Selon Jacques Derrida, la traduction serait par essence « transposition poétique » (DERRIDA, 1987, 222) – une transposition à la fois impossible et nécessaire, et qui ne se justifie que lorsqu’elle devient elle-même un objet esthétique1. Privilégier une poétique du traduire consisterait donc moins à transmettre qu’à transgresser en transformant et en accroissant le texte de départ pour lui permettre de connaître une nouvelle naissance2. Dès lors, la pluralité des langues, loin d’être une fatalité, va pouvoir fournir au langage la possibilité de se développer et à la littérature celle de se régénérer sans cesse. La traduction ayant longtemps été comprise à l’aune du mythe de Babel3, les connotations négatives de ce dernier ont souvent fait apparaître le passage d’une langue à l’autre sous un jour défavorable. Autrement dit, plusieurs siècles durant, cette pratique a été contrainte de se bâtir sur ce qui apparaissait comme les ruines d’une unité irrémédiablement perdue. Elle a ensuite, au XVIIe siècle, subi le mépris des hommes de lettres qui n’eurent de cesse de dénigrer la littérature de seconde main et de considérer qu’à l’instar des femmes, les plus belles des traductions étaient trompeuses, et les plus fidèles n’étaient pas belles4. Perçue comme une simple forme de reproduction, l’activité traduisante a pourtant résisté avant de perdre progressivement tout caractère prétendument ancillaire et d’acquérir ses lettres de noblesse. Il est aujourd’hui admis que son pouvoir ne réside pas dans l’affirmation de l’identité, mais dans la proclamation de la différence. Désormais, signe d’évolution des mentalités, la traduction est aussi comprise à la lumière du mythe de Pandore (LITTAU, 2000, 21-35). En effet, celle qui équivaut à l’Ève des anciens Grecs et que l’on représente avec « une corne d’abondance dans ses bras » incarnerait d’après Luise von Flotow « le ‘sérialisme’ de la traduction », alors que « Babel, évoquant une langue idéale, l’unité ou la culture unique, appartiendrait au ‘phallogocentrisme’ » (VON FLOTOW, 1998, 125). Ce mythe féministe de la traduction nouvellement mis en place témoigne de l’importance croissante prise par les femmes dans le champ de la traduction tout autant que de leur curiosité intellectuelle. Il atteste aussi du regain d’intérêt pour des traductions oubliées et réalisées par des femmes dans un univers fortement patriarcal qui considère que l’activité principale de toute fille ou épouse vertueuse doit être de nature domestique.
Ainsi, dans l’Angleterre de la Renaissance, traduire est un exercice privilégié par les lettrés et pratiqué dans les « grammar schools ». La plupart des traducteurs appartiennent donc au sexe masculin, et lorsqu’ils traduisent, ces hommes voient dans les textes-sources des maîtresses captives dont ils doivent soigner l’allure en leur donnant un air anglais. En 1567, dans la préface de sa traduction d’Horace, Thomas Drant écrit en effet :
First I have now done as the people of God were commanded to do with their captive women that were handsome and beautiful: I have shaved off his hair and pared off his nails, that is, I have wiped away all his vanity and superfluity of matter [...] I have Englished things not according to the vein of the Latin propriety, but of his own vulgar tongue. [...] I have pieced his reason, eked and mended his similitudes, mollified his hardness, prolonged his cortall kind of speeches, changed and much altered his words, but not his sentence, or at least (I dare say) not his purpose. (DRANT, 1567, Préface. Cité par AMOS, 1973, 112)
Le recours à une image biblique5 bien connue de ses lecteurs permet au traducteur d’Horace de renverser le texte initial en texte secondaire, malléable et amendable à l’envi, à l’instar d’une femme (le latin mulier était alors censé dériver de mollis aer)6. Néanmoins, quelques femmes ont le courage de résister à cette conception de l’acte de traduction comme acte d’annexion, et elles proposent une vision radicalement différente de la traduction. Traduire leur permet aussi et surtout d’avoir voix au chapitre et, sous couvert de vertu et de modestie, cette pratique ne se résume pas, loin s’en faut, à un simple exercice. Peu à peu, ces femmes remplacent symboliquement l’aiguille (pin) par la plume (pen), et leurs textes deviennent des broderies derrière lesquelles elles peuvent à la fois se retrancher et s’exprimer : au XVIe siècle, traduire est un art qui n’est silencieux qu’en apparence car les épouses, les filles ou parfois même les domestiques qui traduisent en disent plus sur elles-mêmes qu’elles ne veulent bien le prétendre. Leur horizon d’attente varie de manière considérable. Certaines, comme Margaret de Beaufort (1443-1509), traduisent pour la postérité en s’adonnant à une littérature essentiellement religieuse. D’autres, comme Mary Sidney (1561-1621), le font pour des proches, des hommes pour la plupart. Quelques-unes, enfin, ne traduisent que pour elles-mêmes, à l’image de Jane Lumley (1537-1578).
Pour différents qu’aient pu être de tels horizons, on peut toutefois s’interroger sur l’existence d’une éventuelle homogénéité dans ces traductions féminines. Peut-on dire que les femmes, que l’on souhaite alors soumises et respectueuses, traduisent de façon plus littérale que les hommes, et que, ce faisant, elles choisissent de s’effacer derrière leurs traductions ? Peut-on encore écrire qu’elles ne se considèrent que comme de simples passeuses de savoir ainsi que leurs préfaces le laissent entendre ? En réalité, il semble que ces traductrices proposent bien au contraire des visions fort contrastées de leur activité commune, et l’analyse qui va suivre tentera de reconstruire une perspective d’ensemble en dégageant chez ces praticiennes les éléments une poétique du traduire qui ne sacrifie jamais le signifiant au profit du signifié.
