Poète et traducteur suisse de langue française, Philippe Jaccottet ne peut être lu qu’à travers la voix des poètes qu’il a traduits et qui ont laissé dans son œuvre une empreinte ineffaçable. Parmi les plus aimés, les allemands Rilke et Hölderlin occupent une place d’autant plus centrale qu’ils ont eu une grande influence sur leur traducteuri. Si, d’une part, beaucoup d’autres écrivains enrichissent sa formation germaniste – pensons à Goethe, Bachmann, Benjamin, Härtling, Mann, Musil – d’autre part nous ne pouvons pas négliger ses traductions d’Homère, de Gongora et de Mandelstam, ainsi que celles de Leopardi et d’Ungaretti.
Ce qui caractérise la vision jaccottéenne de la traduction de la poésie c’est la conviction, voire la nécessité, qu’il faut maintenir bien distinctes les deux pratiques – poétique et traductive –, dans le but de préserver l’authenticité de la parole poétique et l’altérité de la voix traduiteii. Et pourtant, il suffit de retrouver l’essence du traduire déjà dans son idée de la poésie pour comprendre qu’il s’agit de deux côtés d’une même expérience existentielle et esthétique : « C’est en effet comme s’il y avait une poésie cachée dans le monde et dont on serait les traducteurs » (JACCOTTET, 2002, 158). Héritier de la conception baudelairienne du langage poétique, Jaccottet investit le poète lui-même de la tâche de « traduire » le mystère de l’existence : « Comment trouver les mots justes? […] Je me dis que c’était encore autre chose, très loin » (JACCOTTET, 1987, 35), « autre chose qu’il faudrait le langage des anges pour signifier avec justesse » (JACCOTTET, 1970, 19). Paul Valéry l’affirmait déjà : « Le poète est une espèce singulière de traducteur qui traduit le discours ordinaire, modifié par une émotion, en “langage des dieux” »iii. En dépassant et en potentialisant le langage ordinaire, la poésie « est déjà en soi traduction » ou « ne peut se concevoir que comme une auto-traduction (BERMAN, 1984, 173) : si son mouvement créateur vise à « détruire » et puis à élever le langage commun, par conséquent celui de sa traduction, « consiste à allumer le feu de la destruction poétique d’une langue à l’autre. (BERMAN, 1984, 173-175).
Jaccottet emploie très souvent le terme « traduire » en son sens large, notamment lorsqu’il s’agit de décrire un paysage qui lui « parle », auquel il compare le poème étranger linguistiquement le plus distant et pourtant constitué d’« ouvertures sonores », d’une sonorité « à la fois douce et cristalline » (JACCOTTET, 1984, 137-138 ; COLLOT, 1998, 36-37):
Il y a du vrai dans cette appréhension que cela se passe à distance, ailleurs, comme si le texte murmuré l’était bien dans une langue étrangère, comme si l’on nous faisait signe au-delà d’une frontière là-bas. (JACCOTTET, 1970, 61).
Pour Jaccottet, l’expérience de la traduction s’avère alors une approche au poème/paysage étranger capable de valoriser des qualités telles que l’attention et l’écoute, sur lesquelles repose l’affinité de ses deux parcours esthétiques et poïétiques. Cela nous fait penser à la traduction de la poésie « comme une attention à ce qui semble une parole dite par le monde, et la recherche de la traduction la plus juste de cette parole » (JACCOTTET, 1990, 25). Sur cette relation d’interdépendance entre la création poétique et la traduction se fonde la quête de Jaccottet dont le mouvement unique se soucie de creuser le langage à la recherche d’une parole qui puisse restituer aussi bien l’émotion du poète contemplant un paysage que celle du traducteur « écoutant » un poème étranger.
