Dans le prélude à son sixième roman, Breakfast On Pluto, Patrick McCabe remet en perspective l’Irlande conflictuelle dans laquelle évolue son personnage principal, Patrick Pussy Braden, un travesti habitant un village imaginaire à la frontière des deux Irlandes. C’est également l’occasion pour lui d’introduire la question du genre de ce personnage comme l’une des thématiques principales du roman, interpelant d’emblée le lecteur. L’auteur présente en effet Braden d’abord au masculin : « Dans le village de Tyreelin (1 500 hab.), au sud de la frontière irlandaise, naît un jeune garçon » (MCCABE, 2011, 11). Quelques lignes plus loin, cependant, McCabe parle de « notre héro(ïne) monsieur Patrick Pussy Braden » (MCCABE, 2011, 12), puis revient à un simple « monsieur Patrick Braden » (MCCABE, 2011, 13) avant de réintroduire dans l’équation Pussy, le nom ultra-féminin que s’est choisi Braden : « Paddy Pussy, prostitué travesti » (MCCABE, 2011, 13). L’image que l’auteur nous renvoie de Braden, dans ce va-et-vient entre féminin et masculin, met à mal la notion de frontière, géographique, psychique et genrée. Pour McCabe, les frontières sont fragiles, perméables et arbitraires, telle la frontière qui sépare l’Irlande et l’Irlande du Nord, « dessinée par un ivrogne, aussi tremblante et trompeuse que celle qui sépare la vie et la mort » (MCCABE, 2011, 13).
Ce choix de jouer avec les frontières du genre soulève moins de problèmes grammaticaux en anglais qu’en français, car c’est au niveau de la sémantique que l’on retrouve la notion de genre : « With regard to grammatical gender, as a matter of fact, Modern English is a neutral language […]. Gender in English is primarily a semantic category »1 (CASAGRANDA, 2011, 206). La traduction vers le français implique de se poser très tôt la question de l’accord grammatical, tout spécialement dans le cadre d’une narration à la première personne du singulier, comme c’est le cas avec Breakfast On Pluto. En écrivant son autobiographie, Braden veut faire entendre sa voix, une voix distincte et subversive, loin de toute neutralité. Il appartient à la traductrice de faire parler cette voix en français et, pour ce faire, il lui faut cerner la voix narrative de Braden et lui assigner un genre en conséquence2. Ce choix doit résulter d’une lecture et d’une étude attentive du personnage, car « la traduction est portée par une interprétation qui la précède » (MESCHONNIC, 1999, 131). Comment Braden nous est-il/elle présenté(e) tout au long du roman ? Le lecteur peut-il se fier à la narration du protagoniste ? Que faire du regard de l’autre ? Quelle place le récit accorde-t-il au genre dans la quête d’identité de Braden ? De nombreux choix de traduction dépendent de ces questions.
Dans un premier temps, nous aborderons l’instabilité genrée et psychique de Patrick Pussy Braden, avant d’étudier les différents regards que les autres personnages portent sur notre protagoniste. Ceci nous permettra, dans un troisième et dernier temps, de démontrer l’importance du choix d’une voix féminine dans notre traduction (publiée aux éditions Asphalte en 2011).
1. « Notre héro(ïne), monsieur Patrick Pussy Braden » : genre et instabilité
Breakfast On Pluto est un roman narré à la première personne du singulier : le lecteur plonge ainsi immédiatement dans la tête et l’univers du personnage principal, Patrick Pussy Braden. Ce lien intime qui se forme entre Braden et le lecteur est renforcé par la forme particulière que prend le livre, entre biographie, journal intime et fiction : Braden retrace son parcours singulier de travesti irlandais habitant un petit village, Tyreelin, à la frontière entre les deux Irlandes dans les années 1970, et les événements de sa vie personnelle s’entrecroisent avec des épisodes de la vie d’autres personnages. Ces instantanés prennent la forme d’essais dont on suppose que Braden est l’auteur, comme indiqué explicitement dans le titre du chapitre 32, consacré à la jeunesse de son père : « Visites de nuit (par P. Braden, unité 7) » (MCCABE, 2011, 125). Avant d’entrer dans le vif du sujet, l’autobiographie écrite par Braden (« Patrick Braden : sa vie, son époque »), deux chapitres informels servent d’introduction et plongent le lecteur dans le style à la fois effréné, subversif et introspectif qui caractérise la voix de Braden. Le titre anglais de ce premier chapitre informel attribue d’emblée un genre au narrateur (« I Was a High-Class Escort Girl », MCCABE, 2005, 1) qui a été conservé en français : « J’ai été une escort de luxe » (MCCABE, 2011, 15). Le genre féminin est confirmé dès le premier paragraphe, lorsque Braden, encore anonyme à ce moment du récit, se désigne sous la formule « cette pauvre vieille chérie-chat-chat » (MCCABE, 2011, 15) et, quelques lignes plus loin, « cette chère demoiselle » (MCCABE, 2011, 16) et « douce petite minette » (MCCABE, 2011, 16). Dans le reste du chapitre, Braden se présente clairement au féminin, allant jusqu’à faire usage du pronom « elle » dans une scène fantasmée, où elle s’imagine en train de prendre « d’assaut […] les podiums des défilés de mode du monde entier » (MCCABE, 2011, 16) tout en minaudant de façon exagérée (« Ooh ! s’écriait-elle, je vous l’ai déjà dit, prenez mon meilleur profil, darling ! », MCCABE, 2011, 16), avant de s’éloigner « au pas de course au bras de monsieur Ténébreux » (MCCABE, 2011, 16).
Ce féminin relève cependant bel et bien du fantasme d’un point de vue biologique, et certains passages de ce premier chapitre informel viennent désarçonner le lecteur. Dès le second paragraphe, Braden mentionne le surnom actuel que lui ont attribué les jeunes hommes de son quartier : « Old Mother Riley they call me around here » (MCCABE, 2005, 1). Ce surnom n’a rien d’anodin : si au premier abord il semble indiquer que ces hommes considèrent Braden au féminin (lorsqu’ils l’interpellent, ils utilisent « darlin’ » et « Mrs Riley »), il jette néanmoins le trouble sur le genre du narrateur. Il fait en effet référence à un personnage célèbre du music-hall britannique, une dame d’un certain âge, irlandaise et blanchisseuse de profession, mais interprétée par un homme grimé en femme. Old Mother Riley, en somme, est un être entre deux âges et entre deux sexes. Ce surnom revêt ainsi une importance particulière car il instaure une notion d’instabilité genrée chez le personnage principal, notion qui est au cœur de Breakfast On Pluto. Se pose alors la question de cette référence au moment de traduire. Nous avons décidé de la conserver en français (« la mère Riley, c’est comme ça qu’ils m’appellent dans le coin », MCCABE, 2011, 16), en ajoutant en note de bas de page des précisions sur la nature et l’origine de ce personnage. Choisir d’expliciter une référence culturelle dans une note n’est jamais entièrement satisfaisant, aussi bien pour le lecteur que pour le traducteur. Cette solution permettait néanmoins de ne pas supprimer complètement cette indication importante, faute d’équivalent culturel adéquat. Quelques lignes plus loin, le flou genré s’installe pour de bon lorsque le narrateur révèle son nom officiel, « ce cher Patrick Braden » (MCCABE, 2011, 16), qui réintroduit le masculin dans l’histoire. Ce masculin reste cependant encadré en anglais par « darling » (MCCABE, 2005, 2) d’un côté (beaucoup plus caractéristique du féminin que le « cher » de la version française) et « sweetness pussy kit-kit » de l’autre. Le masculin est certes féminisé, mais il se trouve au centre de l’identité.
