Je crois qu’une langue en plus ne soit pas un défaut,
ne signifie pas une culture provinciale.
Au contraire. Et puisque l’Italie est aussi une multitude
d’expressions et d’expressivités,
cela ne peut être qu’un élément qui enrichit les cultures.
On peut faire une littérature nationale
sans utiliser une langue nationale.
(Marcello FOIS)
La littérature italienne contemporaine a montré, depuis le début des années 90, une forte résurgence des dialectes dans les œuvres en prose – romans et nouvelles – et l’on constate l’essor d’un plurilinguisme affirmé et très bien accueilli par la critique et le public. Ces mêmes œuvres qui ont déjà gagné un pari risqué dans leur pays d’origine, en mélangeant italien et langue locale, ont rencontré auprès des éditions françaises un succès inespéré : Andrea Camilleri, Marcello Fois, Salvatore Niffoi, Laura Pariani, Andrej Longo, Milena Agus, Luigi Meneghello, pour ne citer que les plus grands noms parmi les auteurs contemporains, ont été proposés au public francophone par des traducteurs particulièrement courageux. Quelques-uns ont fait des choix qu’on peut qualifier d’originaux, voire rares, dans un pays où se sont développées les belles infidèles, ces traductions hypercorrectes, à la frontière de la réécriture, au nom de la langue et du goût du pays d’accueil. En analysant ces traductions, on est surpris par leur nature novatrice ; et une interrogation surgit spontanément : et si le pays des belles infidèles avait été trahi par ces propres traductions ?
Pour pouvoir répondre à cette question et démontrer les raisons qui l’ont fait naître, il faut explorer le panorama linguistique de la littérature de la Péninsule. En Italie, la coexistence de la langue nationale et des dialectes a été dictée par son histoire politique. C’est une réalité importante, car il s’agit bien d’une forme attestée et encore présente de diglossie. Le rapport entre la langue italienne et les dialectes a été pourtant, d’un point de vue diachronique, une relation… « à distance », car les deux formes d’expression ont évolué de façon parallèle, pour se rencontrer dans la parole de ces quelques locuteurs pouvant accéder aux deux codes. Et la littérature italienne s’est développée, par conséquent, selon deux axes assez distincts : l’expression littéraire en dialecte (surtout en poésie et au théâtre) et celle en italien.
La rencontre, ou le choc, se fait au moment où l’italien devient, véritablement, une langue officielle après l’Unité de l’Italie, à la fin du XIXe siècle. C’est à ce moment que la nécessité d’imposer l’italien se fait sentir pour toute la nouvelle nation. C’est aussi le moment où les dialectes se retrouvent à jouer le second rôle, car ils représentent souvent un frein au développement de la langue unique. Le Fascisme, plus tard, imposera l’emploi de l’italien, dans son programme d’unité politique.
Or, depuis le début des années 1990, une nouvelle littérature qui a adopté le métissage linguistique, en mélangeant l’italien standard et les langues régionales, a pris de plus en plus d’ampleur, et constitue désormais une grande partie de la production littéraire en prose : Andrea Camilleri, Marcello Fois, Laura Pariani, Carmine Abate, Salvatore Niffoi, Erri De Luca, Silvana Grasso, Marco Malvaldi et bien d’autres encore sont parmi les écrivains qui ont choisi de s’exprimer dans une langue composite. Le phénomène actuel n’est pas nouveau, car dans l’histoire de la littérature italienne, on rencontre nombre d’écrivains qui ont inventé un nouveau mode d’expression, en jonglant entre la langue publique et la langue du cœur, entre le besoin de se faire comprendre et le besoin d’exprimer des émotions plus profondes, celles des liens et du parler familiaux.