Chez le poète, l’acte de traduire intervient constamment pour mettre en question son écriture même qui, par conséquent, s’alimente de son influence et de ses sollicitations. Loin d’être une écriture « seconde », la pratique de la traduction agit sur l’écriture du poète traducteur bien avant de pénétrer celle du poète étranger dont elle va s’imprégner, en interrogeant dès le début les potentialités du langage poétique et en modifiant le rapport du poète avec ce dernier. Sous le signe de la transformation et du renouvellement, pour Jaccottet, la traduction peut aussi bien réévaluer son œuvre personnelle qu’accomplir sa fonction de restitution du poème étranger ou de « réaccentuation nouvelle du chant premier » (JACCOTTET, 1997, 15).
En poésie comme en traduction Jaccottet privilégie le langage quotidien; à l’égard du style, le poète propose une sorte de « contre-rhétorique », en dénonçant toute invention artificieuse, les variations de ton arbitraires et l’abus de l’ornement. Toutefois, loin de se servir d’un langage monotone et sans couleur, il parle à travers une voix humble et discrète qui puisse servir une autre voixiv. Ainsi Jaccottet traducteur confirme-t-il sa propension au respect du poème original, tant qu’il s’exprime toujours en termes de transparence, d’effacement et de dénuement; des qualités qui, bien qu’utopiques, deviennent ses principes inspirateurs.
La poétique de Jaccottet est sous le signe de l’absence; celle-ci est d’abord celle du sujet poétique qui tend au détachement et à la dépersonnalisation volontaires. Dès lors l’image poétique est comme tracée en négatif, puisqu’elle alterne le dépliement et le repliement propres d’une présence absente. Ce qui se manifeste également dans son langage à travers un travail de simplification, de dépouillement de l’écriture et une volonté de réduire à l’essentiel:
Le langage de la poésie m’est toujours apparu comme […] celui qui sait tirer un chant, ou une simple chanson, de nos peines, légères ou violentes, de nos voyages – dans le temps, dans l’espace du dehors comme dans celui du dedans –, qui bâtit une musique même à partir de l’ombre et de l’absence (JACCOTTET, 2000, 9).
C’est d’abord dans le recueil Airs, où l’influence du haïku est plus évidente, que se manifeste cette tendance qui conduit Jaccottet à affirmer:
par réaction contre le poids de l’obscurité, j’ai atteint, à un certain moment, cette espèce de légèreté, de détachement, presque d’objectivité enfin … qui a fait que j’étais le plus proche de la transparence, et c’est évidemment dans ces poèmes-là: le titre même le dit, l’effacement de la personne... (JACCOTTET, 2002, 164)
Ainsi le rapport du poète à soi-même est-il centré sur l’incertitude et sur la continuelle remise en question qui ne lui permettent de se reconnaître qu’à travers l’autre ou dans l’image de son autre (MATHIEU, 1996, 205-206). Celui de la transparence devient alors pour Jaccottet un vrai projet poétique:
L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. Un moment de vrai oubli, et tous les écrans les uns derrière les autres deviennent transparents, de sorte qu’on voit la clarté jusqu’au fond, aussi loin que la vue porte; et du même coup, plus rien ne pèse. Ainsi l’âme est vraiment changée en oiseau. (JACCOTTET, 1984, II)
Encore qu’il s’agisse d’une idée fuyante et aléatoire, d’un non-lieu ou d’un lieu symbolique, la « transparence » exige que l’on définisse les plans éthique et esthétique concernés. Le poète renonce à toute ambition de maîtrise du réel et désire une vie « transparente », c’est-à-dire libre des pesanteurs de l’existence. Cet idéal se reflète sur la poésie elle-même qui, loin d’être une poésie du signifiant, refuse l’opacité des images. L’image poétique nuit à la transparence du poème, car elle tend à « poétiser » le réel: « J’aurais voulu parler sans images simplement / pousser la porte » (JACCOTTET, 1977, 49), afin d’arriver au noyau du réel, d’où jaillit l’émotion intense. Voici comment l’explique encore le poète: « Il n’y a plus d’éloquence, et il n’y avait pas seulement l’absence des images, il y avait l’absence d’explication, l’absence presque de syntaxe, tout ce dont je pouvais à un moment me trouver encombré dans les poèmes » (JACCOTTET, 2002, 155).
