Une voix de la contreculture américaine à l’épreuve de la (re-)traduction : One Flew Over the Cuckoo’s Nest, de Ken Kesey

Plan

Texte

Cet article est consacré à l’étude de la résistance telle qu’elle s’incarne dans Chief Bromden, le personnage-narrateur central de One Flew Over the Cuckoo’s Nest de Ken Kesey et dans son discours narratif. Métisse amérindien éclipsé par deux autres personnages ˗ Randle McMurphy et Nurse Ratched ˗ dans la célèbre adaptation filmique de Milos Forman du roman, Chief Bromden est pourtant le porte-parole choisi par l’auteur de One Flew Over the Cuckoo’s Nest, voix majeure de la contreculture américaine des années 1960. Le style narratif de Bromden, à la fois métaphorique et empreint d’oralité, présente la réalité au prisme de l’imaginaire d’un patient atteint de troubles psychiatriques et sujet à des hallucinations. Ce mind style soulève des enjeux idéologiques, linguistiques et traductologiques susceptibles de jeter un éclairage théorique sur les difficultés pratiques rencontrées lors de la révision de la première traduction française du roman (Stock, [1963], 1976). Pour rendre compte de cette expérience de re-traduction partielle dans une démarche réflexive et comparatiste, nous chercherons à tester la pertinence de la résistance comme notion opératoire dans une perspective traductologique. Sachant que la version française révisée de Vol au-dessus d’un nid de coucou (Stock, 2013) avait pour principale motivation éditoriale la nécessité de moderniser la traduction de ce classique de la littérature américaine, on cherchera à distinguer ce qui, dans la traduction de 1963, a su résister au temps et, à l’inverse, ce que l’on peut considérer comme vieilli ou caduque un demi-siècle plus tard. Partant de cet « état des lieux » textuel effectué sur des corpus alignés, on évoquera ensuite le contexte éditorial et les modalités pratiques du travail de révision effectué en 2013, modalités qui soulèvent une deuxième question : en quoi la résistance qu’une première traduction oppose à la révision diffère-t-elle de celle que l’on éprouve lorsqu’on retraduit un classique de la littérature américaine à partir du seul texte original ?

One Flew Over the Cuckoo’s Nest, une représentation de la résistance à la domination autoritariste

Premier roman publié de Ken Elton Kesey (1935-2001), One Flew Over the Cuckoo’s Nest (1962) a rapidement connu un immense succès aux États-Unis, où ses ventes ont dépassé le million d’exemplaires dans les dix années qui ont suivi sa parution et où il figure parmi les romans contemporains les plus étudiés dans les universités1. Son auteur s’est ainsi trouvé propulsé au rang d’écrivain protestataire majeur, voire emblématique, de la contreculture des années 1960 et 1970.2 Le récit présente les conditions d’internement des patients d’un asile psychiatrique de l’Oregon, dont le quotidien est perturbé par l’arrivée de Randle Patrick McMurphy. Ce dernier possède plusieurs traits de caractère typiques du personnage emblématique du roman protestataire : doté d’une forte personnalité, il s’oppose systématiquement à l’autorité établie. En porte-à-faux avec les valeurs, les codes moraux et les normes sociales qui régissent la société, ce délinquant sexuel a simulé la folie en pensant que son séjour dans l’établissement psychiatrique sera plus confortable que la prison où il était incarcéré. Il s’avère cependant que l’infirmière en chef Mildred Ratched tire parti de son autorité pour imposer un pouvoir tyrannique et toxique aux patients et au personnel de son service.

Témoin de la confrontation entre ces deux personnages et de ses effets sur le service psychiatrique, Bromden est le personnage qui incarne la résistance à l’oppression, la résilience face à l’aliénation plutôt que l’opposition frontale qui finit par condamner McMurphy à la lobotomisation. L’issue tragique du roman pour ce rebelle semble démontrer que la ruse dont fait preuve Bromden est une meilleure stratégie. En se faisant passer pour sourd et muet pendant toutes ses années d’internement, ce personnage amérindien s’emploie à passer inaperçu pour échapper à la vigilance du personnel soignant.

