Non plus un cours linéaire d’un point à un autre, d’une seule langue à une seule langue, toute traduction entre désormais dans le rhizome des imaginaires, qui se relaient et se plaisent vraiment à être (et d’être) multilingues (GLISSANT, 2005, 143)
Introduction : Traduire la littérature taïwanaise
Davantage qu’un travail scientifique, la contribution se présente sous la forme d’un rapport d’expériences de traduction de deux romans taïwanais et d’une présentation des réflexions qui ont présidé à celles-ci et les ont accompagnées. Le premier roman, Méiguīméiguīwǒàinǐ 玫瑰玫瑰我愛你 [Rose, Rose, I Love You] publié par Wang Chen-ho 王禎和 (1950-1990) avait, en 2010, fait l’objet d’un mémoire de recherche de Master 2 (GAFFRIC, 2010). La traduction du second roman dont il sera question ici, Shuìmián de hángxiàn 睡眠的航線 [Les Lignes de navigations du sommeil] de Wu Ming-yi 吳明益 (1971-), a, elle, paru en français en 2013 aux éditions You Feng.
Étant étudiant de langue et civilisation chinoises, non spécifiquement formé à la traduction littéraire, la dimension plurilingue1 au cœur des deux romans en question m’est de prime abord apparue comme un obstacle non négligeable dans la réalisation de ces travaux de traduction. La question du plurilinguisme dans l’œuvre Rose, Rose, I Love You avait été abordée au cours des réflexions critiques menées lors de la rédaction de mon mémoire de recherche, et la traduction en français de certains passages s’était avérée naturellement nécessaire. Pourtant, si les extraits traduits étaient commentés, et la dynamique plurilingue du roman, décryptée, mes traductions des extraits avaient fait l’économie d’une traduction « plurilingue »2.
Ce n’est que plus tard, durant le processus de traduction d’un autre roman, Les Lignes de navigation du sommeil, que la question de la traduction de paragraphes plurilingues s’est posée de manière plus substantielle. En effet, si une lecture analytique d’un texte peut admettre de nombreuses notes de bas de page entreprenant d’expliquer les choix opérés par un auteur, la publication d’une traduction littéraire permet dans une moindre mesure de parsemer le texte d’explications didactiques. Dès lors, il convenait de réfléchir à la question de la méthode de traduction à adopter dans le cas de coprésence, sous toutes ses formes (code-switchings, juxtapositions, hybridations, auto-traductions), de différentes langues dans un même passage ?
Dans le cas précis de la littérature taïwanaise, cette même question n’a jusqu’à aujourd’hui que très peu été évoquée en France, et ce dans tout le domaine général de la traduction littéraire sinophone (Chine, Hong Kong, Malaysie ou Taïwan confondus), même si elle a fait l’objet de réflexions récentes, comme la tenue d’une journée d’études « Comment traduire le plurilinguisme ? Le cas de la littérature taïwanaise » en novembre 2013, sous l’impulsion de jeunes traducteurs et sociolinguistes sensibles à cette thématique3. Par ailleurs, les traductions en français de textes taïwanais plurilingues, elles aussi très rares, n’ont jusqu’à aujourd’hui que très partiellement consenti à des expérimentations linguistiques et ce pour des raisons sans doute diverses, allant de la sélection préalable des textes, aux stratégies de traduction ou d’édition privilégiées4.
Pouvant dès lors difficilement prendre appui sur des expériences antérieures de traduction de textes sinophones plurilingue5, je me suis intéressé à des traductions d’auteurs non-sinophones connus pour être des adeptes de jeux interlinguistiques, comme James Joyce, Umberto Eco, Ken Saro-Wiwa ou d’œuvres d’auteurs comme Patrick Chamoiseau et surtout Raphaël Confiant qui ont fait naître de nouvelles perspectives dans mes tentatives de traduction de Wang Chen-ho et Wu Ming-yi. Si l’ambition n’était pas de tracer une filiation directe entre ces auteurs et les écrivains taïwanais auxquels je m’intéressais, leurs œuvres m’ont conforté dans l’idée que l’être de la traduction ne se limitait pas à un acte de communication ou de transmission de contenus sémantiques, mais comme le dit Berman à « l’accomplissement du rapport de l’œuvre à sa langue » (BERMAN, 2008, 53), ou pour paraphraser Henri Meschonnic, à la traduction de ce que l’œuvre fait à la langue6.