Ce souci de l’effacement – d’autres préfèrent parler de « décentrement » du sujetv – se réalise par des procédés linguistiques bien précis: la recherche d’une voix discrète et d’un langage « transparent », la dispersion du pronom sujet, l’atténuation et la tendance à donner voix (notamment aux éléments de la nature), ou bien le dépassement de l’image. Alors la parole du poète devient un chant, « une sorte de regard » ou souffle qui se fond avec celui du paysage de la nature au fur et à mesure que le sujet poétique s’efface. C’est ce que décrit très bien Jean-Claude Mathieu :
Enfin, dans le chant, plus la langue réalise sa présence sonore, se donne, à entendre dans sa vocalisation, mieux le chanteur dissout sa subjectivité dans ce flux mélodieux: l’effacement de soi, subjectivité encombrante, dans un « vrai oubli », dont rêve la première page de La Semaison, est accompli par le chant qui opère la décantation du chanteur, se dégageant de sa lourdeur, de son opacité. (MATHIEU, 1996, 216)
Dans cette perspective Jean-Pierre Richard observe que la « transparence » devient une vertu pour Jaccottet poète-traducteur d’autant plus difficile à atteindre qu’elle doit être démontrée à plusieurs niveaux de l’expérience:
S’effacer, cela pourra vouloir dire éteindre sa réflexion, se laisser naïvement être, mais aussi s’oublier soi-même, s’ouvrir sans arrière-pensée à l’infinie vérité externe du réel. […] l’effacement – dans l’existence et le langage – apporte une solution. Il me confirme que c’est en n’étant pas ou en étant le moins possible que finalement je serai, ou je serai un peu. Mort, et pourtant vivant, le poète s’oblitère donc lui-même: c’est un « ténébreux », une « ombre ». Sa modestie revêt ainsi une valeur métaphysique: mais quel orgueil, quel espoir, quelle prière aussi peut-être en son dernier mot d’ordre: « L’effacement soit ma façon de resplendir ». (RICHARD, 1964, 338-339)
Une telle recherche se concrétise dans un langage simple et immédiat apparemment, capable d’exprimer la question ontologique des limites et de la finitude humaines. Au premier abord essentielle, fragile et dénuée, la parole poétique a en vérité la fonction ardue de défendre obstinément aussi bien « une possibilité dans l’impossible », que la confiance dans le dépassement des limites fixes des apparences. Starobinski décrit une parole spontanée et fidèle: « qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie » (STAROBINSKI, 1971, 7), une telle considération étant en parfait accord avec les mots de Jaccottet lui-même: « Peut-être même est-ce la justesse de ton qu’il faut poursuivre d’abord » (JACCOTTET, 1998, p. 37).
De là on peut déduire que la poésie de Jaccottet ne peut qu’inspirer confiance au lecteur qui y reconnaît les traces de sa propre existence, ces « nuances authentiques du monde perçu » (STAROBINSKI, 1971, 7). Voilà le fondement éthique de sa poétique qui s’alimente d’une constante exigence de vérité; celle-ci ne pouvant compter ni sur des convictions ni sur des certitudes non plus, mais plutôt sur un incessant interrogatif de la part du poète:
[…] il me sembla que l’essentiel de la poésie, ce qu’elle avait de plus intérieur, devait circuler dans le poème à travers des mots et des tournures plus proches du langage quotidien, non pas refuser l’ornement mais en éviter l’abus, abandonner tout vêtement royal ou sacerdotal pour une vêture de tous les jours; enfin, plutôt que de prétendre à créer de la lumière – laquelle risquait alors de n’être plus que clinquant et faux éclat –, ménager à celle-ci un passage dans les mots; […] où l’on dirait que tout est fait, dans le choix et l’agencement de ces quelques mots, pour ce qu’ils disent nous soit une immédiate et merveilleuse, rafraîchissante évidence. (JACCOTTET, 1997, 14)
C’est sur cette conception de la création poétique que se fonde le paradoxe jaccottéen de la transparence ou bien cet idéal auquel le poète doit tendre pour que son effacement puisse manifester cet autre chose qui se soustrait à la vue. Il va de soi que tout le travail d’écriture doit être le plus discrète et limpide, celui-ci étant le lien entre le langage abstrait et le monde: « Pour que l’aurore [...] efface / ma propre fable et de son feu voile mon nom » (JACCOTTET, 1971, 51).