Le second chapitre informel (« Conseil du docteur Terence ») tisse le fil de cette ambigüité et qualifie Braden tantôt au féminin, tantôt au masculin. La mise en avant de ce va-et-vient relève ici d’un choix de traduction : la caractérisation anglaise est plus vague dans ce passage, mais le français oblige à faire un choix genré de par l’utilisation d’adjectifs. Dans un souci de cohérence avec la voix féminine utilisée par Braden dans le chapitre précédent, nous avons opté pour le féminin lorsque le personnage s’exprime : « contrariée » (MCCABE, 2011, 17), « contente » (MCCABE, 2011, 17), « ridiculisée » (MCCABE, 2011, 17), « supposée » (MCCABE, 2011, 18), « embêtée » (MCCABE, 2011, 18). Il s’agissait également de conserver une cohérence avec une autre scène fantasmée dans ce chapitre, dans laquelle Braden imagine le docteur Terence lui déclarant sa flamme, et qui lui permet d’introduire par la même occasion son alter-ego féminin, Pussy : « Pussy est à moi ! Elle est à moi et a sa place ici ! Avec moi » (MCCABE, 2011, 18). Le masculin reste présent, même si c’est de façon plus subtile. Le surnom que le docteur Terence donne à Braden a une connotation masculine forte, au niveau grammatical (aucune version féminine n’existe) et historique, ce métier ayant été généralement réservé aux hommes : « my old friend, the scribe » (MCCABE, 2005, 3), « mon vieil ami le scribe » (MCCABE, 2011, 17). D’autres scènes du roman confirment que Terence considère Braden au masculin et viennent appuyer les choix de traduction qui en découlent. Il s’adresse à « Patrick » (MCCABE, 2011, 146) et non à Pussy, et dans le chapitre 34, il a cette phrase éloquente : « Alors, tu vivais vraiment comme une femme, à ce moment-là ? » (MCCABE, 2011, 140). Le « vivre comme » souligne que Patrick se fait seulement passer pour une femme : il n’en est pas une. Pour son médecin, Patrick reste un être de sexe masculin. Il n’est pas surprenant non plus que l’autre personnage dont Braden rapporte les propos dans le second chapitre informel suive cette voie/voix du masculin. Il s’agit du professeur de littérature de Braden à l’époque du lycée, qu’on nous présente sous le sobriquet d’« Egan le Binoclard » (MCCABE, 2011, 18). L’utilisation du discours direct, et non du discours indirect ou narrativisé, donne voix à cet épisode du passé, à Egan et à sa vision de Braden :
At school, Peepers Egan used to say: "Braden! These essays of yours—they’re absolutely wonderful! If only you’d settle down! You could be so good!" (MCCABE, 2005, 4).
Au lycée, Egan le Binoclard me disait : « Braden ! Vos rédactions – elles sont absolument fabuleuses ! Si seulement vous étiez plus sérieux ! Vous avez un tel potentiel ! » (MCCABE, 2011, 18)
Dans la version anglaise, c’est le « Braden ! » péremptoire qui rappelle qu’Egan s’adresse à Patrick Braden, l’adolescent fréquentant un établissement religieux (le lycée Saint-Martin de Tyreelin) qui désapprouve et sanctionne ce qui sort de la norme. La version française permet d’accentuer la présence du masculin à travers l’adjectif « sérieux ». Enfin, ce second chapitre informel offre l’exemple le plus significatif de cette présence centrale du masculin dans l’identité et la vie du personnage principal, à travers le titre illustrant son autobiographie : « The Life and Times of Patrick Braden » (MCCABE, 2005, 5), que nous avons traduit par « Patrick Braden : sa vie, son époque » (MCCABE, 2011, 19). Ce titre est significatif car il relève d’un choix troublant de la part de Braden, qui décide de ne mentionner que son prénom officiel, masculin, en omettant Pussy. On aurait très bien pu imaginer un « Patrick Pussy Braden » aisément glissé dans le titre. En faisant ce choix-là, Braden sème volontairement le doute sur la façon dont il/elle se perçoit et ramène cette question du genre à la sphère de l’intime.
