, et travaillés au cours de la matinée, étaient inconnus des étudiant(e)s répartis en groupes au sein de deux ateliers parallèles selon leurs langues de travail. Les textes ont été lus à haute voix mais il n’est pas certain que cette seule écoute ait suffit à dissiper l’ignorance partagée des étudiant(e)s devant le texte, d’autant plus que plusieurs « performances » étaient possibles et que, par conséquent, plusieurs orientations d’appréhension des textes pouvaient en résulter. Il est également difficile de dire si un temps suffisant a été accordé à la lecture silencieuse, celle qui intone et ressasse le texte intérieurement et dont on vient de voir qu’elle est primordiale, en raison d’une part du temps compté dont disposaient les étudiant(e)s et, d’autre part, d’un travail d’emblée collectif, le rythme de l’un(e) n’étant pas celui de l’autre. Par ailleurs, les groupes travaillaient parallèlement dans l’une ou l’autre langue sans possibilité de croiser les textes et les traductions.

Ce n’est donc pas à ce moment-là que la rencontre des mondes roman et germanique s’est produite. En revanche, le terme de rencontre demeure un mot-clé résumant certaines des problématiques de la traduction littéraire dont les apprenti(e)s traducteurs et traductrices ont pu faire l’expérience. En effet, deux langues se rencontrent par le biais de deux textes reflétant deux usages idiomatiques et singuliers des langues en présence. Chacune de ces langues présente ses propres contraintes et offre une marge d’expérimentation possible. La traduction expérimentale ne le serait pas sans cette possibilité de repousser les limites de la langue que l’on parle, comme l’a montré Broqua. Par ailleurs, il n’y aurait pas de rencontre s’il n’y avait pas un désir d’accueil, d’écoute et de transmission : qu’accueille-t-on ? qu’entend-on ? que transmet-on ? Des voix et des rythmes : se pose alors la question de savoir comment rendre possible cette rencontre de deux langues en poésie, l’anglaise et la française, l’italienne et la française. La première saute d’un accent à l’autre tandis que la seconde se déploie selon la mesure des syllabes ; ou bien encore l’une inscrit allitérations et assonances dans le rythme de son énonciation tandis que l’autre joue de la rime avec facilité ; l’une chante et ses mots se bousculent, l’autre avance plus posément. Ce n’est pas non plus seulement une langue que l’on reçoit mais une parole contenue dans un texte qui sera à l’origine d’un autre texte : c’est le texte de Zoé Skoulding et celui de Laura Fusco que les étudiant(e)s ont approchés et traduits. La langue fabriquée et le texte produit, même dans son état imparfait et inachevé, sont devenus les leurs, ceux de traducteurs et traductrices devenu(e)s auteurs du texte produit. La rencontre est ainsi « dans le tâtonnement conflictuel de l’approche, et plus que tout dans ces voies auxquelles on a renoncé, ou qui ont à peine effleuré la conscience » (Simeone, 2014 : 68) .

Le second mot-clé retenu pour conclure cette journée d’échanges, complémentaire de rencontre, est celui d’écart. L’écart implique une distance et il est de facto préliminaire à la rencontre : on ne se rapprocherait pas s’il n’y avait pas de distance entre soi-même et les autres, entre les langues, entre les textes. De plus, aussi proches qu’elles puissent être, les langues demeurent foncièrement différentes et les textes étrangers les uns aux autres. En matière de traduction, l’écart détermine la possibilité de la rencontre : il n’est jamais gommé et se révèle à chaque étape du processus. Il y a un écart entre la lecture à haute voix et la lecture silencieuse, entre écouter et entendre, entre le « sujet » traduisant » et le « sujet » à la source du poème, entre la production et la réception du texte à traduire et la traduction à venir, ce moment d’écriture plus ou moins différé, entre les langues et les textes. Ainsi l’écart est-il constitutif de la traduction, nécessaire (au sens philosophique du terme), et l’inquiétude du traducteur cherchant à réduire cet écart pourrait, en l’absence de projet traductif, porter préjudice à l’effort de transparence vers laquelle il tend, quoiqu’on en dise, sans vouloir pour autant effacer la part d’« étranger » inhérente au texte à traduire.

L’exigence de la rencontre suppose de maîtriser le rapport entre les langues et les textes, non pour réduire l’écart, mais pour garder la « bonne distance », celle qui permet un dialogue avec le texte, lequel dialogue, dans ce « tâtonnement conflictuel de l’approche », pour reprendre l’expression citée plus haut, ne concède rien ni à la langue de départ ni à celle vers laquelle on traduit. Inversement – ou paradoxalement – les langues et les textes mêmes supposent de « négocier », comme le suggère Eco, cette relation si particulière avec l’objet texte, le « sujet poétique », et le lecteur afin que puisse se construire entre les textes une solidarité qui va les lier sans les subordonner l’un à l’autre. Le traducteur opère un mouvement de va-et-vient entre les textes et les voix qui les habitent, effectuant une double transaction, d’un côté avec le texte, de l’autre avec le lecteur. À la question de savoir ce qu’est traduire, Jean Starobinski, évoquant le poète-traducteur Philippe Jaccottet, répond :

Qu’est-ce que traduire, sinon se faire accueil, n’être d’abord rien qu’une oreille attentive à une voix étrangère, puis donner à cette voix, avec les ressources de notre langue, un corps en qui survive l’inflexion première ? Toute traduction vraiment accomplie instaure une transparence, invente un nouveau langage capable de véhiculer un sens antécédent : ainsi en va-t-il de Musil, d’Ungaretti, de Novalis, de Hölderlin, de Rilke, lorsque Philippe Jaccottet les rapproche de nous. L’œuvre ainsi accomplie est une médiation inventive (Starobinski, 1971 : 15 ).

« L’œuvre ainsi accomplie est une médiation inventive » parce que la voix de celui ou celle qui traduit sonne juste et que le texte traduit parle à l’oreille du lecteur auquel il est destiné.

Citer cet article

Référence électronique

Maryvonne Boisseau, « Conférence de clôture. Du dialogue avec le texte », La main de Thôt [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 20 mars 2023, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/369

Auteur

Maryvonne Boisseau

Université de Strasbourg

A 1339 Linguistique, Langues, Parole (LiLPa)

Professeure émérite

maryvonne.boisseau@unistra.fr

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