Bien avant une visée de la traduction, Maurice Élie observe qu’il y a d’abord une éthique de la poétique même: « Le poème idéal doit se faire oublier au profit d’autre chose qui, toutefois, ne saurait se manifester qu’à travers lui »; ce qui revient à dire que « Le thème de l’inspiration, de la faculté « médiumnique » du poète, est repris avec modestie et grandeur tout à la fois: le poète est voué à un « être » qui le dépasse, mais qu’il est le seul à pouvoir exprimer » (ÉLIE, 2004, par. 64).
Le désir d’effacement est omniprésent et perceptible dans la totalité de l’œuvre de Jaccottet ; il accompagne sa longue recherche et ressortit d’une double expérience poïétique, l’une de l’écriture, l’autre de la traduction. Il s’agit d’un parcours parsemé de décalages entre le vœu de transparence et sa réalisation. A l’origine on pourrait reconnaître l’aspiration à un langage idéal, ce « pur langage » dont parle Benjamin : « La vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l’original, elle ne se met pas devant sa lumière, mais c’est le pur langage que simplement, comme renforcé par son propre medium, elle fait d’autant plus pleinement tomber sur l’original » (BENJAMIN, 1971, 272).
Une telle vision de la transparence semble coïncider avec la volonté ou bien la « prétention » – pour le dire par les mots de Jaccottet – de s’effacer autant que possible, afin de servir la voix originale. Ce qui nous confirme que la traduction s’appuie sur le paradoxe de la proximité et de la distance tout aussi bien que la poésie « se voue à concilier, ou du moins à rapprocher la limite et l’illimité, le clair et l’obscur, le souffle et la forme. C’est pourquoi le poème nous ramène à notre centre, à notre souci central, à une question métaphysique » (JACCOTTET, 1984, 40).
Puisque la poésie est l’unisson d’une voix et d’un ton, le poète traducteur perçoit la voix de l’autre et il veut y adhérer – l’« épouser » – voire la calquer, dans la manière la plus spontanée et intuitive. Son effort de se cacher derrière l’autre n’est pas du tout une volonté d’abdiquer à son statut poétique en fonction d’un service total à la langue et à l’esprit de l’autre; au contraire, c’est plutôt un acte d’humilité qui paradoxalement manifeste le désir d’adhésion totale au poème traduit.
En d’autres mots, pour réussir à s’occulter, le traducteur doit être présent à l’acte de parole qui se réalise dans le passage traductif, dans son interprétation du poème et dans les choix qu’il fait. Ce qui peut sembler incohérent c’est que pour Jaccottet traduire équivaut à rendre manifeste son propre effacement dans l’autre, de sorte que la traduction achevée montre la trace de l’osmose des deux poètes en rapport. Maurice Blanchot reprend le concept de « transparence » lorsqu’il définit la traduction: « une identité à partir d’une altérité … rendant visible ce qui fait que toute œuvre sera toujours « autre », mouvement dont il faut précisément tirer la lumière qui éclairera, par transparence, la traduction » (BLANCHOT, 1971, 69-73).
Toutefois cet acte de modestie par lequel le traducteur s’imprègne de la langue et de la vision de l’autre poète est assez complexe et apparemment contradictoire: d’une part il faut montrer que l’on se cache, de l’autre part on laisse une trace du passage. Ainsi, comme l’affirme Vischer, « le traducteur se révèle par le fait même de se dissimuler » (VISCHER, 1999, 21). Certes, il ne s’agit pas d’une véritable disparition, ce qui provoquerait le mutisme et la négation du poème.