Cette remise en question arrive habituellement de l’extérieur : le roman rapporte de nombreuses occasions où le regard de l’autre vient questionner l’identité genrée de Braden. Ce glissement vers l’introspection, vers le moi de Braden, que produit ce « Patrick Braden » dans le titre de son autobiographie instaure une instabilité genrée encore plus importante, car le narrateur lui-même semble douter de son identité. La focalisation interne du récit rend le lecteur dépendant, presque prisonnier, de Braden et de son point de vue, et la confiance initiale que le lecteur lui alloue se retrouve mise à mal dès les premières pages. Comment donner foi au récit de ce personnage, si ce dernier se révèle instable dès le début ? Cette question se pose d’autant plus que cette instabilité genrée fait écho à l’instabilité narrative qui s’installe et s’intensifie au fil des pages. Les cinquante-six chapitres qui forment le récit intitulé « Patrick Braden : sa vie, son époque » sont l’œuvre autoproclamée de Braden : « Je ne regrette pas d’avoir écrit tout ça (j’ai fini par trouver un titre – Patrick Braden : sa vie, son époque – original, non ?) » (MCCABE, 2011, 18). La longueur de ces chapitres varie, mais ils restent dans l’ensemble courts (ils ne dépassent bien souvent pas les trois pages) et viennent mettre en évidence la frénésie intérieure du protagoniste, tout comme la syntaxe qui multiplie les virgules et les phrases à rallonge où se mêlent faits et commentaires, passé et présent, réalité et fantasme. Le lecteur se retrouve soumis à ce rythme narratif très soutenu et singulier qui lui fait expérimenter directement et personnellement la dégradation psychique progressive de Braden. La première moitié du roman se plie à une chronologie assez cohérente : on suit Braden de l’enfance à l’âge adulte, ce qui lui permet de présenter sa naissance et sa famille atypiques, ses deux meilleurs amis (Irwin et Charlie), ses premiers amants, ses premières altercations dans son petit village natal sur fond de tensions nationales, jusqu’à son départ pour Londres qui marque ses débuts d’escort. Si l’on saute rapidement d’une scène à une autre, Braden s’efforce de créer un enchaînement logique, en rebondissant par exemple sur la phrase concluant le chapitre précédent :
Et on a continué de la sorte, sans avoir jamais l’intention de nous arrêter, pendant toute la période du lycée ! [Chapitre 6 : L’Adolescent Le Plus Populaire] Ce qui a dû être difficile à certains moments pour Charlie, parce qu’il faut bien l’avouer, entre le fameux épisode des « petites » culottes et d’autres similaires dans lesquels je ne vais pas me lancer maintenant, plus le temps passait, plus il devenait tout à fait évident que je n’allais pas devenir en grandissant « L’Adolescent Le Plus Populaire » de la ville ! (MCCABE, 2011, 32-33)
Les choses se compliquent vers le milieu du récit, au chapitre 26, lorsque Braden évoque le départ soudain et inattendu du docteur Terence, son psychiatre attitré qui apparaît dès les premières pages du roman. Après cela, la narration devient plus complexe, effectue des retours en arrière anarchiques et brouille définitivement les pistes entre fantasme et réalité. Le lecteur discerne alors difficilement le vrai du faux. Cette narration décousue reflète en fait la dépression nerveuse du personnage. L’événement déclencheur est évoqué au chapitre 31, quand une femme avec qui Braden entretient une relation mère/fils très ambiguë trahit sa confiance et salit le souvenir de sa mère biologique : « Terence m’a dit que tout découlait de ce moment-là. "Depuis, tu n’as plus vraiment été parmi nous, n’est-ce pas ?", et je suis en quelque sorte bien obligée de l’admettre » (MCCABE, 2011, 123). Un autre traumatisme s’ajoute à celui-ci : fragilisé physiquement et mentalement par un attentat à la bombe auquel il/elle a réchappé de justesse, Braden se retrouve soupçonné(e) par la police d’être à l’origine de cet attentat. S’en suit un interrogatoire long et éprouvant. Déjà entre deux genres, Braden se retrouve entre deux mondes et finit par se dématérialiser, devenant « une silhouette qui tend un doigt accusateur » (MCCABE, 2011, 161), une « vengeresse en lurex » mais à la « voix rauque » (MCCABE, 2011, 161).
Dans sa folie, Patrick Pussy devient alors réellement cette « créature parfumée de la nuit » (MCCABE, 2011, 16), instable et indéterminée, un statut qu’il/elle embrasse pleinement : « "Reviens sur terre !", mais non – "Je crois bien que j’ai eu mon compte !" s’écriait [Pussy] » (MCCABE, 2011, 140). Le lecteur se retrouve dans une position inconfortable et tout aussi instable qui le pousse à une remise en question du protagoniste, du regard que celui-ci porte sur le monde mais également sur lui-même. Si le moi de Braden est instable, comment pourrait-il ne pas contaminer le soi, la construction sociale du personnage ? Cette remise en question amène à considérer le regard que les autres portent sur lui/elle et la façon dont ils interrogent son identité genrée. Le regard de l’autre se révèle tout aussi important si l’on souhaite mieux comprendre le personnage principal de Breakfast On Pluto, car comme le rappelle Charles Taylor : « Ma définition de moi-même s’entend comme une réponse à la question "qui suis-je ?". Et cette question trouve son sens originel dans le dialogue entre locuteurs » (TAYLOR, 1998, 56).
2. « Tu es bizarre dans ton genre » : entre rejet et acceptation, Patrick Pussy Braden vu(e) par les autres
Si le moi peut exister de façon autonome, le soi a besoin de l’autre pour se développer, pour s’accomplir. Dans L’esprit, le soi et la société, George H. Mead explique que le soi « peut être évoqué en [l’]absence » du sujet (210-211), contrairement au moi. Le soi relève de la construction sociale de l’individu, il prend en compte le regard de l’autre dans la constitution de l’identité : « il faut être le membre d’une communauté pour être un soi » (MEAD, 2006, 229). Sans l’autre, impossible de se réaliser complètement, et Braden en a pleinement conscience. C’est ce besoin d’appartenir, à une famille, à une communauté, qui l’anime depuis l’enfance et qui se trouve au centre de son parcours et de son identité. Fruit d’une liaison interdite entre un ecclésiastique et une jeune fille de Tyreelin, Braden cherche sans cesse à se recréer un cocon familial dont il/elle a été privé(e) enfant. Ce désir transparaît dès les premières pages du récit (« Pussy est à moi ! Elle est à moi et elle a sa place ici ! », MCCABE, 2011, 18) et conclut le roman sur ces mots : « Il est à nous » (MCCABE, 2011, 201). Le bonheur de Braden dépend donc des autres : c’est dans leur regard que son identité et sa quête peuvent s’accomplir. La traductrice doit alors se poser la question de ce regard extérieur, pour pouvoir mieux appréhender Braden ainsi que le monde dans lequel il/elle évolue. Pour faire parler ce personnage dans toute sa complexité, il est nécessaire d’écouter la voix de ceux qui croisent son chemin.
L’environnement qui est celui de Braden pendant une grande partie du récit offre, sans grande surprise, son lot de réactions négatives à son encontre : comment pourrait-il en être autrement dans un petit village des plus traditionnels, se trouvant qui plus est au cœur du conflit nord-irlandais, à une période où les tensions donnent lieu à des actes de violence de plus en plus nombreux ? La violence ambiante est d’autant plus forte qu’elle vient de l’intérieur, du village même, et s’en prend aux habitants qui sont perçus comme différents, à part. Braden mentionne par exemple l’exécution d’un jeune trisomique, Laurence Feely, un événement qui a été « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase » (MCCABE, 2011, 59). C’est ce qui pousse Braden à partir de Tyreelin pour la première fois : « Je crois qu’il a été le premier garçon trisomique assassiné pendant le conflit nord-irlandais. Le premier à Tyreelin, en tout cas » (MCCABE, 2011, 60). La population locale accepte difficilement ce qui vient perturber l’équilibre fragile de leur communauté, et elle n’hésite pas à le faire savoir : le travestissement de Braden lui attire railleries, insultes et quolibets. Les autres font tout pour lui rappeler qu’il est un homme et qu’il reste un homme, en dépit de ses robes, de son maquillage et de ses froufrous. Ceci est mentionné explicitement dans certains passages, facilitant les choix de traduction au niveau du genre : « Lovely boy ! » (MCCABE, 2005, 14) devient « Mon mignon ! » (MCCABE, 2011, 28), et « Do you see him… » (MCCABE, 2005, 43) devient « Est-ce que tu l’as vu… » (MCCABE, 2011, 57). Cette volonté généralisée de ramener sans cesse Braden à son masculin a guidé la traduction de certains passages où le genre grammatical reste neutre en anglais. Dans le chapitre 29, Braden évoque certaines des railleries qu’on lui a lancées dans les rues de Tyreelin, notamment « Ooh, you are awfuls » (MCCABE, 2005, 105). Le genre de l’adjectif en français est laissé à l’appréciation de la traductrice, qui pourrait aussi bien avoir recours au féminin utilisé de façon ironique dans ce contexte précis. Notre choix de traduction a été fait dans l’optique de renforcer ce masculin martelé par la population locale, tout en reproduisant un registre oral et familier (induit par le « awfuls ») : « Ooh, t’es dégoûtant » (MCCABE, 2011, 114). Ces phrases sont assenées sans locuteur spécifique et reflètent une attitude collective de rejet à l’encontre de Braden.