They don’t bother not talking out loud about their hate secrets when I’m nearby because they think I’m deaf and dumb. Everybody thinks so. I’m cagey enough to fool them that much. If my being half Indian ever helped me in any way in this dirty life, it helped me being cagey, helped me all these years. (KESEY, 1962, 4)

En définitive, c’est le seul personnage qui réussit à s’enfuir de l'asile à la fin du roman et son évasion revêt une dimension symbolique forte, qui va au-delà du microcosme psychiatrique dans lequel se déroule l’action du roman : « Bromden’s escape at the novel’s conclusion heralds the possibility of evading the totalitarian corporate and statist structures symbolized by the psychiatric ward » (KAISER, 2015, 193). Ainsi, Kesey érige son personnage-narrateur en véritable emblème d’une résistance victorieuse face à la culture dominante et déshumanisante d’une société américaine industrielle et consumériste — « the sense of alienation and impersonality that characterizes modern life was the negative byproduct of industrialized capitalism and contemporary mass culture » (Ibid., 189-190). En effet, selon Kaiser, nul ne peut en ressentir l’emprise aliénante mieux que les peuples autochtones nord-américains dépossédés de leur propre culture par la domination de l’Amérique blanche :

[T]he North American natives seemed already to have gone through the process of forced self-estrangement that the young countercultural movement identified with in the 1950s and 1960s. The Native American was thus an easily identifiable symbol of the resistance to dominant culture (Ibid., 190).

L’importance symbolique de ce personnage explique que Kesey ait renoncé à collaborer à l’écriture du scénario du film réalisé par Miloš Forman lorsqu’il a compris que l’adaptation cinématographique escamoterait le point de vue de Bromden et serait centrée sur le personnage de l’infirmière en chef, Nurse Ratched3.

Le dispositif narratif du roman, vecteur d’une narration décentrée et contestataire

Saisir pleinement les enjeux stylistiques, esthétiques et traductologiques soulevés par One Flew Over the Cuckoo’s Nest suppose une analyse du dispositif narratif mis en œuvre par son auteur. Par dispositif narratif, on désigne ici l’ensemble des paramètres narratologiques qui déterminent les modalités de l’immersion du lecteur dans le récit de fiction. L’ancrage théorique de cette notion se situe à la croisée des théories de la narrativité élaborées par Gérard Genette et des théories de la fiction de Jean-Marie Schaeffer. En effet, dans Pourquoi la fiction? Schaeffer distingue les différents types de feintise ludique par lesquels un écrivain ou un narrateur établit un pacte de lecture avec celle ou celui qui lit une œuvre de fiction. Ce pacte repose sur l’adhésion cognitive et émotionnelle au récit que le lecteur accepte comme si ce récit exposait des faits qui se sont déroulés dans le monde extratextuel. Dans sa typologie, Schaeffer définit la feintise correspondant au dispositif fictionnel de One Flew Over the Cuckoo’s Nest comme la feintise illocutoire, celle qui est à l’œuvre lorsque « nous accédons à l’univers fictionnel à travers la voix et plus largement la perspective d’un narrateur qui prétend nous raconter des faits réels […] » (SCHAEFFER, 1999, 245-246).

Cheville ouvrière de cette feintise illocutoire, le dispositif fictionnel permettant d’accéder au récit repose sur quatre paramètres, détaillés ci-dessous.

La focalisation interne : Bromden, le narrateur nous livre son récit à la première personne du singulier.

Le régime narratif qui est celui de la narration homodiégétique : Bromden est non seulement le narrateur mais aussi un personnage qui fait le récit des événements auxquels il prend part dans l’univers fictionnel créé par Ken Kesey.

Le temps narratif : il s’agit principalement du présent, qui suppose une coïncidence entre la narration et le déroulement de l’action et une immédiateté du récit4.

Enfin, le choix d’un narrateur non fiable : un patient dont la perception se trouve régulièrement altérée par sa schizophrénie paranoïde et déformée par les hallucinations que déclenche cette pathologie.

