« […] quand on prend le stylo pour écrire pour de vrai, tout a déjà eu lieu, on ferme les yeux et on écoute une voix qui est hors du temps »
Cesare Pavese1
« Ma seule intention inconsciente était d’explorer l’espace de la voix, qui est le noyau dur de la littérature. Les lettres […] sont l’instrument de communication le plus proche de la voix, parce que, lorsqu’on écrit une lettre, on parle à une autre personne »
Antonio Tabucchi2
Cette brève perspective ouverte sur un des aspects de la poétique d’Antonio Tabucchi3 s’intéresse à une forme d’oralité à l’intérieur de la poétique d’un auteur qui ancre ses textes dans des périples4 au sein de l’espace de la mémoire de ses personnages : un territoire à la fois intérieur (son « vécu » d’individu) et extérieur (le monde culturel et historique, essentiellement celui d’un individu du XXe siècle), et sous une forme « post-moderniste » qu’il avait adoptée dès son premier roman, Place d’Italie5, publié en 1975.
Dans un grand nombre de récits de l’auteur, une ou plusieurs voix font irruption dans le « flux de conscience » du narrateur ou d’un protagoniste, qui vont être l’occasion d’une remise en question, introduisant ainsi une rupture dans un univers perceptif déjà structuré par une poétique du discontinu. En effet, Tabucchi met en jeu chez ses protagonistes une réalité lacunaire, « visitée » par des flash-back : ce qui se dessinait dans Place d’Italie et qui s’est ensuite poursuivi, sous diverses formes, notamment dans Requiem, dans Petites équivoques sans importance, dans Le Jeu de l’envers, dans Il se fait tard, de plus en plus tard et dans Tristano meurt (liste non exhaustive mais qui constitue l’un des possibles corpus fondateurs de la problématique du « vocatif » chez notre auteur).
Les caractéristiques formelles de cette poétique expliquent en grande partie les discontinuités à l’œuvre dans les textes, phénomènes parmi les plus prégnants : en phase, précisément, avec le fait que, pour cet auteur, la littérature consiste entre autres choses à « […] espionner à travers les failles du quotidien pour y faire prendre corps à des illuminations fantastiques »6, ou encore à explorer « […] les zones intersticielles de notre quotidien devoir être »7.
De fait, que la narration commence in media res, que sa structure soit visiblement lacunaire, ou que tout ou partie d’un texte puisse se retrouver dans un autre récit – tel quel ou déguisé – ou s’y avérer lié, ces traits sont spécifiques de l’aspect « fractal » de l’écriture tabucchienne. Un exemple parmi d’autres de cette fractalité est sensible dans la reprise du texte intitulé « Lettre à écrire » de Il se fait tard, de plus en plus tard (publié en 2001) dans le roman Tristano meurt de 2004, sans oublier les réseaux intertextuels constitués par des récits qui en quelque sorte renvoient les uns aux autres, de Nocturne indien à Petites équivoques sans importance et aux Oiseaux de Fra Angelico.
Les textes de Tabucchi sont ainsi caractérisés, d’une part, par les solutions de continuité qui les traversent, d’autre part, par le polymorphisme, par une visible intertextualité (récurrence plus ou moins explicite de certains personnages, mais également évocations – jusqu’à la citation plus ou moins explicite – d’auteurs comme Baudelaire, Apollinaire, Pessoa, Antero de Quental, Alexandre O’Neil, etc...)8 et par la mise en œuvre du concept de multiplicité élaboré jadis par Italo Calvino9, qui va de la variété des points de vue narratifs adoptés à la diversité des genres mis en œuvre, du récit au roman, en passant par la nouvelle.
L’irruption d’une, voire de plusieurs « voix » dans les récits de Tabucchi – régis par ailleurs par un narrateur lui-même réduit à une voix (les personnages sont dans tous les cas essentiellement esquissés), avec une fonction de médium ou de transcripteur10 – peut être donc considérée comme une manifestation de la polyphonie du texte, ou, si l’on préfère du « plurilinguisme » (au sens bakhtinien du terme)11. Mais il se trouve également que l’écriture de Tabucchi met en scène des voix qui résonnent comme en contrepoint de la narration, dans une superposition de lignes mélodiques : lignes constituées par les discours tenus et qui instaurent une forme de dispositif12.
