Naples, été 1943, le ciel n’appartient plus à la ville, mais aux bombardiers alliés. En juillet, le fascisme s’écroule ; en août les troupes alliées se rapprochent et à Naples l’occupation allemande s’exacerbe ; en septembre, reddition de l’armée italienne, ratissages et déportations d’hommes : la ville est prise dans les tenailles de deux armées, une en dedans, une en dehors. Par un coup de poussières, comme le grisou qui court dans les mines de charbon en explosant comme un coup de tonnerre, un peuple recroquevillé et épuisé bondit d’orgueil et de colère. En quatre jours d’insurrection, il évite la bataille de deux armées chez lui, en repoussant les allemands et en aplanissant la voie aux troupes alliées. Morsure de lune nouvelle est la morsure d’une ville qui attaque et traque jusqu’à mettre dehors l’occupant intrus. C’est là, lors de cet été, que se déroule la vie de neuf personnes. Âges différents, métiers différents et histoires différentes, condensés lors d’un siège, brisent les distances entre ces êtres et ils marchent ensemble, d’abord au pas, puis au galop. La machine de l’histoire principale se ferme comme un sac sur les vies individuelles, mais il y a des sursauts dans lesquels les existences singulières font éclater leur camisole de force et inventent la liberté1.
Dans Sottosopra2, Erri De Luca (Naples, 1950-) « corrige » l’épisode de Babel et affirme que la dispersion des hommes et la fragmentation des langues n’est en rien une malédiction divine. La pluralité linguistique est, au contraire, le puzzle qui, une fois reconstitué, donne une image plus réelle du monde. Dans la pièce de théâtre Morso di luna nuova [Morsure de lune nouvelle], De Luca opère une « déterritorialisation »3 du langage national, mettant en une tension constante l’italien et le dialecte napolitain. Si cette bidimensionnalité n’est pas nouvelle ni originale, puisque nous la retrouvons du De vulgari eloquentia de Dante à l’écriture italo-sicilienne de Andrea Camilleri4, elle ne se limite pas au folklore. L’italien, que l’on a cherché à imposer comme facteur identitaire lors de la construction des italiens pendant le Risorgimento, se trouve, malgré cette volonté d’homogénéisation patriotique et citoyenne par la langue, face à face avec les dialectes, comme autant de diversité, de fragmentation de l’être, d’échos harmoniques ou disharmoniques, linguistiques, littéraires, politiques. Dans cette pièce, De Luca cherche à construire l’identité du peuple napolitain, non seulement à travers l’histoire empreinte d’Histoire, mais également à travers le dialecte, en laissant les expressions transparentes résonner aux oreilles du Lecteur Modèle, ou en traduisant les passages obscurs entre parenthèses, immédiatement après le mot ou en fin de réplique, comme un texte dans le texte, abolissant les frontières entre les langues du fait même du cadre qui les entoure. En quoi le dehors en-dedans des parenthèses est-il alors une spécificité du texte déluchien qui questionne l’acte de dire, l’acte d’écrire et l’acte de traduire ? En quoi ce texte soulève-t-il les questions linguistiques au fondement de la traduction des textes plurilingues ?
1. Traduire la diglossie : entre langue standard et dialecte
« Naplatride »5 plus qu’apatride, De Luca appartient davantage à des langues qu’à un pays ou à une ville. Il se définit « écrivain en italien » et non « écrivain italien » (Alzaia, p. 75). En revanche, nous pouvons dire qu’il n’est pas « écrivain en napolitain » car en dehors de Morso di luna nuova, aucun texte n’est écrit entièrement en dialecte. Il est « écrivain napolitain », car Naples erre dans les interstices d’une écriture qui ne la nomme pas, mais l’évoque, la murmure, par des procédés d’écriture elliptiques. La langue de l’écriture, de la vie lue et modelée par les mots, ne peut vivre sans la langue de l’oralité et de la spontanéité de la vie vécue. L’italien, langue muette, seconde, se place « contre », ou tout du moins « à côté » de la voix première du dialecte6, s’inscrivant ainsi dans la poétique du son caractéristique de l’auteur. De Jonas qui se tait devant Dieu à Moïse qui bégaye, du silence aux sons de la guitare7 : voix, musique, silence constituent la polyphonie de l’écriture déluchienne, polyphonie renforcée par le cosmopolitisme des langues (vivantes – anglais, français – mortes – latin, hébreu ancien – assassinées – yiddish).