Après une introduction à la situation sociolinguistique taïwanaise et aux textes concernés, je m’attacherai ci-dessous à exposer brièvement la manière dont j’ai tâché de reproduire la poétique de ces textes, en espérant suggérer des réflexions sur l’éthique du traduire.
1. Littérature taïwanaise et plurilinguisme
1.1. Aperçu de la situation sociolinguistique à Taïwan
L’objet de cette contribution n’est bien entendu pas de donner un aperçu global de la situation sociolinguistique taïwanaise, mais une telle contribution ne saurait souffrir une absence de contextualisation. En effet, bien que notre étude porte sur les œuvres de deux écrivains nés au XXe siècle, ceux-ci doivent être compris à la lumière des trajectoires coloniales de Taïwan.
Avant la fin du XIXe siècle, Taïwan était peuplée de groupes aborigènes austronésiens et han. Les Austronésiens, pour la plupart originaires de Chine méridionale ou d’Asie du Sud-est, se sont établis sur l’archipel de Taïwan il y a plus de 5.000 ans. Leurs descendants forment aujourd’hui un ensemble hétérogène de quatorze groupes officiellement reconnus par le gouvernement de la République de Chine à Taïwan et ne représentent que 2% de la population totale. L’arrivée des populations han, principalement originaires des provinces chinoises actuelles du Fujian et du Guangdong, est beaucoup plus tardive et correspond principalement à une migration importante engagée depuis le XVIIe siècle et la période de colonisation hollandaise à Taïwan. Ainsi, les Hoklo, originaires du Fujian, et les Hakka, du Guangdong, représenteraient respectivement aujourd’hui 73% et 12% de la population taïwanaise. Après une histoire coloniale mouvementée remontant au XVe siècle, qui vit les puissances portugaises, espagnoles, hollandaises, chinoises et mandchoues revendiquer des possessions sur l’archipel, Taïwan est cédée en 1895 par l’Empire mandchou des Qing à l’Empire japonais, conformément au Traité de Shimonoseki, qui marque la fin de la première guerre sino-japonaise de l’époque. La période de domination coloniale japonaise durera jusqu’en 1945, année où le Japon, ayant perdu la guerre, doit céder Taïwan à la République de Chine, gouvernée par le nationaliste Chiang Kai-shek. Cependant, suite à la défaite des nationalistes contre les communistes de Mao Zedong sur le continent, les troupes de Chiang Kai-shek se réfugient à Taïwan, suivies par de nombreux migrants originaires de toute la Chine, qui constitueraient environ 13% de la population actuelle. Le parti nationaliste de Chiang Kai-shek et de ses successeurs accapare le pouvoir durant plus de quarante ans, tandis que la loi martiale est imposée à partir de 1949. Avec sa levée en 1987, la société civile, comme le régime en place, s’engagent dans un processus de libéralisation politique qui conduit à la démocratisation progressive de Taïwan7.
D’un point de vue plus spécifiquement linguistique, si la seule langue nationale est actuellement le chinois mandarin, imposé par le gouvernement nationaliste chinois après la cession de Taïwan par les Japonais en 1945, elle n’est cependant pas la seule langue parlée sur l’île. Cinquante ans plus tôt, bien que le japonais ait été promulgué langue nationale par l’empire colonial nippon, l’ensemble de la population communiquait dans d’autres langues : celles austronésiennes parlées par les populations aborigènes et celles sinitiques, principalement le hokkien, ou taïwanais8, et le hakka, parlées par les populations d’origine han, respectivement les Hoklo et les Hakka. À partir de 1937 et jusqu’en 1945, la politique japonaise d’impérialisation (kōminka皇民化) fait, entre autres mesures coercitives, de la langue japonaise la seule langue légitime. Les autres langues, autrefois tolérées, sont bannies.