Il faut d’emblée préciser que ce dispositif des voix entre en résonance avec d’autres dispositifs de l’écriture tabucchienne, au nombre desquels figurent le rêve, l’image (picturale ou photographique ; évoquée mais non représentée), la lettre13.
Un tel dispositif est bien entendu à considérer ici d’un point de vue textuel, même si l’on serait tenté d’y voir une composante d’oralité14, ce qui implique de définir la dimension dans laquelle on envisagera ces voix. Il ne s’agira pas tant ici d’examiner l’aspect « grain » ou « texture » de la voix, car se poserait d’emblée un problème linguistique (l’italien n’ayant pas les mêmes conditions expressives et métalinguistiques que le français)15. Il s’agira plutôt de considérer en quelque sorte les fonctions conative, expressive, poétique et phatique16 que ces voix véhiculent.
Sans aller jusqu’à faire un relevé exhaustif des occurrences, on peut dire que les « voix » de Tabucchi appartiennent dans la plupart des cas à la dimension du rêve : une dimension, donc, où mémoire et imagination, réalité et irréalité, vérité et apparence interfèrent17. Ces manifestations dans le texte entrent parfois dans le cadre d’un dispositif intertextuel (comme « voix » d’un autre texte)18, mais ce ne sera pas un cas envisagé ici, car en définitive assez fréquent chez beaucoup d’autres auteurs, voire tous les auteurs. Les « voix » tabucchiennes sont du moins le plus souvent assimilables à des « occasions », autrement dit à des bribes d’une réalité : la réalité d’une activité mentale, vécue par un sujet percevant en train de rêver ou de « rêvasser »19. Ceci est particulièrement flagrant dans le chapitre du roman Le Fil de l’horizon, où le protagoniste croit entendre les aboiements d’un chien que l’on distingue vaguement sur la photographie qu’il est en train de développer.
[…] Dans l’angle droit, là où le terrain continue en une petite allée pavée sur laquelle le toit de la véranda dessine une échelle d’ombre, on aperçoit le corps pelotonné d’un chien. L’œil du photographe, insouciant de sa présence, l’a recueilli par hasard dans le cadrage et la photo en a laissé la tête hors champ. […] Et alors, quoi ? Pourquoi est-il en train de penser cette histoire ? Qu’est-ce qu’est en train d’inventer son imagination qui essaye de se faire passer pour de la mémoire ? Mais à ce moment précis, pas en imagination, mais réellement en lui, une voix enfantine appelle distinctement : “Biscuit ! Biscuit !”. Biscuit est le nom d’un chien, ça ne peut être que ça.
Pour Tabucchi, qui s’en est expliqué à plusieurs reprises, la « scène du rêve » (selon l’expression freudienne) est une dimension privilégiée pour ses récits, car elle offre les meilleures dispositions pour raconter une vérité de l’être : notamment le fait d’être, au fond, « aux confins de la vie et de l’absence de vie », le dormeur paraissant « ni complétement ne pas être ni être » selon les termes employés par Aristote dans Des Rêves (in Parva naturalia). Cette dimension (qui est dans le même temps une atmosphère) s’éprouve notamment dans Requiem, mais elle hante également Nocturne indien et de nombreux autres récits où les songes s’imposent comme des révélateurs de l’être, comme le recueil Rêves de rêves qui scande ces situations oniriques, comme les lettres-rêveries de Il se fait tard, de plus en plus tard, et jusqu’à la divagation du protagoniste de Tristano meurt.
Il y a certes des récits de Tabucchi dans lesquels les voix sont des manifestations pour ainsi dire matérielles, autrement dit des voix qui ne font pas partie d’un rêve ou d’une illusion. C’est le cas notamment de la voix de Pereira dans la « scénographie narrative » de Pereira prétend, où il y a manifestement récupération du « dispositif » de l’insertion de la voix afin de l’utiliser dans un cadre narratologique. Il en est également ainsi pour la voix de Nicola, le gardien de prison du récit « Îles » (Petites équivoques sans importance) qui, tout à ses pensées, se laisse aller à parler à voix haute, le narrateur prenant la précaution de préciser qu’« il n’y avait personne près de lui ». Et il en est de même pour la voix enregistrée de l’avocat Don Fernando qu’écoutent les deux personnages dans le train à la fin du roman La Tête perdue de Damasceno Monteiro.