Ainsi, Morso di luna nuova n’est pas définie comme une pièce de théâtre, mais comme un « récit pour voix en trois stances »8, des voix qui ne sont pas des personnages, mais bel et bien des personnes (substantif utilisé dans le résumé sur la jaquette interne ainsi que dans la présentation des rôles p. 9). Dès le titre, l’auteur – qui recourt souvent aux dires d’autrui – place le discours sous le sceau de l’air populaire napolitain « Luna nuova », vers de Salvatore di Giacomo et musique d’Ario Costa. Cet air est un personnage à part entière, flottant tel un fantôme que seuls les lecteurs et spectateurs peuvent apprécier puisqu’il « n’appartient pas à la scène, il ne provient pas d’une radio, personne ne le joue. Les présents ne l’entendent pas. Il apparaîtra au hasard, par intermittence. »9 La musique dit, la musique traduit. Elle commence (p. 13) par un couplet en mineur pour donner une atmosphère sombre puis, aux deux tiers de la pièce (p. 74) c’est le refrain en majeur qui est exécuté, annonçant ainsi plus de beauté, plus de légèreté. Enfin, (p. 86) un chœur entonne les paroles du refrain que l’on trouvait dès l’épigraphe, témoignant de la circularité de la forme-livre, de la pièce, voire de la littérature (car en une attitude postmoderne, l’écriture, chez De Luca, est un éternel retour qui ne peut proposer que des variantes10) : « “Puozze na vota resuscità / scétate, scétate, Napule, Nà.” (Possa una volta resuscitare / svégliati, svégliati, Napoli, Nà). », « Puisses-tu une fois ressusciter / réveille-toi, réveille-toi, Naples, Nà. » À cet air fragmenté s’ajoutent la rythmique continue des bombardements et le chant du canari de Biagio, grâce auquel le bégaiement du personnage cesse, comme si les sons d’autrui lui permettaient de trouver sa voix/voie. Dans cette écriture acoustique, le dialecte semble une énième sonorité à présenter au lecteur.
Cette pièce est un cas à part dans l’œuvre de De Luca. Alors que l’épigraphe place le livre sous le signe du dialecte, sur la couverture et sur les jaquettes internes, aucune phrase ne nous signale l’écriture dialectale de la pièce, comme si l’auteur ne souhaitait pas limiter le lectorat. Même la maison d’édition choisie, Mondadori, ne laisse pas entrevoir la ville et la langue11. Dans ses textes, De Luca s’inscrit de façon récurrente à la suite et dans les traces d’auteurs, acteurs et metteurs en scène napolitains qui ont fait vivre le dialecte dans son essence, l’oralité, comme Salvatore di Giacomo, Troisi, Totò ou Eduardo De Filippo12. Mais il ne s’agit pas d’une écriture par un Napolitain pour un Napolitain. Morso di luna nuova n’est pas un texte plurilingue visant une hybridation linguistique et littéraire hermétique, mais fait découvrir, fait voir et fait entendre le dialecte au plus grand nombre. Il ne s’agit pas d’une écriture du « recroquevillement » sur soi et sur la langue régionale, mais d’une tentative d’ouverture, franchissant les frontières physiques et lexicales. L’auteur invite le lecteur à être complice en cherchant à comprendre les règles de cette langue méconnue pour que son étrangeté devienne familière, car cette langue « contient sa traduction potentielle »13.
De Luca propose, dans cette pièce, une diglossie, à savoir la co-existence, dans le même contexte (la scène, l’abri anti-bombes) d’une langue « élevée et officielle » (la langue standard, l’italien) et d’une langue « basse et vernaculaire » (le dialecte napolitain). Selon Gian Luigi Beccaria, dans l’introduction à Letteratura e dialetto14, le contraste entre italien et dialectes ne se pose pas comme une opposition sociolinguistique entre inculture et culture. Pourtant, le napolitain est ici un instrument de l’immédiateté populaire, de mimétisme réaliste, sans pour autant inscrire la pièce dans une littérature subalterne, locale ou marginale. À la suite de Benedetto Croce, le dialecte est, pour De Luca, l’expression de l’individualité15.