À l’arrivée du pouvoir chinois nationaliste en 1945, une nouvelle politique linguistique contraignante est mise en place : il est dorénavant interdit d’utiliser toute autre langue que le chinois mandarin, qui devient à son tour la nouvelle langue nationale9. Cet événement marque aussi un tournant important dans l’histoire littéraire de Taïwan. En effet, il est désormais interdit aux écrivains taïwanais ayant vécu la période japonaise d’écrire dans la langue de l’ancien colon et dans leur propre langue maternelle comme le taïwanais ou le hakka, celles-ci étant bannies des cours d’école et des cercles littéraires. Ils se retrouvent par ailleurs dans l’impossibilité d’écrire en chinois mandarin, langue qu’ils ne maîtrisent pas. Jusque dans les années 1960, les cercles littéraires sont donc dominés par les écrivains migrants récemment arrivés depuis le continent chinois, qui sont les seuls capables d’écrire dans cette langue. Les auteurs nés à Taïwan pendant la période japonaise apprennent peu à peu à écrire en chinois mandarin, mais il reste périlleux d’oser s’exprimer dans une autre langue que celle-ci. Corolairement à la libéralisation politique engagée à la fin des années 1970, on constate toutefois un assouplissement progressif des interdictions linguistiques : le début des années 1980 voit, par exemple, paraître des traductions d’auteurs taïwanais écrivant en japonais alors que les langues autrefois bannies, comme le taïwanais, le hakka ou les langues austronésiennes deviennent des langues d’écriture littéraire. Toutefois, la quantité de ces productions littéraires, de même que leur reconnaissance, restent bien moindres par rapport à celle en chinois mandarin.
1.2. Présentation des deux romans
Le premier roman taïwanais dont il est ici question est Rose, Rose, I Love You, écrit en 1984, par Wang Chen-ho. Wang est un auteur né à la fin de la période japonaise et issu de l’école du modernisme littéraire taïwanais, sur laquelle les influences de James Joyce, Henry James ou encore Albert Camus ont été importantes. Grand adepte de grotesque et d’expérimentations sur les langues, les thématiques de ses œuvres, dont beaucoup ont pour cadre principal les populations défavorisées de sa ville natale de Hualien, lui ont dans le même temps valu d’être rattaché au courant de « la littérature du terroir », une littérature réaliste et socialement engagée, par opposition au courant moderniste qui mettait davantage l’accent sur la dimension esthétique de la littérature10.
La trame de l’histoire suit la construction d’un bar à prostituées dans la ville natale de l’auteur : Hualien. En effet, pour accueillir au mieux des G.I.’s états-uniens en guerre au Vietnam à Taiwan pour un programme de R&R (Rest and Recreation), les quatre propriétaires des plus grands bordels du quartier se mobilisent pour fonder un bar et former des prostituées dignes de ce nom, capables de « servir » au mieux les soldats états-uniens. Sont ainsi organisés dans l’église du canton des cours accélérés de langue anglaise, de « culture américaine » et d’hygiène pour les prostituées. L’histoire devient vite prétexte à une cascade polyglossique de frottements, d’appropriations, de traductions et de métatraductions entre une multitude de langues : de la langue nationale (le chinois mandarin) au taïwanais, en passant par l’anglais (américain), le chinglish (« Chinese English »), le japonais, le mandarin taïwanais11, le cantonais et même la langue chinoise classique.
En plongeant le lecteur dans ce vertige carnavalesque de la complexité sociolinguistique taïwanaise, le roman ne se contente pas de juxtaposer différentes langues, il les mélange aussi, en effectuant parfois même une critique presque métafictionnelle de la catégorisation hiérarchique des langues. Le chercheur taïwanais Lee Yu-lin va ainsi jusqu’à considérer que le roman a même été écrit dans la langue de la traduction, Wang Chen-ho y endossant à la fois le costume de l’écrivain et du traducteur (LEE, 2009, 137). Une autre chercheuse, Chiu Kuei-fen, parle elle à propos de Rose, Rose, I Love You du roman taïwanais postcolonial par excellence, expliquant que « les langues du roman fonctionnent comme une diapositive des siècles d’histoire coloniale à Taïwan. Par un métissage de différentes langues, il reproduit les particularités du moule transculturel de l’histoire coloniale de l’île, dans lequel fusionne son passé, son présent, et son futur » (CHIU, 1992, 167)12.