Toutefois, dans le texte tabucchien, les voix sont le plus souvent immatérielles, telle la voix de l’étrange créature dans « Les oiseaux de Fra Angelico », premier récit du recueil éponyme, ou celle du dénommé Tadeus dans « Voix portées par quelque chose, impossible de dire quoi » (L’Ange noir), ou encore celles qui s’élèvent dans le désert dans « À quoi sert une harpe avec une seule corde ? » (Il se fait tard, de plus en plus tard)20, celle du dieu de l’Amour dans le récit « Hespérides » (Femme di Porto Pim), et celles évoquées par le protagoniste de Tristano meurt (dans ce roman, le protagoniste est en quelque sorte lui-même réduit à une voix qu’enregistre « l’écrivain » puisque celle-ci prédomine sur la description physique)21.
Dans ces situations, les voix immatérielles sont a priori lisibles :
soit en tant qu’expression de la complexité de l’être, dans une sorte d’hallucination xénoglossique – comme pour le moine dans « Les oiseaux de Fra Angelico » qui croit avoir entendu parler la créature qui lui est apparue, celle-ci le détrompant et lui faisant comprendre par gestes que la voix qu’il a entendue est la sienne propre –, ou comme pour Spino dans Le Fil de l’horizon ;
soit comme une manifestation spontanément inconsciente de la mémoire, dans un processus qui implique une insertion dans un espace-temps : des voix « incises », car celles-ci sont des manifestations qui s’inscrivent dans une temporalité vécue – et revécue – par le protagoniste. Cette seconde situation fait partie d’un nostos22 et ce sera la situation vécue par plusieurs personnages, par exemple celui de « Voix portées par quelque chose, impossible de dire quoi », où une voix se fait entendre qui le rappelle pour ainsi dire à son passé.
Dans tous ces cas de figure, le lecteur se trouve lui aussi placé devant une ambiguïté, à savoir dans un entre-deux de la perception où l’on hésite entre vérité et mensonge, entre réalité possible et possibilité imaginaire. Mais il y a également ici une ambiguïté du point de vue même du fait littéraire, puisqu’est mise en scène une fiction (un « possible »), construite à partir de la (d’une) réalité : du coup, la voix entendue est-elle réellement là ? est-ce une voix de la conscience (hallucinée) du protagoniste ? ou encore est-ce une voix de l’Inconscient qui s’insère dans le flux de pensées conscientes comme une phrase dans un texte ? C’est là tout le questionnement qui s’engendre au fil de « Voix portées par quelque chose, impossible de dire quoi », où, précisément, au début du récit, le narrateur évoque ce « […] jeu, disons plutôt une plaisanterie avec soi-même, ou avec les autres, les passants occasionnels […] » qui consiste à tendre l’oreille, à saisir un bribe de discours « […] comme un chirurgien qui du bout de ses pincettes prend un lambeau de tissu et l’isole […] » et, si le « […] texte absurde mais logique que les voix des autres t’ont offert […] » convient, à « […] former la mosaïque que tu regarderas ce soir avec des yeux avides, étonné de voir comment les choses se passent, comment un mot s’encastre dans un autre, un fait dans un autre, jusqu’à créer une intrigue qui n’existait pas et qui maintenant existe : ton histoire. […] »23.
À ce stade du récit (où l’on voit que le narrateur s’adresse clairement à un destinataire générique, et donc incluant aussi bien le lecteur), fait suite la manifestation de la voix « parasite » dans le bistrot où le narrateur-protagoniste est entré :
[…] Je n’ai jamais réussi à te le dire avant, mais maintenant il faut que tu saches. La phrase est arrivée à l’improviste dans tes oreilles avec la stupeur d’une blessure qui brusquement fait souffrir, comme une aiguille ou un trépan, et puis tu la sens qui éclate dans ta tête et qui résonne par pauses successives avant de s’étendre : il faut que tu saches. Tu as bondi sur tes pieds en regardant la porte d’un air traqué, […] tu te demandes de qui a bien pu sortir cette voix, si jamais elle est sortie d’une des personnes qui se trouvent là, et tu repenses à la voix, […], on ne peut la confondre avec aucune autre, cette voix, nasale, un peu traînante, avec quelque chose d’ironique dans le timbre, c’est une voix que tu as trop bien connue ; alors, tout bas, comme pour toi, tu dis : Tadeus, tu es là, je t’ai entendu, dis-moi où tu te caches. […] 24
À chaque occurrence, il s’avère que le récit se constitue au sein d’un réseau de « voix de la raison »25 (le terme « raison » renvoyant à la conscience d’un être) où un monde poétique se joue entre la reconnaissance et l’évitement d’un monde réel (dévoilement et voilement, lumière et obscurité, rumeur et silence du sens, réalité et rêve,…). Si un récit tabucchien est souvent le siège de discontinuités, de manifestations d’acúsmata (la voix des anges), c’est que ces manifestations sont aussi en quelque sorte des gestes, des monstrations du monde soumises à l’inquiétante étrangeté, comme il en est au cinéma26, et ce d’autant mieux que, selon Tabucchi lui-même, la phrase peut être considérée comme un « cycle vital »27. On a d’ailleurs en quelque sorte un exemple et une confirmation de cette intention gestuelle dans la vocalité avec le « langage ailé » de la créature dans le récit éponyme qui ouvre le recueil Les Oiseaux de Fra Angelico :