Mais si le phénomène n’est pas nouveau, il est en revanche original et intéressant car il n’est plus cantonné à des phénomènes marginaux d’expérimentation stylistique. Les auteurs actuels sont exposés dans les vitrines des librairies, lauréats de prix littéraires et édités par les maisons d’éditions les plus importantes et, surtout, connus et lus par le grand public. Un public qui, loin d’être freiné par l’étrangeté de la langue utilisée, est plutôt intrigué et amusé de retrouver, via le parler des personnages, un univers de sons, d’expressions, de saveurs typiques des différentes cultures qui composent l’Italie. Et si, au début, la lecture demande un petit effort de compréhension, le plaisir de découvrir l’emporte et la nouvelle langue littéraire arrive parfois – c’est le cas du sicilien d’Andrea Camilleri – à franchir les frontières du parler local pour devenir expression nationale.
La France, par rapport à l’Italie, présente un panorama linguistique complètement différent, voire opposé. D’un certain point de vue, on pourrait le définir comme le pays de la langue unique, où les langues régionales et les patois – pourtant présents – ont été depuis longtemps sacrifiés à la fidélité à la langue officielle, en littérature et dans le parler quotidien. Dans l’Hexagone, au quotidien, la langue seconde, celle qui permet un éloignement de la norme, un emploi familial, communautaire ou régional, est l’argot, cette forme d’expression aux frontières souples, qui rentre à part entière dans la langue officielle mais qui conserve un statut marginal, de la même manière que les dialectes.
Face à cette situation, un problème se pose au moment où l’on veut affronter la traduction de ces textes, où l’on doit passer d’une langue riche en nuances dialectales à une autre qui, par tradition, tend vers la clarté et la transparence de la langue nationale, ou au pastiche linguistique argot/français.
Mario Fusco, dans son introduction à la traduction de Il re di Girgenti d’Andrea Camilleri, écrit :
Le problème est très approximativement analogue, s’il l’on veut, à celui que poserait le tirage en noir et blanc d’une image originale en couleurs, ou encore à la réduction pour le piano d’une partition d’orchestre. Faute de disposer simultanément de plusieurs registres linguistiques également compréhensibles, la traduction en français d’un original en italien faisant appel au dialecte doit donc, à moins de renoncer purement et simplement au multilinguisme original, inventer des solutions de rechange, en ayant recours soit aux ressources de l’argot (forcément sectoriel et instable), soit à celles (malheureusement limitées) des patois. (FUSCO in CAMILLERI, 2003,11)
Dans le travail de traduction, face à cette diversité linguistique entre les deux langues, caractérisées par ce type différent de bilinguisme, la solution plus immédiate a toujours été, pourtant, celle de transposer le dialecte au moyen de l’argot. Mais les caractéristiques fondamentales de ces deux langues secondes – les éléments diatopiques de la connotation historique et régionale, et diastratiques, de l’approche sociale et culturelle – refuse cette solution déconseillée par les règles de la traductologie. Josiane Podeur, dans son manuel La pratique de la traduction, rappelle :
Dans l’opération de traduction, [l’argot] apparaît souvent comme la solution alternative à l’emploi des dialectes, tandis que le dialecte italien n’est jamais utilisé pour rendre l’argot. Mais tous les deux sont utilisés dans le texte écrit pour exprimer le langage quotidien des dialogues : pour rendre, donc, l’oralité apparente et signifier, en même temps, l’écartement de la norme. (PODEUR, 1993, 136)
1. La révolution en traduction
La hardiesse des nouveaux traducteurs est en train, sans doute, d’opérer une petite révolution. Il s’agit du passage d’une traduction, « prudente », qui privilégie la clarté du message, qui assure la compréhension du texte, car elle utilise une forme d’importation du texte vers le français, à une traduction « dépaysante » qui ose imiter les mécanismes de l’original et avoir recours à des langues régionales de l’Hexagone.
Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut illustrer les différentes opérations traductives qui, ces dernières années, ont cherché à transposer des textes difficiles, car trop « bruyants », trop « polyphoniques » et surtout extrêmement hétérogènes. Les recherches sur ce phénomène étant encore embryonnaires, on ne peut avoir recours à une littérature critique, et il faut se limiter aux considérations d’ordre pratique avancées par les acteurs de la pratique traductive, exposées de manière épisodique dans les notes, les préfaces et les commentaires à leurs propres traductions. Il en ressort que ces opérations traductives demandent chaque fois une solution ad hoc, une doxa étant inenvisageable, car l’emploi du dialecte en littérature est avant tout une création littéraire. On ne peut, en effet, mettre sur le même plan le dialecte de Pier Paolo Pasolini, la langue des borgate romaines, et la langue de Luigi Meneghello, une invention toute affective et familiale ; ou encore les traces du triestin d’Umberto Saba et l’expérimentation linguistique de Carlo Emilio Gadda, qui a créé un mode d’expression composite, presque baroque et volontairement cacophonique, car polyphonique.