La volonté du personnage principal de s’affirmer en tant que femme l’aliène de la communauté en général, mais pas seulement : à un niveau individuel, elle détruit certaines de ses relations clés. Braden s’entiche de plusieurs personnes tout au long du roman, mais ce n’est qu’au chapitre 52, dans les dernières pages du livre, qu’il/elle croit enfin connaître le grand amour. Le chapitre, intitulé « Je suis amoureuse ! » (MCCABE, 2011, 191), souligne la nouveauté de ce sentiment et son caractère exceptionnel : « Enfin c’est arrivé ! Je suis amoureuse ! […] [Terence] ne peut vraiment pas savoir ce que c’était, le jour où c’est arrivé, le tout premier jour où je l’ai ressenti en moi, rayonnant tel un soleil ! » (MCCABE, 2011, 192). Mais ce sentiment n’est pas réciproque : Brendan Cleeve, l’objet de son affection, reste parfaitement indifférent à Braden. Il semble contaminé par l’attitude générale de Tyreelin, qui a adopté une autre forme de rejet à l’encontre de Braden quand il/elle est revenu(e) s’installer au village après son séjour à Londres :
J’étais sûre que ce n’était qu’une blague, vous voyez, et que les gens étaient bien habitués à moi depuis le temps. (J’avais tort, évidemment – je le sais bien maintenant. La seule raison pour laquelle les : « Salut, honky tonks » et autres : « Ooh, t’es dégoûtant » avaient cessé, c’était parce qu’ils ne voulaient plus du tout avoir affaire à moi.) (MCCABE, 2011, 114)
Braden essaie d’attirer son attention dans le pub qu’ils fréquentent tous les deux, mais lorsque Cleeve croise enfin son regard, c’est comme s’il ne le/la voyait pas : « il regardait à travers moi comme si je n’étais pas là » (MCCABE, 2011, 195). Pour Cleeve, le flou genré de Braden rend ce dernier invisible, non existant. C’est bien cette question du genre que pose son regard « marron vitreux, de marbre » (MCCABE, 2011, 196) : « T’es qui, ou plutôt t’es quoi, toi ? » (MCCABE, 2011, 196). Notre traduction insiste sur cette interrogation du genre comme centrale à l’identité de Braden : là où la phrase anglaise insiste sur le « quoi » (« Who or what are you ? », MCCABE, 2005, 193), la solution française met également l’accent sur le sujet, répété par le « toi » et encadrant cette interrogation sur le genre, pour souligner à quel point identité et genre sont liés chez Braden. Ni homme, ni femme, Braden se voit refuser la possibilité d’une véritable histoire d’amour.
Le personnage se voit également refuser toute relation familiale épanouissante, que ce soit par sa mère adoptive qu’il/elle surnomme « Braden la Moustachue » (MCCABE, 2011, 23) ou par son père biologique, le père Bernard McIvor, pasteur de Tyreelin. Sa mère adoptive est loin du portrait de la mère affectueuse et exemplaire : elle est plus intéressée par les allocations qu’elle touche pour sa nombreuse progéniture que par ses enfants en eux-mêmes, et elle boit, fume et jure en leur présence. On est bien loin de l’idéal féminin que Braden projette sur sa mère biologique qui a disparu à sa naissance, mais qui avait la réputation d’être « aussi belle que Mitzi Gaynor » (MCCABE, 2011, 23). Sa mère adoptive reste une maman entre guillemets (« "maman" », MCCABE, 2011, 23), poilue et moustachue, aux attitudes masculines. Elle semble rejeter le féminin en elle, et c’est donc sans surprise qu’elle réagit violemment lorsqu’elle surprend Braden la première fois qu’il se travestit : « La Moustachue m’agrippe et commence à hurler et – à me ficher des claques, vous vous rendez compte ! – en me disant que ça y est, on a vraiment touché le fond – et là, chose incroyable, elle s’effondre complètement en larmes ! » (MCCABE, 2011, 27). Braden semble faire rapidement le deuil de cette relation, mais les choses ne sont pas aussi simples quand il s’agit de son père. Ce lien filial est déterminant sur bien des points et forme l’un des fils conducteurs du récit : Braden décide d’ouvrir le premier chapitre de son autobiographie dans l’église de son père, c’est à lui qu’il/elle adresse ses premières rédactions, et son besoin obsessionnel de reconnaissance paternelle l’anime sans cesse. Braden plaisante même (à moitié ?) sur l’influence que son père a pu avoir sur son travestissement : « Le père Bernard McIvor […] revêt l’habit sacerdotal qui, un psychiatre mal renseigné l’affirmerait par la suite, serait partiellement responsable de l’attirance de son fils pour les frivoles toilettes du sexe opposé » (MCCABE, 2011, 22). Si Braden se contenterait « même d’un hochement de tête » (MCCABE, 2011, 71), son père est incapable de lui adresser le moindre signe de reconnaissance, au propre comme au figuré. Il rejette Braden par cette absence de reconnaissance, une absence qui se matérialise physiquement lorsque Braden tente de le confronter dans son église mais se retrouve face à un autre pasteur : « "Bonjour, papa", ai-je sorti, agenouillée dans l’obscurité, et vous pouvez imaginer le choc que j’ai eu quand j’ai vu que ce n’était pas lui. Tout ce que je voyais, c’était ce gamin à peine plus âgé que moi qui me regardait à travers le grillage » (MCCABE, 2011, 75). Toute confrontation se fait indirectement, à l’écrit d’abord avec ces lettres que Braden adresse à son père mais qui restent sans réponse, avant d’éclater dans une des scènes finales du roman. Le chapitre 48, « Une église en feu », assouvit ce désir de Braden de confronter son père dans son église et de le forcer enfin à reconnaître son existence. La scène, cependant, relève du fantasme, car Braden la présente comme une invention de son crû dans les lignes qui précèdent le chapitre : « Je déteste relire le passage suivant […]. Je ne pense plus rien de tout ça » (MCCABE, 2011, 178). La scène reste néanmoins très parlante, car elle donne à voir la façon dont Braden se sent perçu(e) par son père. Le père Bernard ne reconnaît pas cette « femme au foulard sur la tête et au manteau miteux » (MCCABE, 2011, 180), même lorsque Pussy se révèle : « Qui – qui diable êtes-vous ? Et que faites-vous dans mon église ? » (MCCABE, 2011, 181). Pour le père Bernard, Braden ne peut être qu’un homme (« Oh non ! C’est lui ! Mon mystérieux fils ! », MCCABE, 2011, 180), ce qui conduit son fils à s’insurger : « ce qui amenait la question, bien sûr – qu’est-ce qu’il voulait dire par… lui ? » (MCCABE, 2011, 180). Le père Bernard le rejette ainsi sur tous les plans : ni fils, ni fille, Braden est perdant(e) quel que soit son genre.