Le premier volatile arriva un jeudi de la fin juin, à l’heure des vêpres, quand tous les moines étaient dans la chapelle pour l’office. Fra’ Giovanni da Fiesole, dans son for intérieur, s’appelait encore Guidolino, avec le nom qu’il avait laissé dans le monde en entrant au cloître. Il était dans le potager en train de ramasser les oignons […]. Il les mettait dans sa bure dont il se servait comme d’un tablier quand il entendit une voix qui appelait : « Guidolino ». Il leva les yeux et il vit le volatile, à travers les larmes dont il avait plein les yeux à cause des oignons […] Fra’ Giovanni s’essuya les yeux avec le dos de la main et lui dit : « c’était toi qui m’appelait ? ». De la tête, le volatile fit signe que non, et en tenant le doigt d’une patte tendu vers lui comme s’il se fût agi d’un index, il le désigna. « Moi ? », demanda Fra’ Giovanni avec stupeur. Le volatile secoua la tête affirmativement. « C’était moi qui m’appelait ? », répéta Fra’ Giovanni. Cette fois le volatile ferma les yeux et les rouvrit, toujours de manière affirmative.28
Il y a par conséquent une cohérence dans la démarche poétique de Tabucchi, car, toujours selon lui, l’un des pouvoirs de la littérature est de « […] transformer la réalité en hyper-réalité »29, tout comme la musique est « une forme de scansion du temps », la vie est « scandée par des événements [comme dans] une partition musicale dont nous ne connaissons pas la musique, laquelle musique ne se révèle à nous qu’après qu’elle a été jouée »30. Les voix sont donc là pour convoquer (con-vocare) et évoquer (ex-vocare) une situation, dans les images qu’elles véhiculent, dans les contextes qu’elles invoquent, avec une texture, un « grain », un potentiel évoqué notamment par l’auteur dans « Any where out of the world » avec ce « rythme », ce « phrasé » des mots qui « […] s’allument dans ton esprit, […] marquent l’éloignement, et pourtant tu pourrais les attraper, ils entrent dans l’espace d’une main […] » que croit entendre le personnage qui vient de lire dans le journal – comme une coïncidence inquiétante – la phrase de baudelairienne mémoire qui signait les rendez-vous du protagoniste avec son amante :
[…] comme s’il possédait une voix propre à l’intérieur de ta mémoire, presque comme une poisseuse rengaine enfantine dont tu croyais t’être débarrassé simplement parce qu’elle était engloutie par le passé, mais qui n’avait pas disparu, elle se trouvait simplement dans une anfractuosité très profonde à l’intérieur de toi […].31
L’inspiration tabucchienne est en conformité avec cette « gestuelle » des voix, comme on le voit avec le personnage de Tristano meurt, qui a besoin d’un interprète qui, en quelque sorte, matérialise dans le geste d’écrire la parole du protagoniste32. Mais cette situation était déjà inscrite par ailleurs dans le paratexte de Pereira prétend, dans la note finale au roman où l’auteur évoque comment lui est venue l’inspiration pour ce roman. Celui-ci, indique-t-il, lui est apparu en rêve, sous la forme d’un personnage « en quête d’auteur »33. Il en est de même avec « Petites baleines bleues » dans Femme de Porto Pim, où il parle de « […] ce qui a été suggéré à [son] imagination par un bribe de conversation écouté par hasard »34. L’auteur déclare par ailleurs que « […] l’inspiration, c’est une voix intérieure, [et] cette voix qui vous parle possède un timbre légèrement différent du vôtre […], elle acquiert progressivement une tonalité qui n’est plus celle de la voix qui vous appartient. Votre voix est devenue une autre […]. C’est à ce moment-là que naît le personnage »35 et « Je suis une personne très indiscrète, j’aime ouvrir grand mes oreilles lorsque je me déplace en autobus, en taxi, en train, lorsque je me trouve dans un café... Et une phrase, un bribe de conversation peuvent me fasciner au point de m’inspirer une histoire »36. Car pour Tabucchi, l’inspiration « […] c’est une voix intérieure. Tout le monde peut faire cette expérience. […] pendant douze ans […] j’ai vécu avec la voix de Tristano en tête »37, et dans « Un univers dans une syllabe. Vagabondage autour d’un roman » (Autobiographies d’autrui), avec la citation en exergue de ce texte des vers du poème de Cavafis38 l’auteur évoque d’emblée un pouvoir affectif des voix, pour raconter la genèse du texte de Requiem, qui passe par un rêve du père (rendu aphasique par un cancer du larynx) et de sa voix : « […] C’était une voix qui m’arrivait avec son ton et son timbre uniques. L’image de mon père, si je puis m’exprimer ainsi, passait à travers sa voix. Pour évoquer la figure de mon père, j’avais besoin de sa voix […] »39.