Le problème de la traduction en français des dialectes italiens, qu’il s’agisse d’entières digressions linguistiques ou de simples murmures, est récurrent. Lorsque l’utilisation du dialecte « contre » ou « à côté » de l’italien est l’expression d’une hiérarchie sociale, on peut envisager, en français, de recourir au changement de registre de langue. C’est ainsi que, en accord avec l’auteur, Danièle Valin, traductrice de De Luca, alterne – dans la traduction non publiée de cette pièce – registre familier (pour traduire le dialecte) et registre courant (pour traduire l’italien).
Par exemple, Oliviero, menuisier, parle presque exclusivement en napolitain, s’opposant ainsi à Sofia, veuve de bonne famille, qui, elle, ne parle qu’en italien. Cette hiérarchie sociale et linguistique dont ils ne veulent pas sortir provoque, p. 22, un dialogue de sourds, des sourds qui se comprennent sans vouloir toutefois entrer dans le monde, linguistique et social, de l’autre.
Sofia : Santa Ritaaa, sant’Alfonso Maria dei Liguori, san Pasqualeeee. [...]
Oliviero : Scusate signò, i santi vanno chiamati separatamente, uno alla volta. Vuie li chiamate tutt’assieme, chille se pigliano collera. Il santo è puntiglioso. Me pare d’ ‘e ssentere llà ncoppa (mi pare di sentirli, là sopra) : “Ha chiammato a tte”, “No, ha chiammato a tte”. Se disgustano e nun se move nisciuno (nessuno).
Sofia : Vi devo contraddire. Io sono devota a sedici santi e per i bombardamenti ce ne vogliono almeno due, per l’appunto santa Rita e sant’Alfonso Maria dei Liguori.
Oliviero : Non parlo più. Vuie sapite ‘e sante specialiste, i’ saccio sulo ca mammà me diceva : “’E sante, a uno ‘a vota”. (Voi conoscete i santi specializzati, io so solo che mamma mi diceva : “I santi, uno alla volta”.)
Sofia : Sainte Ritaaa, saint Alphonse Marie de Liguori, saint Pascaaaal. [...]
Oliviero : Excusez m’dame, les saints on les appelle séparément, un par un. Vous, vous les appelez tous ensemble, y vont se mettre en rogne. Le saint est têtu. J’crois les entendre, là-haut : “Elle t’a appelé”, “Non, elle t’a appelé toi”. Y s’fâchent et personne bouge.
Sofia : Je dois vous contredire. Je suis dévouée à seize saints et pour les bombardements il en faut au moins deux, justement sainte Rita et saint Alphonse Marie de Liguori.
Oliviero : J’dis plus rien. Vous connaissez les saints spécialisés, moi j’connais que c’que ma mère disait : “Les saints, un à la fois”.
Comme l’affirme Oliviero p. 64, le napolitain « mange les mots »16, et le registre familier reproduit ces tics langagiers : élisions (« m’dame », « y »), disparition des « e » muets (« j’crois », « s’fâchent », « c’que ») ou absence de négations (« personne bouge », « j’dis plus rien », « j’connais que »).
Les personnages utilisent le dialecte ou l’italien en fonction de leur statut social mais surtout en fonction des interlocuteurs auxquels ils s’adressent, selon le phénomène de « code-switching », d’alternance de code linguistique. Ce phénomène s’applique d’ailleurs tout particulièrement à la forme d’écriture théâtrale : le changement de registres intègre le spectateur dans la pièce. Armando en est l’expression type. Lorsqu’il discute avec son ami Biagio, dans la première réplique de la pièce, il le fait en dialecte, langue du naturel (« Ma comme faie a arrivà sempe primmo ? [...] (Ma come fai ad arrivare sempre primo ? [...]) » p. 13, « Mais comment tu fais pour arriver toujours en premier ? »). Lorsqu’il soupire, il le fait en dialecte, langue de l’être et du cœur (« Me l’accattasse ! (Me la comprerei !) [...] Me l’arrubbasse ! (Me la ruberei !) [...] Nun ce dormo ‘a notte ! (Non ci dormo la notte !) » p. 16 « J’me l’achèterais ! [...] J’la volerais ! [...] J’en dors pas d’la nuit ! »). En revanche, il choisit de parler italien, attestant ainsi de son éducation, lorsqu’il s’adresse au Général, personnage dont la hiérarchie impose le respect (« Ripeto quello che dice la gente. Finché non bombardano Roma, la guerra non finisce. » p. 18, « Je répète ce que disent les gens. Tant qu’ils n’auront pas bombardé Rome, la guerre ne finira pas. »), ou à Elvira qu’il courtise (« Bellissima idea, signorina, voi siete un’artista, l’ultima della corrente futurista. » p. 26, « Très bonne idée, mademoiselle, vous êtes une artiste, la dernière du courant futuriste. »). Traduire le phénomène de « code-switching », comme l’expression de la hiérarchie sociale, par un changement de registres de langue procède d’une continuité et d’une uniformité logiques.