De son côté, Wu Ming-yi, l’auteur de Les Lignes de navigation du sommeil, est né en 1971, soit pendant la période du gouvernement nationaliste chinois. Bien qu’il ait fait toute sa scolarité en chinois mandarin, sa langue « maternelle » reste le taïwanais, étant issu d’une famille hoklo. Publié en 2007, Les Lignes de navigation du sommeil se présente sous la forme d’une double narration suivant principalement le destin d’un père et de son fils, malgré un kaléidoscope complexe de personnages hétéroclites, parmi lesquels une tortue, une déesse bouddhiste ou un aviateur états-unien. La première narration raconte l’histoire de Saburō, un jeune adolescent taïwanais rejoignant la métropole coloniale à la fin des années 1940 pour construire des avions et participer ainsi à l’effort de guerre contre l’ennemi états-unien. Parallèlement, le lecteur suit les aventures d’un jeune journaliste du XXIe siècle – qui n’est autre que le fils de Saburō – dont le sommeil se dérègle et les rêves disparaissent, et qui décide partir à la recherche de l’histoire de son père. Le roman de Wu Ming-yi ne présente pas d’expérimentations linguistiques aussi hybrides et extravagantes que celui de Wang Chen-ho, mais l’auteur s’essaie en plusieurs endroits à une écriture plurilingue : quelques passages apparaissent en japonais (lesquels sont généralement traduits en chinois entre parenthèses), mais c’est surtout son utilisation du taïwanais qui s’avère remarquable. Effectivement, bien que comme pour Wang Chen-ho, le chinois mandarin soit de mise pour l’ensemble de son récit, l’auteur s’efforce d’utiliser le taïwanais pour retranscrire les dialogues entre le jeune Saburō et les membres de sa famille, le chinois mandarin n’étant pas parlé sur l’île à l’époque de la colonisation japonaise.
Publiés à plus de vingt ans d’écart, les deux romans ont en réalité assez peu de choses en commun. Si Wang Chen-ho a pu être associé à la littérature dite du « terroir », plusieurs critiques taïwanais parlent de l’écriture de Wu Ming-yi comme d’une poétique du « post-terroir » (FAN, 2008, 251-290), c’est-à-dire en même temps héritière de la littérature du terroir et critique vis-à-vis de ses projets. Les deux auteurs partagent pourtant un intérêt commun pour la diversité linguistique des habitants de l’île et le rapport entre langues et pouvoirs coloniaux à Taïwan (l’utilisation du taïwanais étant bien évidemment un choix politique)13.
2. Stratégies de traduction : traduire, créoliser
Confronté à la nécessité de traduire les dialogues en taïwanais des Lignes de navigation du sommeil, je me suis plongé à nouveau dans la traduction de Rose, Rose, I Love you, qui m’a semblé éclairer les obstacles auxquels je faisais face. Pour des questions de place, je me pencherai principalement ici sur la traduction des passages en taïwanais présents à l’intérieur des récits. La traduction de ces passages apparaît en effet plus insoluble, plus délicate et nécessitant par conséquent une expérimentation plus singulière que la traduction des fragments de texte en chinglish, pourtant très présents dans le roman Rose, Rose, I Love You. Toutes proportions gardées, ceux-ci pourraient sans difficulté majeure faire l’objet d’une traduction en franglais, comme dans l’extrait suivant, où l’auteur se moque du fantasme mimétique du risible professeur d’anglais Tung Ssu-wen qui cherche à américaniser la structure grammaticale de ses phrases afin de s’élever sur l’échelle sociale :
攻讀外國語文學系的他,也許過度用功吧!竟連自己講的國語都躲不掉西潮的影響。談話的對象知識水準越高,他的話就越似拙劣翻譯小說裡的詞句,像:多麼胡說──我很高興你跟我同意──這是我的認為──他不知道他在說什麼──我為你感到驕傲──我被愉快的驚異了…… (WANG, 1984, 5-6)
En raison sans doute d’un investissement trop zélé lors de ses études dans le département de Langues étrangères, le mandarin de Tung lui-même n’échappait pas à la mode occidentale. Plus le niveau intellectuel de son interlocuteur s’élevait, plus ses expressions semblaient tout droit sorties d’un roman grossièrement traduit : « Comme un mensonge ! » – « Je suis ravi que tu agrées avec moi » – « C’est ma croyance » – « Il ne sait pas ce qu’il est disant » – « Je me sens fier pour toi » – « Je suis plaisamment surpris »... (nous traduisons).