Une « phénoménologie de l’inspiration » (par moment naïvement stilnoviste pourrait-on dire) où le créateur est « visité » par ses personnages redouble donc le dispositif des « voix dans le texte » de Tabucchi, un dispositif dans lequel, notons-le à nouveau, le narrateur s’adresse la plupart du temps de manière directe à un narrataire, ce qui induit une forme d’implication du lecteur dans ce qu’il lit.
Le « dispositif »40 au sein duquel les voix se font entendre est relativement simple :
la voix se fait entendre dans un cadre, comme voix intérieure, et le processus est à mettre en rapport avec la citation de Pirandello tirée de Comme il vous plaira qui figure en exergue à « Sur Pereira prétend » dans Autobiographies d’autrui : « Ne veux-tu pas comprendre que ta conscience signifie précisément “les autres à l’intérieur de toi” ? » ;
ce cadre est un espace narratif dans lequel l’énonciation se fait la plupart du temps dans une adresse directe à un narrataire, ce qui tend à provoquer une identification du lecteur au personnage ;
la voix est presque toujours une voix « antérieure » : voix de « ce qui fut », voix du deuil, ombre du passé, de ce qui n’est plus (ces thématiques sont sans cesse récurrentes chez Tabucchi, dont on pourrait dire que les récits constituent des « traversées de l’ombre » telles que les évoque Pontalis)41 ;
c’est clairement dans de nombreux cas une voix relayée par la conscience, comme on peut le comprendre dans l’échange qui a lieu entre « Monsieur Papillon » et le « Docteur Conscience » dans l’inquiétant récit « Un papillon qui bat des ailes à New-York peut-il provoquer un typhon à Pékin ? ».
La voix est par conséquent identifiable, du point de vue sémantique, comme un actant dans le récit : une catégorie plus abstraite que le personnage (lequel n’est, comme il a été dit, qu’esquissé, jamais pleinement défini) qui vient en quelque sorte semer le trouble dans la perception du lecteur autant que dans celle du personnage. Ceci est d’autant plus vrai que souvent le récit comporte des relais narratifs, comme dans « Une journée à Olympie »42 où Pindare narre son séjour à Olympie et rapporte tour à tour (les énoncés apparaissent en italiques) les vers qu’il y a écrit (qui immortalisent les Olympiades)43 mais aussi la voix (la sienne propre) qui les lui dictait44.
À cela, il faut ajouter que la voix du narrateur a le plus souvent une expression qui tient de l’épistolaire (ne serait-ce qu’à cause de l’adresse à un narrataire), alors même que, dit Tabucchi :
[…] Et puis les lettres sont des « voix », […] Je me contenterai de citer ce que dit Marguerite Yourcenar dans sa note à Alexis ou le traité du vain combat : « Comme tout récit à la première personne, Alexis est le portrait d’une voix ». Les lettres de mon « roman en forme de lettre » sont surtout des portraits de voix qui semblent sortir du néant (elles ne portent indication ni de la date ni du lieu), qui flottent dans l’espace, égarées et anonymes (elles ne sont pas signées, même si l’on présume que les destinataires connaissent les expéditeurs).