Dans ses différentes formes d’expression, l’œuvre de Jaccottet est centrée sur le dialogue polyphonique qui chaque fois lui permet, d’une manière instinctive, de faire résonner des voix étrangères dans ses propres poèmes et en même temps de se reconnaître – « se traduire » – en d’autres poétiques. Voici ce que déclare le poète lui-même: « Il y a en moi un mouvement assez naturel d’ouverture vers l’œuvre d’autrui, qui n’est pas chez tous les écrivains, chez tous les poètes » (JACCOTTET, 2002, 153).
On aurait tort de croire que chez Jaccottet le binôme écriture/traduction s’épuise dans le passage interlinguistique ; dans un contexte poétique, en effet, la traduction atteint un niveau métaphorique où elle restitue une image de la réalité à travers la sensibilité du sujet poétique. Nous pouvons bien comprendre comment le poète, loin d’incarner le voyant rimbaudien, traduit constamment en vertu de son regard profond sur le monde; sa tâche est donc de « veiller comme un berger et d’appeler / tout ce qui risque de se perdre s’il s’endort » (JACCOTTET, 1970, 64), à savoir « trouver le langage qui traduise avec une force souveraine la persistance d’une possibilité dans l’impossible » (JACCOTTET, 1961, 171).
Au-delà de la relation intrinsèque entre l’écriture poétique et la pratique traductive, l’œuvre de Jaccottet est scandée, aussi bien dans ses vers que dans ses réflexions critiques, par un rappel constant à la traduction, à travers l’emploi d’un lexique qui justifie le caractère polysémique du mot « traduire ». Ainsi Jaccottet s’exprime-t-il dans La Semaison : « Comment traduire alors le bleu des montagnes […] »; et plus loin : « Grandes fleurs jaunes parmi les verts sombres, leur intensité, que « soleils » traduirait mal, encore une fois » (JACCOTTET, 1984 : 231, 93), où la mise en relief en italique du verbe démontre que le poète ressent intimement l’efficace de sa valeur sémantique: « traduire » c’est d’abord exprimer par les mots le mystère du monde, c’est-à-dire l’ineffable, l’invisible. Voici ce qu’observe Starobinski à ce propos:
On verra que lire, traduire, écrire, en son nom propre n’ont jamais eu, pour Jaccottet qu’à partir d’une seule et même interrogation, précise, intense, sans concession, tendrement attentive, tournée vers ce qui ne peut recevoir d’autre nom que l’insaisissable. (STAROBINSKI, 1988, 43)
Le poète est un passeurvi aussi bien que le traducteur ; si pour ce dernier « faire passer » correspond à une vocation, pour le premier cela devient presque une mission à laquelle il se sent appelé. D’ailleurs la création poétique et la traduction partagent un principe éthique, en vertu duquel le poète et le traducteur de la poésie doivent donner de la voix à ce qu’on ne peut ni dire ni encore moins traduire. Cela coïncide en quelque sorte avec la « visée ultime » de la traduction dont parle Berman : « cette visée plus profonde […] est triple: elle est éthique, elle est poétique, elle est – d’une certaine manière – « philosophique ». Philosophique en ce qu’il y a dans la traduction (nous le verrons avec Hölderlin) un certain rapport à la vérité » (BERMAN, 1999, 74). Evidemment, Jaccottet ne se soustrait pas à ce choix éthique que Berman définit « le plus difficile qui soit », tout en le considérant comme une dimension à laquelle la traduction appartient originairement, « animée du désir d’ouvrir l’Étranger en tant qu’Étranger à son propre espace de langue » (BERMAN, 1999, 75).