La perspective décentrée et atypique de Bromden s’inscrit en marge de la norme sociale et psychiatrique établie, si bien que sa narration comme sa maladie constituent une remise en question, voire une dénonciation, de ces normes :

As the narrator, Bromden situates the reader’s experience in an atypical point of view from the beginning, thereby deracinating the audience from a normative perspective. Paralleling Bromden’s status as an alienated indigene in modern industrial America, his cognitive disability highlights the authoritarian structure of normative psychological models. […] Bromden’s opening line, “They’re out there,” communicates […] the schizophrenic paranoia that sets him apart from normative society […]. (KAISER, 2015, 192-193)

La perspective narrative de One Flew Over the Cuckoo’s Nest est donc le vecteur d’une perception décentrée qui présente la réalité fictionnelle au prisme de la conscience d’un personnage qui oscille entre la lucidité et des épisodes hallucinatoires. Le dispositif narratif mis en œuvre est destiné à favoriser un certain degré d’identification au personnage et donc une adhésion lectorielle forte à sa façon de voir le monde. Pourtant, le lecteur comprend également dès les premières pages du roman que Bromden peut être un narrateur non fiable. Si cette catégorie de narrateur a tout d’abord été définie par Wayne C. Booth dans The Rhetoric of Fiction (1961), c’est à Greta Olson que l’on doit l’analyse plus poussée des sous-catégories qui permettent de distinguer différents degrés de non fiabilité. En particulier, elle distingue du narrateur manipulateur celle du narrateur faillible (OLSON, 2003, 100) ; ces deux variétés de non fiabilité ont des conséquences pragmatiques sur la réception du récit par les narrataires. Il semble naturel de supposer qu’un narrateur manipulateur, c’est-à-dire indigne de confiance (untrustworthy), qui dissimule sciemment des événements et cherche à tromper son lecteur, induira une plus grande distanciation et une empathie moindre chez le lecteur. En revanche, le narrateur faillible est non fiable (unreliable) dans la mesure où il n’a lui-même pas totalement accès à ce que l’auteur implicite et les narrataires considéreront comme un récit véridique. Le narrateur faillible génère une distance critique moindre, ce qui est le cas de Bromden qui ne déforme pas intentionnellement la réalité qu’il décrit dans son récit.

Le dispositif narratif de One Flew Over the Cuckoo’s Nest vise donc non seulement à projeter ses lecteurs dans un univers fictionnel alternatif, qui s’inscrit partiellement en faux par rapport à ce que serait un récit objectif des événements qui se déroulent dans l’asile psychiatrique, mais il contribue également à faire adhérer ces lecteurs à la perspective décentrée de Bromden, les invitant ainsi à contester l’autorité institutionnelle incarnée par l’infirmière en chef Ratched et le reste du personnel soignant.

Le projet éditorial d’une traduction révisée de Vol au-dessus d’un nid de coucou

En janvier 2013, l’éditrice Emmanuelle Heurtebize, alors directrice de la Cosmopolite, la collection de littérature étrangère des éditions Stock, a impulsé le projet d’une révision de la première traduction de One Flew Over the Cuckoo’s Nest. Arrivée chez Stock en novembre 2012, l’éditrice souhaitait faire coïncider la parution de cette traduction révisée avec la première publication en France du second grand roman contestataire de Ken Kesey, Sometimes A Great Notion (1964). La traduction de ce roman, commandée à Antoine Cazé par l’éditeur Monsieur Toussaint Louverture, était programmée pour la rentrée littéraire de septembre 2013. L’idée d’E. Heurtebize était de créer un « événement éditorial » autour des deux œuvres romanesques majeures de Ken Kesey pour focaliser l’attention du lectorat et de la critique sur cet auteur.

Outre les motivations éditoriales et commerciales associées à la publication simultanée des deux romans, quelles raisons avait l’éditrice de faire réviser la traduction de Michel Deutsch en 1963 que les éditions Stock exploitaient alors depuis cinq décennies ? Pendant la réunion de travail lors de laquelle E. Heurtebize m’a exposé ce projet, elle a tout d’abord évoqué la nécessité de moderniser un texte qu’elle estimait vieilli, évoquant notamment l’argot daté employé par M. Deutsch. Elle a ensuite relevé dans l’incipit de la traduction un certain nombre de termes, dont certains étaient susceptibles heurter un lectorat sensible aux connotations racistes tandis que d’autres trahissaient un manque de recherches lexicales ayant abouti à des choix de traduction imprécis.