1. Traduire pour la postérité
Lorsque John Wyclif réalise pour la première fois une première traduction de la Bible en langue anglaise, sa traduction est jugée hérétique par l’Église. Pourtant, un siècle plus tard, vers la fin du XVe et au début du XVIe siècle, même si la traduction du sacré continue à susciter une certaine méfiance, elle éveille de plus en plus de vocations. En 1505, Érasme publie par exemple sa propre traduction du Nouveau Testament en langue vernaculaire, et même si, dans les faits, seuls des érudits la lisent, il souhaite toucher les gens du peuple. La traduction de la parole divine en langue vulgaire est alors conçue comme l’un des moyens les plus efficaces permettant de répandre une parole jugée sacrée dans la durée : elle a donc pour but de survivre au traducteur. Or, pour les femmes de la Renaissance, traduire la Bible reste une activité taboue. En revanche, traduire le religieux à plus petite échelle est permis, car si l’écriture est une activité considérée comme masculine et déconseillée aux femmes, à l’exception des milieux aristocratiques, la dévotion permet à la gent féminine de s’émanciper quelque peu des carcans familiaux et de se livrer à cette forme d’écriture déguisée qu’est la traduction. En privilégiant le culte de la Vierge Marie et en recourant régulièrement à l’exemple de femmes martyres, la religion catholique semble favoriser davantage l’écriture, ou la réécriture7, féminine. On ne sera donc pas surpris de constater qu’après le règne d’Henri VIII, qui marque la rupture avec la papauté romaine, bon nombre de jeunes femmes catholiques, réduites à pratiquer clandestinement leur religion, continuent à traduire en cachette. Les autres, fidèles à l’Église d’Angleterre, trouvent néanmoins leur réconfort dans les Psaumes, souvent relayés par des voix féminines (OSHEROW, 2009, 10) depuis qu’Eleanor Hull avait montré la voie au XVe siècle8.
La tradition de la littérature dévote réservée aux femmes est en partie initiée par la mère du roi Henri VII, Margaret de Beaufort, femme de tête et d’influence en même temps que catholique extrêmement pieuse qui a puisé une bonne partie de ses ressources personnelles dans des textes sacrés. Sans doute est-ce en partie la raison pour laquelle elle souhaitait rendre ces textes accessibles. Elle propose ainsi sa version du livre IV de De imitatione Christi (1471) et du Speculum aureum animae peccatricis (1476). Elle ne traduit pas directement du latin, mais passe par des paraphrases françaises moins prestigieuses telles que Le livre tressalutaire de limitation de nostre seigneur jesucrist, publié par Lambert en 1493 (WHITE, 2011, 192). Cet ouvrage très populaire en France lui sert de modèle pour la traduction partielle du De imitatione Christi. Selon Micheline White,
Lady Margaret must have found Book IV of particular interest on account of its emphasis on the right way to partake of the Eucharist, for she was particularly devoted to praying before the sacrament at her various altars. (WHITE, 2011, 194)
Sa traduction achève de la convaincre du bien fondé de ces écrits dévotionnels. Alors qu’elle a fait vœu de chasteté en 1499 et vit désormais séparée de son époux, jouissant ainsi d’une indépendance rare pour l’époque (JONES, 1992, 153), elle ordonne en 1503 à Richard Pynson d’imprimer le livre entièrement traduit, sa propre traduction étant complétée par celles de William Atkynson quant à elles directement effectuées du latin. Le texte d’arrivée n’avait donc aucune homogénéité, mais A ful devout gostely treatyse of y[e] imytacio[n] and folowynge y[e] blessed lyfe of our savyour cryste connut une popularité telle que Pynson republia l’ouvrage l’année suivante, en 1504, avant de mettre sur le marché une second édition en 1517, elle-même suivie d’une variante en 1518. Forte de ce succès, Margaret de Beaufort entreprit donc sa deuxième traduction, celle du Speculum, vaste compilation de citations tirées de la Bible ou d’écrits de Saints et des Pères de l’Église, centrée sur le péché et la nécessité de la repentance au moment de la mort. L’ouvrage est plus pratique que contemplatif, à l’inverse du De imitatione Christi. Lady Margaret se fonde là encore sur une traduction française, peut-être celle de Jean Miélot, Miroir d’humilité (1451), plus probablement sur une version ultérieure et anonyme intitulée Le mirouer dor de lame pecheresse tres utile et profitable (1484) (WHITE, 2011, 195). Elle suit le français de près jusqu’à un certain point. Elle apprécie par exemple l’accent mis sur la pénitence et sur l’humanité en tant que moyens de rédemption accessibles à l’homme. C’est là-dessus que se fonde sa propre entreprise de traduction, qui se donne pour mission d’élever la condition des lecteurs moins éduqués qu’elle. Fait rare pour l’époque, ses omissions sont peu nombreuses. Néanmoins, elle ne se prive pas d’intervenir dans le texte d’origine et, en ce sens, sa traduction est une écriture, ou réécriture, collaborative. Aussi clarifie-t-elle le sens des phrases quand elle l’estime nécessaire, en accentue la rythmique quitte à insérer des répétitions absentes du français, choisit parfois des structures symétriques, et s’efforce systématiquement de trouver des effets sonores équivalents au texte de départ par le biais de nouvelles allitérations. En somme, la traductrice donne une couleur personnelle au texte qu’elle s’efforce de rendre en anglais et n’hésite pas à traduire « on » par « je », même s’il lui faut pour cela s’éloigner une seconde fois de l’original, puisqu’elle traduit déjà à partir d’un texte de seconde main. En outre, dans les passages consacrés aux pécheurs, elle ajoute des adjectifs pour mettre l'accent sur le péché, exagérant ainsi la portée de certaines phrases. Le texte est écrit par un catholique, mais c’est le sens profond que la traductrice donne au péché qui transparaît.