Ces exemples peuvent faire penser que Braden n’a jamais été accepté(e), que cette attitude de rejet était généralisée, d’où la question légitime que pose le docteur Terence : « était-ce la ville tout entière qui en avait après toi […] ? » (MCCABE, 2011, 188). La réponse du protagoniste est franche et immédiate : « Mais bien sûr que non ! Une petite minorité était responsable – le genre de personnes qui n’étaient pas heureuses et qui semblaient n’avoir rien de mieux à faire de leur vie que s’assurer que personne d’autre ne le soit » (MCCABE, 2011, 188). Le récit introduit d’autres personnages qui posent un regard bien plus positif sur Patrick Pussy Braden. Braden fait la connaissance de l’un d’entre eux, un ancien boxeur surnommé l’Éléphant, à bord du ferry qui l’emmène vers l’Angleterre. Comme son surnom et son métier l’indiquent, c’est l’incarnation du mâle par excellence, une brute qui se révèle sensible (« Et là, que fait-il – il se met à pleurer ! », MCCABE, 2011, 69) et qui tombe sous le charme de Braden. Il s’interroge sur la façon féminine dont Braden s’habille, mais il se laisse aller à son attirance sans hésitation. Cette acceptation de la transgression genrée de Braden par une incarnation classique du masculin la charge de toute une symbolique, ce que nous avons souhaité souligner dans notre traduction :
‘You’re a funny class of a buck!’ he says. ‘Dressed like that… would you not be afraid… ?’ (MCCABE, 2005, 56)
« Tu es bizarre dans ton genre ! a-t-il dit. Attifé comme ça… tu n’as pas peur que… ? » (MCCABE, 2011, 68)
Le terme anglais « buck » désigne dans l’argot irlandais un homme ; une solution de traduction plus littérale aurait ainsi donné : « Tu es bizarre, comme gars ». Notre choix permettait cependant de jouer sur le sens de « genre » tout en gardant une certaine oralité dans l’expression. La façon familière dont Éléphant s’exprime est également rendue par « attifé », là où « habillé » aurait pu être utilisé, et le masculin sémantique de « buck » est retranscrit par l’accord au masculin en français.
Un autre personnage, plus développé celui-ci, permet d’explorer ce regard positif posé sur le trouble genré de Braden. Bert, chanteur du dimanche, s’entiche de Braden dans un bar à Londres et l’accepte entièrement, dans son masculin comme dans son féminin : « il ne pouvait tout simplement pas se passer des Paddies et des Pussies » (MCCABE, 2011, 98). Sa façon de percevoir Braden n’est pas statique, elle va et vient entre les deux genres. Le soir de leur rencontre, il s’adresse à Patrick (« Patrick, mon ami ! », MCCABE, 2011, 92) et lui demande d’emménager avec lui, en faisant croire à sa logeuse que Braden est son neveu : « On dira que tu es mon neveu ! » (MCCABE, 2011, 93). Ces indications ont notamment aidé à déterminer le genre grammatical dans la traduction d’une phrase qui, prise hors contexte, est neutre en anglais (« You want to hear it, my young friend ? », MCCABE, 2005, 80) : « Tu veux l’entendre, mon jeune ami ? » (MCCABE, 2011, 92). Un peu plus loin dans le récit, on apprend que Braden se produit avec Bert lors de ses concerts dominicaux, et c’est en femme qu’on le présente : « Ce matin, j’ai une invitée très spéciale ! Venue tout droit de l’île d’émeraude – voici mademoiselle Dusty Springfield ! » (MCCABE, 2011, 99). Ce mélange des genres atteint son apogée dans une scène où Bert surprend Braden dans les bras de sa logeuse et s’insurge :
‘He’s my girlfriend, you fucking old cow! Mine! […] He’s my girl and you have no right to be doing this to him!’ (MCCABE, 2005, 93)
« Il est à moi, putain de vieille vache ! C’est ma copine ! […] C’est ma chérie et tu n’as absolument pas le droit de lui faire ça à lui ! » (MCCABE, 2011, 103)
L’anglais offre des images très évocatrices, car elles illustrent parfaitement et en quelques mots le personnage principal de Breakfast On Pluto : « he’s my girl » fait cohabiter le masculin et le féminin d’une façon simple et directe qu’il est difficile de retrouver en français sans modifier la syntaxe. Pour faire apparaître les deux genres dans les paroles de Bert, nous avons d’abord choisi de développer le « mine » (au lieu, par exemple, de répéter « à moi ») pour que le « ma copine » joue avec le « il » de la phrase précédente. Le registre quelque peu enfantin du mot « copine » vient souligner le côté "petit garçon en colère" de Bertie dans cette scène, qui « pleurnich[e] » (MCCABE, 2011, 103) et s’exclame : « C’est pas juste ! » (MCCABE, 2011, 103). Pour la traduction du « he’s my girl », il n’a pas été possible de trouver une formulation aussi courte et efficace qui sonne de façon satisfaisante en français. Nous avons plutôt pensé notre solution sur l’ensemble de la phrase : en ayant recours à une insistance sur le pronom « lui », qui autrement aurait fait référence à « ma chérie », nous avons pu réintroduire le masculin dans la traduction française. La phrase est peut-être un peu alourdie par ce « à lui », mais ce qui primait dans notre démarche traduisante était ce jeu entre féminin et masculin. Ce passage est important car il démontre clairement que Bert accepte Braden dans son ensemble, comme deux autres personnages clés avant lui.