Si les expressions anglaises, grossièrement traduites dans un chinois mandarin agrammatical, sont assez facilement repérables dans le texte original (on devine « What a lie, he doesn’t know what he’s saying, i’m pleasantly surprised... »)14, d’autres passages plurilingues posent des problèmes plus épineux pour le traducteur. En effet, Wang Chen-ho comme Wu Ming-yi font parfois le choix d’entremêler chinois mandarin et langue taïwanaise ; or, si le système graphique utilisé (les sinogrammes ou caractères chinois) reste exactement le même, une partie du récit est transcrit en chinois mandarin (la langue nationale), tandis que certaines phrases ou sections de phrases sont, elles, en taïwanais.
Avant toute chose, il est important de préciser ici que l’écriture du taïwanais ne bénéficie pas d’un consensus absolu. Le taïwanais ne bénéficiant pas du statut de langue nationale, différents types d’écritures sont proposés, tant par les linguistes que par les écrivains, pour transcrire cette langue : écritures à base de sinogrammes, écritures alphabétiques, écritures à base de symboles phonétiques et même écritures mixtes15. Chez Wang Chen-ho et de Wu Ming-yi, comme chez la plupart des auteurs taïwanais, les passages en taïwanais sont retranscrits dans le même système sinographique. Or, la familiarité des deux langues sinitiques que sont le chinois mandarin et le taïwanais une fois écrites en caractères sinographiques est telle qu’un locuteur de chinois mandarin (qu’il soit taïwanophone ou non) peut comprendre une majeure partie et même souvent la totalité d’un passage en taïwanais, tout en remarquant inévitablement la présence d’une autre langue que celle utilisée jusqu’à présent16.
En d’autres termes, le défi pour le traducteur est donc de trouver un moyen de transcrire l’effet produit par cette variation linguistique à l’intérieur même du texte original. Différentes stratégies ont été envisagées dans ce but :
1) Lisser la traduction pour en faire un texte sans aspérités et sans variations linguistiques, en se contentant d’expliquer cette particularité dans un avant-propos ou dans une note de bas de page. Cette option a été abandonnée dès le début car cela serait revenu à décréter que les expérimentations linguistiques d’un texte ne sont pas une composante importante de sa poétique.
2) Retranscrire les passages en taïwanais en italique ou dans une police d’écriture différente. Toutefois, cette stratégie se serait limitée à une variation d’ordre graphique, ce qui serait allé à l’inverse des textes originaux. Par ailleurs, elle aurait difficilement fait sens dans la traduction des dialogues.
3) Utiliser des expressions plus « orales » ou plus « argotiques ». Des options toutes deux rejetées, car les passages en taïwanais n’étaient pas plus « oraux » ou plus « argotiques » que ceux écrits en chinois mandarin.
4) Utiliser une langue régionale ou un patois. Outre le problème de compétences linguistiques que cette méthode supposait, il me semblait plus délicat de conserver ainsi l’ambiguïté qui existait entre deux langues graphiquement et phonétiquement proches.
Ces options écartées, la méthode finalement retenue a donc été d’adopter dans ces passages une langue légèrement créolisée, en essaimant ceux-ci de mots, d’expressions et de transcriptions orthographiques issus du créole martiniquais. Ce faisant, l’objectif était de faire sentir au lecteur les variations de langues dans le texte, tout en profitant des familiarités orthographiques et grammaticales du créole martiniquais et du français, pour que le lecteur francophone (créolophone ou non) comprenne quasiment intégralement le sens de la phrase. L’utilisation de cette « créolisation » comme stratégie de traduction ne s’inscrivait pas tant dans l’esprit de produire une équivalence exacte de la relation entre la langue nationale chinoise et le taïwanais d’un côté, et le français et le créole de l’autre – bien que certaines particularités de leur relation diglossique, de même que de leur structure (le taïwanais mêlant langues régionales et langues de colons) puissent être rapprochées – mais parce qu’elle offrait de penser au-delà du modèle en bloc des identités-langues indéfectibles avec, d’un côté, le chinois et, de l’autre, le français.