L’opposition rhétorique et sociale entre italien et dialecte est, pour nombre de critiques, une opposition stéréotypée et erronée17. Selon eux, ce dualisme est ancré dans la façon d’être au monde et de dire le monde : il n’enferme pas le dialecte dans une visée sociolinguistique ou psychologique, mais accentue sa fonction d’outil de liberté. Cette binarité linguistique est dépassée par le couple Rosaria/Elvira. Rosaria, femme du portier Gaetano, et sa fille Elvira, sont représentatives de la tension entre les « âges, métiers et histoires de chacun » dont parle la jaquette interne. La question de la langue est un sujet récurrent dans cet abri où le langage occupe le temps et l’espace sonore. Rosaria considère l’italien comme une langue qui n’est pas sienne, appartenant aux érudits. Elvira, quant à elle, est la représentante de la jeunesse, de l’éducation officielle effectuée en langue standard. C’est elle qui, à l’instar du professeur Marotta, enseigne à sa mère le bon usage lexical du substantif « brufoli », « boutons » p. 17-18 :
Rosaria : No li devi guardare chillu duie, so’duie muort’ ‘e famme (morti di fame). Chillo che tene i brucioli...
Elvira : Che tiene ?
Rosaria : I brucioli, i brucioli nfaccia...
Elvira : Ah, i brufoli.
Rosaria : I bufali ?
Elvira : I brufoli, mammà, si dice « brufoli »
Rosaria : Saccio sti fatte ? (E che ne so ?)
Rosaria : T’as pas à les regarder ces deux-là, c’est deux crève-la-faim. C’lui qui a des bourgeons…
Elvira : Qui a quoi ?
Rosaria : Des bourgeons, des bourgeons sur la figure…
Elvira : Ah, des boutons.
Rosaria : Des moutons ?
Elvira : Des boutons, de l’acné, maman, on dit « acné ».
Rosaria : C’que j’en sais, moi ? (Traduction D. Valin)
Les transformations vocaliques, consonantiques ou grammaticales donnent lieu à des quiproquos phonétiques comiques qui ne peuvent être traduits littéralement sans aboutir à des non-sens. Danièle Valin propose ainsi des jeux de mots français qui rebondissent dans le texte à travers la phonétique en transformant la langue-cible (les buffles « bufali » devenant ainsi des « moutons » pour mieux résonner avec le mot qui précède, « boutons ») ou en creusant une différence sémantique afin de mettre en évidence une assonance (« bourgeons » fait écho à « boutons » et « moutons » et est utilisé à la place de « brucioli » qui signifie « acné »).
