Nourriture, gourmandises et boissons dans le Libro de los Consejos (1665) de Lorenzo Matheu y Sanz, traduction castillane du Spill (1460) du Valencien Jaume Roig ; traduction ou adaptation

Résumés

Traduire Spill (1460), la très longue satire misogyne du Valencien Jaume Roig, en castillan, au XVIIe siècle, représentait un vrai défi. Pour cela, Lorenzo Matheu y Sanz, éminent jurisconsulte qui cultivait la littérature en dilettante, s’est trouvé confronté à trois sortes de préoccupations liées étroitement : la difficile compréhension d’un texte d’une autre époque, le respect de la moralité religieuse et les contraintes poétiques. A travers l’étude du thème de la nourriture, je m’efforcerai de montrer quelle est la part d’adaptation et sa nature.

Traducir Spill, la tan extensa sátira misógina del Valenciano Jaume Roig, al castellano, en el siglo XVII, representaba un verdadero reto. Lorenzo Matheu y Sanz, eminente jurisconsulto que era aficionado a las letras, estuvo confrontado a tres clases de preocupaciones estrechamente ligadas: la difícil comprensión de un texto de otra época, el respeto de la moral religiosa y las trabas poéticas. Con el estudio del tema de la comida, intentaré demostrar cuál es la parte de adaptación y de qué tipo es.

Plan

Texte

Le Spill1 (1460) de l’illustre médecin valencien Jaume Roig, contemporain d’Ausiàs March et de Joanot Martorell, est un très long poème satirique (dépassant les 16000 vers) écrit dans une langue très riche qui embrasse des registres variés d’influence populaire et savante, et dont le niveau de compréhension atteste qu’il était destiné à une élite cultivée. Le discours misogyne, rabâché par un narrateur masculin qui en est le héros malheureux et ridicule, est à la fois divertissant et édifiant. Sa particularité est qu’il est mis en relief par la forme condensée et rigoureuse des tétrasyllabes à rimes plates2 qui favorise l’abondance des mots courts, des monosyllabes et lui confère un rythme heurté et sonore, un martèlement effréné.

C’est au XVIIe siècle qu’un éminent jurisconsulte, Lorenzo Matheu y Sanz (Valence 1618 – Madrid 1680) en rédige une traduction castillane en vers, Libro de los Consejos (1665)3. Défenseur de la langue valencienne et admirateur de l’art de Jaume Roig, il était doté d’une grande érudition et fut l’auteur d’importants traités juridiques en latin et en espagnol4. Il cultiva également la littérature en dilettante, traduisit en castillan des œuvres écrites en latin5, composa des poèmes en valencien dont certains furent présentés lors de concours poétiques, également un grand nombre en castillan ainsi qu’une pièce de théâtre et des dialogues satiriques6. Cette facette littéraire fut longtemps éclipsée par l’aura des ses fonctions ; il trouva dans les livres un certain délassement et dans l’écriture l’affirmation d’un prestige social, un « lustre »7 particulier.

En choisissant de traduire le Spill en pentasyllabes à rimes assonantes, il se glissa dans un cadre poétique anachronique au Siècle d’Or mais voulut conserver une fidélité formelle8 à l’original qu’il considérait comme « un tesoro inestimable »9 dans son prologue « Al letor » où il se justifie et expose son intention pédagogique d’en faire profiter ses enfants10. Malgré les 2479 vers supplémentaires, il s’avoue satisfait11 dans la limite de cet exercice ingrat. Il a dû se plier aux contraintes exercées par le texte de départ (langue, culture et forme) et s’est vu obligé de recoder son message en tant que médiateur entre l’émetteur valencien du XVe siècle et le(s) récepteur(s) de langue castillane, enfant(s) et/ou lecteurs du XVIIe siècle de culture et de goûts différents.

Des obstacles importants se sont probablement présentés à lui dans les passages qui relatent des faits particuliers de la société valencienne du XVe siècle. Pour les traduire, à la condition préalable qu’il les ait bien compris, il avait deux possibilités, soit de les restituer tels quels avec le vocabulaire ancien, au risque de ne pas être compris par ses lecteurs contemporains, soit de les adapter aux connaissances de ses concitoyens castillans de la seconde moitié du XVIIe siècle, en s’exposant à commettre des anachronismes par rapport au texte de départ. Ceci pouvait être particulièrement vrai dans le domaine de la nourriture, des gourmandises et des boissons.