Du côté des contemporains, on peut rappeler qu’ils signalent eux-mêmes les différences qui les caractérisent : le « vieux monsieur du polar » Andrea Camilleri met en avant son sicilien inventé ; Marcello Fois fait valoir sa limba sarde du XIXe siècle comme une revendication sociale ; Laura Pariani raconte l’émigration d’antan en mélangeant italien, lombard et espagnol ; Salvatore Niffoi réitère un sarde qui se veut le reflet universel d’une société archaïque et Andrej Longo utilise l’argot dialectale de la misère morale des ruelles de Naples.
Les solutions de traduction seront alors adaptées au cas par cas, et elles tenteront de rendre un aspect parmi les nombreuses caractéristiques du multilinguisme. Chaque traducteur a donc essayé une solution personnelle. Il faut d’ailleurs remarquer qu’en France, il y a désormais des traducteurs spécialisés dans la transposition française des textes plurilingues.
Dans cette jungle linguistique, les traducteurs français ont choisi différentes méthodes traductives, comme des ponts de transmission d’une culture à une autre. On peut distinguer deux ou trois types de traduction, que, dans un premier moment, on pourrait séparer en ciblistes, tournés vers le public de la traduction, et sourciers, encore liés aux textes de départ. Comme toujours, la réalité est bien plus complexe.
2. La traduction « réconfortante » ou cibliste
À cette première catégorie plus traditionnelle, on pourrait associer la plupart des traducteurs qui, jusqu’à maintenant, se sont attaqués à des textes plurilingues : Serge Quadruppani (traducteur de Marcello Fois et Andrea Camilleri), Jean-Paul Manganaro (« passeur » de Gadda, Carmelo Bene, Marcello Fois), Nathalie Bauer (pour l’italo-arbërësch de Carmine Abate), Danièle Valin (pour le napolitain d’Erri De Luca), Claude Schmitt (pour Salvatore Niffoi), Michel Breitman (le traducteur « classique » de Pasolini en 1963).
Tout d’abord, pour les cas précédemment cités, on peut lire dans la page de titre un détail intéressant : à côté de « Traduit de l’italien par… », on fait mention de la langue régionale entre parenthèse (Sardaigne) ou (Sicile). Le processus traductif adopté découle de cette présentation : il consiste à mettre en évidence certains éléments de la langue régionale présents dans l’original, mais la traduction du texte est, pour la plupart, en français. Le choix de conserver des phrases, des termes en dialecte, est souvent justifié par la nécessité de « laisser un parfum de la langue d’origine », comme le déclare Serge. Quadruppani pour ses traductions d’Andrea Camilleri. Dans son cas, il se dit convaincu qu’une partie du dialecte italo-sicilien est encore présent dans la traduction. Il déclare : « Camilleri a réussi cette gageure de présenter à ses compatriotes une littérature écrite dans une langue qui leur est largement étrangère mais qui contient sa traduction potentielle. »
Ceci justifie sa position de traducteur :
Comme le traducteur (sutor ne supra crepidam) doit impérativement éviter de disputer à l’auteur son rôle, et se cantonner à sa fonction de passeur, il était hors de question d’inventer une langue artificielle, même si celle de Camilleri l’est d’une certaine manière. (QUADRUPPANI in CAMILLERI, 1998, 18).
Si on écarte l’invention et si on veut laisser une « saveur » de la langue d’origine, la solution consistera donc à opérer des choix dans l’original, un tri des termes et des expressions qui seront laissés dans le texte et immédiatement traduits en français. Ou alors à choisir parmi les possibilités que le français donne (un argot, une langue familière, quelques mots régionaux), en privilégiant le niveau diastratique et en gardant le plan diatopique, et la localisation géographique.