Bien qu’Elvira s’exprime dans la langue standard nationale, elle ne peut renier ses origines, et à une reprise, un mot lui échappe, lorsqu’elle exprime sa crainte de voir leur abri s’écrouler p. 25 : « [...] che se cade facciamo la fine dei surece (topi) », « [...]) car s’il tombe on finira comme des rats ». Ce lapsus laisse pressentir un changement linguistique chez Elvira, qui devient, pourrions-nous dire, la « protagoniste » de la pièce, non dans le sens où lui revient le rôle le plus important, mais dans le sens où son personnage évolue avec la pièce, avec l’histoire et l’Histoire. Si, au début, la polyphonie de l’abri anti-bombes est à son comble puisque chacun parle sa langue en une cacophonie diglossique et s’adresse à autrui selon le phénomène de « code-switching », au milieu de la pièce, lors des discours importants et sérieux sur la guerre, seul l’italien est utilisé (p. 47-51), et à la fin de la pièce, c’est le dialecte qui prédomine dans la bouche d’Elvira. Menés par Gaetano, son père, les napolitains en surface ont opposé une résistance citadine aux allemands, réussissant à faire fuir l’ennemi. De la guerre comme soumission passive dans l’abri anti-bombes, on passe à la guerre comme révolte active envers l’occupant18. Rien ne s’est passé dans les profondeurs cachées où les dialogues triviaux et stéréotypés passaient le temps des personnages. Mais cet élan citoyen rend Elvira fière d’appartenir au peuple. Si elle continue à s’adresser à ses soupirants en italien, elle se tourne vers ses parents pour exprimer son besoin d’agir en napolitain. Alors qu’elle s’adresse à son père uniquement en italien dans toute la pièce (p. 57 « Papà, papà, siete in salvo ! Questo è il più bel regalo di compleanno. », « Papa, papa, vous êtes sauf ! C’est le plus beau cadeau d’anniversaire. », et p.59 « Bravo papà »), elle bascule vers une utilisation dialectale lorsqu’elle souhaite faire partie d’une deuxième personne du pluriel « vous / voi » afin qu’elle se transforme en une première personne du pluriel « nous / noi » : « Papà, vulesse venì cu vuie (vorrei venire con voi) », « Papa, je voudrais venir avec vous. » Ce sentiment citoyen, qu’elle ne peut exprimer dans l’action mais uniquement dans l’acte langagier, est exacerbé dans un quasi monologue en dialecte, des pages 87 à 89, où Elvira se laisse submerger par ses émotions : la fierté, la peur, l’amour. C’est d’ailleurs elle qui incarne la « napoletanità » (« napolétanité »), en donnant un autre sens au titre de la pièce (Morso di luna nuova / Morsure de lune nouvelle), un titre napolitain, puisqu’elle affirme p. 88 : « Sai che sta spuntando in cielo int’a sti ssere (in queste sere) ? Nu muorzo (un pezzo) ‘e luna nnuova. Primma ca se fa chiena chesta sarrà n’ata città (prima che si fa piena questa sarà un’altra città », « Tu sais ce qui pointe dans le ciel ces nuits-ci ? Un morceau de lune nouvelle. Avant d’être pleine, Naples sera une autre ville. »19
Traduire ce revirement linguistique par le registre familier auquel nous avons eu recours auparavant fait perdre l’expression de l’identité par la langue et dans la langue, rabaisse le personnage d’Elvira à un niveau plus bas dans la hiérarchie sociale, alors qu’elle s’élève en fait dans l’expression d’un peuple. La fin de la pièce est effectuée selon une forme caractéristique de l’écriture déluchienne, celle du « rovescio », du « renversement », qui ennoblit le dialecte alors qu’au début l’italien semblait être l’unique possibilité de dire le monde et de se dire dignement. Faire appel à des dialectes, proches de l’italien, parlers gallo-italiques, transitionnels entre l’italo-roman et le gallo-roman, variétés de ligurien (le génois alpin ou le zeneise de la vallée de la Roya), provençal, etc, permettrait de respecter les spécificités de la pièce mises en évidence, à savoir la diglossie, l’évolution diachronique identitaire à travers la langue et surtout les parenthèses. Si Serge Quadruppani a tenté, dans sa traduction de La forme de l’eau de Andrea Camilleri (Pocket, 1998) d’insérer des mots occitans afin de placer le lecteur français dans la même situation que le lecteur italien qui comprend le texte grâce au contexte, Dominique Vittoz, dans sa traduction de La saison de la chasse (Fayard 2001) a tenté de rendre la co-existence de l’italien et du sicilien par une co-existence du français et du lyonnais. Cette liberté créatrice est toutefois difficile d’accès puisque les mots inconnus utilisés sont répertoriés et expliqués dans un glossaire, en fin de livre20. Or, la manipulation de la forme-livre, les allers-retours entre le texte et le « dictionnaire », sont un effort dans l’acte du lire, d’abord ludique et divertissant (au sens pascalien du terme). La proposition déluchienne de la parenthèse renouvelle en