Lorsque le héros du Spill arrive à la fin de sa vie, il suit la ligne de conduite que lui avait indiquée le roi Salomon. Sa nourriture, à base de pain, est des plus frugales :

Spill

v. 15799 Dijous, diumenge

he dimarts, menge

carn sense greixcarne,

los tres iorns, peix ;

lu, aygua y pa ;

si nom trop sa,

pa y ui uermell.

Libro de los Consejos

v. 15799 Jueves y martes

domingo, como

y la tomo

sin la gordura ;

los otros, pura

vigilia dan ;

uno, agua y pan ;

si no estoi bueno,

Vino y pan ceno.

Cette frugalité du XVe siècle à Valence ne devait guère être différente de celle qu’observait Lorenzo Matheu y Sanz à Madrid, dans la seconde moitié du XVIIe siècle12. Cependant, elle n’était pas une règle immuable et générale. En effet, si les femmes du Spill commettaient des excès de nourriture et de boissons, de même selon les historiens qui ont étudié le Siècle d’Or, il y eut de grandes occasions où la prodigalité alimentaire fut sans bornes13, comme en 1612 lors de la venue du Duc de Mayenne à Madrid, ou en 1659, au banquet de l’Amiral de Castille où furent servis 800 plats, 200 desserts et hors-d’œuvre, et des friandises sans nombre14. Grâce à la fonction15 qu’il occupait à la Cour, Lorenzo Matheu y Sanz a certainement assisté à ce dernier événement, si bien qu’il n’a pas dû rencontrer de grosses difficultés pour comprendre et traduire tous les détails gastronomiques mentionnés par Jaume Roig. En outre, les livres de cuisine, tels ceux de Ruperto de Nola, de Diego Granado qui s’en est inspiré, de Francisco Martínez Montiño, ne faisaient pas défaut et ne témoignent pas de grands changements.

L’exemple cité précédemment donne d’ores et déjà un aperçu significatif des habitudes stylistiques de Lorenzo Matheu y Sanz en matière de traduction. Il inverse l’ordre des mots aux vers 15799-15800 afin de respecter la rime du vers précédent (« martes » / « partes ») qu’il avait rajouté pour la traduction des vers valenciens 15797-15798 (que je n’ai pas transcrits ici). Au vers 15806, il rajoute le verbe « cenar », placé en position finale, pour rimer avec « bueno » du vers précédent, dans une sorte d’écho du verbe « tomar » (v. 15802) qui correspond à « menge » ; la première personne semble donc apparaître avec davantage d’insistance que dans la version originale en valencien, l’action prévaloir sur l’énumération insistante et martelée des ingrédients. De plus, Lorenzo Matheu y Sanz se voit obligé à rajouter deux vers supplémentaires dans un souci de fidélité au texte de base et contraint par le mètre si court. Il supprime « tres » (v. 15803) / « los otros » et explicite l’idée de « peix » par « pura vigilia » pour avoir un vers supplémentaire assez long. Ce réflexe d’équilibriste des mots et des rythmes est constant dans toute sa traduction.

Pour étudier davantage les méthodes et les résultats de la traduction de Lorenzo Matheu y Sanz en la matière, j’ai choisi de me pencher sur les données fournies par des extraits grappillés de-ci de-là dans toute l’œuvre : des vers 960 à 964 (I, 1), 1573 à 1575, 1639 à 1676, 1692 à 1729 (I, 3), 2660 à 2683 (II, 1), 4986 à 4991 (II, 4), 5224 à 5243 (II, 4), 10112 à 10127 (III, 2) et 15799 à 15805 (IV, 2). Une liste du vocabulaire a été dressée avec les équivalents donnés par le traducteur, en regard, en prenant comme grands thèmes : les repas, les potages, les viandes et poissons, les œufs, les légumes, le lait et le fromage, le pain, les fruits, les desserts et gourmandises et enfin, les boissons. Celle-ci se trouve en annexe.