Margaret Roper (1505-1544) et Mary Basset (1523-1572), respectivement fille aînée et petite-fille de l’humaniste Thomas More, se situent dans la lignée de Margaret de Beaufort, et souhaitent répondre aux mêmes objectifs. Margaret Roper veut en effet elle aussi rendre accessibles les textes sacrés. Elle ne traduit pas en mettant sa féminité en avant, et contrairement à bon nombre d’homologues masculins qui traduisent à la même période qu’elle des écrits de nature similaire (Thomas More, William Tyndale, Thomas Lupset), elle ne se sert pas de la traduction comme d’un moyen d’apprentissage visant à accéder à l’écriture pure (GEE, 1937, 271). Margaret Roper n’écrira en effet jamais de texte de sa propre invention. Ce qui importe à ses yeux, c’est de respecter et de diffuser la vérité des écritures saintes. Âgée d’une vingtaine d’années, elle s’attire le respect des gens de lettres en traduisant le court traité latin d’Érasme intitulé Precatio Dominica (Bâle, 1523) une année à peine après sa parution. Ce faisant, elle prouve d’abord qu’une femme peut rendre les subtilités masculines dans un anglais parfait. On ne sera donc pas surpris que dans la préface du Precatio Dominia traduit par Margaret Roper, l’humaniste Richard Hyrde, un temps précepteur chez Thomas More, défende l’éducation des femmes :
redying and studyeng of bokes so ocupieth the mynde that it can have no leyser to muse or delyte in other fantasies whan in all handywerkes that men saye be more mete for a woman the body may be busy in one place and the mynde walkyng in another: and while they syt sowing and spinning with their fyngers maye caste and compasse many peuysshe fantasyes in their myndes whiche must nedes be occupyd outher with good or badde so long as the[y] be wakynge. (Cité par GOLDBERG, 1997, 85)
Cette traduction est aussi un coup de maître, puisque A devout treatise upon the Pater noster, texte loué par l’auteur même de l’original dans une lettre à Guillaume Budé (ÉRASME, 1906, vol. 4, 577), contribue à façonner l’identité de la prose littéraire anglaise, et connaît un succès indéniable puisque pas moins de trois éditions de la même traduction seront publiées jusque dans les années 1530. Seul l’âge de la traductrice, dix-neuf ans, y est mentionné. Margaret n’est jamais identifiée en tant que telle. Elle ne se contente pas d’un simple exercice académique, mais s’investit pleinement dans le texte d’Érasme et l’interprète à la lumière de sa propre sensibilité. Ainsi, lorsqu’Érasme parle des enfants élus, choisis par Dieu, Margaret choisit quant à elle d’évoquer des enfants naturels (GOLDBERG, 1997, 103), et lorsque l’auteur parle du fils (« filius »), elle supprime le genre masculin et opte pour la mention d’un enfant (« child »), trahissant ainsi la femme derrière le traducteur (GOLDBERG, 1997, 104). Selon Lori Chamberlain, une femme traductrice et se revendiquant comme telle devrait dépasser la question du genre, le sien propre comme celui de son auteur (« one of the challenges for feminist translators is to move beyond questions of the sex of the author and translator ») afin de subvertir de manière plus subtile les préjugés liés au genre (« what must be subverted is the process by which translation complies with gender constructs ») (CHAMBERLAIN, 1988, 472). Au début du 16e siècle, Margaret Roper met déjà en application ce précepte. Elle n’enjolive rien, ne féminise rien dans le texte d’origine, mais refuse les catégories qui, d’emblée, excluent la possibilité d’une présence féminine. La traduction est donc pour Margaret un acte de foi autant qu’un acte militant. Il s’agit également d’un moyen indirect lui permettant d’exprimer son admiration envers Érasme, qu’elle considère comme son père spirituel, et de s’affirmer dans un monde d’hommes tout en feignant d’en respecter les conventions. Jonathan Goldberg l’affirme très clairement :
I take it, too, that her translation serves to further Roper’s identification with this chosen teacher and thus possibly to challenge the confinement and submission mandated by her father. For its publication moves Roper’s writing into spheres of male—male rivalry and imitations. For these reasons, I would argue that however much a tract expanding the meaning of a prayer directed to “our Father” could appear to be an exemplary instance of daughterly devotion, it might nonetheless be read as an unnatural translation. (GOLDBERG, 1997, 101)
Cette traduction, naturelle ou non, est une réécriture publiée, et donc destinée à être lue du plus grand nombre. Au-delà, elle vise à survivre à sa traductrice qui, à peine sortie de l’adolescence, voit à la fois la traduction comme une marque de continuité familiale, et comme un signe d’émancipation.
La plus jeune de ses trois filles, Mary Basset, allait poursuivre son travail en conservant des valeurs identiques. Sous le règne de Mary Tudor, elle publie plusieurs traductions de son illustre grand-père. Catholique, elle n’écrit elle-même aucun ouvrage religieux, peut-être de peur que l’affirmation de sa foi ne vienne un jour mettre sa propre vie en danger. La traduction est donc un masque protecteur. Néanmoins, elle se rattache ouvertement à un héritage personnel très riche et non moins subversif, et ses traductions les plus connues participent d’un discours familial qui vise non seulement à survivre à la famille, mais aussi et surtout à en diffuser les idéaux. Elle traduit par exemple du latin le dernier livre de son grand-père, History of the Passion, ouvrage rédigé en prison et qu’elle veut inscrire dans le patrimoine littéraire de son pays. À l’instar de sa mère, Mary Basset, lorsqu’elle traduit, ne cherche jamais à promouvoir ouvertement une quelconque autonomie féminine. Dans An Exposition of a part of the passion, elle semble même viser l’effacement absolu, tant et si bien que dans sa préface à la traduction de Mary Basset, l’imprimeur William Rastell écrit :
[…] the gentlewoman […] is no nerer to him in kynred, virtue and litterature, than in hys englishe tongue: so that it myghte seeme to have been by hys own pen indyted first, and not at all translated: suche a gyfte hath she to folowe her graundfathers vayne in wryting. (Cité par GOODRICH, 2008, 32)
Bien que ce soit Rastell, et non la traductrice en personne, qui loue l’hypothétique invisibilité de Mary Basset, l’humilité de cette dernière ne semble donc pas feinte. Elle sait que, pour éviter les attaques, elle n’a pas d’autre choix. Elle ne cherche d’ailleurs même pas à être systématiquement publiée. Ainsi, sa version de l’Histoire ecclésiastique rédigée par Eusèbe au IIIe siècle de notre ère paraîtra que des siècles après sa mort, en 1860. Cette traduction mérite pourtant que l’on s’y attarde. Alors qu’elle introduit sa traduction des cinq premiers livres de l’Histoire ecclésiastique à partir du grec, Mary Basset précise qu’elle a soumis son travail à des hommes de grande érudition (« more than one or two very wise and well learned men ») afin de recueillir leurs conseils (« desiring their advice and judgement therein »), pour s’assurer de la précision de sa propre prose (« perceive where I had swerved or varied ») et, plus généralement, de la valeur de son travail (ROSS, 2009, 163). Elle s’attache à produire une version latine du texte d’Eusèbe, puis une version anglaise. À ses yeux, passer d’abord par la prose latine s’avère nécessaire pour deux raisons bien distinctes (ROSS, 2009, 162). La première, c’est qu’elle souhaite se perfectionner à titre personnel (« for mine own exercise in the Latin tongue »). La seconde, c’est que le traducteur qui l’a précédée pour traduire Eusèbe en latin ne maîtrisait pas suffisamment le grec. Elle trouve donc sa production truffée d’inexactitudes, d’omissions et pire, de phrases de son cru, totalement inventées :