Ces commentaires critiques formulés à l’occasion d’une première réunion de travail correspondent au constat d’I. Collombat concernant la nécessité de la retraduction, née du vieillissement idéologique et/ou linguistique de la traduction existante (COLLOMBAT, 2004, 5). En effet, comme toute traduction, Vol au-dessus d’un nid de coucou véhicule non seulement un contenu explicite mais un ensemble de connotations culturelles et idéologiques inscrites dans les choix linguistiques et stylistiques qu’a fait M. Deutsch. Comme le souligne D. Casanova, avec les traductions « sont exportées aussi des pensées, des catégories de pensées, des visions et des divisions, des objets dignes ou indignes d’être pensés, des façons d’aborder tel ou tel objet de pensée, etc. » (CASANOVA, 2015, 18). De ce fait, l’acceptabilité des traductions est tributaire des normes et des sensibilités culturelles et idéologiques d’une époque donnée. De ce fait, avec le temps, il n’est pas rare que les normes et les sensibilités inscrites dans une œuvre originale ou dans une œuvre traduite et celles qui prévalent à l’époque où ces œuvres sont lues divergent. I. Collombat souligne à la suite d’A. Topia (1990), qu’envisagé sous l’angle de la réception, ce vieillissement est plus souvent critiqué dans la traduction que dans l’original : « ce qui "date" dans une traduction sera plus difficilement accepté par le lecteur que ce qui "date" dans l’œuvre originale » (COLLOMBAT, 2004, 3).

Le tableau ci-après présente la version originale du roman et la traduction de Michel Deutsch, dans laquelle les éléments soulignés correspondent aux passages signalés par l’éditrice comme problématiques.

Incipit de One Flew Over the Cuckoo’s Nest

Kesey, (Penguin Classics [1962] 1990, 3)

Incipit de Vol au-dessus d’un nid de Coucou

Trad. M. Deutsch (Stock [1963] 1976, 13)

They’re out there.

Black boys in white suits before me to commit sex acts in the hall and get it mopped up before I can catch them.

They’re mopping when I come out the door, all three of them sulky and hating everything, the time of the day, the place they’re at here, the people they got to work around. When they hate like this, better if they don’t see me. I creep along the wall quiet as dust in my canvas shoes, but they got special sensitive equipment detects my fear and they all look up, all three at once, eyes glittering out of the black faces like the hard glitter of radio tubes out of the back of an old radio.

"Here’s the Chief. The soo-pah Chief, fellas. Ol’ Chief Broom. Here you go, Chief Broom…."

Stick a mop in my hand and motion to the spot they aim for me to clean today, and I go. One swats the backs of my legs with a broom handle to hurry me past.

Ils sont dehors, les moricauds en blanc.

À mon nez et à ma barbe, dans le hall, à faire des cochonneries qu’ils essuieront avant que je ne puisse les pincer.

En sortant du dortoir, je les trouve tous les trois en train de passer le lave-pont. Ils sont pleins de hargne, ils suent la haine. Ils en ont après tout : après l’heure qu’il est, après l’endroit, après les gens au milieu de qui il faut qu’ils travaillent… Quand ils sont de cette humeur massacrante, il est préférable de passer inaperçu. J’avance, plaqué contre le mur, sans faire plus de bruit qu’un flocon de poussière avec mes savates de toile, mais ils sont équipés d’un détecteur particulièrement sensible qui décèle ma peur et, tous les trois en même temps, ils lèvent les yeux, leurs yeux qui brillent dans leur figure noire comme des lampes de radio à l’envers d’un vieux poste.

– Tiens, les gars ! V’là le Grand Chef qui rapplique ! Hé, Grand Chef Balayeur, amène-toi voir par ici…

Ils me collent un lave-pont dans les mains et m’indiquent le coin qu’ils veulent que je nettoie aujourd’hui. L’un d’eux me caresse au passage l’arrière des mollets avec un manche à balai pour me faire avancer plus vite.