On retrouve malheureusement nombre d’exemples où la traduction est aplatie par l’absence de langues secondes, où le français recouvre tout. Dans d’autres cas, on remarque des efforts pour garder la « saveur » locale, comme dans Sempre Caro de Marcello Fois, traduit par Serge Quadruppani :
L’affare va a buon fine, tanto che Zenobi può contare su dieci capi suoi al pascolo insieme a quelli di sos meres1. Alla fine del mese di settembre accompagna sa mere e sa merichedda a Lula per la novena di San Francesco, prepara le provviste per la cumbissìa […]. (FOIS, 1998, 17)
L’affaire fut si bien menée que Zenobi put compter sur dix têtes à lui à mener paître en même temps que celles de ses meres, ses maîtres. À la fin du mois, en septembre, il accompagne sa mere et sa merichedda, sa patronne et sa petite patronne à Lula pour la neuvaine de Saint-François, il prépare les provisions pour la cumbissia […]. (FOIS, 1999, 17)
On peut remarquer que les mots en sarde sont maintenus et accompagnés immédiatement après par la traduction française. Malheureusement, le rendu global résulte souvent comme une traduction répétitive (à cause de la reprise en français) et surtout assez « folklorique », car ce qui est transmis de la langue originale se réduit souvent aux titres, aux idiotismes, aux proverbes et aux termes (culinaires, la plupart du temps) non traduisibles.
Souvent, ces traductions sont alourdies par des notes, des explications académiques ou pédagogiques, qui ont le but d’expliciter des détails qui ne sont pas rapportés dans la langue originale. Ceci dépend aussi de l’intervention des maisons d’édition (les plus importantes sont souvent très sévères sur l’emploi des notes).
Jean-Paul Manganaro, qui est devenu plus récemment traducteur de textes plurilingues, adopte cette technique, bien qu’il soit plus attentif à la fluidité de la traduction, sans notes et sans excès de termes dialectaux. Voici un exemple d’une de ses traductions, tiré de Memoria del vuoto de Marcello Fois :
Che lo chiameranno Samuele l’ha deciso prete Marci :
Samuele fit unu balente ‘e Deus. Ca sa chistone fit chi cada borta chi su Pópulu de Israele non manteniat su pattu chi ajat fattu chin Deus, de Lu tennere in contu supra ‘e tuttos, Deus lu fachiat iscrabu de àttera zente finas a cando non si nde penetiat […]
T’appo contau cust’istoria pro ti narrere chie fit Samuele : un ómine bonu et meda, meda caru a Deus… Bie tue si ti paret cosa de nudda.... (FOIS, 2006, 32)
Qu’ils vont l’appeler Samuele, c’est le père Marci qui l’a décidé :
« Samuele fit unu balente ‘e Deus. Samuel fut l’un vaillant armé de Deus. La question était que chaque fois que son peuple d’Israêl ne maintenait pas le pacte qu’il avait fait avec lui, de Le tenir en compte par-dessus de tout, Deus le faisait esclave d’autres gentes, d’autres peuples, tant que les Israélites ne se repentaient pas. […]
Je t’ai raconté cette histoire pour te raconter qui fut Samuel : un homme bon et très très cher à Deus… Bie tue si ti paret cosa de nudda, À toi de voir si ça te paraît quéqu’chose d’rien… (FOIS, 1999, 44)
Pour une des pages les plus sardes de la production de M. Fois, Manganaro se trouve face à un grand défi : conserver ou éliminer la trace de la limba ? Le lecteur de l’œuvre originale n’a pas accès au sens détaillé de cette page (à moins qu’il ne soit sarde et de la région de Nuoro !) ; ce qu’il peut ressentir, tout de même, c’est une atmosphère mystérieuse et mystique, liée à la religion représentée par le curé, mais aussi liée à l’archaïsme phonétique de cette langue ancestrale. Et volontairement obscure. Il est donc très naturel de se poser la question du choix de la traduction : le choix du sarde, langue si proche du latin, n’aurait-il pas été un choix plus intéressant et enrichissant pour la transposition française ?