Et puis la lettre fréquente le même espace d’écriture que le Journal Intime : tous les deux appartiennent (apparemment) à l’autobiographie et, par conséquent (apparemment) au temps. […] Tous les deux ont un seul lecteur autorisé : le destinataire pour la lettre, l’écrivain lui-même pour le Journal, qui est donc un autodestinataire. Mais […] le Journal ne s’adresse-t-il qu’à celui qui l’écrit ? Nous savons que l’expéditeur d’une lettre en écrivant à une autre personne s’adresse en même temps à lui-même, qui comprend souvent tout en écrivant quelque chose qu’il n’avait pas encore compris. Tout comme nous savons que l’écrivain du Journal, en écrivant à soi-même, peut dans le même temps écrire aussi aux autres, par exemple à la postérité.45
C’est en quelque sorte cette perception qui fait dire à Anna Dolfi que les narrations de Tabucchi sont « […] un théâtre d’une permanente hétéronymie construite sur ce que nous ignorons, tandis que, tout en vivant, nous en sommes les protagonistes inconscients »46. Selon Dolfi, la voix chez Tabucchi peut être perçue comme « […] une enveloppe sonore qui permet de saisir dans le bruit qui nous entoure des bribes insignifiants de discours », ou bien comme « […] une composante de la parole, obscure porteuse de sens », ou encore comme « […] une vocalité affective, une voix douce, interrogative, mal assurée ». Toutes ces manifestations peuvent être utilisées comme des « métonymies de la personne »47.
Les « voix » qui émaillent les récits sont donc comme des « intermittences de sens », des manifestations de ces « failles » qui scandent l’existence des personnages et les récits eux-mêmes, Tabucchi étant un écrivain « de l’interstice et de l’interface »48. Quant aux personnages qui les perçoivent, ce sont le plus souvent des êtres nostalgiques (au sens étymologique), à l’écoute d’un passé (souvent hallucinatoire parce que douloureux, dans tous les cas douloureux, comme on peut le lire dans tous les récits, jusqu’aux plus picaresques comme « Rebus »49 et son aventure en automobile proustienne, ou comme « Le chat du Cheshire »50 et son périple ferroviaire, sans parler de Nocturne indien). Il y a en particulier une « […] impossibilité fréquente pour les personnages tabucchiens de se confronter aux sentiments [amoureux] autrement que dans le déphasage entre les émotions éprouvées et la réalité temporelle dans laquelle ils évoluent. Dans le présent, les sentiments éprouvés par les personnages apparaissent enfermés dans le cercle clos de leur solitude, ce sont des sentiments qui n’ont plus de résonance avec l’être aimé. […] »51. Le récit tabucchien est dès lors en quelque sorte la narration d’une « nostalgie des possibles », hantée par ce qui n’a pas eu lieu (et non seulement du passé tel qu’il a eu lieu), baignant dans la saudade52 et où l’on tente de « se réveiller d’être réveillé »53.
Les voix sont ici des manifestations apparentées à celles de l’inconscient dans les rêves (qui ne sont jamais que la conscience d’une irréalité en même temps qu’une irréalité créée par la conscience) : elles sont la présence d’une absence, une « vie rêvée, fantasmée, mais profondément présente dans son inconsistance »54. Elles font partie d’un espace intérieur, en conformité avec le concept protopsychanalytique de la « pluralité des âmes » dont il est question dans Pereira prétend, car le « je » des personnages de Tabucchi est pluriel et ce je qui est un nous manifeste dans le récit le lien de l’individu au monde : les voix sont en quelque sorte des manifestations de ce lien. De ce fait, elles sont de l’ordre d’une sorte de « langage privé » au sens de Wittgenstein : un langage qui, paradoxalement, ouvre au monde dans sa clôture, et ce précisément parce que ce langage est porteur d’une image – sonore –, projection empathique pour le lecteur, qui peut se sentir attiré dans la « microperspective »55 induite par ces voix. Née d’une forme de solipsiste, la situation est en fait fondée par notre être au monde commun, comme on peut le comprendre en lisant « Voix » (Le Jeu de l’envers), « Bateau sur l’eau » (L’Ange noir) ou « Forbidden Games » (Il se fait tard, de plus en plus tard). Dès lors, l’écriture rend compte, à travers la voix qui s’insinue dans le récit, de « […] la fissure qui s’ouvre dans le couvercle sous lequel est caché depuis longtemps la source du mal et du remords »56, et cette fissure est ressentie par le lecteur.