I thought this kind of study should be to me no small furtherance toward the attaining of the true sense and understanding of the author, and especially for as much as Rufinus by whom this work was (as far as I ever could hear) first translated into Latin (I mean not here anything to speak to his dispraise, for he had not taken pain thereabout, the Latin Church of likelihood this eleven hundred years and more […] should have lacked the knowledge of so godly and profitable a story) doth not in all points thoroughly perform the office of a true interpreter; sometimes altering the very sense, sometimes omitting whole sentences altogether, sometimes adding and putting to of his own. (Cité par ROSS, 2009, 162)
Derrière l’humilité apparente de la traductrice pointe un regard très critique sur la traduction de son prédécesseur et surtout, une poétique personnelle qu’il s’agit de lire en négatif. Si Mary Basset privilégie une langue simple dépourvue d’emphase, elle ne veut rien perdre en traduisant et cherche surtout à retrouver le sens d’origine des mots grecs. En d’autres termes, elle vise à conduire le lecteur vers l’auteur, et non l’inverse, et même si le sens du texte-source ne peut que se dérober dans sa propre traduction, ses exigences la mènent à ne pas renoncer à l’altérité du message originel.
2. Traduire pour l’autre
« On constate que quelques femmes ont revêtu l’habit de traductrices pour venir en aide à des hommes de leur entourage, pour les soutenir, par une collaboration étroite, dans la réalisation de leur œuvre » (DELISLE, 2002, 8). Les exemples cités par Jean Delisle dans la « Présentation » d’un ouvrage entièrement consacré à des Portraits de traductrices sont des femmes du 18e et du 19e siècle : Mme de Lavoisier traduit des écrits scientifiques, Pauline de Meulan L’histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain9, et Adélaïde Fétis-Robert une histoire de la musique. Toutes répondent à des demandes de leurs maris. Toutes traduisent pour l’autre. Qu’en est-il dans l’Angleterre de la Renaissance ?
En 1544, alors qu’elle n’a que onze ans, la jeune princesse Élisabeth Tudor, future reine d’Angleterre, dédie et offre à sa quatrième belle-mère, Catherine Parr, sa propre traduction en prose du Miroir de l’âme pécheresse (1531), ouvrage écrit en décasyllabes par Marguerite de Navarre. Ce qui peut sembler anecdotique au premier abord le devient beaucoup moins lorsque l’on sait que Marguerite elle-même avait envoyé un exemplaire de ses méditations religieuses à Anne Boleyn, la mère d’Élisabeth, aux environs de 1534-1535. Du coup, on peut supposer, sans pouvoir en acquérir la certitude, que la princesse travailla à partir de l’exemplaire de sa mère (MUELLER, 2009, 29). Dans l’ensemble, The Glass of the Sinful Soul est une traduction encore immature, plutôt littérale, mais elle a le mérite de réinsuffler la poésie de l’original dans le vers, et par conséquent, de ne pas confondre vers et poésie. En outre, ce que l’on peut donc qualifier de réécriture en prose inaugure une longue série de traductions, et surtout, elle façonne déjà une image publique – celle d’une jeune femme pieuse et vertueuse –qu’Élisabeth conservera ensuite tout au long de son règne. Un souci constant de la source anime la traductrice en herbe, qui traduit d’autant plus vigoureusement qu’elle peut s’identifier à Marguerite de Navarre, comme elle sœur aînée d’un frère aux capacités intellectuelles apparemment moindres. Ainsi, lorsque la jeune princesse traduit les passages relatifs aux Écritures, elle choisit de suivre pas à pas son modèle français et semble écarter des sources anglaises telles que la Bible de Tyndale (1525), qui venait d’être interdite par le Parlement en 1543, celle de Coverdale (1535), ou la « Great Bible » de 1540 qu’elle devait pourtant connaître. Élisabeth commet plusieurs erreurs qui, à y regarder de plus près, participent davantage d’un procédé de réécriture que d’inexactitude involontaire. Les mots lourds d’un sens potentiellement érotique, en français, deviennent neutres. Par exemple, « ardeur » se transforme en « goodness » (SHELL, 1993, 108). Fait plus marquant, lorsque Marguerite écrit : « Père, fille : O bienheureulx lignaige. / Que de doulceur, que de suavité / Vient de ceste douce paternité », Élisabeth élimine le père et écrit, en pensant sans doute à sa mère Anne Boleyn, condamnée à mort par Henri VIII pour cause d’adultère : « Mother and daughter : O happy kindred » (SHELL, 1993, 109). La substitution du masculin par le féminin s’opère de manière très significative dans un autre passage où Marguerite s’étend cette fois sur le cas d’épouses adultères mises à mort par leurs maris (« Assez en est, qui pour venger leur tort, / Par les juges les onct fait mettre à mort »). Ici, la traductrice anglaise réécrit sa propre histoire et fait mourir les époux à la place de leurs femmes : « There be inoughe of them, wiche for to avenge their wronge, did cause the judges to condemne hym to dye » (COLLINSON, 2003, 97). Curieusement, dans le manuscrit de la traduction, « hym » est barré, et remplacé par « them ». Il est difficile de dire s’il s’agit vraiment d’un repentir motivé par l’instinct de survie de la princesse ou si l’erreur n’est qu’anodine, mais cette correction ne peut que semer le doute. En traduisant le Miroir de l’âme pécheresse, Élisabeth n’avait-elle pas enfin l’occasion de laisser entendre sa voix tout en faisant parler quelqu’un d’autre ? N’y avait-il pas là une occasion tentante de se livrer à cet exercice de ventriloquisme ? La question se pose d’autant plus que, lorsque Marguerite mentionne la mansuétude d’un père envers son enfant, Élisabeth oublie de traduire le passage concerné10. Ces profondes altérations du sens se superposent naturellement aux changements que la traductrice impose à la forme de l’original. La jeune fille paraît ainsi se défaire de toute considération d’ordre poétique et rythmique en choisissant de supprimer les répétitions de l’original. Pour autant, la traduction d’Élisabeth n’est pas dépourvue de rythme, et reste un acte d’écriture avant même d’être un acte de réécriture. Dans une lettre à Catherine Parr, la princesse explique qu’elle a mis un peu d’elle-même dans ce texte (« The part I wrought in it »), et met en avant la nature spirituelle (« spiritual ») de l’exercice qu’elle vient d’accomplir (MS Cherry 36, fol. 3V). En 1548, John Bale, réformateur érudit, amende la traduction de la princesse et décide de la publier. Une fois devenue reine, Élisabeth ne semble pas voir cette entreprise d’un mauvais œil puisque sa traduction corrigée sera republiée à plusieurs reprises sous son règne.