Cela justifie amplement le point de vue de Christine Lombez qui s’exprime en termes de « corps à corps avec les mots, un même effort vers la justesse, dont nul poète ne peut prétendre sortir indemne » (LOMBEZ, 2006, 161). Tout cela confirme la conviction selon laquelle la traduction poétique, tout en restant une opération essentiellement linguistique, dans son domaine réserve un espace authentique et inviolé à l’inexprimable et à l’intangible qui sont propres à la poésie. Il s’agit d’une dimension qui échappe aux questions sémiotiques de la pratique du traduire et qui ne relève que de la sphère du sensible, universelle et essentielle en même temps, qui se consume dans la verbalisation. L’expérience de la traduction en tant que lecture privilégiée ne peut que confirmer les qualités de la parole telles que l’ouverture et la capacité d’écoute d’une voix étrangère. Là encore Berman parle de la traduction en tant que manifestation d’un original comme « pur surgissement », d’où « la visée éthique, poétique et philosophique de la traduction consiste à manifester dans sa langue cette pure nouveauté lorsque son effet de nouveauté s’est épuisé dans sa propre aire langagière » (BERMAN, 1999, 76).
Sur l’affinité entre la création poétique et la traduction chez Jaccottet, Mathilde Vischer avance l’hypothèse selon laquelle le poète met en œuvre des mécanismes propres à la pratique du traduire, en réalisant ainsi une vraie « écriture de la traduction » et en révélant tous les procédés par lesquels le traducteur arrive au texte traduit. En effet :
Cette influence se traduit par une poétique qui intègre un double mouvement de proximité et de distance, perceptible dans les textes en prose poétique et dans les textes versifiés. Il s’agit d’une façon globale d’un mouvement réflexif, de creusement du langage et de reprise du dire au moment même de son élaboration (VISCHER, 2008, 43).
Il en résulte une écriture « hésitante », qui procède par tâtonnements ; celle-ci étant le résultat d’une tension entre la proximité et l’écart, d’un côté, du poète devant le paysage dont jaillit son émotion, de l’autre côté, du traducteur devant l’œuvre originale.
Aussi bien pour le poète que pour le traducteur – tous les deux étant complices dans un rapport complexe d’identité et d’altérité, d’individualité et d’universalité – il faut trouver un équilibre aux apparences contradictoires ; à savoir la juste mesure entre le désir de disparaître pour laisser résonner de manière plus immédiate la voix du monde et la nécessité d’incarner l’instrument de la parole et, ce faisant, de propager l’expérience du sujet poétique. Ainsi l’explique Jaccottet:
(J)e me dis qu’il fallait avancer dans la direction de cet inconcevable (qui nous fascine comme tout abîme) à travers l’épaisseur du Visible, dans le monde de la contradiction, avec des moyens et des sentiments ambigus, en particulier un mélange d’amour et de détachement, d’acharnement et de négligence, d’ambition et d’ironie (JACCOTTET, 1957, 40).
Un principe qui vaut aussi bien pour la poésie que pour la traduction, celle-ci étant le terrain privilégié d’une constante autoréflexion et de dialogue avec l’autre. Devant le poème à traduire, Jaccottet reste à l’écart, en dehors de cette matière textuelle dans laquelle le traducteur serait tenté de pénétrer. Une telle attitude de la part du traducteur coïncide avec le bon choix qui, en poésie beaucoup plus qu’en prose, ne peut qu’être une synthèse de sens et de musicalité des mots ou comme le dit Mattia Cavadini « la giusta respirazione, la giusta prosodia, che sia eco del murmure universale, e non delle fantasie letterarie create dall’io » (Cavadini, 1998, 63)vii.