La relecture du texte menée par l’éditrice confirme le propos d’A. Berman selon lequel « lorsque la traduction est re-traduction, elle est implicitement ou non “critique” des traductions précédentes » (BERMAN, 1995, 40). Cependant, l’éditrice a justifié son choix éditorial, à savoir de commander une révision plutôt qu’une retraduction, en soulignant que Vol au-dessus d’un nid de coucou avait continué à très bien se vendre dans sa traduction initiale depuis 1963. Par ailleurs, pour paraître à la rentrée littéraire de septembre, la nouvelle version de Vol au-dessus d’un nid de coucou devait être finalisée en mars 2013, ce qui laissait trois mois à la traductrice ; ces délais, déjà courts pour un travail de révision, excluaient la possibilité d’une véritable retraduction.

Retraduction, révision et résistance

La question qui se pose à ce stade est la suivante : en quoi une révision se distingue-t-elle d’une retraduction ? Dans la mesure où J. Delisle définit la retraduction comme « une nouvelle traduction, en tout ou en partie, dans une même langue, d’un texte déjà traduit » (DELISLE, 2021, 300 – je souligne), la révision peut apparaître comme une forme de retraduction partielle. Par ailleurs, une retraduction complète n’est jamais totalement différente d’une première traduction. Sur ce point, J.-P. Lefebvre estime que « d’une manière générale, il faut décomplexer le retraducteur : il arrive que de nombreux éléments ne puissent sans contorsions artificielles différer de celles des prédécesseurs, sauf à redéfinir la retraduction comme un rewriting total de ce qui a été fait » (LEFEBVRE, 2007, 7).

En première analyse, la révision constituerait donc une forme de la retraduction moins complète — une forme de « toilettage » plus ponctuel comprenant des reformulations et des modifications à visée corrective laissées à l’appréciation de la personne qui effectue ce travail — et, dans certains cas, le résultat d’une retraduction ne serait pas nécessairement aussi éloigné de celui d’une révision que l’on pourrait s’y attendre. La frontière entre ces deux catégories semble assez poreuse. Cependant, si l’on considère les modalités pratiques du travail de révision, une différence significative se dégage de la comparaison : la révision est effectuée avec la première traduction et le texte source, soit en quelque sorte deux textes de départ. Dans le cas précis de Vol au-dessus d’un nid de coucou, E. Heurtebize m’a fait parvenir le fichier Word de la traduction de M. Deutsch avec la consigne d’insérer mes modifications directement dans le texte français, tout en effectuant une relecture très attentive de la version originale du roman.

Ce travail relevant du palimpseste m’a très rapidement opposé une résistance très comparable à celle que décrit P. Ricœur dans son essai Sur la traduction : « [t]out se joue comme si dans l’émotion initiale, dans l’angoisse parfois de commencer, le texte étranger se dressait comme une masse inerte de résistance à la traduction » (RICŒUR, 2003, 11). Pourtant, si Ricœur invoque pour expliquer cette émotion un aveu d’impuissance qui constitue en quelque sorte le complexe du traducteur vis-à-vis de l’auteur — « l’original ne sera jamais redoublé par un autre original (Ibid.) —, dans le cas de cette révision, il semblait a priori que la traduction révisée pouvait égaler et dépasser le texte qui lui servait de support. Cette visée ne constituait-elle pas justement la finalité du travail de retraduction ?5 Toujours est-il que la difficulté et le malaise que suscite ce travail de révision ne se sont pas estompés avec le temps, bien au contraire. Par ailleurs, la résistance me semblait provenir de la version française écrite par M. Deutsch plus encore que du texte de départ, confirmant ainsi que « travailler avec un regard constant sur les autres produit du malaise et fait perdre un temps considérable » (LEFEBVRE, 2007, 7). Le matériau textuel dans lequel je devais insérer mes propres interventions à visée corrective résistait précisément parce qu’il faisait texte, au sens organique du terme, si bien que chaque modification m’amenait à considérer de nouveaux changements : son tissu textuel rendait malaisée la tâche consistant à apporter des retouches traductives ponctuelles (telles que des reformulations décidées au coup par coup, corrections lexicales, modifications nécessitées par les termes argotiques les plus vieillis). En définitive, j’ai regretté de ne pas pouvoir écrire ma propre traduction, avec le texte de Ken Kesey pour seul guide, plutôt que de procéder à un « dé-tricotage » qui malmenait le texte français existant pour tenter de l’améliorer en fonction de certaines consignes éditoriales. En effet, dans le cadre de ce travail de révision, j’ai eu le sentiment que ma relecture du texte de Kesey n’a pas pu donner naissance à un nouveau projet traductif permettant de mettre en œuvre une véritable stratégie de traduction du style narratif de Bromden.