Mary Sidney n’a, quant à elle, que quinze ans quand elle épouse William Herbert, Comte de Pembroke, qui est, lui, âgé de cinquante ans. Ce mariage lui permet de se retrouver bientôt au centre de la vie culturelle de son pays, et elle va dès lors s’adonner à des activités de mécénat pour ses amis lettrés tels que Daniel, Spenser, et Raleigh, Jonson. Tina Krontiris est formelle : « Herbert chooses to work through men » (KRONTIRIS, 1992, 64). Après la mort en 1586 de son frère, Sir Philip Sidney, à la bataille de Zutphen, elle consacrera la plus grande partie de son temps à éditer et publier ses œuvres. Si elle met constamment en avant les hommes qui l’entourent, elle-même se retranche dans le secret de la traduction, activité qui, à ses yeux, privilégie l’effacement. Elle traduit abondamment poèmes, psaumes versifiés, pièces de théâtre. Elle ne publie pas tout, loin de là, mais lorsqu’elle le fait, c’est pour honorer la mémoire de son frère. Alors qu’elle dédie la traduction de ses Psaumes11 à ce dernier, qui avait effectué une partie du travail, elle souligne ce qu’elle appelle son infériorité. Sous sa plume Marc Antoine (1578), tragédie en cinq actes de Robert Garnier, prend désormais le titre d’Antonius, a Tragedie written also in French by R. Garnier […] done in English by the Countesse of Pembroke. Il s’agit là d’une traduction publiée en 1592 qui, de manière exceptionnelle dans le cas de Mary Sidney, est directement revendiquée par sa traductrice et qui est majoritairement écrite en vers blancs12. Bien que la jeune femme s’efface en permanence devant les hommes qui l’entourent, sa traduction révèle néanmoins sa main et sa manière, cela à son insu. Cléopâtre n’y est guère à son avantage, et la langue un peu raide que la traductrice utilise pour le Chœur contraste avec la souplesse et la richesse de celle des monologues. Là où le Français se reposait entièrement sur des décasyllabes et des distiques rimés, sa traductrice garde les distiques rimés pour le Chœur et pour quelques dialogues, préférant singulariser la voix poétique de chaque personnage et recourant ainsi au vers libre pour les monologues. La pièce de Garnier n’était évidemment pas faite pour être jouée. Celle de la comtesse de Pembroke ne l’est pas non plus, mais elle semble clairement destinée à être lue à haute voix, tant la rythmique et les contrastes qu’elle y insuffle donnent corps au texte. Si, selon Walter Benjamin, une traduction réussie doit détruire l’ordre habituel de la langue pour y manifester celui de l’original (GAGNEBIN, 1994, 37), au XVIe siècle, déjà, la comtesse ne fait rien d’autre.
Après avoir restitué la visée première de la pièce de Garnier et redonné vie à la passion incarnée par Cléopâtre, Mary Sidney passe d’un univers païen à un monde chrétien, se décidant à faire parler la raison en s’identifiant à Laure, la muse de Pétrarque. En 1595, la comtesse de Pembroke travaille donc sur le Trionfo della Morte (1470) dont elle propose une traduction dont il ne reste aujourd’hui qu’un unique exemplaire manuscrit. Probablement séduite par un poème qui s’insère dans la tradition littéraire de la consolation – tradition qui la touche particulièrement du fait de la mort prématurée de son frère – et qui peut en outre fonctionner comme une allégorie protestante, la traductrice fait de Laure la joie et la sagesse incarnées. À première vue, Mary Sidney livre une version très littérale du poème italien dont elle calque le rythme, puisqu’à chaque terzina (ou terza rima) du poète correspond exactement un terzina de la traductrice, ce qui fait que la traduction anglaise possède le même nombre de vers que son modèle. Peut-être, comme l’observera Maurice Blanchot quatre siècles plus tard, Mary Sydney pense-t-elle que « [l]e sens du poème est inséparable de tous les mots, de tous les mouvements, de tous les accents du poème », imaginant qu’il « n’existe que dans cet ensemble et disparaît dès qu’on cherche à le séparer de cette forme qu’il a reçue » (cité par GENETTE, 1982, 239). Ainsi, alors qu’à première vue la comtesse efface toute trace personnelle dans sa traduction quand le poète laisse entendre la voix d’une Laure disparue, on pourrait craindre que Mary Sidney ne trouve jamais la voix qui est la sienne. En fait, il n’en est rien. Bien qu’elle néglige le jeu de mots sur « Laura » et « lauro » (qu’elle aurait pu conserver en traduisant « lauro » par « laurel tree », mais qu’elle délaisse en préférant « bay », qui a l’avantage d’être un monosyllabe), la traductrice retrouve au contraire l’éloquence dont elle se garde bien de faire montre en public. Elle se reconnaît en effet dans la personnalité de Laure, maîtresse apparemment passive que l’on ne voit jamais, mais qui tire pourtant les ficelles et manipule le poète (HANNAY, 1990, 108). Jonathan Goldberg partage cette analyse, et va même plus loin : « Mary Sidney writes in the voice of a Laura who can claim power after death, but Mary Sidney goes on living » (GOLDBERG, 1997, 119). Loin de disparaître derrière le poème, la jeune femme donne à Laure un discours émotionnel beaucoup plus intense que celui de l’original en choisissant notamment des adjectifs très forts (SIDNEY, 1998, 271), et elle fait de la muse un objet de désir, ce qui transparaît nettement dans sa traduction des vers suivant :
Even this my death, which yealds thee such annoye
Would make in thee farre greater gladnesse ryse,
Couldst thow but taste least portion of my joye.