Or, à la lumière des exemples donnés, on peut se demander si la solution « prudente », plus traditionnelle, ne devrait pas être condamnée sans appel ; et pourtant, elle a sa raison d’être, dictée par une situation linguistique différente. Et elle a ses adeptes ; on apprécie le fait de mettre l’accent sur certains mots : le folklore plaît, car il crée du dépaysement.
3. Traduction « dépaysante »
Dans les notes à la traduction de Libera nos a Malo de Luigi Meneghello, Christophe Mileschi remercie, entre autres, « Dominique Vittoz, qui a ouvert la voie ». En effet, ses traductions du Sicilien Andrea Camilleri et du Sarde Marcello Fois sont les premiers pas dans un choix traductif que Dominique Vittoz confirmera dans le temps. Son choix est la vraie révolution car elle se trouvera à défendre une méthode originale et nouvelle dans l’histoire de la traduction française contemporaine.
C’est une opération qui aurait même surpris Louis Bonalumi, qui traduit Gadda en 1963, en remplaçant les nombreux dialectes de Pasticciaccio en un pastiche d’argot et parlers individuels caractérisés par des défauts de prononciation ; ceci avait le mérite de distinguer les personnages et de leur donner un caractère que le dialecte italien aidait à mettre en évidence.
Voici un exemple tiré du célèbre roman Quer Pasticciaccio brutto de la Via Merulana (la partie soulignée met en évidence les expressions napolitaine du chef de la police) :
« Sciure ‘e màndurlo, » pensò Ingravallo interrogando il superiore con gli occhi. « Il primo della stagione. Mo che pàveno pure ll’ammennole ». Ci andate voi, Ingravallo, a via Merulana ? Vedete nu poco. Na fesseria, m’hanno detto. E stamattina, con chell’ata storia della marchesa di viale Liegi… e poi ‘o pasticcio ccà vicino, alle Botteghe Oscure : e poi chillo buchè ‘e violette : ‘e ddoje cugnate e ‘ttre nepote : e poi avimmo de pelà la coda dell’affare nuostro : e poi, e poi, » si portò una mano alla fronte, « mo ce vo, chella scocciatura d’ ‘o sottosegretario. Fin a ‘ncoppa a ‘a capa, ve dico. Sicché faciteme ‘o favore, jàtece vuie ». (GADDA, 1957, 16)
La traduction française utilise une orthographe en mesure de mettre en évidence les défauts de prononciation des personnages:
« Fleur d’amandier » rêvassa don Ciccio en jetant au patron un regard expectatif, « la première de la saison… et bientôt les jamandes ». « Ché vous, Ingravallo, qu’irez rue Merulana ? Voyez-moi un peu cha, hein. Une foutaije à ch’qui paraît. Et puis che matin, avé ch’t’affaire de la marquije du boulevard de Liège… et puis le bordel d’à côté, aux Botteghe Oshcure et puis che pot-pourri, les deux coujines jet les trois nièches ; et puis il faut dépiauter notre affaire à nous, hein ; et puis, et pis… » Le chef se passa la main sur le front : « Bon j’y vais. Che cache pieds de chous-checrétarire ! Jucheque par dechus la tête, je vous dis. Alors, rendez moi cherviche, hein, allez-jy à ma place ». (GADDA, 1963, 22)
Or, Dominique Vittoz choisit, de son côté, pour ces traductions des romans contemporains, un autre parti pris : recréer la même opération réalisée pour l’original italien, ce qui semblait impossible dans les traductions françaises jusqu’à nos jours. Non pas un choix restreint et précis dans le lexique, non pas du « saupoudrage » du parler régional, mais une réelle incursion du dialecte dans le texte, à la manière de Camilleri ou de Fois. Voilà ce qu’elle déclare :
Le lecteur a compris que Marcello Fois écrit un italien enrichi de termes sardes. Pour ne pas gommer cet effet, nous avons introduit dans le texte français des termes de provençal, dans le but de reproduire chez le lecteur francophone l’effet de surprise et d’étrangeté qu’éprouve le lecteur de l’original italien. Nous espérons que la part de mystère qui entoure ces mots d’une autre langue, voulue par Marcello Fois, a pu séduire dans la traduction aussi, par-delà l’obstacle de la compréhension ponctuelle. (VITTOZ in FOIS, 2005, 211)
Si, pour le sarde de Fois, Dominique Vittoz a adopté une langue qui lui est étrangère (le provençal donc), son premier choix de traduction « dialectale » s’est porté, pour le sicilien de Camilleri, sur le lyonnais – la langue de sa région – devenu, depuis, la langue française de l’écrivain d’Agrigente. En voici un exemple (il est impossible ici de souligner les mots « dialectaux », étant donné le degré d’expérimentation et de création de l’écrivain sur les langues italienne et sicilienne).