1. Les omissions

L’énumération des détails de cette alimentation, dont le poisson est presque absent, a donné lieu à des omissions de la part du traducteur. Certaines enlèvent la précision comme « res » (v. 10120), « petits » (v. 2661), ou les qualificatifs des vins : « ffins » (v. 10114), « nouell » (v. 1574), « uermell » (v. 15805). D’autres paraissent étonnantes car elles concernent des mots très communs comme « brou » (v. 1726), « potatge » (v. 5228), « caponat » (v. 2682), « carn » (v. 5229), « cuyts » (v. 10129), « llonganiçes » (v. 1696), « tartugat »16 (v. 2681), « brots frets » (v. 962). Certains ont d’ailleurs été bien rendus à d’autres endroits. « Torrons » (v. 4990) aussi a été oublié.

Deux exemples, en particulier, méritent quelques explications : les vers 1696 et 1726, qui appartiennent au même épisode, celui où le narrateur se trouve à Paris et brosse, sous un jour ironique, le portrait d’aubergistes qui servent à leurs clients des pâtés de chair humaine. Dans le premier cas, (vv. 1695-1697) « ffeyen salsiçes / o llonguaniçes / del mon pus fines. » // « salchichas hazen, / que satisfazen / por ser gustosas. », Lorenzo Matheu y sanz a dû recourir à des raccourcis, afin de rétablir la parité des rimes consonantes en parallèle avec celles du Spill. Il ajoute tout d’abord un vers, introduit par la conjonction de subordination « que » (structure que le traducteur affectionne), construction qui rompt avec le rythme saccadé du texte source, mais dont l’embrayeur est bien pratique en versification car il est monosyllabe . Ensuite, il omet de mentionner la variété de saucisses, pour recoller à la version de Jaume Roig ; s’il avait remplacé les deux vers par « hacen salsichas », il aurait eu une rime assonante avec « longanizas ». Le traducteur a également montré sa sensibilité littéraire en détectant chez Jaume Roig les répétitions multiples du verbe « fer » (vv. 1693 et 1695 : « ffeyen pastells / […] ffeyen salsiçes ») où Jaume Roig utilise en plus une construction symétrique (verbe + nom) que Lorenzo Matheu y Sanz a rendu ici avec un étymologisme de dérivation (que Jaume Roig lui-même avait employé aux vers 1671-1672 « quil conegue / reguonegue ») avec l’emploi des verbes « hazer » et « satisfazer » (« salchichas hazen / que satisfazen. »)

Dans le second cas, (vv. 1724-1731) « Ffas testimoni / quen mengi prou : / may carn ni brou, / perdius, guallines / ni francolines / de tal sabor, / tendror, dolçor, / may no senti. » // « Doi testimonio / que harto comi : / pero no vi / perdiz, gallinas / ni francolinas, / gusto o dulçor, / ni tal sabor, / ni vi jamas / que agrade mas / vianda inhumana. », Lorenzo Matheu y Sanz souligne la position de témoin visuel du personnage masculin. Il traduit « Ffas testimoni » (v. 1724) par « Doi testimonio », renforcé par le très bref « vi » (vv. 1726, 1731) qu’il ajoute une fois en début de proposition et qu’il met ensuite à la place de « senti », reconstruisant le passage de façon plus structurée. Jaume Roig avait, lui, placé le verbe à la fin pour mettre en relief ce qui précédait. Le protagoniste se prête donc à des jugements qui font souvent office de clins d’oeil au lecteur ou à l’auditoire, avec lequel il établit une complicité ludique et montre ainsi son adhésion totale au discours. Le commentaire sur le bon goût des pâtés de chair humaine a nécessité de la part de Lorenzo Matheu y Sanz, aux prises avec des vers très courts, un allongement et des répétitions de la même idée, qui lui ont permis d’exprimer son horreur à travers son insistance.

2. Les ajouts

Ils sont de deux sortes, ceux qui n’apportent rien au texte si ce n’est une touche d’insistance :

v. 5234 he berenas

v. 10115 he beu uinagre

v. 5234 mejor merienda ;

zampa sin rienda

v. 10115 vinagre beue

que es fresco y leue

y haze milagro ;

et ceux qui permettent d’actualiser davantage la traduction :

v. 5326 he lleteroles

v. 10122 potatges, brous

v. 5326 o mollejuelas

guebos, caçuelas17

v. 10122 potages uebos,

caldos, sainetes,

pistos, broetes.