(SIDNEY, 1998, vers 37-39)
À l’opposé de ces choix, Major Macgregor traduit les mêmes vers en aplatissant le style de Sidney, donnant de Laure une image idéalisée, dont le poète aurait avant tout aimé la pureté :
And this my loss, now mourn’d with many a tear,
Would seem a gain, and, knew you my delight
Boundless and pure, your joyful praise excite.
(PÉTRARQUE, 1879, vers 36-38)
Paradoxalement, le verbe « to taste », issu de la première traduction, semble plus sensuel et concret que le verbe « to excite » proposé par la seconde. En d’autres termes, alors que Macgregor donne priorité à la dénotation et, plus largement, au signifié au sein du texte d’arrivée, la traductrice renaissante se plaît quant à elle à tirer profit de la connotation de certains termes clés en prenant généralement appui sur ce que nous nommerions aujourd’hui une « signifiance sémantico-rythmique » (MASSEAU, 2012, 216). Mary Sidney ne se contente donc pas de traduire le sens chez Pétrarque. Elle joue non seulement sur les contrastes (« annoye » s’oppose à « joye »), mais elle fait aussi, en quelque sorte, ce que les vers d’origine disent en privilégiant dans son texte l’exactitude rythmique et prosodique afin de redonner toute sa vitalité à la langue de Pétrarque. Sa poésie est une poésie performative, scellée au sceau de l’oralité. L’allitération aisément décelable dans « greater gladness » fait ressentir au lecteur le plaisir du poète, et ce plaisir, malgré la mort de Laure, est quasiment charnel.
Ironie de l’histoire, on brandira l’exemple de Mary Sidney pour faire taire sa nièce, qui a quant à elle l’ambition de devenir écrivain et de privilégier des genres littéraires presque exclusivement réservé aux hommes. Mary Wroth est en effet priée d’imiter sa vertueuse tante (« who translated so many godly books »), et de traduire plutôt que d’écrire des textes immoraux (« lascivious tales and amorous toyes ») (Lettre d’Edward Denny à Mary Wroth, le 26 février 1621-2, reproduite dans ROBERTS, 1983, 239). Traduire, ou écrire à mots couverts, restait en effet toujours, au tournant du 17e siècle, la seule activité acceptable pour une femme de lettres.
3. Traduire pour soi
Traduire pour soi, c’est ne plus se préoccuper d’un quelconque horizon d’attente, et c’est par conséquent s’octroyer une liberté rarement permise à une femme au XVIe siècle. Les traductrices renaissantes traduisent en réalité assez peu pour elles-mêmes. Mais, lorsqu’elles le font, soit elles ne s’intéressent nullement aux enjeux de la publication, soit, étant de condition modeste, elles aspirent à devenir une autre en s’efforçant de montrer que leur origine ne les prive pas pour autant de talent. Comme le remarque Katharina M. Wilson :
Not surprisingly, the women with the most authentic and individual voices are those not belonging to the upper nobility, those not related to literary men, and those who were affiliated with socially, politically, or religiously subversive groups (i.e., those whose voices are marginalized for grounds other than their sex). (WILSON, 1987, xii)
Ce constat s’applique à première vue aux femmes écrivains. Aemilia Lanyer (1569-1645) était ainsi véritablement en avance sur son temps si l’on se fie aux témoignages de Simon Forman, astrologue qu’elle consultait fréquemment, et qui a laissé plusieurs notes décrivant son caractère. Elle tomba enceinte du Lord Chambellan Henry Carey dont elle était la maîtresse, mais préféra épouser Alfonso Lanyer, un musicien qui dépensera toute sa fortune. Cette indépendance farouche se retrouve dans le mécénat dont elle bénéficie : ses soutiens sont exclusivement des femmes d’un rang social élevé. Des hommes, elle ne veut pas dépendre.