fait le mode de lecture (simultanée et non différée) et remet sur la scène de la traductologie les possibles points de contact linguistiques, poétiques et littéraires entre les dialectes, malgré le problématique déplacement d’une réalité culturelle (place et fonction du dialecte dans un pays donné) dans une autre toute différente. Selon l’Observatoire Européen du Plurilinguisme, la langue est un milieu dans lequel et par lequel on vit, et s’avère ainsi impossible à transposer dans une réalité autre. Il ne s’agirait pas de recourir à des accents et des tics langagiers comme ceux du marseillais, qui réduiraient le dialecte napolitain à une cadence, à un rythme (« À présent le napolitain se retire sous l’occupation de la langue nationale qui efface son dictionnaire et le réduit à une cadence, à un accent méridional, comme l’accent marseillais en marge du français.»21, Alzaia p. 74) mais bel et bien à une autre langue, le dialecte. Certes, cette solution n’est guère entièrement satisfaisante puisque les dialectes sont connotés identitairement et chaque langue véhicule un monde qui lui est propre. Toutefois, recourir à un dialecte permettrait de rendre l’écart instauré par l’auteur, écart lexical, social et typographique.
2. L’auto-traduction parenthétique
Le choix générique théâtral effectué par De Luca tend à souligner qu’il ne cherche pas à figer le dialecte dans la forme écrite, dans la forme-livre, mais à le faire entendre et vivre sur scène. Toutefois, le geste d’écriture se signale et s’exhibe à travers les outils graphiques parenthétiques. Le théâtre déluchien semble en fait moins s’adresser au spectateur, au metteur en scène ou à l’acteur qu’au lecteur, modifiant ainsi la définition générique du théâtre qui est ici, avant tout, texte écrit. Le jeu des parenthèses entre ainsi dans la théâtralisation subtile du metteur en page qu’est De Luca. Avant même de voir la pièce jouée par des acteurs, l’auteur met en scène son texte, dramaturge, chorégraphe des mots et des sons, mettant en exergue l’acte d’écrire le théâtre. Ainsi, fixer un récit oral dans un livre serait un moyen d’éviter au dialecte d’être phagocyté par la langue nationale macrophage. De même que l’auteur donne voix aux individus dans une écriture micro-historique, il donne voix aux langues mineures ou plutôt minoritaires, qu’il s’agisse du yiddish (langue assassinée traduite pour « donner tort à Hitler », Alzaia, p. 11) ou du napolitain (« Dans la tendance du monde à l’uniformité, on parle de globalisation, les dialectes finissent englobés, c’est-à-dire engloutis. »22, Alzaia, p. 74).
Les parenthèses, ces signes typographiques doubles – présence de l’absence – ne creusent pas un dénivelé énonciatif entre deux langues et deux mondes, mais un nivellement ; ils ne sont pas des sillons creusés pour délimiter l’espace linguistique et littéraire mais des ailes ouvertes vers l’autre, vers l’ailleurs. Cet ailleurs n’est pas l’exotisme dialectal, mais bien un retour à la réalité officielle nationale. L’entre-parenthèses, à savoir la traduction italienne des discours en napolitain, est un à-côté tout en étant visuellement mis en relief, il est en marge et pourtant relié à la phrase d’insertion. Ces mots-gigognes qui s’imbriquent dans les mots d’autrui sont omniprésents dans Morso di luna nuova. Dans un premier temps, les parenthèses se situent à la fin des répliques des personnages et les traduisent entièrement, même si le discours est transparent, comme si l’auteur ne souhaitait pas déstabiliser le lecteur italien mais le faire entrer lentement, progressivement, dans un monde autre, comme en témoigne la première réplique d’Armando, p. 6 : « Ma comme faie a arrivà sempe primmo ? Pare c’ ‘a cuntraerea te fa na telefonata primma d’attaccà ‘a sirena. (Ma come fai ad arrivare sempre primo ? Sembra che la contraerea ti fa una telefonata prima di suonare la sirena.) »23
Puis, assez rapidement, comme si le lecteur s’était habitué aux sons, aux différences de formation grammaticale, syntaxique et phonétique du dialecte, comme si les premières traductions entre parenthèses créaient ensuite une forme de tic verbal, de déjà-vu, De Luca utilise de moins en moins la traduction entière a posteriori. Il segmente la réplique en apposant la traduction uniquement après le mot qui peut poser problème, jusqu’à n’en contenir qu’un seul. Le discours dialectal devient de plus en plus fragmenté, obligeant le lecteur non plus à une lecture différée dans le temps mais à une lecture simultanée des deux langues : « A me l’allarme m’ha cugliuto (colto) cu’ e maccarune cunfromme (appena) calate int’ all’acqua vullente (bollente). Agio stutato (ho spento) e me ne so’ asciuto lassannele (lasciandoli) int’ ‘a caurara (pentola). Sai che trovo quando saglio (salgo) ‘a casa ? »24 (p. 41).