Dans cet ordre d’idées, la voix est une manifestation à la fois d’absence et de présence, un « “bruit de fond” devenu écriture »57 : une expression de la labilité de la vie dans la perception d’une émergence du passé (notamment quand il s’agit de musiques, souvent évoquées par ailleurs). Avec ces « petites équivoques sans importance », qui tentent de dire l’exact, le difficile à dire, voire l’inexprimable, Tabucchi « […] se sert de l’écriture comme si c’était un système dans lequel les événements qui ont eu lieu dans la vie réelle sont soumis à un processus ambivalent de révélation-occultation, de création-destruction, de désagrégation de ce que l’on dit et de conservation de ce qui n’est pas dit »58.
Le « dispositif » de Tabucchi consiste à « évoquer » en suggérant l’acùsmaton chez ses protagonistes, parce que son écriture consiste (comme on peut le voir dans Il se fait tard, de plus en plus tard) à transcrire des êtres « […] qui à un moment donné ont habité le temps, et qui passent en ne laissant qu’une imperceptible trace, une voix flébile », aussi bien que des « […] sonorités transposées (les petits coups donnés sur un verre ou sur le micro dans “Voix” qui permettent de maintenir la communication […] afin de s’opposer au “bruit du temps” qui dévore toutes choses »59. Selon Anna Dolfi, écrire pour Tabucchi « […] est une façon de parler aux morts (dans une perspective où le discours s’adresse à un “tu” interiorisé), peut-être pour ne parler qu’à soi-même (quand il n’y a pas d’interlocuteurs et que le monde se révèle soudain vide) »60. Mais en fait, plus qu’un « parler aux morts », il s’agirait plutôt de parler dans un lieu de l’entre-deux (y compris, même si la perspective n’est pas très réjouissante !) dans un seuil entre vie et mort, comme on pourrait interpréter la situation d’énonciation dans « Message de la pénombre »61.
En effet, les « voix » dans le texte ont pour but de tisser des liens entre lieux, en quelque sorte comme au cinéma, où, selon Stanley Cavell, « […] les discontinuités dans le milieu d’un film ne sont pas des discontinuités de l’espace, mais de lieu à lieu »62. Ce tissage se met en place entre le lieu actuel du personnage et ses lieux passés et à venir – puisqu’il s’agit aussi bien de « fréquenter le futur »63 et non seulement de fréquenter son passé. Mais il s’instaure également entre le lieu du personnage et le lieu du lecteur, ce dernier étant appelé par les voix à dessiner la perspective du personnage et à s’y projeter, happé et comme piégé par le tissu narratif qui l’implique de diverses manières (et en particulier à cause du mode de l’énonciation). Ces voix tissent dans les récits de Tabucchi une toile dans laquelle le lecteur peut se projeter, ainsi invité à dériver au fil d’« espaces confidentiels mais appartenant à une « géométrie […] inconnue »64, l’auteur définissant lui-même sa poétique comme « un bruit de fond devenu écriture ».
La présence très fréquente de la lettre dans les récits confirme l’idée du « dispositif » tabucchien, car il y a dans l’épistolaire quelque chose de l’ordre d’une oralité transcrite, comme nous le dit Tabucchi, et la lettre est évidemment en affinité avec le « vocatif », une dimension de l’adresse privilégiée par l’auteur (comme on peut l’entendre dans « Rebus », conçu sur le mode d’une conversation au comptoir)65. Comme la lettre, la voix est en quelque sorte présence de l’absence, d’une part, et présence intérieure extériorisée, d’autre part66. En même temps, elle rétablit un lien avec le révolu, le fait revenir : entre « déjà-plus » et « à jamais », elle tente de consister, de résister au temps qui passe. La lettre est transcription d’une voix destinée à passer, support privilégié qui récupère quelque chose de la consistance de la voix, alors même (paradoxe tabucchien) que de nombreuses pages de Tristano meurt dénoncent l’inconsistance de l’écrit par rapport à la voix67. Elle est un autre des « dispositifs » dont se sert Tabucchi pour faire passer son message, qui est un message moral, que l’on retrouve dans tous les livres de Tabucchi depuis Place d’Italie.