Ora comu ora, i Zosimo se la passavano bona. Ma sidici anni avanti, quanno erano di frisco maritati, Gisuè e Filònia la fame nìvura avevano patito, quella che ti fa agliuttiri macari il fumo di la lampa. Erano figli e niputi di giornatanti e giornatanti essi stessi, braccianti agricoli stascionali che caminavano campagne campagne a la cerca di travaglio a sicondo del tempo dei raccolti e quanno lo trovavano, il travaglio, potevano aviri la fortuna di mangiare per qualiche simanata, pre sempio una scanata di pane con la calatina, il companaticu ca poteva essere un pezzo di cacio, una sarduzza salata, una caponatina di milanciani. La notte, se si era di stati, dormivano a sireno, a celu stiddrato; se si era di 'nvernu, s'arriparavano in quattro o cinco dintra a un pagliaro e si quadiavano a vicenda con il sciato. (CAMILLERI, 2001, 12)
Pour les créations de la version française, on soulignera les mots les plus inventifs et intéressants (en lyonnais ou en ancien français).
Là les Zosimo étaient dans la paille jusqu’au ventre. Mais seize ans plus tôt, tout frais mariés, Gisuè et Filònia avaient souffert la faim, la vraie, à emboquer la fumée de la lampe. Fils, petits-fils de gens de journée, ils vivaient eux aussi de leurs bras, battant les campagnes pour la loue au moment des récoltes et quand ils trouvaient à s’embesogner ils pouvaient enfin manger pendant quelques semaines, par exemple un carrichon de pain avec son accompagnement : un petas de fromage, une sardine salée, une caponatina d’aubergines. La nuit, en été, ils dormaient en plein air, sous les étoiles ; en hiver, ils s’acuchonnaient à quatre ou cinq dans une fenière où leur haleine leur tenait chaud comme des cailles. (CAMILLERI, 2003, 17)
Vittoz a donc « ouvert la voie », non sans polémique de la part de ses collègues traducteurs, de la critique et aussi du public : plusieurs problèmes liés aux habitudes des lecteurs et au pacte de fiction que l’auteur instaure avec eux découlent, en effet, de cette expérimentation. En ce qui concerne la présence inhabituelle des dialectes français ou de formes vieillies et son impact sur le lecteur, on remarque que les traducteurs ont tenté de pallier la difficulté d’approche à l’aide d’un glossaire qui répertorie les mots les plus obscurs. C’est le cas pour les premiers romans de Marcello Fois traduits par cette méthode, ou encore pour les romans d’Andrea Camilleri (en France, mais aussi en Italie, dans les années 90).
Ensuite, la présence de traces de ces dialectes, liés à la culture de la langue cible, peuvent perturber la relation signifiant-signifié par le décalage entre la langue d’expression et les lieux où se déroulent les faits racontés. En d’autres mots, le choix du dialecte non italien porte avec lui le problème majeur du changement de la perspective diatopique : comment accepter que les personnages de Camilleri, si ancrés dans leur « sicilianité » s’expriment dans un patois lyonnais ? Cet exemple le montre assez bien :
Mariani lo guarda senza rispondere, in qualche modo ha capito che deve permettere a Bustianu di rimettere ordine ai pensieri. E quando Bustianu riordina i pensieri scivola sul sardo, che pure aveva deciso di non usare in questo frangente in cui la distanza dell’italiano pare indispensabile. « Iscusae, ma deo non b’arribbo », dice infatti.