Des exemples ci-dessous, tirés à la fois de Rose, Rose, I Love You et des Lignes de navigation du sommeil permettent de donner un aperçu du rendu de cette « créolisation » :
肥身一轉,他就提高音量對李小姐說:「Whatisyourname?」
李小姐立刻回答:「你叫什麼名字?」
「Very good! 很好,現在我要教你怎麼用英語回答這個問題。你叫李淑女。你就回答:我的名字是李淑女。這話英語怎麼講呢?現在你耳朶注意聽,眼睛注意看我的嘴怎麼動,英語要講得準──也不僅英語,所有的語言都一樣,第一要緊的就是嘴型要對。不對,你一輩子也休想發音準確。李同學,現在注意聽,眼睛仔細看我的嘴巴,我的嘴巴雖不頂漂亮,不過也不頂難看哦:李小姐你不必害怕,儘管仔細看。」
台下很多人笑了。錢議員側頭頂向 [...] 福爾摩斯.張說:「這個大棵呆還蠻懂幽默!」
有的小姐格格笑,一面國台語夾雜地叫:
「像石松的嘴巴,古錐古錐(可愛)啦!莫歹看啦!」
「統好親(吻)囁!怎麼會不漂亮囁!」
「卡哇以囁!」一名山地小姐用日本話說:可愛囁!
嘻嘻哈哈的氣氛讓小姐彷彿一下子沒有了恐懼、姣好的顏貌不若適才那樣蒼白如紙,而且也有了點笑靨。伊果然睜大黑白分明的眼珠子盯著斯文古錐底嘴。(WANG, 1984, 243)
Il pivota son corps dodu vers mademoiselle Li et lui lança à haute voix : « Whatisyourname ? »
Elle répondit aussitôt : « Quel est ton nom ? »
« Very good ! Très bien ! Je vais maintenant t’apprendre à répondre en anglais à cette question. Tu t’appelles Li Shu-ni, tu dois donc répondre : je m’appelle Li Shu-ni. Comment le dire en anglais ? Ouvre grand tes oreilles et observe bien ma bouche. Si on veut parler convenablement l’anglais – et pas que l’anglais d’ailleurs, c’est la même chose pour toutes les langues – le plus enpotan, c’est que la forme des lèvres soit correcte. Si ce n’est pas le cas, n’espère même pas avoir un jour une prononciation parfaite. À présent, Camarade Li, écoute et regarde bien ma bouche : ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus joli, mais on a déjà vu plus moche. N’aie pas peur et observe bien attentivement ! »
Des éclats de rire fusèrent sous la tribune. Le député Chien pencha la tête et glissa à Sherlock Chang [...] : « C’est qu’il a de l’humour, ce gros bousouflou ! »
Des demoiselles pouffèrent et lancèrent dans un mélange de mandarin et de taïwanais :
« On dirait la mâchoire de Shih Sung ! Si c’est pas miyonmiyon ! Quel bel gason !
– C’est qu’on aurait envie de lui embrasser la djol (bouche)17 ! Mais bien sûr qu’il est joli !
– Kawaii ne ! » cria une jeune fille aborigène en japonais : ce qu’il est mignon !
L’ambiance goguenarde de la scène fit reprendre des couleurs à Mademoiselle Li, son charmant visage n’était plus aussi diaphane que quelques instants plus tôt tandis qu’un sourire dévoilait ses jolies fossettes. Elle écarquilla donc les yeux pour examiner la mâchoire si miyonne de TungSsu-wen. (Nous traduisons)
Comme on peut le constater dans cette traduction d’un extrait de Rose, Rose, I Love You, le récit comme les dialogues font allégrement se côtoyer chinois mandarin, anglais, japonais et taïwanais. Les termes en taïwanais dans le texte, tels que 古錐古錐 (kóo-tsuikóo-tsui), 莫歹看 (bo̍kpháinn-khuànn) ou 大棵呆 (tuā-khoo-tai), pour ne prendre que ces exemples, sont respectivement rendus par les expressions créoles « miyon » (pour mignon), « bel gason » (pour beau garçon) et « bousouflou » (pour gros plein de soupe, obèse). Si le contexte permet aisément au non-taïwanophone et au non-créolophone de comprendre les deux premiers termes, le dernier est un peu plus opaque, tant dans sa version originale que traduite18.
Enfin, le terme 要緊 (yàojǐn en chinois mandarin ; iàu-kín en taïwanais), « important », existe à la fois en chinois mandarin et en taïwanais, dans lequel il est plus fréquent. Confronté au choix de garder le français ou de créoliser le mot, j’ai choisi la deuxième option, qui me semblait correspondre à l’esprit du texte : le pédant professeur TungSsu-wen, sans cesse tourné en ridicule par l’auteur, essaie d’inculquer à une future prostituée l’importance de parler une langue sans accent, utilisant soudainement le taïwanais dans une phrase en chinois. Ce choix arbitraire présente peut-être le risque de raccorder aux projets initiaux du texte de nouvelles significations et de nouvelles mises en relation redessinant les contours du texte original, mais la traduction étant un texte en position de réécriture, les possibilités de celui-ci sont plurielles et annihilent l’idée d’un bloc de signifiants déterminés d’avance.