Pour « sainete », il faut entendre, d’après le Diccionario de Autoridades, une sorte de sauce qui relevait le goût des mets18, par « pisto », selon Diego Granado, un jus que l’on tirait de la chair des volailles19. On peut penser que Lorenzo Matheu y Sanz devait bien aimer ce dernier, car il l’a ajouté deux fois, aux vers 10122b et 2663. Quant au « broete », dont on trouve déjà l’équivalent valencien au vers 8068 du Spill, c’était une sorte de bouillon assez épais et condimenté comme le montre une des nombreuses recettes tirées du Libro de los guisados de Roberto de Nola20. On y perçoit également le goût des Espagnols du Siècle d’Or pour des plats où le sucré se mêlait au salé. Dans sa traduction, Lorenzo Matheu y Sanz laisse transparaître cette habitude :

v. 1659 de tots potatges

v. 1659 dulces potages.

En effet, Roberto de Nola donne des recettes de « potajes » qui correspondent à cette idée21. Le mot « artalets » (v. 2670) // « artaletes », que je traiterai dans le paragraphe suivant, va aussi dans ce sens.

3. Les écarts de traduction

Parmi ces écarts, il en est qui concernent des mots trop courants pour être considérés comme des marques d’hésitations ou d’incompréhension.

v. 2662 solsitspichones // au lieu d’ « estofados »

v. 2663 ous ab gingebre // pistos y guebos au lieu de « huevos con jengibre »

v. 2664 los dus ab pebre // guisados nueuos, au lieu de « huevos duros con pimienta »

v. 4990 codonys diacitrones // au lieu de « membrillos »22

v. 4989 pomes peras // au lieu de « manzanas »

v. 2662 juleps pollas // au lieu de « julepes »

v. 2665 grech e clarea que agradan mas // au lieu de « vino griego y con hipocras clarete »

v. 2663 moschats e grechs griego y sardesco // au lieu de « moscateles y vinos griegos ».

Au qualificatif « sardesco », Lorenzo Matheu y Sanz a probablement voulu donner le sens de vin « sarde ».

Il est d’autres erreurs de sens qui permettent de placer la traduction dans le siècle du traducteur. Les « resoles » (v. 5235) sont définies par le Diccionari Etimológic i Complementari de la Llengua Catalana comme « une sorte de poêlée d’abattis de chevreau ou de cochon de lait »23. Dans le Libro de arte de cocinar de Diego Granado, on trouve un équivalent de ce plat : « rorolas de higados »24. Ramón Miquel y Planas, dans sa traduction en prose castillane de 1936-42, les a confondues avec une liqueur25 et les a traduites par « garnachas ». Lorenzo Matheu y Sanz se rapproche du véritable sens en lui donnant pour équivalent « albondiguillas », un mets qui apparaît très souvent chez Francisco Martínez Montiño. Entre les pages 39 et 40, quatre sortes de plats sont citées : « albondiguillas de ave », « otras albondiguillas », « albondiguillas castellanas », « albondiguillas reales »26.

Notre traducteur ne devait pas apprécier le gingembre car, à deux reprises, il l’a évité comme il l’avait fait pour les produits de beauté, au vers 253027. Les « gingebrons », des gâteaux à base de ce condiment, ont été remplacés par d’autres qui étaient faits avec de la cannelle : les « mostachones », définis par Francisco Martínez Montiño comme « bollo pequeño de almendras, azúcar y canela »28. Leur préparation est détaillée dans son édition de 1676 à « memoria de los mostachones » (pp. 188b et 189a).

Il faut encore évoquer l’ « artalet » (v. 2670) et le « carabaçat » (v. 2678). Le premier a posé un problème de classification. Selon Ramón Miquel y Planas et Roque Chabás29, peut-être influencés par le sens actuel, c’était un gâteau fait avec des amandes et des fruits : il figurerait donc parmi les desserts et gourmandises. Mais, dans les livres de cuisine, il apparaît souvent, et toujours comme un pâté en croûte (« pastis, pastell // pastel ») à base de viande30. Le Diccionario de Autoridades le définit comme une « empanadilla o pastelillo que se cuece sobre un papel, compuesto de carne picada, regularmente de ave, o ternera, con dulce, y a veces con manjar blanco. » (p. 422). Qu’entendait-on par « dulce » ? Dans la recette donnée par Francisco Martínez Montiño, il est écrit :

…A este relleno podrás echar açucar y canela si quisieres, y un poco de pasta de maçapan, mezclado con los huevos, y sirvelos sobre una sopilla dorada ; y si no fuere dulce, basta mojar la sopilla con un poco de caldo, y un poco de agrio sin huevos, ni otra cosa. He puesto esta manera de artaletes, no porque son los mejores, sino porque son los que su Magestad come mejor31.