« E aitte non b’arribaes? » attacca pronto Mariani. « Itte b’at de cumbrendere? Sezis bois s’abbocau o nono? »
Così la conversazione scivola sul tono perentorio della Lingua. Perentorio e domestico. Non va bene, pensa Bustianu, non va bene proprio. Questa bestia ha più omicidi sulle spalle che campanacci un mammuthone e adesso mi vuole fare lezione di deontologia professionale. (FOIS, 1998, 38)
Dans la traduction française, on peut remarquer que Dominique Vittoz a respecté très scrupuleusement les lieux où la langue sarde est présente. Le dialecte lyonnais remplace, donc, tout naturellement, la limba.
Mariani le regarde sans répondre ; d’une façon ou d’une autre, il a compris qu’il devait permettre à Bustianu de remettre de l’ordre dans ses pensées. Et quand Bustianu clarifie ses pensées, il passe au sarde, qu’il avait pourtant décidé de ne pas employer dans cette circonstance où la distance donnée par l’italien paraît indispensable. « Perdounas-me, mais vese pas, dit-il enfin.
- E perqué vesès pas? Attaque promptement Mariani. De-que i’a de coumprèndre ? Es vous lou mestre, parai ? »
La conversation prend la tournure pérémptoire de la Langue. Péremptoire et domestique. Ça ne va pas, pense Bustianu, ça ne va pas du tout. Cet animal a plus de meurtres sur son dos que des sonnailles un costume de mammuthone, et maintenant il veut me donner une leçon de déontologie ? (FOIS, 1999, 45)
Si des doutes persistent et si le débat reste ouvert, il faut pourtant reconnaître que ces traductions ont un avantage sur les traductions qui prêchent la « fluidité » de la transposition. En effet, en se plaçant du côté du lecteur, elles transmettent exactement le même dépaysement que dans la version originale : la distance qui se crée entre la culture linguistique du lecteur et celle des personnages est respectée. Par conséquent, tout en étant surpris à la première lecture, le lecteur finit par accepter très rapidement cette nouvelle langue métissée qui crée une autre façon de s’exprimer, parfaitement cohérente avec le signifié du discours. À ceci, on peut ajouter que ces traductions sont, au final, plus en accord avec la volonté des auteurs qui ont opéré un choix artistique bien précis et dont les difficultés sont aussi un atout.
On trouve aujourd’hui des traducteurs qui ont entrepris le chemin de cette expérimentation, même si les méthodes diffèrent. Dans le domaine théâtral (un genre où les dialectes ont toujours eu une forte présence, mais où l’on constate un retour important de textes multilingues) un exemple est donné par la traduction d’un texte consacré au dramaturge Carlo Goldoni de Maurizio Scaparro et Tullio Kezich, Mémoires da Goldoni, traduit par Muriel Gallot, traductrice qui n’est pas spécialisée dans le domaine du texte plurilingue. Dans sa note à la traduction, elle constate que les traductions actuelles de Goldoni ont souvent utilisé l’alternance des niveaux de langue pour exprimer l’alternance, bien différente, italien-dialecte, en mettant en évidence un contraste diastratique non pertinent :
Par niveaux de langue, on entend, à l’évidence, le passage du haut vers le bas, de la langue familière, orale, voire argotique, vers la langue normée, la belle langue, le cheminement devant restituer le dialecte populaire qui coexiste avec l’italien de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Les traducteurs s’interrogent rarement sur quelle langue familière choisir, mais en général, les régionalismes sont écartés.