Tout comme Isabella Whitney (154 ?-158 ?) avant elle, Aemilia Lanyer écrit et se revendique en tant que poète, mais elle ne traduit pas. Or, on trouve aussi des voix étonnamment authentiques dans des textes littéraires traduits par des femmes. Entre 1550 et 1553, Lady Jane Lumley, alors jeune mariée, produit la première traduction anglaise d’une tragédie grecque en traduisant Iphigeneia at Aulis, la pièce d’Euripide dont elle connaissait la version latine de la main d’Érasme. Sa traduction restera manuscrite, et l’histoire retiendra davantage le nom d’Elizabeth Cary, qui fit de ses traductions catholiques un acte de bravoure puisqu’elle les publia, elle qui fut aussi la première femme à écrire une pièce de théâtre, The Tragedy of Mariam (1613). Pourtant, en traduisant un texte dramatique, Jane Lumley propose aussi un acte d’écriture, et en écrivant d’abord pour elle-même, elle contourne habilement les normes établies – le patriarcat dominant alors le monde des lettres – en proposant une vision personnelle du texte d’origine. Certes, son Iphigénie en prose est une version simplifiée, abrégée et foncièrement cibliste du texte d’origine. En cela, Jane Lumley devance de quelques années à peine les recommandations de Nicholas Grimald sur ce qu’une « bonne » traduction devait être :
Howbeit looke, what rule the Rhetorician giues in precept, to bee obserued of an Oratour, in telling of his tale: that it bee short, and without ydle wordes: that it bee playn, and without derk sense: that it bee prouable, and without anye swaruing from the trouth: the same rule should be used in examining , & iudging of translation. For if it be not as brief, as the verie authors text requireth: whatso is added to perfyte style, shall appeare superfluous, & to serue rather to the making of somme paraphrase, or commentarie. Therto, if it be uttered with ynkhorne termes, & not with usuall words: or if it be phrased with wrested , or farrefetched fourmes of speeche : not fine, but harsh, not easye, but harde, not naturall, but violent is shall seeme to bee. (GRIMALD, 1556, Préface citée par MORINI, 2006, 17)
Jane Lumley offre un texte court, dépourvu de commentaires, qui privilégie l’emploi de mots simples et directs. Certes, sa traduction s’écarte de la pièce d’origine, mais il ne s’agit pas pour autant d’une quelconque « désécriture » caractérisée par ses « dérythmements » ou par son « effacement » (MESCHONNIC, 1999, 273)13. La jeune femme en propose plutôt une paraphrase, même si la sienne ne correspond en rien à celle qui se voit explicitement condamnée par Nicholas Grimald, simple variante du commentaire, et se rattache encore moins à la définition proposée par Nicholas Udall dans la préface à sa traduction des Paraphrases d’Érasme:
For a paraphrase is a plain settyng forth of a texte or sentëce more at large, with such circumstaunce of mo or other wordes, as maie make the sentëce open, clere, plain, & familiar which otherwise should perchaunce seme bare, unfruitefull, hard, straunge, rough, obscure, and derke to be understanded of any that wer either unlearned or meanely entreed (UDALL, 1548, sig. A.i).
Jane Lumley réduit le texte de départ et, de surcroît, elle ne vise pas à l’édification de son lectorat, puisque sa traduction reste manuscrite, et ne circule que dans un cercle fermé. Lumley traduit pour le plaisir et pour le défi intellectuel qu’un tel exercice représente à ses yeux. Elle peut en outre exprimer dans son interprétation une foi catholique qui s’accorde bien au personnage même d’Iphigénie. Comme le soulignent Barry Weller et Margaret Ferguson, « Lumley’s Iphigeneia partly succeeds in rhetorically transforming herself from a political victim to a Christlike martyr » (WELLER, 1994, 26-27). Il est clair que la traductrice prend son héroïne au sérieux et en fait un modèle personnel. D’une femme courageuse chez Euripide, elle devient une femme résolue, dotée d’une admirable fermeté d’âme et dont le sacrifice est relu à la lumière du catholicisme de la traductrice. Patricia Demers note ainsi que
Lumley’s Agamemnon is certain his daughter ‘is placed in heuen’ […]; this conviction, though indebted more to Erasmus’s Christian assurance that Iphigeneia is waiting for God to bring about her companionship with heaven-dwellers (‘certum est, coelitum/Illam in Deum manere contubemio’ […]) than to Euripides’ pagan concept of her ‘fellowship with Gods’ […], distils with declarative simplicity the apotheosis of the virgin-martyr. Provisionally, but without obscuring the fact that victory has depended on violence, this Christian conclusion places the perplexity of a daughter's destruction in an eschatological context (DEMERS, 1999, 37).
Iphigénie se sacrifie pour une juste cause et la mort de l’héroïne est par conséquent racontée de manière factuelle, sans pathos ni détail. Ses adieux sont dépourvus de la poésie de l’original14. On entend simplement les mots d’une héroïne résignée. La poétique de Lumley peut donc se résumer à ce que Jacques Derrida appelle « laisser tomber le corps » (DERRIDA, 1967, 312), c’est-à-dire à dégraisser le texte de départ pour mieux le réécrire et faire entendre une voix presque tranchante, où l’émotion fait place au constat. Par son refus de toute poétisation ou littérarisation, la traductrice prône une authenticité qui la dévoile véritablement en tant que sujet traduisant. Elle est, sans le savoir, aux avant-gardes de la traduction littéraire. En effet, si de nombreux traducteurs refusent déjà le mot à mot à l’époque de la Renaissance, peu s’érigent en revanche contre le polissage du texte-cible. Étienne Dolet, pour ne citer que lui, estime par exemple que bien traduire, « c’est asscavoir une liaison, & assemblement des dictons avec telle doulceur, que non seulement l’ame s’en contente, mais aussi les oreilles en sont toutes ravies, & ne se faschent jamais d’une telle harmonie de langage » (DOLET, 1540, 23). Jane Lumley, elle, ne recherche pas prioritairement l’harmonie du langage ; ce qu’elle souhaite obtenir avant tout en traduisant Iphigeneia at Aulis, c’est une transposition dynamique, rythmique, qui revendique d’elle-même sa différence et son authenticité. En d’autres termes, sa traduction se veut une équivalence, au sens où Paul Ricœur utilise ce terme : « Une bonne traduction ne peut viser qu’à une équivalence présumée, non fondée dans une identité de sens démontrable, une équivalence sans identité » (RICŒUR, 2004, 60).
Autre femme aux avant-gardes de la traduction littéraire, mais pour des raisons bien différentes, Margaret Tyler ( ?-1595) est, quant à elle, d’origine modeste, tout comme le sera Susan Du Verger quelques années plus tard (1610-1657)15. Elle est la première femme qui, en Angleterre, traduit des récits en prose, leur donne une coloration catholique qui fait alors débat, et défend ouvertement une écriture féminine. Elle s’attache ainsi à rendre partiellement en anglais El Caballero de Febo (1576) de l’Espagnol Diego Ortunez de Calahorra, et publie The Mirrour of Princely Deeds and Knighthood (1578), un roman d’amour courtois, genre encore peu accepté par les contemporains de Tyler, qui le trouvent inférieur et moralement suspect. Dans une préface qu’elle parsème d’images bibliques, elle met en avant son ancien statut de domestique, révèle ses liens avec la famille Howard et surtout, elle suggère que sa traduction répond à l’attente de ses amis et non pas à un quelconque désir de gloire :
For answere whereto gentle reader, the truth is, that as the first motion to this kind of labour came not from my selfe, so was this peece of worke put upon me by others, and they which first counsailed me to fall to worke, tooke upon them also to bee my taskemasters and overseers, least I should be idle. (TYLER, 1578, Aiii)
En somme, à l’en croire, elle traduirait presque sous la contrainte. Si la rhétorique utilisée ici est apparemment celle de la soumission16, il faut dire que la préfacière n’a d’autre choix que de se positionner ainsi car, comme le fait observer Jane Farnsworth,
[m]any male authors take a similar stance of humility, of unwillingness, in their dedications, but for women, whose right and ability to write and publish was open to serious question, it was an absolute necessity to safeguard their personal reputation from any suggestion of immodesty and pride. (FARNSWORTH, 2004, 333)
Première femme à publier un ouvrage en prose en Angleterre, mais aussi la première à traduire un ouvrage de ce genre sans recourir à une traduction française, Margaret Tyler doit se justifier et se parer de toutes les vertus morale afin de préserver sa réputation, d’où l’importance de sa préface (TYLER, 1578, Aii-Aiv).