Un passage tiré de la traduction des Lignes de navigation du sommeil permet de donner une autre illustration de la stratégie utilisée. Dans l’extrait qui suit, l’intégralité du récit oral de la mère est écrit taïwanais, tandis que les deux premières phrases, appartenant à la narration, apparaissent elles en chinois mandarin :
母親繼續講著她的故事,她說你知道阿公家隔壁那個金花姨嗎?「伊十六歲救生一個囝仔呼做阿蓋仔,也不知影是跟誰郎生的。阿蓋仔跟阮們感情不歹,有一攏空襲的時陣,伊的左手予一個炸彈的破片插入去。因為無錢看先生啊,金花姨就用布替阿蓋仔凊菜包包哩。過幾工阿蓋仔將布打開予阮們看,汝知影按怎?手的肉都爛了了,還生白白的蟲哩。隔兩工阿蓋仔就死囉,再經過三工阿本仔投降,戰爭就結束囉。」(WU, 2007, 301)
Ma mère poursuivit ses récits et me demanda : tu connais Tante Kim-hua, tu sais, celle qui habitait à côté de la maison de Grand-Père ? Puis elle commença son récit : « À seize ans, elle a accouché d’un petit bonhomme qui s’appelait A-kah, on sav pas avec quel bougre elle l’avait fait. A-kah s’entendait plutôt bien avec nous. Un jour de bombardement, des morceaux chiktayés d’une bombe sont venus s’incruster dans sa main gauche. Comme il n’avait pas sifizanman d’arjent pour aller chez le médecin, Tantan Kim-hua lui a fait un bandaj avec ce qu’elle a pu. Plusieurs jours plus tard, A-kah a enlevé le bandaj pour nous faire voir, tu sav pas quoi ? La peau de sa main était toute pourrie, il y avait même des vers blancs en dedans. Il est passé encore quelques jours, A-kah est mort. Puis trois jours après, les Jap se sont rendus. La guerre était finie. » (WU, 2013, 403)
On pourrait légitimement avoir des doutes quant à la réception par les lecteurs de cette stratégie, inédite dans le cas de la traduction d’un roman sinophone. C’est pourquoi la traduction française publiée des Lignes de navigation du sommeil propose – en plus d’une préface du traducteur rappelant le contexte de l’histoire et de production du roman – un avant-propos sur la stratégie de traduction choisie :
Si l’immense majorité du texte original est écrit en chinois mandarin, l’auteur, Wu Ming-yi a fait le choix d’utiliser dans certains dialogues le « taïwanais » (taigi en taïwanais ; taiyu en chinois mandarin) : parlé par la majorité des personnes nées à Taïwan avant ou durant la période japonaise (1895-1945), il a tout d’abord été interdit au lendemain de la guerre, à l’arrivée du gouvernement nationaliste chinois de Chiang Kai-shek sur l’île qui a fait du chinois mandarin la langue nationale, avant d’être toléré par la suite. On estime qu’il est encore aujourd’hui parlé par plus de 60% de la population taïwanaise. Issu de la langue sinitiquehokkien, l’influence à la fois de la syntaxe et du vocabulaire du japonais et du chinois mandarin se fait néanmoins sentir aujourd’hui. Bien que l’auteur retranscrive cette langue avec le même système d’écriture que celui utilisé pour la narration – en caractères chinois dits « traditionnels » –, les lecteurs sinophones remarquent inévitablement lors de la lecture du texte la présence d’une autre langue, et peuvent saisir tout ou la majeure partie du passage, selon qu’ils soient taïwanophones ou non.