La voix narrative de Bromden à l’épreuve de la traduction

Outre les passages problématiques relevés par E. Heurtebize dans l’incipit de Vol au-dessus d’un nid de Coucou, la traduction de M. Deutsch ne restitue que très partiellement l’oralité et le registre familier du style narratif de Bromden. Une lecture attentive du texte de départ révèle la présence de nombreux marqueurs morphosyntaxiques non standards destinés à restituer le style idiosyncratique de Bromden, la voix qui lui est propre. Ainsi on relève dès l’incipit plusieurs variations non standards de l’anglais américain, qui constituent des traits caractéristiques de la langue de Bromden et contribuent à la caractérisation du personnage :

Des formes verbales contractées par l'élision des voyelles : « they’re mopping ».

Des effacements d’éléments grammaticaux aboutissant à la création de structures morphosyntaxiques condensées : « better if they don’t see me » ; « Stick a mop in my hand ».

L’emploi du verbe « hate » sans complément d’objet direct, qui déroge à la grammaire : « When they hate like this ».

Des répétitions telles qu’« all three ».

Or l’échantillon présenté ci-avant révèle que la traduction de Michel Deutsch ne restitue aucune de ces marques d’oralité. Il est compréhensible de ne pas retrouver de marqueurs d’oralité équivalents en français exactement au même endroit dans le texte de départ et dans le texte d’arrivée, puisque les structures syntaxiques anglaises et françaises divergent — si bien que la langue française résiste aux distorsions morphosyntaxiques que l’écriture de Kesey fait subir à la langue américaine. Cependant, l’examen du texte traduit met au jour non seulement des étoffements et des explicitations en lieu et place des effacements voulus par l’auteur mais on remarque aussi que certains de ces étoffements aboutissent à un registre de langue plus soutenu que celui que l’on perçoit à la lecture du texte de départ. Ce phénomène est perceptible dans la traduction de « When they hate like this, Ø6 better if they don’t see me », par « Quand ils sont de cette humeur massacrante, il est préférable de passer inaperçu » ou encore dans la restitution de « I creep along the wall quiet as dust in my canvas shoes, but they Ø got special sensitive equipment Ø detects my fear » par « J’avance, plaqué contre le mur, sans faire plus de bruit qu’un flocon de poussière avec mes savates de toile, mais ils sont équipés d’un détecteur particulièrement sensible qui décèle ma peur » (je souligne).

Ces exemples sont loin de constituer des cas isolés dans la traduction de 1963. Ils dénotent un certain manque d’audace dans le traitement linguistique de la langue non-standard créée par Kesey et de l’effet défamiliarisant qu’elle est censée produire à la lecture, donnant ainsi raison à J. Ortega y Gasset, qui invite les traducteurs à résister à la normativité de la langue d’arrivée et déplore la pusillanimité de la plupart d’entre eux :

Bien écrire consiste à faire subir continuellement de petites érosions à la grammaire, l’usage établi, la norme linguistique en vigueur. C’est un acte de rébellion permanente envers l’environnement social, une subversion. Bien écrire implique une forme d’audace radicale. Mais voilà : le traducteur est habituellement une personne timorée. […] Il se retrouve face à l’énorme appareil policier que sont la grammaire et la lourdeur de l’usage. Que fera-t-il du texte rebelle ? N’est-ce pas trop demander au traducteur que d’exiger de lui qu’il le soit aussi, rebelle, et par procuration ? C’est la pusillanimité qui l’emportera chez lui, et au lieu de contrevenir aux arrêtés grammaticaux, il fera tout le contraire : il jettera l’écrivain traduit dans la prison du langage normal […]. (ORTEGA Y GASSET, 2013, 5-7)