Quel est le sens qu’a voulu donner Jaume Roig à ce mot ? Est-ce le même que celui qu’exprime Lorenzo Matheu y Sanz par « artalete » ? D’une région à une autre et d’une époque à une autre, la composition a peut-être changé.

A propos de « carabaçat » (v. 2678), je pense que Ramón Miquel y Planas a commis une erreur en en faisant une boisson : « jugo de calabazas », alors que le dictionnaire de Sebastián de Covarrubias (p. 264), le Diccionario de Autoridades (pp. 54-55) et Francisco Martínez Montiño (éd. 1676, p. 217) décrivent le « calabaçate » comme une confiture dans laquelle les morceaux de potiron sont conservés dans du sucre et/ou du miel.

Si les produits qui viennent d’être cités attestent une réalité culinaire du XVIIe siècle, celle-ci est loin d’être décrite exhaustivement. Il lui manque, par exemple, un plat très connu, « la olla podrida »32 ; les nouveautés introduites en Espagne avec la découverte des Amériques, comme les tomates, la pomme de terre et le chocolat, sont absents chez Francisco Martínez Montiño. On y relève seulement les « pavos » (p. 7a) et dans le livre de Diego Granado, le « gallo de las Indias asado » (p. 74)33.

Ces quelques exemples sont tout à fait représentatifs de la façon de traduire de Lorenzo Matheu y Sanz. Ils témoignent, tout d’abord, d’un profond souci de fidélité aux mots, au sens et à la forme. Lorsque le Libro de los Consejos a été critiqué34, c’est à cause de la fonction qu’il était censé remplir : aider à éclairer les nombreuses énigmes posées par un texte écrit dans une langue si difficile. Cependant, il était impossible à la fois de se soumettre à la fidélité et de donner un texte versifié, un véritable poème. Le traducteur était forcément obligé de faire des concessions dans un sens ou dans l’autre, et il est très difficile, voire parfois impossible, de faire mieux.

Les contraintes de la versification l’ont poussé à utiliser certaines occasions pour introduire, sans jamais d’excès, son vocabulaire, sa syntaxe, bref une touche personnelle mais surtout circonstancielle, ancrée dans une époque et une culture. Si l’on revient au texte, il a ajouté, par exemple au vers 5236, « guebos, caçuelas » pour rimer avec « mollejuelas »35, de même qu’au vers précédent, il a préféré « albondiguillas » à « rorolas » (« resoles ») parce qu’il a mis « criadillas » avant36. Il a aussi traduit :

v. 4990 codonys, torrons

v. 4990 diacitrones

en omettant « torrons », car son vers, avec « membrillos, turrones » débordait d’un pied, tout comme,

v. 4989 pomes, limons

v. 4989 peras, limones

avec « manzanas ».

L’actualisation du vocabulaire de Lorenzo Matheu y Sanz en ce qui concerne le thème de la nourriture est donc souvent liée aux exigences de la versification, du mètre, de la rime, du genre ; dans d’autres, comme les produits de beauté, les monnaies, la justice ou la religion, par exemple, il faudra nuancer et rajouter des raisons davantage liées à une volonté d’interpréter personnellement les critiques misogynes, d’inscrire sa traduction dans une réalité compréhensible et logique ou de suivre le texte de base sans opérer d’autocensure. Dans son ensemble, le Libro de los Consejos est bien une traduction du Siècle d’Or espagnol et les adaptations s’inscrivent dans la perspective où le livre serait lu par des lecteurs de l’époque, sans oublier de concilier l’élégance et le fond par le biais de jeux de compensations, d’équivalences ; et s’il a commis des erreurs, des écarts, certains passages bien traduits relèvent d’une valeur poétique considérable. Le plus souvent, ses vers dépendent d’un équilibre infiniment instable qui s’effondre de-ci de-là dans d’inéluctables concessions que le traducteur rend plus élégantes en exprimant sa sensibilité poétique.