La pratique de la traduction impliquant nécessairement le choix d’une stratégie plutôt qu’une autre, le traducteur a ici adopté dans ces passages une langue légèrement créolisée (en utilisant quelques mots, expressions et transcriptions orthographiques issus du créole de la Martinique) afin de permettre aux lecteurs francophones de percevoir les variations de langues dans le texte en français, tout en leur permettant de comprendre le sens de la phrase19. (WU, 2007, 13)
Cependant, la méthode proposée dans cette contribution n’est pas exempte de certaines limites :
1) elle signifierait tout d’abord que le texte original démarquerait clairement les fragments écrits dans une langue A de ceux écrits dans une langue B, or nous avons vu ci-dessus dans l’exemple de l’adjectif « important » que la stratégie autoriale d’utiliser un seul système graphique pour retranscrire plusieurs langues brouillait les frontières entre celles-ci. Pour autant, la méthode de traduction adoptée n’utilise pas ici le « créole » en tant que langue circonscrite, elle se borne à « créoliser » des passages afin de faire ressortir la variation soudaine de phrases et de mots se situant au carrefour de plusieurs codes linguistiques.
2) Quand bien même la démarche prônée ici se veut plus poétique que linguistique, le calque d’une réalité propre aux sociétés caribéennes sur Taïwan pourrait donner l’impression que le traducteur trouve dans le créole martiniquais un équivalent du taïwanais, or il va de soi que la langue créole martiniquaise n’a pas connu la même histoire que la langue taïwanaise actuelle. Toutefois, on ne reprocherait pas à un traducteur du chinois vers le français de calquer une réalité « française » sur une réalité « chinoise ».
3) On pourrait enfin reprocher l’exotisme d’une telle démarche. Pourquoi utiliser le créole et non un simple patois ? La première raison n’a rien de scientifique et tient à mes compétences linguistiques, je ne connais pas de « patois », alors qu’il m’a été donné de travailler sur la langue créole martiniquaise et de bénéficier de l’aide de relecteurs créolophones. De même, ma lecture croisée, lors de mon mémoire de master, des écritures de Raphaël Confiant et de Wang Chen-ho a largement contribué à ce choix. Enfin, la créolisation me semblait plus proche du travail d’ambivalence et de déterritorialisation exercé par les auteurs sur les langues du texte, la créolisation étant aussi comprise comme processus de distorsion de la conception des langues comme objets culturellement clos.
Conclusion : La créolisation comme traduction ?
La pratique de la traduction n’étant pas l’apanage du seul traducteur, mais englobant l’ensemble des agents du champ littéraire (auteurs, éditeurs, correcteurs, lecteurs), mais aussi des agents académiques, producteurs d’un savoir sur les langues et les cultures, celle-ci est nécessairement constituée et constitutive de discours, souvent officiels ou portés par des autorités scientifiques, projetés sur la langue et la culture. Toute activité de traduction agit donc sur le terrain d’une représentation idéologique de la relation entre les langues et les espaces, souvent structurée à l’image des institutions nationales ou des aires culturelles. La créolisation comme traduction, proposée ici, invite à poser la question fondamentale du mode de construction des différences linguistiques et culturelles, niant les variations internes à chaque langue et formant souvent le socle même de la traduction telle qu’elle est souvent pratiquée dans le cas des littératures nationales asiatiques20.
Aussi, la créolisation comme stratégie de traduction ne se veut pas seulement une recette, mais aussi une grille de lecture, une méthodologie, ou mieux, une ontologie. Il s’agirait, pour reprendre Walter D. Mignolo :
[...] d’une manière d’être, de penser et d’écrire dans un langage subalterne à partir d’une perspective subalterne et en s’appropriant un langage hégémonique. Ceci n’est pas limité à une histoire locale particulière, mais s’apparente à de nombreuses histoires locales placées à l’intersection entre les projets du global, la colonialité du pouvoir et l’expansion du système mondial moderne, [...] une autre méthodologie, une pensée au carrefour et aux frontières de l’histoire coloniale, comme le français pour le créole, qui ne peut l’éliminer, mais se l’approprier et pour ainsi dire, le mettre sens dessus dessous. (MIGNOLO, 2000, 243-246)
Comme la traduction, la créolisation pourrait être ce tissu qui trame l’imprévisibilité des contacts et des relations et incite à remettre au centre de la pratique et de l’ontologie de la traduction l’indéterminé qui naît des contacts entre les langues. La créolisation comme traduction« opposerait alors à la transparence des modèles l’opacité ouverte des existences non réductibles » (GLISSANT, 1997, 29), car la traduction n’est pas un art exact, mais une pratique de l’incertain, une « poétique expérimentale » (MESCHONNIC, 2007, 44).