Les parenthèses mettent en scène l’acte du traduire et jouent avec le lecteur sur le connu et l’inconnu, le même et l’autre. Ne pas les traduire serait nier une partie de la réflexion métacritique déluchienne sur les langues. Les dialectes français sont séduisants dans le sens où la traduction permettrait de mettre langue standard et dialecte sur le même pied d’égalité, sur le même plan visuel, respectant ainsi non seulement la forme typographique caractéristique de la pièce mais également la hiérarchie sociale, orale et identitaire entre les langues. Nous pourrions d’ailleurs imaginer une progression en decrescendo de la présence des parenthèses quand le lecteur se serait familiarisé avec les formes lexicales et syntaxiques dialectales.
Les parenthèses, espace d’auto-traduction et d’expression du plurilinguisme, sont donc difficilement traduites dans la langue étrangère (à l’exception des parenthèses didascaliques et explicatives, comme p. 29 : « Filosc’ co’a muzzarella o senza ? (“Filosc” è una frittata di uova) », « “Filosc” est une omelette ») mais elles sont à la base de la compréhension et de l’interprétation du traducteur, premier lecteur du texte. Ces signes scripturaux bi-dimensionnels disparaissent-ils aussi dans l’espace scénique ?
3. La traduction scénique
Dans son essence même, le théâtre est fait pour être joué, et non (seulement) pour être lu. Si les parenthèses ouvrent un espace où se joue un autre discours, parallèle à la trame principale, comment peut-on rendre leur spécificité et leur signification dans une mise en scène en langue italienne? Si la pièce est entièrement jouée en napolitain, Morso di luna nuova se réduit à un discours napolitain pour des napolitains, ce que ne souhaite justement pas De Luca. Doit-on alors la jouer entièrement en italien, perdant ainsi l’opposition et la structuration des personnages de la pièce, ainsi que la tension dramatique finale ? Il nous semble nécessaire de garder une alternance entre les deux personnages linguistiques, l’italien et le napolitain, entre les costumes de langue officielle d’éducation et langue basse populaire, entre les tonalités, sonorités et gestuelles de ces deux langages du corps et de l’esprit. Si un dédoublement des personnages et la création d’une voix off traduisante alourdiraient le déroulement de la pièce, nous pourrions imaginer qu’elle soit jouée sur une scène où tout fait sens, où tout est signe et où un écran déroulerait en sur-titres le contenu des parenthèses. Mais pourquoi également ne pas proposer un zigzag discursif dans le labyrinthe du texte, un strabisme qui remplacerait les mots, expressions, propositions obscurs par le contenu des parenthèses25 ?
Ainsi, Morso di luna nuova, pièce de prime abord sociolinguistiquement stéréotypique, met en jeu une réelle réflexion sur l’acte du traduire un texte dans une autre langue (du napolitain à l’italien au français au dialecte) et dans un autre espace (du livre à la scène). Forcément réécriture, la traduction doit tenir compte non seulement du choix de la langue dans la définition identitaire des personnages, mais également dans leur évolution. Alterner des registres de langue appauvrit ici le texte et le réduit à une histoire en en effaçant l’Histoire. Recourir à un autre dialecte permettrait de garder l’évolution diachronique et la formation d’un peuple choral, mais également la forme typographique des parenthèses comme traduction d’une traduction, diglossie représentative et nécessaire d’une ville, d’un peuple et surtout d’un auteur.