ANNEXES

Listes de vocabulaire (Spill de J. Roig // Libro de los Consejos de L. Matheu y Sanz)

REPAS
v. 5233 almorzas // mui bien almuerzas
v. 5234 he berenas // mejor merienda / zampa sin rienda
v. 10112 dines //comas

POTAGES
v. 1726 brou // [non traduit]
v. 10122 brous // caldos, sainetes, / pistos, broetes
v. 1640 potatge // potage
v. 5228 potatge // [non traduit]
v. 1659 potatges // potages
v. 10122 potatges // potages nuebos

VIANDES ET POISSONS
v. 2670 los artalets // los artaletes
v. 2682 caponat // [non traduit]
en lletouari // letuario
v. 1726 carn // [non traduit]
v. 5229 carn // carne
v. 1692 carn capolauen // los guisavan
v. 10120 carn de res grasa // la carne grasa
v. 964 carn cuynada // carne guisada
v. 1660 carns saluatges // carnes saluages
v. 1676 carn de uedella // ternera
v. 10129 cuyts // [non traduit]
v. 1728 francolines // francolinas
v. 1727 guallines // gallinas
v. 2660 guallines // gallinas
v. 5236 lleteroles / mollejuelas // guebos, / caçuelas.
v. 1696 llonguaniçes // [non traduit]
v. 10123 lo meniar blanch // manjar blanco
v. 10116 lo mengar magre // lo flaco y magro
v. 1693 pastells // pastelillos
v. 1662 pastiçeria // pasteleria
v. 1666 pastis // pastel
v. 15802 peix // pura vigilia
v. 1727 perdius // perdiz
v. 2660 perdius // perdiz
v. 2661 pollets petits // pollos
v. 1573 gras porcell // fresco tocino
v. 5235 resoles // albondiguillas
v. 1707 fines salses // especies finas
v. 1695 salsiçes // salchichas
v. 2662 solsits // pichones
v. 2681 tartugat // [non traduit]
v. 10129 torrats // carne asada
v. 5235 turmes // criadillas
v. 1661 volateria // bolateria

ŒUFS
v. 10121 les ous // guebos
v. 2663 ous ab gingebre // pistos y guebos
v. 2664 los dus ab pebre // guisados nueuos

LÉGUMES
v. 5227 alls // ajos
v. 5226 dansalada // ensalada
v. 961 blets // bledos
v. 962 brots frets // [non traduit]
v. 962 cols // versas
v. 10127 llegums // legumbre

LAIT ET FROMAGE
v. 5227 formatge // queso
v. 5237 fformatges freschs // queso mui fresco
v. 10121 llet // leche

PAIN
v. 10113 pa // pan
v. 15803 pa // pan
v. 15805 pa // pan

FRUITS
v. 4990 codonys // diacitrones
v. 4989 limons // limones
v. 4989 pomes // peras
v. 4988 poncis // cidras
v. 4988 taronges // toronjas

DESSERTS ET GOURMANDISES
v. 2680 canyellons // canelones
v. 2678 carabaçat // calabaçate
v. 2677 citronat // diacitron
v. 4987 confits de monges // dulces de monjas
v. 2679 gingebrons // mostachones
v. 4991 llepolies // golosinas
v. 4990 torrons // [non traduit]

BOISSONS
v. 10113 aygua // agua
v. 15803 aygua // agua
v. 1639 beuratge // breuage
v. 2665 grech e clarea //
que agradan mas / con hipocras
v. 2662 juleps // pollas
v. 2667 maluesia // maluasia
v. 5238 moschats e grechs // griego y sardesco
v. 10114 ffin ui // vino
v. 5239 f
orts fins uins // con fuertes vinos
v. 1574 ui nouell // beuido vino
v. 15805 ui uermell // vino
v. 10115 he beu uinagre // vinagre beue / que es fresco y leue / y haze milagro