Dans cette perspective, c’est une poétique expérimentale que le « texte rebelle » de Ken Kesey invite le traducteur à élaborer pour faire ressentir dans la langue d’arrivée la façon dont le style narratif de Bromden déroge à la norme de la langue de départ. Or la révision de Vol au-dessus d’un nid de Coucou commandée en 2013 par les éditions Stock s’apparente à une traduction intralinguale de la version française de 1963 guidée par une relecture de la version originale du roman plutôt qu’à une véritable retraduction ; jusqu’où les modalités pratiques de ce travail ont-elles permis d’aller dans la restitution du style narratif de Bromden ? L’analyse de quelques échantillons de la traduction initiale du roman et de la traduction révisée peut apporter des éléments de réponse à cette question.

Incipit de Vol au-dessus d’un nid de Coucou

(Trad. M. Deutsch [1963] 1976, 13)

Incipit de Vol au-dessus d’un nid de Coucou

(Trad. M. Deutsch, révisée par V. Buhl, 2013, 15-16)

Ils sont dehors, les moricauds en blanc.

À mon nez et à ma barbe, dans le hall, à faire des cochonneries qu’ils essuieront avant que je ne puisse les pincer.

En sortant du dortoir, je les trouve tous les trois en train de passer le lave-pont. Ils sont pleins de hargne, ils suent la haine. Ils en ont après tout : après l’heure qu’il est, après l’endroit, après les gens au milieu de qui il faut qu’ils travaillent… Quand ils sont de cette humeur massacrante, il est préférable de passer inaperçu. J’avance, plaqué contre le mur, sans faire plus de bruit qu’un flocon de poussière avec mes savates de toile, mais ils sont équipés d’un détecteur particulièrement sensible qui décèle ma peur et, tous les trois en même temps, ils lèvent les yeux, leurs yeux qui brillent dans leur figure noire comme des lampes de radio à l’envers d’un vieux poste.

– Tiens, les gars ! V’là le Grand Chef qui rapplique ! Hé, Grand Chef Balayeur, amène-toi voir par ici…

Ils me collent un lave-pont dans les mains et m’indiquent le coin qu’ils veulent que je nettoie aujourd’hui. L’un d’eux me caresse au passage l’arrière des mollets avec un manche à balai pour me faire avancer plus vite.

Ils sont là. Les Noirs en uniforme blanc, dans le hall, à faire des saloperies qu’ils nettoieront avant que je ne puisse les pincer.

Je les trouve tous les trois en train de passer la serpillière. Ø Pleins de hargne, ils en ont après tout : après l’heure qu’il est, après l’endroit, après les gens au milieu de qui ils doivent travailler…

Quand ils sont haineux comme ça, Ø mieux vaut passer inaperçu. Je rase le mur, discret comme la poussière dans mes savates de toile, mais ils ont un détecteur ultra-sensible qui capte ma peur et, d’un même mouvement, ils lèvent des yeux qui brillent dans leur figure noire comme la lueur froide des ampoules des vieilles radios.

— Vl’à le Chef Broom ! C’est le Grand Manitou, les gars ! L’vieux Chef Broom. Tiens, vieux…

Ils me collent un balai à franges dans les mains et me montrent le coin qu’ils veulent que je nettoie aujourd’hui et j’y vais. Au passage, l’un des deux me donne des coups de manche à balais derrière les mollets pour que je me magne le train.