N’ayant pas connu de relations familiales épanouissantes, Braden a reporté une grande partie de son affection sur ses deux amis d’enfance, Irwin Kerr et Charlie Kane, qui représentent sa famille de cœur :
D’autres personnes, par contre, seraient immédiatement invitées au sein de ma respectable demeure, et entreraient d’un pas lourd en s’émerveillant : « Ouah, Braden ! Quel endroit ! » et je m’écrierais : « Bonjooour, mes chéris ! Soyez les bienvenus dans mon château, Irwin Kerr et Charlie, mes plus vieux amis ! » (MCCABE, 2011, 29)
C’est au sein de cette famille de cœur que Braden s’épanouit lors de ses premières années formatrices et déterminantes pour la suite de sa vie adulte. Leur petit groupe construit donc autour d’un garçon (Irwin), d’une fille (Charlie) et de Braden, qui se sent déjà entre-deux et qui peut ainsi jouer à tous les jeux/Je, à la guerre comme aux défilés de mode. S’il serait réducteur de ramener ces deux personnages seulement à leur sexe, cet élément revêt néanmoins toute une symbolique que l’on aurait tort d’ignorer. Irwin et Charlie sont les premiers à accepter Braden comme il/elle est, mais chacun à sa manière, ce que la traduction doit refléter. Il est en effet nécessaire pour la traductrice de prendre en compte le point de vue de ces deux personnages et de se demander de quelle façon ils s’adressent à Braden. En étudiant leur caractère et l’évolution de leur relation avec notre protagoniste, il a été possible de confirmer notre intuition de départ au moment de la lecture du roman. Enfant, Irwin ne sait pas quoi penser du travestissement occasionnel de son ami(e), il est déstabilisé et le fait savoir (« Regarde-moi ce crétin de Braden déguisé en femme ! », MCCABE, 2011, 31), mais il fait ces remarques "pour la forme" (une réflexion agacée de Charlie et il se tait bien vite) sans jamais remettre en question leur amitié. En grandissant, il continue de lui lancer ces petites piques qui relèvent de la complicité, et non de l’insulte : « "Est-ce que ton bourge t’embrasse comme ça, espèce de sale petite tapette ?" a-t-il répondu avant de me filer un petit coup de poing » (MCCABE, 2011, 52), « "Allez, bonne chance, sale barjot", a sorti Irwin » (MCCABE, 2011, 67). Irwin détourne ces insultes que Braden subit à l’extérieur de leur groupe et, en en faisant des marques d’affection, permet à Braden de prendre de la distance avec ces mots blessants. S’il l’accepte comme il/elle est, Irwin se place sur le plan du masculin lorsqu’il s’adresse à son ami(e), comme lorsqu’il lui fait un compliment : « Après le Captain America, je suis passée chez le coiffeur et Irwin m’a dit que j’étais le portrait craché de David Cassidy » (MCCABE, 2011, 52). Ceci est venu guider notre traduction lorsqu’il a fallu déterminer l’accord dans la version française de la phrase suivante, prononcée par Irwin et adressée à Braden : « Where the fuck were you ? We were searching everywhere for you ! » (MCCABE, 2005, 51). Notre traduction fait ainsi le choix du masculin : « Où est-ce que tu étais, putain ? On t’a cherché partout ! » (MCCABE, 2011, 64). Un choix que nous aurions pu renforcer par exemple en ajoutant « passé » à « où est-ce que tu étais ». Charlie, quant à elle, permet au féminin de Braden de s’exprimer et de se développer. Les faux défilés de mode de l’enfance laissent place plus tard à de vraies séances de shopping (« Tous les samedis, dans ce marché de Dublin, nous nous laissions transporter », MCCABE, 2011, 48) et les déguisements se transforment en séances de maquillage et de coiffure dans la chambre de Charlie, renommée pour l’occasion « Charlie L’Esthéticienne » (MCCABE, 2011, 67). Elle permet à Braden d’exercer sa voix, parfois littéralement. Un des jeux de leur enfance consiste en une fausse émission de radio crochet, « Jury du juke-box », où Braden chante face à une Charlie reconvertie en jury, et c’est ce jeu qui permet plus tard à Braden de rencontrer un franc succès pendant les concerts dominicaux de Bert : « Mes répétitions avec Charlie à la bonne vieille époque des émissions du Jury du juke-box commençaient réellement à payer maintenant ! » (MCCABE, 2011, 98). C’est parce que Charlie reconnaît le féminin de Braden que nous avons eu recours à un accord au féminin dans le passage suivant :
‘You fucking beauty,’ she said. […] ‘You fucking slut,’ she said and down the mouthpiece blew a kiss. (MCCABE, 2005, 85)
« Putain, tu es trop géniale, a-t-elle répondu. […] Sale petite traînée, » a-t-elle dit avant de m’envoyer un baiser par le combiné » (MCCABE, 2011, 96)
Ce choix était également conforté par l’utilisation en anglais du mot « slut », terme vulgaire que l’on n’applique d’ordinaire qu’aux femmes. Cette amitié que Braden lie avec Irwin et Charlie lui tend un miroir positif qui lui permet de poser un regard bienveillant sur sa personne. Comme le souligne Paul Ricœur, « pour être "ami de soi" – selon la philautia aristotélicienne –, il faut déjà être entré dans une relation d’amitié avec autrui, comme si l’amitié pour soi-même était une auto-affection rigoureusement corrélative de l’affection par et pour l’ami autre » (RICŒUR, 1990, 381).
Le regard de l’autre vient nourrir la quête d’identité de Patrick Pussy, qu’il/elle se construise dans un environnement hostile ou bienveillant. Car il y a bien construction, narrative et genrée. La construction genrée passe par la construction narrative, et si le récit se révèle instable par moments, il ne faut pas oublier qu’une seule personne est en charge : Braden. La narration dépend entièrement de notre protagoniste qui trouve un moyen, à travers l’écriture, de se réapproprier les événements et le regard de l’autre, et ainsi de s’accomplir. Pour Braden, l’accomplissement de soi passe entièrement par le genre. C’est en comprenant cela que la traductrice peut alors s’atteler à la voix française du personnage, une voix « porteuse et portée » (pour reprendre des termes de Meschonnic) par le féminin.