Extraits du Libro de los guisados de Ruperto de Nola

BUEN BROETE CON CALDO DE GRASA

Si quieres hacer el dicho broete con polla o con pollos, ya será mejor. Toma los pollos y hazlos cocer en una olla muy bien limpia con muy buen carnero y tocino, y catar la olla que esté buena de sal, y después toma del mejor caldo de la olla, y pasarlo por estameña, y ponerlo luego en una olla limpia y dejalo bien enfriar, y échale de todas salsas finas y azafrán que sea molido, y toma dos yemas de huevos por cada escudilla, y desatarlas con el caldo frío y agraz porque no se cuajen y después pasarlas por estameña que sea bien rala y después de pasarlas echarlas en la olla del caldo y echarle gingibre, catando la olla de sabor de sal, y de agro antes de ponerla en fuego; y después ponerla a cocer al fuego y traerlo siempre con un palo hasta que sea cocido, y si quieren añadir leche por la mitad del caldo, empero que sea de almendras, ya será mejor el broete; y desque sea cocido del todo el dicho broete echa los pollos dentro, cortados a piezas, como para servir platos, y desque hayan hervido un poco en la olla sacarlos della y ponlos en un plato, y antes que se hagan escudillas echarle un poco de perejil deshojado o cortado en la olla y después hacer escudillas. 

POTAGE DE GRASA

Para seis escudillas tomar media libra de queso rallado con medio pan duro rallado, todo mezclado; y tomar seis yemas de huevos batidos muy bien por su cabo; y tomar hasta cuatro escudillas de grasa de la olla muy bien espumada; y poner este caldo a hervir sobre brasas donde no le dé humo; y moler tres madres de clavos y pimienta y azafrán y echarlo dentro del caldo; y echar en él cuatro onzas de azúcar, o en lugar de él otra tanta de miel; y echar unas gotas de vinagre para dar sabor; y ponerlo a hervir; y desque haya hervido apartarlo fuera y batir el pan con los huevos y el queso; y echar a vueltas caldo hasta que esté ralo; y echarlo dentro en la olla trayéndolo con un cucharón de palo porque no se corte; y esto echándolo poco a poco dentro desque sea todo echado, tornarlo a las brasas hasta que sea espeso; y catarlo de sabor y si está bueno apartarlo del fuego.

Note de fin

1 Ou Espill ou Libre de les Dones o de Consells selon les éditions.

2 « noves rimades / comediades » (v. 682 de la quatrième partie de la Préface).

3 Cette traduction est restée inédite jusqu’au XXe siècle où elle fut éditée par l’érudit barcelonais Ramon Miquel y Planas.

4 Entre autres De regimine urbi sac regni Valentiae, Valence, B. Nogués, 1654-56, réed. Lyon, 1677 et Tratado de la celebración de cortes generales del Reyno de Valencia, Madrid, J. de Paredes, 1677.

5 En particulier, Ramillete de flores historiales….escriviole en latin el Padre Iuan Busieres de la Compania de Iesus. Traduxole Don Lorenzo Matheu y Sanz..., Valence, B. Nogués, 1655, 2 vol.

6 Ces écrits font partie du manuscrit intitulé Varios versos escogidos de los que he escrito, aunque los mas sean perdidos, que quiça seran los menos malos. Hay de todos generos y vna comedia que escriui por cierto enpeño…En ce qui concerne la satire, il s’agit de Crítica de reflexión y censuras de las censuras. Fantasía apologética y moral, Valence, B . Nogués, 1658, dirigée contre B. Gracián et écrite sous le pseudonyme de Sancho Terzón y Muela.

7 L. MATHEU y SANZ, Ramillete de flores historiales…, deuxième édition, Madrid, 1669, p. 3 : « como su esmalte se le dan las letras humanas ».

8 « Procuro seguir el metro del autor sin apartarme de sus sentencias », écrit-il dans son  prologue « Al letor », l. 18-19.

9 Op. cit., l. 11.

10 « porque mis hijos no carescan dellos [= los documentos (op. cit. l. 12)] » (op. cit. l. 14).

11 « Creo que se ha logrado mi desvelo, por lo menos en que la sustancia quede facil de entender, que el igualar la obra es inposible como acaeze en todas las traducciones. », op. cit. l. 27-31.

12 L. PFANDL, Introducción al Siglo de Oro. Cultura y costumbres del pueblo español de los siglos XVI y XVII. Madrid, Visor libros, 1996, (1e ed. 1929), p. 231.

13 La littérature nous fournit en exemple les fameuses « Noces de Camacho » , dans le Don Quijote de M. de CERVANTES (II, 20-21).