Dans la version révisée de la traduction française, l’effort pour restituer le style narratif laconique et condensé de Bromden est perceptible d’emblée : le texte de 1963 est nettement plus long (avec 1166 caractères espaces compris contre 996 pour la traduction révisée). Les occurrences les plus évidentes d’effacement d’éléments grammaticaux effectués à l’occasion de la révision sont matérialisées par le symbole Ø. De façon générale, un lexique simple mais aussi précis que possible, relevant d’un registre peu soutenu, a été substitué aux formulations initiales, caractérisées par l’explicitation et le foisonnement. Le choix initial de « franciser » le surnom méprisant que les infirmiers noirs donnent à Bromden aboutit à la perte des similitudes orthographiques et phonétiques entre Broom et Bromden, qui sont conservées dans la traduction révisée. Enfin, l’avant-dernière phrase est composée d’un enchaînement de propositions articulées par « et », destiné à restituer l’oralité qui caractérise la voix du narrateur amérindien. Sans aller jusqu’à affirmer que le texte révisé diverge du français standard de façon aussi marquée que la prose de Kesey par rapport à l’américain standard, on peut affirmer, sur la base l’examen succinct des corpus alignés, que le travail de révision effectué en collaboration avec l’équipe éditoriale de Stock va un peu plus loin dans la préservation du style narratif idiosyncratique de Bromden que la traduction initiale.

Conclusion

Pour conclure, la révision du texte traduit par M. Deutsch s’est avérée malaisée en raison de la présence de deux textes supports, la version originale et la version française de 1963, cette dernière ayant constitué un obstacle à l’élaboration d’une véritable poétique du texte retraduit. Pour autant, l’initiative de l’éditrice a permis d'expurger un certain nombre d’éléments textuels ou morphosyntaxiques ayant mal résisté au temps de Vol au-dessus d’un nid de Coucou. Qu’il s’agisse de termes à forte connotation raciste dont le choix n’était pas justifié par ceux qui étaient employés dans le texte de départ ou d’autres partis-pris traductifs tout aussi discutables, cette version « toilettée » du roman a le mérite d’exister et ne dépare pas aux côtés de Et quelques fois, j’ai comme une grande idée. On peut certes regretter que les conditions dans lesquelles ce travail a été effectué n’aient pas permis d’aller véritablement jusqu’au bout de l’ambition éditoriale initiale d’E. Heurtebize, mais en définitive il s’agissait moins de moderniser un texte qui demeure fondamentalement ancré dans son époque que de rendre justice à l’étranger dans le texte, pour tenter de donner à entendre en français la qualité atypique d’une voix de la contreculture américaine telle qu’elle s’incarne dans le style narratif de Bromden.

Bibliographie

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KESEY, Ken, [1962] 1990, One Flew Over the Cuckoo’s Nest, New York, Penguin Classics.

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RICŒUR, Paul, 2003, Sur la traduction, Paris, Bayard.

SCHAEFFER, Jean-Marie, 1999, Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil.

Notes

1 Voir PARKER, 2014, xi Retour au texte

2 « Cuckoo’s Nest was an instant best-seller, and quickly became a classic of the countercultural movement  » (KAISER, 2015, 192). Retour au texte

3 « I was contacted to do the screenplay, but they wanted me to do it a certain way, leaving out the narrative thread of Chief [Bromden]’s perspective and making Big Nurse the center of evil. And there were other disputes. » (PARKER, 2014, 158) Retour au texte

4 Notons ici que dans Le Propre de la fiction, D. Cohn consacre une analyse approfondie à l’association de la narration à la première personne du singulier et de l’utilisation du présent comme temps narratif (COHN, 2001, 166). D’après Cohn, une telle association rompt avec les normes traditionnelles de la littérature réaliste et ouvre une troisième voie, radicalement fictionnelle, entre le monologue intérieur prolongé et la narration de type autobiographique. En effet, un roman caractérisé par la narration simultanée s’affranchit de toute prétention à imiter un discours vraisemblable puisqu’il met en œuvre une synchronie impossible entre narration et action, entre récit et histoire. Retour au texte

5 Notons cependant que, selon Delisle, « une retraduction n’est pas forcément meilleure ni plus respectueuse du texte que la précédente » (Delisle 2021, 300). Retour au texte

6 Ce symbole met en évidence les effacements d’éléments grammaticaux mentionnés plus haut. Retour au texte

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Référence électronique

Virginie Buhl, « Une voix de la contreculture américaine à l’épreuve de la (re-)traduction : One Flew Over the Cuckoo’s Nest, de Ken Kesey », La main de Thôt [En ligne], 12 | 2024, mis en ligne le 15 janvier 2025, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1402

Auteur

Virginie Buhl

Université Bourgogne Franche-Comté
virginie.buhl@univ-fcomte.fr