Cela nous démontre la manière dont l’activité de traducteur a permis à Jaccottet de confirmer l’insuffisance du langage et ses limites expressives, ainsi que de reconnaître facilement tout ce qui empêche l’immédiateté et la transparence. En partageant la tension vers ce qui se situe au delà des mots ou n’importe quelle forme de représentation de la réalité, c’est-à-dire l’ineffable et l’intransmissible vers lesquels ils s’orientent, le poète et le traducteur partagent une vérité universelle dépassant les multiples manières de l’exprimer dans les différentes langues. C’est pourquoi ils sont intimement liés par un accord – ou plutôt une « transaction secrète »viii – qui confirme la conception dialogique de la traduction en tant que « conversation ouverte » entre poètes. Libre de tout préjugé ou conditionnement, fragile et incertaine, la parole poétique, est tout simplement « une voix qui répond à une autre voix ». Le travail de traduction de nombreux auteurs et le rapport continu avec leur œuvre ont permis à Jaccottet d’explorer un itinéraire fait d’obstacles et de doutes; pourtant c’est justement dans cette discontinuité qu’il a poursuivi l’authenticité du langage poétique.
C’est un humble désir de transparence et de vérité qui rapproche le poète du traducteur dans sa capacité de s’oublier jusqu’à renoncer à sa tâche, comme le dit Starobinski « le plus discret qu’il soit, le plus soucieux d’alléger sa présence, de la rendre presque invisible » (STAROBINSKI, 1971, 10). Pour le poète et pour le traducteur il s’agit d’un travail de justesse, à savoir d’une recherche et d’un service respectant l’autre et tout ce qui est au-delà de ses propres limites. Aussi bien interpréter que traduire signifient se dissimuler mais aussi légitimer sa propre voix par le moyen de signes visibles. Ainsi qu’à l’origine de l’expérience poétique il y a l’incertitude et le doute, pareillement, la traduction s’offre au poète en tant qu’une autre dimension de recherche, de confirmation, de révélation : « En effet, l’œuvre à faire, la seule qui puisse intéresser l’écrivain, commence chaque fois à partir d’une incertitude profonde, d’une sorte d’état obscur, confus, d’un manque, presque d’un égarement » (JACCOTTET, 1987, 305).
Et pourtant le choix de traduire ne comble pas un manque, mais il répond au désir du poète traducteur de s’ouvrir à une autre identité et de percer un espace d’accueil où convergent plusieurs voix et où se réalise l’acte poétique. C’est le noyau de silence « à la lisière des mots» dans lequel le traducteur – de même que le poète – se trouve aussi proche que lointain du poème étranger. Dans cette équivalence réside la paradoxale « fidélité » du traducteur qui laisse le poème original s’ouvrir en lui cédant sans réserve; en quelque sorte il a mérité de le traduire, car il a été capable de se taire et d’écouter, à savoir de « laisser advenir ce qui parle en lui : et accepter cette parole, au cœur même du poème […] comme le don de l’autre » (VERHESEN, 2003, 26). Lorsqu’il rencontre Rilke, Hölderlin ou bien Leopardi et Ungaretti, Jaccottet traducteur conduit délicatement le lecteur dans l’espace du poème étranger et, après s’être interposé pour un instant, l’illumine et disparaît.
En définitive si chez Jaccottet l’on peut parler de la poésie comme traduction, c’est parce qu’à travers l’expérience de l’autre et malgré le risque d’être noyé dans son œuvre, le traducteur sanctionne sa propre voix qui en sort enrichie. A ce stade le paradoxe de la traduction est donc double : d’un côté la tension vers l’utopie de la transparence du traducteur qui voudrait en quelque sorte « mettre de côté » sa propre voix, pour que celle du poète traduit puisse émerger dans son authenticité ; de l’autre côté la conception de la traduction en tant qu’acte essentiellement subjectif aspirant à la plus grande objectivité possible :
Aujourd’hui, avec le recul, je dois bien reconnaître que cette voix devait s’être effacée devant l’autre, tellement plus forte et légitime, de l’auteur, elle s’y entend plus ou moins clairement presque partout; c’était, à coup sûr, inévitable. Mais, comme elle est malgré tout une voix plutôt sourde, discrète, sinon faible, je me dis qu’il a pu lui arriver de servir mieux que d’autres, plus inventives ou plus turbulentes, la voix native du poème étranger; au moins chaque fois que celle-ci m’aura retenu parce que j’y avais deviné un exemple pour la mienne. (JACCOTTET, 1997, 15)