14 L. PFANDL, op. cit., p. 278.

15 Il fut par exemple « alcalde de casa y corte » en 1659, Conseiller des Indes en 1668, Régent du Conseil Suprême d’Aragon en 1671, Juge visiteur de la Real Audiencia en 1677…

16 C’est de la chair de tortue, d’après R. Chabás, dans son édition critique de 1905, p. 300.

17 Chez F. Martínez Montiño, on trouve des « caçuelas » variées, par exemple, « caçuelas de natas » (p. 9a), « caçuelas mogis de verengenas » (p. 9b), « caçuelas de pies de puerco con piñones » (p. 10b), « caçuelas de ave » (p. 35b), « caçuela de arroz » (p. 107b).

18 « se toma también por salsa que se usa para dar buen sabor a las cosas », T.I, p. 19.

19 « sustancia que se saca de la carne de ave machacándola o apresándola », D. Granado, p. 360a.

20 pp. 86-87 de l’édition de 1929 : « Buen broete con caldo de carne ». Je le reproduis en annexe.

21 Je citerai comme exemple le « potaje de grasa », pp. 88-89. Je le reproduis en annexe.

22 Le coing rentre dans la préparation de certains plats comme les « ánades asadas con salsa de membrillo », « pastelones de membrillo, y cañas, y huevos mexidos », F. Martínez Montiño, pp. 7b, 8a.

23 « Sembla que hagi de ser una mena de freginada de menuts de cabrit o porcell, corresponent a l’it. Fritelle i al fr. rissole ».

24 p. 45.

25 p. 317.

26 Le Diccionario de Autoridades l’a rencontré dans l’œuvre de F. de Quevedo, le Diccionario crítico etimológico castellano e hispánico donne des attestations de « albondiga », 1406-1412, « albondeguilla », 1512, « almondiguilla » chez Quevedo.

27  (v. 2528 J. Roig) «  doli de ruda / he de ginebre, / pols de gingebre, / molla de muga / ab hunt de sutga / o de rouell, / ab çet uermell » // (L. Matheu y Sanz) « de olio de ruda, / poluos de enebro, / agua del Ebro, / pasas, iman / y soliman, / hueuos y olor / del alcanfor, / y adormideras ; / de mil maneras, / con flema mucha, / vnto de trucha / y de ganado, / lo colorado / o el arrebol / (ques luz del sol) ».

28 p. 89b, cité par B. von Gemmingen, « Estudios lexicológicos sobre la lengua culinaria del Siglo de Oro », Revue de linguistique romane, n° 235-236, juillet, décembre 1995, T. 59, Strasbourg, p. 409. La cannelle entrait aussi dans la composition des « canyellons » (v. 2680).

29 Dans les notes de leurs éditions critiques du Spill, respectivement p. 296 et p. 299.

30 B. von Gemmingen, op. cit., p. 408.

31 Ed. de 1676, pp. 33b, 34a, « artaletes de aves ».

32 Il figure dans la liste des plats du banquet de Noël, F. Martínez Montiño, pp. 7a, 9a.

33 B. von Gemmingen, op. cit., écrit p. 414 : « Los efectos del descubrimiento de América son en principio insignificantes para el vocabulario gastronómico de esta época: no existe ninguna referencia que denote el uso de ingredientes que hoy en día se consideran tan comunes a pesar de su origen extranjero como tomates, patatas o maíz ».

34 A. Morel-Fatio, Rapport sur une mission philologique à Valence, Paris, Bibliothèque des Chartes, 1885. P. 44 : « [il] sacrifie souvent le fond à la forme ».

35 Dans les livres de cuisine, on trouve plutôt « mollejas ». Y aurait-il une adjonction du diminutif pour rimer avec l’ajout « caçuelas » ?

36 (v. 5233 J. Roig) « ab almorzas / he berenas, / turmes, resoles / he lleteroles, » / / (L. Matheu y Sanz) « mui bien almuerça, / mejor merienda ; / zampa sin rienda / o criadillas, / albondiguillas, / o mollejuelas, / guebos, caçuelas ».

Citer cet article

Référence électronique

Marie-Noëlle Costa, « Nourriture, gourmandises et boissons dans le Libro de los Consejos (1665) de Lorenzo Matheu y Sanz, traduction castillane du Spill (1460) du Valencien Jaume Roig ; traduction ou adaptation », La main de Thôt [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 20 novembre 2017, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/138

Auteur

Marie-Noëlle Costa

Université de Perpignan

Maître de Conférences

costa@univ-perp.fr