En dépit des efforts de ces femmes pour se parer d’une irréprochable vertu, les traductrices restent mal vues. Alors que toutes s’engagent, souvent consciemment, dans une aventure littéraire qui vise à transformer la langue, peu d’entre d’elles reçoivent les encouragements que mériterait une telle entreprise. Leur poétique, bien que toujours marquée au sceau de l’indirection, révèle trop profondément leur intelligence, leur sensibilité et leur caractère pour qu’elles passent inaperçues. Si, au cours du XVIIe siècle, les femmes traductrices se multiplient et se professionnalisent, bon nombre d’entre elles préfèrent garder l’anonymat et se cantonner à la traduction d’ouvrages littéraires contemporains afin de ne pas empiéter sur les œuvres grecques et latines, territoire alors réservé aux hommes. Leur marge de liberté reste par conséquent réduite, et les contemporaines d’Aphra Behn (1640-1689) qui s’adonnent à la pratique de la traduction observeront même un net recul par rapport au travail de celles qui les ont précédées. En effet, alors que la Renaissance éprouvait une certaine forme de respect pour les férues de culture gréco-latine, on ne se préoccupe plus guère sous la Restauration de l’éducation des femmes dans ce domaine (SHERRY, 1996, 52). Dès lors, traduire l’héritage antique devient mission quasiment impossible pour ces dernières. Si une poétique féminine et plurielle du traduire existe déjà au 16e siècle, cette poétique fragile ne se perpétue donc pas aisément, et sa reconnaissance devra attendre encore plusieurs siècles.
Conclusion : Poétique(s) du moi
On a longtemps fait taire les traductrices de la Renaissance. Dans un passage désormais célèbre de A Room of One’s Own, Virginia Woolf regrette d’ailleurs de ne pouvoir en savoir davantage sur les femmes de lettres avant le 18e siècle, faute d’ouvrages disponibles à leur sujet : « […] nothing is known about women before the eighteenth century. I have no model in my mind to turn about this way and that » (WOOLF, 1929, 68-69). Que dire, alors, de celles qui, avant le 18e siècle, ont pratiqué la réécriture, et non l’écriture en tant que telle? Isolées, vulnérables, ce n’est qu’à la fin du 20e siècle qu’elles ont commencé à avoir un nom et un visage. Le processus ainsi enclenché se poursuit de nos jours afin de restituer leur voix et d’être à même d’écrire l’histoire culturelle de leur résistance – une résistance d’ordre littéraire, esthétique, et politique (VON FLOTOW, 1997, 69).
Cette histoire est d’autant plus difficile à retracer que ces traductions féminines de la Renaissance anglaise n’ont que peu de rapports entre elles et ne possèdent donc aucune réelle homogénéité. Seule une vision d’ensemble de ces réécritures permet au critique de comprendre quelles orientations ont pu être tour à tour favorisées par les traductrices, cela en fonction du genre traduit. Ces dernières pratiquent assez peu la retraduction (à l’exception de la retraduction des écrits religieux), car arpenter un chemin déjà parcouru était contraire à leur désir d’indépendance. Femmes fortes cantonnées à une place marginale dans la société, elles s’expriment en mettant à la fois en valeur l’altérité du texte-source et l’identité de l’auteur ou de l’un de ses personnages afin de mieux organiser leur propre subjectivité.
Il est donc peu conforme à la vérité historique de dire que les traductrices de la Renaissance, parfois jugées plus serviles que les hommes dans leurs pratiques traductives, auraient pu favoriser l’essor de « l’annexion » (MESCHONNIC, 1973, 307) dans leurs « ré-énonciations » respectives (MESCHONNIC, 1973, 305). Même si la tendance à l’ethnocentrisme n’est pas complètement absente des traductions mentionnées ici, l’étrange, ou l’étranger, ne fait pour autant pas peur aux traductrices du 16e siècle, qui certes aiment la clarté, mais qui ne renonceraient pour rien au monde à ce qu’on pourrait appeler la force de frappe du texte qu’elles traduisent. Toutes se distinguent d’ailleurs par un primat du rythme qui ne conduit ni à « l’adaptation lettre morte », ni à « l’assimilation », ni à un « calque littéraliste », mais à un véritable discours littéraire marqué par l’oralité (MESCHONNIC, 1999, 538).
Quels que soient leurs horizons d’attente, les traductrices de la Renaissance ont donc forgé de nouvelles stratégies d’écriture, pas simplement pour échapper à l’emprise des hommes, mais d’abord pour tenter d’approfondir la connaissance qu’elles pouvaient avoir d’elles-mêmes. Le titre d’un grand poème de Sir John Davies, Nosce te ipsum (1599), aurait pu leur servir de devise. De nos jours, il est inimaginable de dissocier la traduction de l’écriture proprement dite. Au XVIe siècle, époque où une traductrice est d’abord et avant tout un écrivain – une femme dissimulée derrière le masque d’un homme pour pouvoir paradoxalement exister par elle-même – on le pouvait moins que jamais, tant il était vrai qu’alors, la traduction était considérée comme le lieu privilégié pour l’élaboration d’une poétique du moi.