3. « La demoiselle qui vous parle » : le féminin comme accomplissement personnel de Patrick Pussy Braden
Confrontée à une narration à la première personne du singulier, la traductrice doit se poser dès le départ la question du genre du protagoniste en français, là où l’anglais laisse plus de possibilités à l’indétermination grammaticale. Ce travail commence dès la première lecture : « La lecture du traducteur est […] déjà une pré-traduction, une lecture effectuée dans l’horizon de la traduction » (BERMAN, 1995, 67-68). Lors de la lecture de Breakfast On Pluto, des « impressions » se forment, pour reprendre ce terme de Berman : « Insistons sur l’importance de ces "impressions" : ce sont elles, elles seules, qui vont orienter notre travail ultérieur, lequel, lui, sera analytique » (BERMAN, 1995, 66). C’est en étudiant ensuite le personnage de Braden, sa quête d’identité, son rapport aux autres et à lui/elle-même que le choix d’une voix féminine pour Patrick Pussy s’est imposé dans notre traduction. Si l’on ne peut nier une certaine part de subjectivité, l’œuvre originale vient cependant nous appuyer dans cette décision. Le trouble genré du personnage ne recherche pas, ne s’inscrit pas dans la neutralité, contrairement à la démarche d’œuvres telles que Sphinx (1986) d’Anne Garreta3 ou Written on the Body (1992) de Jeanette Winterson4. Braden se définit textuellement comme une femme : « One minute I’m there as black and broody as ever a woman could be » (MCCABE, 2005, 42). C’est elle, « la demoiselle qui [n]ous parle » (MCCABE, 2011, 49). Par ailleurs, tout dans son comportement relève du féminin et bascule bien souvent dans le stéréotype, que ce soit dans ses vêtements moulants aux couleurs vives et satinées ou dans sa façon de parler, très animée et maniérée. Le roman offre de nombreux exemples de ces expressions caractéristiques d’une voix féminine : « Ce n’est pas ça qui va me tracasser, les filles ! » (MCCABE, 2011, 15), « Ooh ! s’écriait-elle, je vous l’ai déjà dit, prenez mon meilleur profil, darling ! » (MCCABE, 2011, 16), « Irwin, mon poussin ! » (MCCABE, 2011, 64). Dans son article consacré à la folie et à la figure allégorique de Mother Ireland dans l’œuvre de Patrick McCabe, Ellen McWilliams résume parfaitement cet aspect caricatural du personnage : « [Pussy] is a fantastical caricature – a figure in whom Hollywood fantasy meets the most brutal realities of political violence in Ireland in the 1970s »5 (MCWILLIAMS, 2010, 397). Ceci rappelle le concept de genre performatif développé par Judith Butler dans Trouble dans le genre. Le comportement de Braden a tout d’une « performance répétée » (BUTLER, 2005, 264) dans laquelle le personnage se redéfinit et s’épanouit, remodelant son identité selon sa volonté : « Le sujet n’est pas déterminé par les règles qui le créent, parce que la signification n’est pas un acte fondateur, mais un processus régulé de répétition. […] Ce n’est que dans les pratiques répétées de la signification qu’il devient possible de subvertir l’identité » (BUTLER, 2005, 271).
C’est bien en tant que femme que Braden cherche à s’affirmer, comme dans la scène fantasmée de sa confrontation finale avec son père : « Je ne suis pas ton fils, en effet, mon père, parce que ce que je suis, c’est ta fille » (MCCABE, 2011, 181). Braden joue également les rôles de mère et de putain à travers le roman, ces figures dialectiques du féminin que Freud décrit dans ses « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse » (1910)6. Elle est les deux aux yeux de Totoche, politicien local qui devient son premier amant sérieux. Il l’entretient, la couvre de présents et, dans son excitation, la traite parfois ouvertement comme une prostituée : « Une fois, il était tellement excité qu’après coup il m’a tendu trois cents livres en disant : "Tiens – allez ! Achète-toi ce dont tu as envie, espèce d’allumeuse, petite pute !" » (MCCABE, 2011, 47). Le surnom qu’elle lui donne, Totoche, fait référence à leur jeu sexuel favori, dans lequel Pussy tient le rôle de la mère et son amant celui du fils : « "Oh, maman !" disait-il quand il était d’une certaine humeur, et j’ai eu l’idée de glisser mon pouce dans sa bouche » (MCCABE, 2011, 47). Ce fantasme n’appartient pas entièrement à son amant, même si Pussy semble se contenter d’improviser sur un scénario lancé par le politicien. Comme nous l’avons vu précédemment, Pussy a été privée d’une vraie famille dès la naissance, ce qui nourrit son désir constant d’en recréer une bien à elle. Dans cette famille, elle s’imagine clairement dans le rôle de la matriarche, poussant le fantasme jusqu’à vouloir accoucher de ses enfants. C’est là son « vœu le plus cher » (MCCABE, 2011, 201) :
me réveiller à l’hôpital entourée de ma famille, peut-être épuisée après cette terrible épreuve, mais les joues toutes colorées, puis caresser sa tête douce et tendre, mon petit bébé, les regarder tous rayonner de fierté, une larme ou deux – on s’en fiche ! – dans les yeux, à peine capables de parler en les écrasant avant de dire : « Il est à nous ». (MCCABE, 2011, 201)
Ellen McWilliams mentionne également le rôle de mère allégorique que Patrick McCabe attribue au protagoniste de Breakfast On Pluto, Braden devenant une représentation romancée de Mother Ireland (MCWILLIAMS, 2010, 398), ce qui concorde avec la volonté de l’auteur d’explorer l’histoire de son pays à travers son personnage principal. Le travestissement de Braden participe de cette démarche : version moins exagérée que le drag (drag king, drag queen) qui sert d’exemple au raisonnement de Butler, le travesti lui aussi « subvertit fondamentalement la distinction entre l’espace psychique intérieur et extérieur » (BUTLER, 2005, 260). Ceci crée un parallèle avec le conflit nord-irlandais qui jette le trouble sur les notions d’intérieur et d’extérieur (l’ennemi est à la fois Même et Autre) et illustre la dimension problématique du concept même de frontière. Cette frontière, qui divise et engendre un dualisme venant alimenter le conflit, est au final « tremblante et trompeuse », pour reprendre les termes que McCabe emploie dans sa préface (MCCABE, 2011, 13). Elle se révèle obsolète et destructrice pour la société et pour l’individu. Le travestissement de Braden, de cette version de Mother Ireland, revêt alors une dimension politique forte. En bousculant l’espace psychique intérieur et extérieur, en démontrant la perméabilité des frontières, Pussy montre « que la "réalité" n’est pas aussi fixe que nous le pensons habituellement » (BUTLER, 2005, 47) et qu’une « nouvelle configuration politique pourrait bien naître des cendres de l’ancienne » (BUTLER, 2005, 276)7.