Au passage, chez Tabucchi comme chez la plupart des écrivains, l’écriture a quelque chose en commun avec l’image, en particulier la photographie (autre « dispositif » tabucchien, présent notamment à la fin de Nocturne indien, mais lui aussi récurrent dans plusieurs récits) : elle fixe une reproduction d’une réalité en mouvement68, elle enferme dans un cadre un espace qui déborde ce cadre. Et ces dispositifs dans l’écriture ont pour sens de donner à voir et à entendre la nécessité de ne pas se résigner au réel, car même les « proses lacunaires », lisibles comme « […] pauvres hypothèses ou impropres projections du désir » que Tabucchi propose (selon ses termes) dans Les Oiseaux de Fra Angelico ont pour but de mettre sous les yeux du lecteur une « […] forme de lucidité à ne pas confondre avec la résignation »69, et donc en quelque sorte un « bruit de fond » (comme celui du tintement du verre dans « Voix ») à confronter au bruit de la réalité, un procédé à mettre en quelque sorte en rapport avec le « dur désir de durer » qu’évoquait Paul Éluard.
Si le récit tabucchien fonctionne sur le mode (moderne caverne de Platon) du cinéma selon Cavell, les « voix » que l’on y perçoit sont en quelque sorte les aperceptions des discontinuités de l’exister, visibles à travers la trame du vécu du personnage, et que le spectateur peut se représenter. L’atmosphère de rêve ou de rêverie, d’états semi-conscients, qui sert de théâtre à la plupart des récits de Tabucchi est l’état qui permet de mieux placer l’être dans le territoire qui le caractérise, selon la conception d’Aristote, aux confins de l’être et du non être, de la vie et de la non vie70. Dans cette perspective, le « voir comme » dont parle Cavell71 est chez Antonio Tabucchi un « entendre comme ».
Il reste cependant à constater que le mode selon lequel la « voix » tabucchienne se donne le mieux à entendre est certainement la lettre, comme porte-parole du sentiment de déréliction de l’être au monde, de l’« inquiétante étrangeté » qu’il perçoit à des moments donnés de son existence (preuve en est, en quelque sorte, le sentiment de malaise que l’on peut ressentir à la lecture de Il se fait tard, de plus en plus tard). Selon Heidegger, pour satisfaire le désir de la monstration du monde, il faut que nous soyions disposés à laisser apparaître le monde (et le voir apparaître) en tant que tel, ce qui signifie que nous devons être disposés à l’angoisse, à laquelle seul le monde comme monde, dans lequel nous sommes jetés, peut se manifester... C’est à cela en définitive qu’invite Tabucchi, en proposant à ses lecteurs, par le biais de son dispositif, une phénoménologie de la voix qui dit le monde. Ainsi, dans « Un papillon qui bat des ailes à New-York peut-il provoquer un typhon à Pékin ? », le lecteur peut suivre le protagoniste qui expérimente dans un rêve qui tourne au cauchemar, l’agacement du « pelage ras, qui pique » d’un « ange noir », c’est-à-dire une leçon de morale de (et pour) l’être au monde qu’inflige le Docteur Conscience :
Le monsieur vêtu de bleu fit un geste vague, la main en l’air, un geste léger, comme un mouvement d’oiseau, et dit : « Un papillon qui bat des ailes à New-York peut-il provoquer un typhon à Pékin ? » L’homme aux cheveux gris le fixa d’un œil torve. […] « Cela ne fait rien », dit aimablement le monsieur vêtu de bleu, « ce serait trop long de vous expliquer, et trop compliqué. Mais pensez une chose : que nous sommes dans une fractale. Vous aussi vous faites partie de la fractale, cher monsieur Papillon, c’est pourquoi vous devez battre des ailes comme il faut »72.
On voit par là que, comme le déclare lui-même Tabucchi, son post-modernisme, comme celui de Fernando Pessoa en quelque sorte, a des « fondements ontologiques »73 – à la différence des « fondements épistémologiques » du modernisme, dans la mesure où « […] un écrivain post-moderne ne se demande jamais comment il peut interpréter le monde dont il fait partie, mais il se pose le problème de savoir dans quelle sorte de monde il vit et ce qu’il fait lui même dans ce monde ». En somme, les voix dans ses textes sont là pour poser non un « comment ? », mais un « où ? » et un « pourquoi ? », et cela de façon « […] à offrir une image du monde extrêmement problématique, à dessiner une image de notre vie en forme de point d’interrogation »74, interrogations qui trouvent un prolongement dans Au pas de l’oie, son plus récent livre, non plus un roman mais une série de perspectives critiques sur « les temps obscurs que nous traversons », comme l’indique le sous-titre.