La solution que nous proposons est issue de la déception éprouvée à la lecture de ces nombreuses pièces vénitiennes traduites. (GALLOT in SCAPARRO-KEZICH, 2012, 23)
Déçue, Muriel Gallot décide donc de recourir à la « philosophie Vittoz », dans ce cas précis, pour ce texte qui affiche trois langues (italien, vénitien et, en moindre partie, français), en utilisant l’occitan :
Dove xelo più sto balar, sto cantar, sta zoventù? Dove xelo el teatro dove se parla come per le calli e i campielli? Tutte le volte che qui a Parigi sento il mio spirito turbato per qualche ragione, prendo la parola del mio nativo dialetto, la traduco in toscano e in francese, e già alla terza o quarta parola io sogno…
Ancùo, oggi, aujourd’hui
Zoventù, gioventù, jeunesse
Venesia, Venezia, Venise… (SCAPARRO-KEZICH, 2012, 78)
Que sont devenus le balar, le cantar, la joventut? Où est ce théâtre où l’on parle comme dans les calli et les campielli? Chaque fois qu’à Paris je sens mon esprit remué pour quelque raison, je saisis un mot de mon dialecte natal, je le traduis en toscan et en français et déjà à la troisième ou quatrième parole, je rêve…
Avuei, oggi, aujourd ’hui
Joventut, gioventù, jeunesse
Venesia, Venezia, Venise… (SCAPARRO-KEZICH, 2012, 79)
Un autre exemple est fourni par l’expérience traductive de Christophe Mileschi, qui s’est confronté avec un intraduisible de la littérature italienne, le roman Libera nos a Malo de Luigi Meneghello, en utilisant un dialecte que, avec une certaine coquetterie, il laisse deviner au lecteur… Dans le commentaire à la traduction, il parle de l’importance de maintenir dans la version française le « dérangement », l’« insolite », l’« étrangeté » présents dans l’original. Il insiste sur le fait que le dialecte devient un des enjeux décisifs du récit, « en quelque sorte un personnage ». Il justifie ainsi son choix de plurilinguisme :
On pourrait objecter que la réalité des dialectes en Italie ne correspond pas ou plus à celle des patois, ne serait-ce que parce que ceux-ci sont désormais entièrement désuets et (donc) incompréhensibles. Sans doute. Mais d’une part le dialecte de Meneghello n’est que partiellement intelligible aujourd’hui, même à un habitant de sa région; d’autre part, il est largement opaque pour un Italien « ordinaire » […] ; enfin, à l’époque où se situe le récit, en France, les patois avaient encore, au moins dans certaines régions, une certaine vivacité […]. (MILESCHI in MENEGHELLO, 2010, 23)
L’exemple qui suit est très parlant :
Uciditi è parola esotica ed ha perciò un’ intonazione quasi sognante. Il nostro cópete non significa mai ucciditi. E come si dice ucciditi? Non si dice : si direbbe sbàrete, ma uno deve già avere lo schioppo in mano. Si può dire naturalmente cópete setu? Che significa non farti male (MENEGHELLO, 1963, 71)
Donne-toi la mort est une expression exotique, qui a par conséquent une tonalité presque rêveuse. Notre crêfe ne signifie jamais tue-toi. Et donc, comment dit-on tue-toi? On ne le dit pas : on dirait fas-ti sauter la crâpe, mais il faut que celui à qui on dit ça ait déjà un fusil en main. Naturellement, on peut dire crêfe, si t’veules, qui signifie ne te fais pas de mal. (MENEGHELLO, 2010, 82)
Conclusions
Le nombre de traductions « dépaysantes », la fermeté avec laquelle les professionnels de la traduction littéraire affirment et réitèrent leurs choix, la curiosité croissante vers cette littérature italienne plurilingue, nous encouragent à penser que l’on se trouve face à une petite révolution dans le milieu de la traduction, qui doit encore être confirmée par le temps et dont on attend les conséquences.
On ne peut sans doute pas encore répondre à la question que nous étions posée au début de notre réflexion, mais nous pouvons nous poser une série d’autres questions, provocatrices : ce phénomène (italien, mais aussi traductif) aura-t-il la force ou une existence assez longue pour influencer l’écriture littéraire en France ? Elle donnera le courage de ressusciter, dans un contexte littéraire, des langues régionales désormais oubliées ? Peut-être que le « phénomène Camilleri » et la hardiesse des traducteurs continueront à ouvrir la voie.