Pussy est donc un être chargé de symboles sur plusieurs plans, mais elle n’en devient pas pour autant un personnage désincarné. Au contraire : Pussy est un être de chair et de sang, et surtout de chair. Elle entretient un rapport cru, direct avec le corps : elle ne fait preuve d’aucun angélisme quand il s’agit des affaires de la chair et ne cherche pas à les embellir. Elle donne à voir des actes souvent tournés en ridicule (une métaphore décalée, un vocabulaire imagé et humoristique…), des corps qui finissent par relever du grotesque : « Que pouvais-je faire d’autre que rire quand je le voyais avec son manche au garde-à-vous et son pantalon canari en accordéon autour de ses chevilles ! » (MCCABE, 2011, 100). Pussy fait preuve d’une irrévérence jouissive qui lui permet de renverser les situations et d’inverser les rapports de force. Sa relation au corps, entre dégoût et célébration, ainsi que son rôle de mère (qui ramène aux notions de conception, de gestation et de naissance) évoquent le système d’images du grotesque tel que défini par Mikhaïl Bakhtine :
accouplement, grossesse, accouchement, croissance du corps, vieillesse, désagrégation et dépeçage du corps, etc., dans toute leur matérialité immédiate, demeurent les éléments fondamentaux du système des images grotesques. Elles s’opposent aux images classiques du corps humain tout prêt, achevé, en pleine maturité, épuré en quelque sorte de toutes les scories de la naissance et du développement. (BAKHTINE, 2008, 34)
Il est possible en effet de retrouver des éléments de cette définition du grotesque chez Braden. On peut tout d’abord faire valoir le fait que Patrick Pussy est bien loin de correspondre à la vision d’un homme fini et accompli. C’est un être qui reste incomplet, inachevé à la fin du roman (son désir de famille reste inassouvi, sa mère biologique reste introuvable), qui défie la bienséance et une certaine vision de la normalité, qui se pose à contrecourant dans son village natal : c’est l’être perturbateur par excellence. Pussy prend à cœur ce rôle et ne se départit que rarement de son ton enjoué et plein d’humour. Son humour imprègne le récit, lui permet de prendre une certaine distance avec les événements ; plus que tout, il lui offre une formidable liberté de parole et lui permet d’aborder tous les sujets, des plus frivoles (son nouveau parfum) aux plus sérieux (les conflits nord-irlandais), des plus osés (ses différentes relations sexuelles) aux plus émouvants (la mort de certains personnages). Chez Bakhtine comme dans l’œuvre de Patrick McCabe, le rire a un lien étroit avec la notion de liberté : « Il est indispensable de replacer à côté de l’universalisme du rire du Moyen Âge son second trait distinctif, c’est-à-dire son lien indissoluble et essentiel avec la liberté » (BAKHTINE, 2008, 97).
Le grotesque bakhtinien amène également à reconsidérer l’irruption de la folie dans la narration de Braden, à la moitié du roman. Elle est bien plus qu’un simple indicateur de son instabilité psychique et émotionnelle. Cette « rupture profonde avec le sentiment banal de l’identité et du temps, ainsi qu’une série de remises en ordre d’un type étrange et peu familier » (TAYLOR, 1998, 580) procèdent de ce que Taylor appelle « le recouvrement moderne de l’expérience ». Il ne faut cependant pas s’arrêter à cette seule explication, car l’irrationalité du comportement de Braden (NALLY, 2012, 169) trouve tout son sens lorsqu’on l’aborde sous l’angle du grotesque : « Le motif de la folie, par exemple, est très caractéristique de tout grotesque, puisqu’il permet de poser sur le monde un regard différent » (BAKHTINE, 2008, 48). Ce recours à la folie est un moyen pour Braden de faire voler en éclats la narration. Il/elle navigue à contre-courant des attentes du lecteur et des possibles préconceptions que ce dernier pourrait avoir, aussi bien vis-à-vis du conflit nord-irlandais que de la linéarité traditionnelle de l’exercice autobiographique. Le désordre apparent est en fait réfléchi et voulu par Patrick Pussy Braden, qui maîtrise son texte et sa propre image. Jamais Braden ne se perd de vue, et jamais il/elle ne se perd dans son récit : « We may note how much of Braden’s text is ironic and self-aware: s/he suggests of his/her early letters to his/her father that s/he was "quite the prolific author", signaling how far the text and the protagonist are acutely self-aware of themselves »8 (NALLY, 2012, 166). Si instabilité il y a dans l’image que Braden offre de lui/elle-même, elle est volontaire. Le flou qui s’instaure parfois entre masculin et féminin relève du jeu, de l’expérimentation, de la subversion ; il participe à la dimension grotesque du récit et de la narration. Pris dans cette perspective du grotesque, ce flou genré peut venir ponctuellement habiter le texte français sans remettre en question l’identité féminine de Braden, qui devient le fil conducteur de la traduction. Sa voix française devient ainsi grammaticalement féminine et l’irruption ponctuelle du masculin se fait par le prénom « Patrick » et le regard de l’autre.
Nous insistons sur le caractère ponctuel de ce masculin car, aux yeux de Patrick Pussy Braden, tout accomplissement personnel ne peut arriver que par le féminin, comme le démontre son « vœu le plus cher » (MCCABE, 2011, 201). Le grotesque bakhtinien vient appuyer également cette place primordiale du féminin dans le récit et dans notre choix de traduction. Dans son article intitulé « The Last Laugh : Carnivalizing the Feminine in Piron’s "La Puce" », Sharon Diane Nell rebondit sur le système d’images du grotesque bakhtinien et souligne le lien entre féminin et grotesque : « By locating at the very beginning of his list two images attributed exclusively to the female body (pregnancy and birth), Bakhtin identifies Woman with the grotesque. On this level, the female body is a place of carnival »9 (NELL, 2001, 165). En faisant le choix du féminin, Braden devient pleinement ce personnage carnavalesque qui donne à sa voix et à sa narration toute leur puissance et leur consistance.
Le carnavalesque offre la possibilité d’une révolution : chez Patrick Pussy, c’est une révolution personnelle qui prend ses racines dans le genre féminin. Pour reprendre la célèbre formule de Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe (1949), si Patrick Pussy ne naît pas femme, il le devient à travers sa narration ; après tout, comme le souligne Judith Butler, dans l’analyse de Beauvoir « rien ne garantit que "celle" qui devient une femme soit nécessairement de sexe féminin » (BUTLER, 2005, 71). Identité et genre sont intrinsèquement liés chez ce personnage, un fait confirmé par les réactions diverses de ceux qui croisent son chemin tout au long du récit : la remise en question de son genre peut mener jusqu’à une négation totale de sa personne. Pour faire porter cette voix en français, nous avons dû faire un choix sur ce genre en nous appuyant sur une lecture attentive de l’œuvre et de son héro(ïne), et cette décision a eu un impact fort et visible sur l’ensemble de la traduction.
C’est le lot de toute démarche traduisante, comme le rappelle Lance Hewson : « Le propre du traducteur est de choisir » (HEWSON, 1995, 158). Là où Hewson parle du choix du traducteur qui « nous éclaire sur son image du lecteur », la traduction française de Breakfast On Pluto éclaire sur l’image que la traductrice se fait du personnage principal, une image qui souhaite faire écho à celle construite par Patrick Pussy Braden dans l’original, pleine de « pastiche, [de] malice et [d’]insolence » (MCCABE, 2011, 13).